Sales - vie dévote 309

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CHAPITRE IX - DE LA DOUCEUR ENVERS NOUS MESMES


L'une des bonnes prattiques que nous sçaurions faire de la douceur, c'est celle de laquelle le sujet est en nous mesmes, ne despitant jamais contre nous mesmes ni contre nos imperfection; car encor que la rayson veut que quand nous faysons des fautes nous en soyons desplaisans et marris, si faut-il neanmoins que nous nous empeschions d'en avoir une desplaisance aigre et chagrine, despiteuse et cholere. En quoy font une grande faute plusieurs qui, s'estans mis en cholere, se courroucent de s'estre courroucés, entrent en chagrin de s'estre chagrinés, et ont despit de s'estre despités; car par ce moyen ilz tiennent leur coeur confit et detrempé en la cholere et si bien il semble que la seconde cholere ruine la premiere, si est ce neanmoins qu'elle sert d'ouverture et de passage pour une nouvelle cholere, a la premiere occasion qui s'en presentera; outre que ces choleres, despitz et aigreurs que l'on a contre soy mesme tendent a l'orgueil et n'ont origine que de l'amour propre, qui se trouble et s'inquiete de nous voir imparfaitz.

Il faut donq avoir un desplavsir de nos fautes qui soit paisible, rassis et ferme; car comme un juge chastie bien mieux les meschans faysant ses sentences par rayson et en esprit de tranquillité, que non pas quand il les fait par impetuosité et passion, d'autant que jugeant avec passion, il ne chastie pas les fautes selon qu'elles sont, mais selon qu'il est luy mesme; ainsy nous nous chastions bien mieux nous mesmes par des repentances tranquilles et constantes, que non pas par des repentances aigres, empressees et choleres, d'autant que ces repentances faittes avec impetuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Par exemple, celuy qui affectionne la chasteté se despitera avec une amertume nompareille de la moindre faute qu'il commettra contre icelle, et ne se fera que rire d'une grosse mesdisance qu'il aura commise. Au contraire, celuy qui hait la mesdisance se tourmentera d'avoir fait une legere murmuration, et ne tiendra nul conte d'une grosse faute commise contre la chasteté, et ainsy des autres; ce qui n'arrive pour autre chose, sinon d'autant qu'ilz ne font pas le jugement de leur conscience par rayson, mais par passion.

Croyes moy, Philothee, comme les remonstrances d'un pere faittes doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que non pas les choleres et courroux; ainsy, quand nostre coeur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remonstrances douces et tranquilles, ayans plus de compassion de luy que de passion contre luy, l'encourageans a l'amendement, la repentance qu'il en concevra entrera bien plus avant et le penetrera mieux que ne feroit pas une repentance despiteuse, ireuse et tempestueuse.

Pour moy, si j 'avois par exemple grande affection de ne point tomber au vice de la vanité, et que j'y fusse neanmoins tombé d'une grande cheute, je ne voudrois pas reprendre mon coeur en cette sorte: N'es-tu pas miserable et abominable, qu'apres tant de resolutions tu t'es laissé emporter a la vanité? meurs de honte, ne leve plus les yeux au ciel, aveugle, impudent, traistre et desloyal a ton Dieu, et semblables choses; mais je voudrois le corriger raysonnablement et par voye de compassion: Or sus, mon pauvre coeur, nous tombés dans la fosse laquelle nous avions tant resolu d'eschapper; ah, relevons-nous et quittons-la pour jamais, reclamons la misericorde de Dieu et esperons en elle qu'elle nous assistera pour des-ormais estre plus fermes, et remettons-nous au chemin de l'humilité; courage, soyons meshui sur nos gardes, Dieu nous aydera, nous ferons prou. Et voudrois sur cette reprehension bastir une solide et ferme resolution de ne plus tomber en la faute, prenant les moyens convenables a cela, et mesmement l'advis de mon directeur.

Que si neanmoins quelqu'un ne treuve pas que son coeur puisse estre asses esmeu par cette douce correction, il pourra employer le reproche et une reprehension dure et forte pour l'exciter a une profonde confusion, pourveu qu apres avoir rudement gourmandé et courroucé son coeur, il finisse par un allegement, terminant tout son regret et courroux en une douce et sainte confiance en Dieu, a l'imitation de ce grand penitent qui voyant son ame affligee la relevoit en cette sorte: Pour quoy es-tu triste, o mon ame, et pourquoy me troubles-tu? Espere en Dieu, car je le beniray encor comme le salut de ma face et mon vray Dieu (75).

Relevés donques vostre coeur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu pour la connoissance de vostre misere, sans nullement vous estonner de vostre cheute, puisque ce n'est pas chose admirable que l'infirmité soit infirme, et la foiblesse foible, et la misere chetifve. Detestes neanmoins de toutes vos forces l'offence que Dieu a receuë de vous, et avec un grand courage et confiance en la misericorde d'iceluy, remettes-vous au train de la vertu que vous avies abandonnee.

75. - Ps 42,5



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CHAPITRE X - QU'IL FAUT TRAITTER DES AFFAIRES AVEC SOIN ET SANS EMPRESSEMENT NI SOUCI

Le soin et la diligence que nous devons avoir en nos affaires sont choses bien différentes de la sollicitude, souci et empressement. Les Anges ont soin pour nostre salut et le procurent avec diligence, mais ilz n'en ont point pour cela de sollicitude, souci, ni d'empressement; car le soin et la diligence appartiennent à leur charité, mais aussi la sollicitude, le souci et l'empressement seroyent totalement contraires à leur felicité, puisque le soin et la diligence peuvent estre accompagnés de la tranquillité et paix d'esprit, mais non pas la sollicitude ni le souci, et beaucoup moins l'empressement. Soyes donq soigneuse et diligente en tous les affaires que vous aurés en charge, ma Philothée, car Dieu vous les ayant confiés veut que vous en ayes un grand soin; mais s'il est possible n'en soyes pas en sollicitude et souci, c'est-à-dire, ne les entreprenes pas avec inquiétude, anxiété et ardeur. Ne vous empresses point à la besoigne car toute sorte d'empressement trouble la rayson et le jugement, et nous empesche mesme de bien faire la chose à laquelle nous nous empressons.

Quand Nostre Seigneur reprend sainte Marthe il dit (Lc 10,41): Marthe, Marthe, tu es en souci et tu te pour beaucoup de choses. Voyes-vous, si elle eust esté simplement soigneuse elle ne se fust point troublée ; mais parce qu'elle estoit en souci et inquietude, elle s'empresse et se trouble, et c'est en quoy Nostre Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant en la plaine portent les grans bateaux et riches marchandises, et les pluyes qui tombent doucement en la campagne la fécondent d'herbes et de graines; mais les torrens et rivières qui à grans flotz courent sur la terre, ruinent leurs voysinages et sont inutiles au traffic, comme les pluyes véhémentes et tempestueuses ravagent les champs et les prairies. Jamais besoigne faitte avec impétuosité et empressement ne fut bien faitte: il faut depescher tout bellement, comme dit l'ancien proverbe. Celuy qui se haste, dit Salomon (Pr 19,2), court fortune de chopper et heurter des pieds. Nous faisons tous-jours asses tost quand nous faisons bien. Les bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que les abeilles, mais ilz ne font sinon la cire et non point de miel: ainsy ceux qui s'empressent d'un souci cuisant et d'une sollicitude bruyante, ne font jamais ni beaucoup ni bien. Les mouches ne nous inquiètent pas par leur effort, mais par la multitude: ainsy les grans affaires ne nous troublent pas tant comme les menus, quand ilz sont en grand nombre. Recevés donq les affaires qui vous arriveront en paix, et taschés de les faire par ordre, l'un apres l'autre; car si vous les voules faire tout à coup ou en désordre, vous feres des effortz qui vous fouleront et allanguiront vostre esprit; et pour l'ordinaire vous demeurerés accablée sous la presse, et sans effect.

Et en tous vos affaires appuyes-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule tous vos desseins doivent reussir; travailles neanmoins de vostre costé tout doucement pour cooperer avec icelle, et puis croyes que si vous vous estes bien confiee en Dieu, le succes qui vous arrivera sera tous-jours le plus prouffitable pour vous, soit qu'il vous semble bon ou mauvais selon vostre jugement particulier. Faites comme les petitz enfans qui de l'une des mains se tiennent à leur pere, et de l'autre cueillent des fraises ou des meures le long des haies; car de mesme, amassant et maniant les biens de ce monde de l'une de vos mains, tenes tous-jours de l'autre la main du Père céleste, vous retournant de tems en tems a luy, pour voir s'il a aggreable vostre mesnage ou vos occupations. Et gardes bien sur toutes choses de quitter sa main et sa protection, pensant d'amasser ou recueillir davantage; car s'il vous abandonne, vous ne feres point de pas sans donner du nés en terre. Je veux dire, ma Philothee, que quand vous seres parmi les affaires et occupations communes, qui ne requierent pas une attention si forte et si pressante, vous regardies plus Dieu que les affaires; et quand les affaires sont de si grande importance qu'ilz requierent toute vostre attention pour estre bien faitz, de tems en tems vous regarderés a Dieu, comme font ceux qui navigent en mer lesquelz, pour aller a la terre qu'ilz desirent, regardent plus en haut au ciel que non pas en bas ou ilz voguent. Ainsy Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et vostre travail sera suivi de consolation.



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CHAPITRE XI - DE L'OBEISSANCE

La seule charité nous met en la perfection; mais l'obeissance, la chasteté et la pauvreté sont les trois grans moyens pour l'acquerir. L'obeissance consacre nostre coeur, la chasteté nostre cors et la pauvreté nos moyens a l'amour et service de Dieu: ce sont les trois branches de la croix spirituelle, toutes trois neanmoins fondees sur la quatriesme qui est l'humilité. Je ne diray rien de ces trois vertus entant qu'elles sont voüees solemnellement, parce que cela ne regarde que les religieux; ni mesme entant qu'elles sont voüees simplement, d'autant qu'encor que le voeu donne tousjours beaucoup de graces et de merite a toutes les vertus, si est ce que pour nous rendre parfaitz il n'est pas necessaire qu'elles soyent voüees, pourveu qu elles soyent observees. Car bien qu'estans voüees, et sur tout solemnellement, elles mettent l'homme en l'estat de perfection, si est ce que pour le mettre en la perfection il suffit qu'elles soyent observees, y ayant bien de la difference entre l'estat de perfection et la perfection, puysque tous les evesques et religieux sont en l'estat de perfection, et tous neanmoins ne sont pas en la perfection, comme il ne se voit que trop. Taschons donques, Pliilothee, de bien prattiquer ces trois vertus, un chacun selon sa vocation; car encor qu'elles ne nous mettent pas en l'estat de perfection, elles nous donneront neanmoins la perfection mesme; aussi nous sommes tous obligés a la prattique de ces trois vertus, quoy que non pas tous a les prattiquer de mesme façon.

Il y a deux sortes d'obeissance: l'une necessaire, et l'autre volontaire. Par la necessaire, vous deves humblement obeir a vos superieurs ecclesiastiques, comme au Pape et a l'Evesque, au curé et a ceux qui sont commis de leur part; vous deves obeir a vos superieurs politiques, c'est a dire a vostre Prince et aux magistratz qu'il a establis sur vostre païs; vous deves en fin obeir a vos superieurs domestiques, c'est a dire a vostre pere, mere, maistre, maistresse. Or cette obeissance s'appelle necessaire, parce que nul ne se peut exempter du devoir d'obeir a ces superieurs la, Dieu les ayant mis en authorité de commander et gouverner, chacun en ce qu'ilz ont en charge sur nous. Faites donq leurs commandemens, et cela est de necessité; mays pour estre parfaitte suivés encor leurs conseilz et mesme leurs desirs et inclinations, entant que la charité et prudence vous le permettra. Obeisses quand ilz vous ordonneront chose aggreable, comme de manger, prendre de la recreation, car encor qu'il semble que ce n'est pas grande vertu d'obeir en ce cas, ce seroit neanmoins un grand vice de desobeir; obeisses es choses indifferentes, comme a porter tel ou tel habit, aller par un chemin ou par un autre, chanter ou se taire, et ce sera une obeissance desja fort recommandable; obeisses en choses malaysees, aspres et dures, et ce sera une obeissance parfaitte. Obeisses en fin doucement, sans replique; promptement, sans retardation; gayement, sans chagrin; et sur tout obeisses amoureusement pour l'amour de Celuy qui pour l'amour de nous s'est fait oteissant jusques a la mort de la croix (78), et lequel, comme dit saint Bernard(79), ayma mieux perdre la vie que l'obeissance.

Pour apprendre aysement a obeir a vos superieurs, condescendés aysement a la volonté de vos semblables, cedant a leurs opinions en ce qui n'est pas mauvais, sans estre contentieuse ni revesche; accommodes-vous volontier aux desirs de vos inferieurs autant que la rayson le permettra, sans exercer aucune authorité imperieuse sur eux tandis qu'ilz sont bons. C'est un abus de croire que si on estoit religieux ou religieuse on obeiroit aysement, si l'on se treuve difficile et revesche a rendre obeissance a ceux que Dieu a mis sur nous.

Nous appellons obeissance volontaire celle a laquelle nous nous obligeons par nostre propre election, et laquelle ne nous est point imposee par autruy. On ne choisit pas pour l'ordinaire son prince et son evesque, son pere et sa mere, ni mesme souventefois son mari, mais on choisit bien son confesseur, son directeur. Or, soit qu'en le choisissant on face voeu d'obeir (comme il est dit que la Mere Therese, outre l'obeissance solemnellement voüee au superieur de son Ordre, s'obligea par un voeu simple d'obeir au Pere Gracian), ou que sans voeu on se dedie a l'obeissance de quelqu'un, tous-jours cette obeissance s'appelle volontaire, a rayson de son fondement qui depend de nostre volonté et election.

Il faut obeir a tous les superieurs, a chacun neanmoins en ce dequoy il a charge sur nous: comme, en ce qui regarde la police et les choses publiques, il faut obeir aux princes; aux prelatz, en ce qui regarde la police ecclesiastique; es choses domestiques, au pere, au maistre, au mari; quant a la conduite particuhere de l'ame, au directeur et confesseur particulier.

Faites vous ordonner les actions de pieté que vous devés observer par vostre pere spirituel, parce qu'elles en seront meilleures et auront double grace et bonté : l'une, d'elles mesmes, puisqu'elles sont pieuses, et l'autre, de l'obeissance qui les aura ordonnees et en vertu de laquelle elles seront faittes. Bienheureux sont les obeissans, car Dieu ne permettra jamais qu'ilz s'esgarent.

78. - Ph 2,8
79. - Tr. De mor. et officio Episc., ch.9




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CHAPITRE XII - DE LA NECESSITÉ DE LA CHASTETÉ

La chasteté est le lys des vertus, elle rend les hommes presque egaux aux Anges; rien n'est beau que par la pureté, et la pureté des hommes c'est la chasteté. On appelle la chasteté honnesteté, et la profession d'icelle honneur; elle est nommee integrité, et son contraire corruption: bref, elle a sa gloire toute a part, d'estre la belle et blanche vertu de l'ame et du cors.

Il n'est jamais permis de tirer aucun impudique playsir de nos cors en quelque façon que ce soit, sinon en un legitime mariage, duquel la sainteté puisse par une juste compensation reparer le deschet que l'on reçoit en la delectation. Et encor au mariage faut-il observer l'honnesteté de l'intention, affin que s'il y a quelque messeance en la volupté qu'on exerce, il n'y ait rien que d'honneste en la volonté qui l'exerce. Le coeur chaste est comme la mere perle qui ne peut recevoir aucune goutte d'eau qui ne vienne du ciel (80), car il ne peut recevoir aucun playsir que celuy du mariage, qui est ordonné du ciel; hors de la, il ne luy est pas permis seulement d'y penser, d'une pensee voluptueuse, volontaire et entretenue.

Pour le premier degré de cette vertu, gardés-vous, Philothee, d'admettre aucune sorte de volupté qui soit prohibee et defendue, comme sont toutes celles qui se prennent hors le mariage, ou mesme au mariage quand elles se prennent contre la regle du mariage. Pour le second, retranches-vous tant qu'il vous sera possible des delectations inutiles et superflues, quoy que loysibles et permises. Pour le troisiesme, n'attaches point vostre affection aux playsirs et voluptés qui sont commandees et ordonnees; car bien qu'il faille prattiquer les delectations necessaires, c'est a dire celles qui regardent la fin et institution du saint mariage, si ne faut-il pas pourtant y jamais attacher le coeur et l'esprit.

Au reste (81), chacun a grandement besoin de cette vertu. Ceux qui sont en viduité doivent avoir une chasteté courageuse qui ne mesprise pas seulement les objetz presens et futurs, mais qui resiste aux imaginations que les playsirs loysiblement reçeuz au mariage peuvent produire en leurs espritz, qui pour cela sont plus tendres aux amorces deshonnestes. Pour ce sujet, saint Augustin (82) admire la pureté de son cber Alipius qui avoit totalement oublié et mesprisé les voluptés charnelles, lesquelles il avoit neanmoins quelquefois experimentees en sa jeunesse. Et de vray, tandis que les fruitz sont bien entiers ilz peuvent estre conservés, les uns sur la paille, les autres dedans le sable, et les autres en leur propre feuillage; mais estans une fois entamés, il est presque impossible de les garder que par le miel et le sucre, en confiture: ainsy la chasteté qui n'est point encor blessee ni violee peut estre gardee en plusieurs sortes, mais estant une fois entamee, rien ne la peut conserver qu'une excellente devotion, laquelle, comme j'ay souvent dit, est le vray miel et sucre des espritz.

Les vierges ont besoin d'une chasteté extremement simple et douillette, pour bannir de leur coeur toutes sortes de curieuses pensees et mespriser d'un mespris absolu toutes sortes de playsirs immondes, qui, a la verité, ne meritent pas d'estre desirés par les hommes, puisque les asnes et pourceaux en sont plus capables qu'eux. Que donques ces ames pures se gardent bien de jamais revoquer en doute que la chasteté ne soit incomparablement meilleure que tout ce qui luy est incompatible, car, comme dit le grand saint Hierosme (83), l'ennemi presse violemment les vierges au desir de l'essay des voluptés, les leur representant infiniment plus plaisantes et delicieuses qu'elles ne sont, ce qui souvent les trouble bien fort, " tandis, " dit ce saint Pere, " qu'elles estiment plus doux ce qu'elles ignorent." Car, comme le petit papillon voyant la flamme va curieusement voletant autour d'icelle pour essayer si elle est aussi douce que belle, et pressé de cette fantasie ne cesse point qu'il ne se perde au premier essay, ainsy les jeunes gens bien souvent se laissent tellement saisir de la fause et sotte estime qu'ilz ont du playsir des flammes voluptueuses, qu'apres plusieurs curieuses pensees ilz s'y vont en fin finale ruiner et perdre; plus sotz en cela que les papillons, d'autant que ceux-ci ont quelque occasion de cuider que le feu soit delicieux puisqu'il est si beau, ou ceux-la sçachans que ce qu'ilz recherchent est extremement deshonneste ne laissent pas pour cela d'en surestimer la folle et brutale delectation.

Mais quant a ceux qui sont mariés, c'est chose veritable, et que neanmoins le vulgaire ne peut penser, que la chasteté leur est fort necessaire, parce qu'en eux elle ne consiste pas a s'abstenir absolument des playsirs charnelz, mais a se contenir entre les playsirs. Or, comme ce commandement Courrouces-vous et ne peches point (84) est a mon advis plus difficile que cestui ci: Ne vous courrouces point, et qu'il est plus tost fait d'eviter la cholere que de la regler, aussi est-il plus aysé de se garder tout a fait de voluptés charnelles que de garder la moderation en icelles. Il est vray que la sainte licence du mariage a une force particuliere pour esteindre le feu de la concupiscence, mais l'infirmité de ceux qui en jouissent passe aysement de la permission a la dissolution, et de l'usage a l'abus. Et comme l'on void beaucoup de riches desrober, non point par indigence, mais par avarice, aussi voit-on beaucoup de gens mariés se desborder par la seule intemperance et lubricité, nonobstant le legitime objet auquel ilz se devroyent et pourroyent arrester, leur concupiscence estant comme un feu volage qui va brusletant ça et la sans s'attacher nulle part. C'est tous-jours chose dangereuse de prendre des medicamens viioens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne faut, ou qu'ilz ne soyent pas bien preparés, on en reçoit beaucoup de nuisance: le mariage a esté beni et ordonné en partie pour remede a la concupiscence et c'est sans doute un tres bon remede, mais violent neanmoins, et par consequent tres dangereux s'il n'est discretement employé.

J'adjouste que la varieté des affaires humains, outre les longues maladies, separe souvent les maris d'avec leurs femmes, c'est pourquoy les mariés ont besoin de deux sortes de chasteté: l'une, pour l'abstinence absolue quand ilz sont separés, es occasions que je viens de dire; l'autre, pour la moderation quand ilz sont ensemble en leur train ordinaire. Certes, sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames grandement tourmentees pour avoir violé la sainteté du mariage: ce qui estoit arrivé, disoit-elle (85), non pas pour la grandeur du peché, car les meurtres et les blasphemes sont plus enormes, mais "d'autant que ceux qui le commettent n'en font point de conscience", et par consequent continuent longuement en iceluy.

Vous voyés donques que la chasteté est necessaire a toutes sortes de gens. Suives la paix avec tous, dit l'Apostre (86), et la sainteté, sans laquelle aucun ne verra Dieu. Or par la sainteté il entend la chasteté, comme saint Hierosme (87) et saint Chrysostome (88) ont remarqué. Non, Philothee, Nul ne verra Dieu sans la chasteté, nul n'habitera en son saint tabernacle (89) qui ne soit net de coeur (90); et, comme dit le Sauveur mesme, Les chiens et impudiques en seront bannis (91), et Bienheureux sont les netz de coeur, car ils verront Dieu (92).


80. - Voir note n.6
81. - Avec la leçon correspondante de ce chapitre, insérée dans le Ms., il existe une ébauche, reproduite intégralement ici.] En la page deux cent et vingt et un (renvoi à l'édition Princeps part.2, ch.18)
82. - Confess. 6,12
83. - Ep 117 ad Matrem et Filiam $6
84. - Ps 4,5
85. - B. Raym. De Cap., Vita S.Cath. Sen., 2,6
86. - He 12,14
87. - l.c.
88. - Hom. 15 in Mt $ 4
89. - Ps 14,1
90. - Ps 23,4
91. - Ap 22,15
92. - Mt 5,8


An reste, toutes sortes de personnes ont grandement besoin de cette vertu, et ce que peu de gens pensent, la necessité en est plus grande au mariage qu'en aucune autre condition de vie; car encor que la sacree et benite licence que ce mariage donne aye une particuliere force d'esteindre le feu voluptueux de la concupiscence, si est ce que, pour peu que le coeur qui en use soit desordonné, il passe fortasysement les bornes de la juste permission qui luy est donnée et la convertit en dissolution. David avoit presque excessivement de quoy assouvir tous ses appetitz, et neanmoins il poursuivit plus ardemment le dessein de son adultère qu'aucun autre n'eust sceu faire celuy de quelque simple fornication. Il y a bien plus de peril de se noyer a ceux qui cinglent en haute mer, pour bon que soit le navire, que non pas a ceux qui sont en terre; il est vray que tandis qu'on demeure dans le navire... C'est tous-jours chose dangereuse de prendre des medecines desquelles la qualité est veneneuse medicarnens violens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne faut, ou qu'ilz ne soyent pas bien preparés, on en reçoit tous-jours beaucoup de nuisance. Il est bien plus aysé de s'abstenir des playsirs que de se contenir entre les playsirs, plus aysé d'eviter la cholere que de regler la cholere et de ne la point recevoir que de ne point recevoir de mal par elle quand on l'a receue, et bien plus malaysé, quoy qu'il soir possible, de se courroucer sans pecher. Je treuve bien plus difficile ce commandement: Courrouces vous et ne peches pas, que cet autre: Ne vous courrouces point. L'usage du mariage est sacré sans doute, c'est cela qui oblige a le respecter. C'est grand cas que les abeilles puissent estre empoisonnees de leur propre miel, ce qui leur arrive en deux façons, ou pour en trop manger dessus les fleurs, ou se treuvans emmiellees du costé de l'avant; mais pour la premiere façon elles en deviennent seulement malades, et pour la seconde elles en meurent soudainement: les playsirs pris, ou avec exces, demesurement ou contre l'ordre, tiennent lieu de poison en ceux mesme auxquelz ilz sont donnés pour remedes.

L'honneur, la reputation, l'apprehension mesme plus vive du peché servent de bouclier et de defenses pour les autres sortes de chastetés, mais celle cy ne peut estre conservee que par le seul amour de Dieu. Les fruitz qui ont encor leurs escorces, leurs pelures ou leurs coques peuvent estre conservés quelque tems, les uns dedans le sable, les autres en la paille, les autres en leur propre feuillage; mais estans hors leurs escorces ou de leurs pelures, ilz ne peuvent estre conservés que par le sucre, le miel, ou le vinaigre, bien que la conservation faite par le vinaigre soit plustost un empirement que non pas une conservation. La chasteté tandis qu'elle est entiere comme elle est es vierges, ou qu'elle est absolue es vefves et autres qui sont en estat d'une continence totale, elle peut estre conservee par plusieurs considerations humaines, quoy que non pas sans la grace de Dieu mais la mesme chasteté demeurant sans ses defenses exterieures ne peut estre conservee que par le sucre ou le miel de la devotion. Le feu sacré de l'ancienne Loy n'estoit point different en matiere du feu prophane...j

Pour tout cela je dis que les mariés ont besoin d'une plus forte et constante chasteté que lea autres, mays ilz en ont besoin encor pour les longues absences et separations que la varieté des affaires humaines causent bien souvent, et pour les maladies de longue duree qui peuvent arriver ou a l'une ou a l'antre des parties. C'est pourquoy ilz ont besoin de deux chastetés l'une pour la moderation en leur train ordinaire, l'autre pour l'abstinence totale en ces cas de necessité. Certes, sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames grandement tourmentees pour avoir violé la sainteté du mariage, et disoit que cela n'arrivoit pas tant pour la grandeur du peché, car les meurtres, les enchantemens et antres impietés sont plus enormes, comme " parce que pour l'ordinaire ceux qui le commettent n'en font point de scrupule ", et par consequent le commettent frequemment.

Les vefz neaumoins et les vefres ont cette particuliere difficulté en leur chasteté, que leur imagination est plus sysee a estre tronblee par le souvenir des voluptés qu'ilz ont experimentees, et quant aux vierges, leur difficulté vient de ce que maintesfois l'esprit immonde !

Les vefz et les vefves ont besoin d'une chasteté fort pure, et laquelle ne resiste pas seulement aux assautz que les objetz presens et futurs leur peuvent donner, mais aussi aux imaginations que les playsirs qu'elles ont loysiblement experimentés au mariage peuvent produire en leur esprit, lequel pour ce regard est plus tendre aux amorces voluptueuses si elles ne sont grandement jalouses de leur pureté.

Et quant aux vierges, leur chasteté doit estre extremement simple et pudique, affin de n'estre point surprise d'une ruse que l'ennemy a accoustumé de leur dresser pour les surprendre: c'est qu'il leur represeote les voluptés pour infiniment plus voluptueuses qu'elles ne sont, et par ce moyen, comme dit St Hierosme, il leur excite plus violemment l'appetit des choses deshonnestes, " pendant qu'elles estiment plus doux ce qu'elles ignorent. " Il faut donq qu'elles se gardent de ces curieuses imaginations, et qu'avec une extreme pudicité elles bannissent de leur coeur toutes ces vaynes et frivoles pensees, plantant an milieu de leur coeur cette vraye et solide venté: que les playsirs qui sont communs aux pourceaux et aux hommes ne meritent pas d'estre desirés par les hommes, et que le playsir sans lequel les plus heureux et sages hommes ont vescu, ne peut point tenir de rang en la felicité et contentement de l'homme; ne mettant jamais en compromis que le choix qu'elles ont fait de la chasteté ne soit incomparablement meilleur que tout ce qui luy est incompatible.




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CHAPITRE XIII - ADVIS POUR CONSERVER LA CHASTETE

Soyés extremement prompte a vous destourner de tous les acheminemens et de toutes les amorces de la lubricité, car ce mal agit insensiblement, et par des petitz commencemens fait progres a des grans accidens: il est tous-jours plus aysé a fuir qu'a guerir.

Les cors humains ressemblent a des verres, qui ne peuvent estre portés les uns avec les autres en se touchant sans courir fortune de se rompre, et aux fruitz, lesquelz, quoy qu'entiers et bien assaisonnés, reçoivent de la tare s'entretouchans les uns les autres. L'eau mesme, pour fraische qu'elle soit dedans un vase, estant touchee de quelque animal terrestre ne peut longuement conserver sa fraischeur. Ne permettes jamais, Philothee, qu'aucun vous touche incivilement, ni par maniere de folastrerie ni par maniere de faveur; car bien qu'a l'adventure la chasteté puisse estre conservee parmi ces actions, plustost legeres que malicieuses, si est ce que la fraischeur et fleur de la chasteté en reçoit tous-jours du detriment et de la perte mays de se laisser toucher deshonnestement, c'est la ruine entiere de la chasteté.

La chasteté depend du coeur comme de son origine, mais elle regarde le cors comme sa matiere; c'est pourquoy elle se perd par tous les sens exterieurs du cors et par les cogitations et desirs du coeur. C'est impudicité de regarder, d'ouïr, de parler, d'odorer, de toucher des choses deshonnestes, quand le coeur s'y amuse et y prend playsir. Saint Paul dit tout court (Ep 5,3): Que la fornication ne soit pas mesmement nommee entre vous. Les abeilles non seulement ne veulent pas toucher les charognes, mais fuient et haïssent extremement toutes sortes de puanteurs qui en proviennent. L'Espouse sacree, au Cantique des Cantiques (Ct 5,5 Ct 4,3 Ct 4,1 Ct 1,10 Ct 7,4), a ses mains qui distillent la myrrhe, liqueur preservative de la corruption; ses levres sont bandees d'un ruban vermeil, marque de la pudeur des paroles; ses yeux sont de colombe, a rayson de leur netteté; ses oreilles ont des pendans d'or, enseigne de pureté; son nés est parmi les cedres du Liban, bois incorruptible. Telle doit estre l'ame devote chaste, nette et honneste, de mains, de levres, d'oreilles, d'yeux et de tout son cors.

A ce propos, je vous represente le mot que l'ancien Pere Jean Cassian rapporte (95) comme sorti de la bouche du grand saint Basile, qui, parlant de soy mesme, dit un jour: " Je ne sçay que c'est que des femmes, et ne suis pourtant pas vierge. " Certes, la chasteté se peut perdre en autant de façons qu'il y a d'impudicités et lascivetés, lesquelles, selon qu'elles sont grandes ou petites, les unes l'affoiblissent, les autres la blessent et les autres la font tout a fait mourir. Il y a certaines privautés et passions indiscretes, folastres et sensuelles, qui a proprement parler ne violent pas la chasteté, et neanmoins elles l'affoiblissent, la rendent languissante et ternissent sa belle blancheur. Il y a d'autres privautés et passions, non seulement indiscretes mais vicieuses, non seulement folastres mais deshonnestes, non seulement sensuelles mais charnelles; et par celles-ci la chasteté est pour le moins fort blessee et interessee. Je dis: pour le moins, parce qu'elle en meurt et perit du tout quand les sottises et lascivetés donnent a la chair le dernier effect du playsir voluptueux, ains alhors la chasteté perit plus indignement, meschamment et malheureusement, que quand elle se perd par la fornication, voire par l'adultere et l'inceste; car ces dernieres especes de vilenies ne sont que des pechés, mais les autres, comme dit Tertullien, au livre De la Pudicitê (96), sont des " monstres " d'iniquité et de peché. Or Cassianus ne croit pas, ni moy non plus, que saint Basile eust esgard a tel desreglement quand il s'accuse de n'estre pas vierge, car je pense qu'il ne disoit cela que pour les mauvaises et voluptueuses pensees, lesquelles, bien qu'elles n'eussent pas souillé son cors, avoient neanmoins contaminé le coeur, de la chasteté duquel les ames genereuses sont extremement jalouses.

95. - Inst. 6,19
96. - ch.4

Ne hantés nullement les personnes impudiques, principalement si elles sont encor impudentes, comme elles sont presque tousjours; car, comme les boucz touchans de la langue les amandiers doux les font devenir amers (97), ainsy ces ames puantes et coeurs infectz ne parlent guere a personne, ni de mesme sexe ni de divers sexe, qu'elles ne le facent aucunement deschoir de la pudicité: elles ont le venin aux yeux et en l'haleyne comme les basilicz (98). Au contraire, hantés les gens chastes et vertueux, pensés et lises souvent aux choses sacrees, car la parole de Dieu est chaste (Ps 11,7) et rend ceux qui s'y plaisent chastes, qui fait que David (Ps 118,127) la compare au topase, pierre pretieuse, laquelle par propriété amortit l'ardeur dela concupiscence. (101)

Tenes-vous tous-jours proche de Jesus Christ crucifié, et spirituellement par la meditation et reellement par la sainte Communion: car tout ainsy que ceux qui couchent sur l'herbe nommee agnus castus deviennent chastes et pudiques (102), de mesme reposant vostre coeur sur Nostre Seigneur, qui est le vray Aigneau chaste et immaculé, vous verrés que bien tost vostre ame et vostre coeur se treuveront purifiés de toutes souïlleures et lubricités.

97. - Pline Hist Nat 17,24 et 37
98. - l c: 8,21 et 32 et 33
101. - Vinc. Bellov. Speculum naturae 8,106
102. - Pline Hist Nat 24,19 et 38; Mattioli in Dioscor. 1,116




Sales - vie dévote 309