Sales: Amour de Dieu 4

TRAITE DE L’AMOUR DE DIEU


LIVRE PREMIER CONTENANT UNE PRÉPARATION A TOUT LE TRAITÉ


CHAPITRE PREMIER Que pour la beauté de la nature humaine, Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l’âme à la volonté.

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L’union établie en la distinction fait l’ordre; l’ordre produit la convenance et la proportion; et la convenance, ès choses entières et accomplies, fait la beauté. Une armée est belle quand elle est composée de toutes ses parties tellement rangées en leur ordre, que leur distinction est réduite au rapport qu’elles doivent avoir ensemble pour ne faire qu’une seule armée. Afin qu’une musique soit belle, il ne faut pas seulement que les voix soient nettes, claires et bien distinguées ; mais qu’elles soient a!liées en telle sorte les unes aux autres, qu’il s’en fasse une juste consonance et harmonie, par le moyen de l’union qui est en la distinction, et la distinction qui est en l’union des voix, que non sans cause on appelle un accord discordant, ou plutôt une discorde accordante.

Or, comme dit excellemment l’angélique saint Thomas, après le grand saint Denis, la beauté et la bonté, bien qu’elles aient quelque convenance, ne sont pas néanmoins une même chose: car le bien est ce qui plait à l’appétit et volonté; le beau, ce qui plaît à l’entendement et à la connaissance; ou pour le dire autrement, le bon est ce dont la jouissance nous délecte; le beau, ce dont la connaissance nous agrée. Et c’est pourquoi jamais, à proprement parler, nous n’attribuons la beauté corporelle, sinon aux objets des deux sens qui sont les plus connaissants et qui servent re plus à l’entendement, qui sont la vue et l’ouïe; si que (1) nous ne disons pas: Voilà des belles odeurs ou des belles saveurs, mais nous disons bien: Voilà des belles vois et des belles couleurs.

Le beau donc étant appelé beau, parce que sa connaissance délecte, il faut que, outre l’union et distinction d’intégrité, l’ordre et la convenance de ses parties, il ait beaucoup de splendeur et clarté, afin qu’il soit connaissable et visible ; les voix, pour être belles, doivent être claires et nettes, les discours intelligibles, les couleurs éclatantes et resplendissantes ; l’obscurité, l’ombre, les ténèbres sont laides, et enlaidissent toutes choses; parce qu’en elles rien n’est connaissable, ni l’ordre, ni la distinction, ni l’union, ni la convenance: qui a fait dire à saint Denis (2) « que Dieu, comme souveraine beauté, est auteur de la belle convenance, du beau lustre et de la bonne grâce, qui est en toutes choses, » faisant éclater, en forme de lumière, les distributions et départements de son rayon, par lesquels toutes choses sont rendues belles, voulant que pour établir la beauté, il y eût la convenance, la clarté, et la bonne grâce.

(1) Si que, à tel point que.
(2) Chap. IV. Des noms divins.

Certes, Théotime, la beauté est sans effet, inutile et morte, si la clarté et splendeur ne l’avive, et lui donne efficace ; dont nous disons les couleurs être vives, quand elles ont de l’éclat et du lustre.

Mais quant aux choses animées et vivantes, leur beauté n’est pas accomplie sans la bonne grâce, laquelle, outre la convenance des parties parfaites, qui fait la beauté, ajoute la convenance des mouvements, gestes et actions qui est comme l’âme et la vie de la beauté des choses vivantes. Ainsi, en la souveraine beauté de notre Dieu, nous ne reconnaissons l’union, ains l’unité de l’essence en la distinction des personnes avec une infinie clarté, jointe à la convenance incompréhensible de toutes les perfections, des actions et mouvements, comprises très souverainement, et par manière de dire, jointes et ajoutées excellemment en la très unique et très simple perfection du pur acte divin, qui est Dieu même, immuable et invariable, ainsi que nous dirons ailleurs.

Dieu donc, voulant rendre toutes choses bonnes et belles, n réduit la multitude et distinction dicelles en une parfaite unité; et pour ainsi dire, il les a toutes rangées à la monarchie, faisant que toutes choses s’entretiennent les unes aux autres, et toutes à lui, qui est le souverain monarque. Il réduit tous les membres en un corps, sous un chef; de plusieurs personnes, il forme une famille; de plusieurs familles, une ville; de plusieurs villes, une province; de plusieurs provinces, un royaume; et soumet tout un royaume à un seul roi. Ainsi, Théotime, parmi l’innumérable multitude et variété d’actions, mouvements, sentiments, inclinations, habitudes, passions, facultés et puissances qui sont en l’homme, Dieu a établi une naturelle monarchie en la volonté, qui commande et domine sur tout ce qui se trouve en ce petit monde, et semble que Dieu ait dit à la volonté ce que Pharaon dit à Joseph : Tu seras sur ma maison, tout le peuple obéira au commandement de ta bouche; sans ton commandement, nul ne remuera. Mais cette domination de la volonté se pratique certes fort différemment.


CHAPITRE II Comme la volonté gouverne diversement les puissances de l’âme.

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Le père de famille conduit sa femme, ses enfants et ses serviteurs par ses ordonnances et commandements, auxquels ils sont obligés d’obéir, bien qu’ils puissent ne le faire pas; que s’il a des serfs et esclaves, il les gouverne par la force, à laquelle ils n’ont nul pouvoir de contredire. Mais ses chevaux, ses boeufs, ses mulets, il les manie par industrie, les liant, bridant, piquant, enfermant, lâchant.

Certes la volonté gouverne la faculté de notre mouvement extérieur, comme un serf ou esclave: car, sinon qu’au dehors quelque chose l’empêche, jamais elle ne manque d’obéir. Nous ouvrons et fermons la bouche, mouvons la langue, les mains, les pieds, les yeux et toutes les parties dans lesquelles la puissance de ce mouvement se trouve, sans résistance, à notre gré, et selon notre volonté.

Mais quant à nos sens et à la faculté de nourrir, croître et produire, nous ne les pouvons pas gouverner si aisément; ains il nous y faut employer l’industrie et l’art. Si l’on appelle un esclave, il vient; si on lui dit qu’il arrête, il arrête mais il ne faut pas attendre cette obéissance d’un épervier ou faucon : qui le veut faire revenir, il lui faut montrer le leurre; qui le veut accoiser (1), il lui faut mettre le chaperon. On dit à un valet : Tournez à gauche ou à droite, et il le fait; mais pour faire ainsi tourner un cheval, il faut se servir de la bride. Il ne faut pas, Théotime, commander à nos yeux de ne voir pas, ni à nos oreilles de n’ouïr pas, ni à nos mains de ne toucher pas, ni à notre estomac de ne digérer pas, ni à nos corps de ne croître pas : car toutes ces facultés n’ont nulle intelligence, et partant sont Incapables d’obéissance. Nul ne peut ajouter une coudée à sa stature. Rachel voulait, et ne pouvait concevoir. Nous mangeons souvent sans être nourris, ni prendre croissance. Qui veut chevir (2) de ses facultés, il faut user d’industrie. Le médecin traitant un enfant de berceau, ne lui commande chose quelconque, mais il ordonne bien à la nourrice qu’elle lui fasse telle et telle chose: ou bien quelquefois il ordonne qu’elle mange telle ou telle viande qu’elle prenne tel médicament, dont la qualité se répandant dans le lait, et le lait dans le corps du petit enfant, la volonté du médecin réussit en ce petit malade, qui n’a pas seulement le pouvoir d’y penser. Il ne faut pas certes faire tes ordonnances d’abstinence, sobriété, continence, à l’estomac, au gosier; mais il faut commander aux mains de ne pouvoir fournir à la bouche les viandes et breuvages qu’en telle et ide mesure. Il faut ôter ou donner à la faculté qui produit les objets et sujets, et les aliments qui la fortifient, selon que la raison le requiert. Il faut divertir les yeux, ou les couvrir de leur chaperon naturel, et les fermer, si on veut qu’ils ne voient pas, et avec ces artifices on les réduira au point que la volonté désire. C’est ainsi, Théotime, que Notre-Seigneur enseigne qu’il y a des eunuques qui sont tels pour le royaume des cieux, c’est-à-dire qui ne sont eunuques d’impuissance naturelle, mais par l’industrie, de laquelle leur volonté se sert, pour les retenir dans la sainte continence. C’est sottise de commander à un cheval qu’il ne s’engraisse pas, qu’il ne croisse pas, qu’il ne regimbe pas; si vous désirez tout cela, levez-lui le râtelier; il ne lui faut pas commander, il le faut gourmander pour le dompter.

(1) Accoiser, apaiser, calmer.
(2) Chevir, jouir.

Oui, même la volonté a du pouvoir sur l’entendement et sur la mémoire; car de plusieurs choses que l’entendement peut entendre, ou desquelles la mémoire se peut ressouvenir, la volonté détermine celles auxquelles elle veut que ses facultés s’appliquent, ou desquelles elle veut qu’elles se divertissent. Il est vrai qu’elle ne les peut pas manier, ni ranger si absolument, comme elle fait les mains, les pieds ou la langue, à raison des facultés sensitives, et notamment de la fantaisie (1), qui n’obéissent pas d’une obéissance prompte et infaillible à la volonté, et desquelles puissances sensitives la mémoire et l’entendement ont besoin pour opérer; mais toutefois la volonté les remue, les emploie et applique selon qu’il lui plait, bien que non pas si fermement et invariablement, que la fantaisie variante et volage ne les divertisse maintefois, les distrayant ailleurs; de sorte que comme l’Apôtre s’écrie: Je fais, non le bien que je veux, mais le mal que je hais (2); ainsi nous sommes souvent contraints de nous plaindre de quoi nous pensons, non te bien que nous aimons, mais le mal que nous haïssons.

(1) Fantaisie, l’imagination.
(2)
Rm 8,23.



CHAPITRE III Comme la volonté gouverne l’appétit sensuel.

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La volonté donc, Théotime, domine sur la mémoire, l’entendement et la fantaisie, non par force, mais par autorité; en sorte qu’elle n’est pas toujours infailliblement obéie, non plus que le père de famille ne l’est pas toujours par ses enfants et ses serviteurs. Or, c’en est de même de l’appétit sensuel, lequel, comme dit saint Augustin (3), est appelé convoitise en nous autres pécheurs, et demeure sujet à la volonté et à l’esprit, comme la femme à son mari; parce tout ainsi qu’il fut dit à la femme : Tu te retourneras à ton mari, et il te maîtrisera; aussi fut-il dit à Cala que son appétit

(3) De civit., 1. XXIV, c. V.

se retournerait à lui, et qu’il dominerait sur icelui; se retourner à l’homme ne veut dire autre chose que se soumettre et s’assujettir à lui. « O homme! dit saint Bernard (1), il est à ton pouvoir, si tu veux, de faire que ton ennemi soit ton serviteur, en sorte que toutes choses te reviennent à bien; ton appétit est sous toi, et tu le domineras. Ton ennemi peut exciter en toi le sentiment de la tentation; mais tu peux, si tu veux, ou donner ou refuser le consentement. Si tu permets à l’appétit de te porter au péché, alors tu seras sous icelui, et il te maîtrisera, parce que quiconque fait le péché, il est serf du péché; mais avant que tu fasses le péché, tandis que le péché n’est pas encore en ton consentement, mais seulement en ton sentiment, c’est-à-dire qu’il est encore en ton appétit et non en ta volonté, ton appétit est sous toi, et tu le maîtriseras. » Avant que l’empereur soit créé, il est soumis aux électeurs qui dominent sur lui, pouvant ou le choisir à la dignité impériale, ou le rejeter; mais s’il est une fois élu et élevé par eux, ils sont dès lors sous lui, et il domine sur eux. Avant que la volonté consente à l’appétit, elle domine sur lui; mais après le consentement elle devient son esclave.

(1) Serm. V. de Quadr.

En somme, cet appétit sensuel est à la vérité un sujet rebelle, séditieux, remuant; et faut confesser que nous ne le saurions tellement défaire, qu’il ne s’élève, qu’il n’entreprenne, et qu’il n’assaille la raison; mais pourtant la volonté est si fort au-dessus de lui, que, si elle veut, elle peut le ravaler, rompre ses desseins, et le repousser, puisque c’est assez le repousser, que de ne point consentir à ses suggestions. On ne peut empêcher la concupiscence de concevoir, mais oui bien d’enfanter et de parfaire le péché.

Or, cette convoitise, ou appétit sensuel, a douze mouvements, par lesquels, comme par autant de capitaines mutinés, il fait sa sédition en l’homme; et parce que pour l’ordinaire ils troublent l’âme et agitent le corps: en tant qu’ils troublent l’âme, on les appelle perturbations; en tant qu’ils inquiètent le corps, on les appelle passions, au rapport de saint Augustin. Tous regardent le bien ou le mal; celui-là pour l’acquérir, celui-ci pour l’éviter. Si le bien est considéré en soi selon la naturelle bonté, il excite l’amour, première et principale passion ; si le bien est regardé comme absent, il nous provoque au désir ; si étant désiré, on estime de le pouvoir obtenir, on entre en espérance ; si on pense de ne le pouvoir obtenir, on sent le désespoir; mais quand on le possède comme présent, il nous donne la joie.

Au contraire, sitôt que nous connaissons le mal, nous le haïssons; s’il est absent, nous la fuyons; si nous pensons de ne pouvoir l’éviter, nous le craignons; si nous estimons de le pouvoir éviter, nous nous enhardissons et encourageons: mais si nous le sentons comme présent, nous nous attristons, et lors l’ire (1) et le courroux accourent soudain pour rejeter et repousser le mal, ou du moins s’en venger: que si l’on ne peut, on demeure en tristesse; mais si on l’a repoussé, ou que l’on se soit vengé, on ressent la satisfaction et assouvissement, qui est un plaisir de triomphe ; car, comme la possession du bien réjouit le coeur, la victoire contre le mal assouvit le courage. Et sur tout ce peuple des passions sensuelles, la volonté tient son empire, rejetant leurs suggestions, repoussant leurs attaques, empêchant leurs effets, et au fin moins (1), leur refusant fortement son consentement, sans lequel elles ne peuvent l’endommager, et par le refus duquel elles demeurent vaincues, voire même à la longue, abattues, allangouries, efflanquées, réprimées, et si non du tout (2) mortes, au moins amorties, ou mortifiées.

(1) L’ire, la colère.
(1) Au fin moins, tout au moins.
(2) Du tout, entièrement.

Et c’est afin d’exercer nos volontés en la vertu et vaillance spirituelle, que cette multitude de passions est laissée en nos âmes, Théotime : de sorte que les stoïciens, qui nièrent qu’elles se trouvassent en l’homme sage, eurent grand tort; mais d’autant plus que ce qu’ils niaient en paroles, ils le pratiquaient en effets, au récit de saint Augustin (3), qui raconte cette gracieuse histoire. Aulus Gellius s’étant embarqué avec un fameux stoïcien, une grande tempête survint, de laquelle le stoïcien étant effrayé, il commença à pâlir, blêmir et trembler si sensiblement, que tous ceux du vaisseau s’en aperçurent, et le remarquèrent curieusement, quoiqu’ils eussent ès mêmes hasards avec lui. Cependant la mer enfin s’apaise, le danger passe, et l’assurance redonnant à un chacun la liberté de causer, voire même de railler, un certain voluptueux asiatique, se moquant du stoïcien lui reprochait qu’il avait eu peur, et qu’il était devenu hâve et pâle au danger, et que lui au contraire était demeuré ferme et sans effroi. A quoi le stoïcien repartit par le récit de ce que Aristippus, philosophe socratique, avait répondu à un homme qui pour même sujet l’avait piqué d’un même reproche; car, lui dit-il, toi tu as eu raison de ne t’être point soucié pour l’âme d’un méchant brouillon; mais moi, j’eusse eu tort de ne point craindre la perte de l’âme d’Aristippus: et le bon de l’histoire est que Aulus Gellius, témoin oculaire, la récite; mais quant à la repartie qu’elle contient, le stoïcien qui la fit, favorisa plus sa promptitude que sa cause, puisqu’allégeant un compagnon de sa crainte, il laissa preuve par deux irréprochables témoins que les stoïciens étaient touchés de la crainte, et de la crainte qui répand ses effets ès yeux, au visage et en la contenance, et qui par conséquent est une passion.

(3) De civit., 1. IX, c. IV.

Grande folie de vouloir être sage d’une sagesse impossible; l’Église certes a condamné la folie de cette sagesse, que certains anachorètes présomptueux voulurent introduire jadis, contre lesquels toute l’Écriture, mais surtout le grand Apôtre, crie: Que nous avons une loi en nos corps, qui répugne à la loi de notre esprit (1). Entre nous autres chrétiens, dit le grand saint Augustin, selon les écritures saintes et la doctrine sainte : « Les citoyens de la sacrée cité de Dieu, vivant selon » Dieu, au pèlerinage de ce monde, craignent, désirent, se doutant (2) et se réjouissent (3). »

(1)
Rm 8,23
(2) Se doulent, souffrent, se plaignent.
(3) De civit., 1. XIV, c. IX.

Oui, même le roi, souverain de cette cité, a craint, désiré, s’est doulu et réjoui jusques à pleurer, blêmir, trembler et suer le sang, bien qu’en lui ces mouvements n’ont pas été des passions pareilles aux nôtres, dont le grand saint Jérôme, et après lui l’école, ne les a pas osé nommer du nom de passions, pour la révérence de la personne en laquelle ils étaient, ains du nom respectueux de propassions, pour témoigner que les mouvements sensibles en Notre-Seigneur y tenaient lieu de passion, bien qu’ils ne fussent pas passions, d’autant qu’il ne pâtissait ou souffrait chose quelconque de la part d’icelles, sinon ce que bon lui semblait, et comme il lui plaisait, les gouvernant et maniant à son gré, ce que nous ne faisons pas nous autres pécheurs, qui souffrons et pâtissons ces mouvements en désordre, contre notre gré, avec un grand préjudice du bon état et police de nos âmes.


CHAPITRE IV Que l’amour domine sur toutes les affections et passions, et que même il gouverne la volonté, bien que la volonté ait aussi domination sur lui.

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L’amour étant la première complaisance que nous avons au bien, ainsi que nous dirons tantôt, certes il précède le désir; et de fait, qu’est-ce que l’on désire, sinon ce que l’on aime? Il précède la délectation, car, comme pourrait-on se réjouir en la jouissance d’une chose, si on ne l’aimait pas? il précède l’espérance, car on n’espère que le bien qu’on aime; il précède la haine, car nous ne haïssons le mal que pour l’amour que nous avons envers le bien; ainsi le mal n’est pas mal, sinon parce qu’il est contraire au bien, et c’en est de même, Théotime, de toutes autres passions ou affections; car elles proviennent toutes de l’amour, comme de leur source et racine.

C’est pourquoi les autres passions et affections sont bonnes ou mauvaises, vicieuses ou vertueuses, selon que l’amour duquel elles procèdent est bon ou mauvais: car il répand tellement ses qualités sur elles, qu’elles ne semblent être que le même amour. Saint Augustin, réduisant toutes les passions et affections à quatre, comme ont fait Boèce, Cicéron, Virgile et la plupart de l’antiquité: « L’amour, dit-il, tendant à posséder ce qu’il aime, s’appelle convoitise ou désir; l’ayant et possédant, il s’appelle joie ; fuyant ce qui lui est contraire, il s’appelle crainte; que si cela lui arrive et qu’il le sente, il s’appelle tristesse ; et partant ces passions sont mauvaises, si l’amour est mauvais; bonnes, s’il est bon (1).» Les citoyens de la cité de Dieu craignent, désirent, se doulent se réjouissent et, parce que leur amour est droit, toutes ces affections sont aussi droites. La doctrine chrétienne assujettit l’esprit à Dieu, afin qu’il le guide et secoure, et assujettit à l’esprit toutes ces passions, afin qu’il les bride et modère, en sorte qu’elles soient converties au service de la justice et verte. « La droite volonté est l’amour bon, la volonté mauvaise est l’amour mauvais; » c’est-à-dire en un mot, Théotime, que l’amour domine tellement en la volonté, qu’il la rend toute telle qu’il est.

(1) De civit., 1. XIV, c. VII et IX

La femme, pour l’ordinaire, change sa condition en celle de son mari, et devient noble s’il est noble, reine s’il est roi, duchesse s’il est duc. La volonté change aussi de qualité selon l’amour qu’elle épouse: s’il est charnel, elle est chamelle; spirituelle, s’il est spirituel; et toutes les affections de désir, de joie, d’espérance, de crainte, de tristesse, comme enfants nés du mariage de l’amour avec la volonté, reçoivent aussi par conséquent leur qualité de l’amour. Bref, Théotime, la volonté n’est émue que par ses affections, entre lesquelles l’amour, comme le premier mobile et la première affection, donne le branle à tout le reste, et fait tous les autres mouvements de l’âme.

Mais, pour tout cela, il ne s’ensuit pas que la volonté ne soit encore régente sur l’amour, d’autant que la volonté n’aime qu’en voulant aimer, et de plusieurs amours qui se présentent à elle, elle peut s’attacher à celui que bon lui semble, autrement il n’y aurait point d’amour ni prohibé, ni commandé. Elle est donc Maîtresse sur les amours, comme une demoiselle sur ceux qui la recherchent, parmi lesquels elle peut élire celui qu’elle veut. Mais tout ainsi qu’après le mariage elle perd sa liberté, et de maîtresse devient sujette à la puissance du mari, demeurant prise par celui qu’elle a pris; de même la volonté qui choisit l’amour à son gré, après qu’elle en a embrassé quelqu’un, elle demeure asservie sous lui; et comme la femme demeure sujette au mari qu’elle a choisi, tandis qu’il vit, et que s’il meurt elle reprend sa précédente liberté, pour se remarier à un autre, ainsi pendant qu’un amour vit en la volonté, il y règne, et elle demeure soumise à ses mouvements; que si cet amour vient à mourir, elle pourra par après en reprendre un autre. Mais il y a une liberté en la volonté, qui ne se trouve pas en la femme mariée, et c’est que la volonté peut renier son amour quand elle veut, appliquant l’entendement aux motifs qui l’en peuvent dégoûter, et prenant résolution de changer d’objet; car ainsi pour faire vivre et régner l’amour de Dieu en nous, nous amortissons l’amour-propre ; si nous ne pouvons l’anéantir du tout, au moins nous l’affaiblissons ; en sorte que, s’il vit en nous, il n’y règne plus; comme au contraire, nous pouvons, en quittant l’amour sacré, adhérer à celui des créatures, qui est l’infâme adultère que le céleste époux reproche si souvent aux pécheurs.


CHAPITRE V Des affections de la volonté.

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Il n’y a pas moins de mouvements en l’appétit intellectuel ou raisonnable qu’on appelle volonté, qu’il y en a en l’appétit sensible ou sensuel, mais ceux-là sont ordinairement appelés affections, et ceux-ci passions. Les philosophes et païens ont aimé aucunement (1) Dieu, leurs républiques, la vertu et les sciences; ils ont haï le vice, espéré les honneurs, désespéré d’éviter la mort ou la calomnie, désiré de savoir, voire même d’être bien heureux après leur mort; se sont enhardis pour

(1) Aucunement, quelquefois.

surmonter les difficultés qu’il y avait au pourchas (1) de la vertu, ont craint le blâme, ont fui plusieurs fautes, ont vengé l’injure publique, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun propre intérêt. Or, tous ces mouvements étaient en la partie raisonnable, puisque le sens, ni par conséquent l’appétit sensuel, ne sont pas capables d’être appliqués à ces objets, et partant ces mouvements étaient des affections de l’appétit intellectuel ou raisonnable, et non pas des passions de l’appétit sensuel.

(1) Pourchas, recherche obstinée.

Combien de fols avons-nous des passions en l’appétit sensuel ou convoitise, contraires aux affections que nous sentons en même temps dans l’appétit raisonnable ou dans la volonté! Le jeune homme dont parle saint Jérôme, se coupant la langue à belles dents, et la crachant sur le nez de cette maudite femme qui l’enflammait à la volupté, ne témoignait-il pas d’avoir en la volonté une extrême affection de déplaisir, contraire à la passion du plaisir que par force on lui faisait sentir en la convoitise et appétit sensuel? Combien de fois tremblons-nous de crainte entre les hasards auxquels notre volonté nous porte et nous fait demeurer ! combien de fois haïssons-nous les voluptés esquelles notre appétit sensuel se plaît, aimant les biens spirituels esquels il se déplaît! En cela consiste la guerre que nous sentons tous les jours entre l’esprit et la chair, entre notre homme extérieur qui dépend des sens, et l’homme intérieur qui dépend de la raison, entre le vieil Adam qui suit les appétits de son Eve, ou de la convoitise, elle nouvel Adam qui seconde la sagesse céleste et la sainte raison.

Les stoïciens, ainsi que saint Augustin le rapporte (1), niant que l’homme sage puisse avoir des passions, confessaient néanmoins, ce semble, qu’il avait des affections, lesquelles ils appelaient eupathies et bonnes passions, ou bien, comme Cicéron, constances; car ils disaient que le sage ne convoitait pas, mais voulait; qu’il n’avait point de liesse, mais de joie; qu’il n’avait point de crainte, mais de prévoyance et précaution; en sorte qu’il n’était ému, sinon pour la raison et selon la raison. Pour cela, ils niaient surtout que l’homme sage pût avoir aucune tristesse, d’autant qu’elle ne regarde que le mal survenu, et que rien n’advient en mal à l’homme sage, puisque nul n’est jamais offensé que par soi-même, selon leur maxime. Et certes, Théotime, ils n’eurent pas tort de vouloir qu’il y eût des eupathies et bonnes affections en la partie raisonnable de l’homme ; mais ils eurent tort de dire qu’il n’y avait point sle passions en la partie sensitive, et que la tristesse ne touchait point le coeur de l’homme sage; car laissant à part que eux-mêmes en étaient troublés, comme il a été dit, se pourrait-il bien faire que la sagesse nous privât de lu miséricorde, qui est une vertueuse tristesse, laquelle arrive en nos coeurs pour nous porter au désir de délivrer le prochain du mal qu’il endure? Aussi le plus homme de bien de tout le paganisme, Épictète, ne suivit pas cette erreur, que les passions ne s’élevassent point en l’homme sage, ainsi que saint Augustin atteste, lequel même montre encore que la dissension des stoïciens avec les autres philosophes, en ce sujet, n’a pas été qu’une pure dispute des paroles, et débat de tangage.

(1) De civit., 1. XIV, C. VIII.

Or, ces affections que nous sentons en notre partie raisonnable, sont plus ou moins nobles et spirituelles, selon qu’elles ont leurs objets plus ou moins relevés, et qu’elles se trouvent en un degré plus éminent die l’esprit; car il y a des affections en nous qui procèdent du discours que nous faisons selon l’expérience des sens; il y en a d’autres formées sur le discours tiré des sciences humaines; il y en a encore d’autres qui proviennent des discours faits selon la foi, et enfin il y en a qui ont leur origine du simple sentiment et acquiescement que l’âme fait à la vérité et volonté de Dieu. Les premières sont nommées affections naturelles, car qui est celui qui ne désire naturellement d’avoir la santé, les provisions requises au vêtir et à la nourriture, les douces et agréables conversations? Les secondes affections sont nommées raisonnables, d’autant qu’elles sont toutes appuyées sur la connaissance spirituelle de la raison, par laquelle notre volonté est excitée à rechercher la tranquillité du coeur, les vertus morales, le vrai honneur, la contemplation philosophique des choses éternelles. Les affections du troisième rang se nominent chrétiennes, parce qu’elles prennent leur naissance des discours tirés de la doctrine de Notre-Seigneur, qui nous fait chérir la pauvreté volontaire, la chasteté parfaite, la gloire du paradis. Mais les affections du suprême degré sont nommées divines et surnaturelles, parce que Dieu lui-même les répand en nos esprits, et qu’elles regardent et tendent en Dieu, sans l’entremise d’aucun discours, ni d’aucune lumière naturelle, selon qu’il est aisé de concevoir parce que nous dirons ci-après des acquiescements et sentiments qui se pratiquent au sanctuaire de l’âme. Et ces affections surnaturelles sont principalement trois l’amour de l’esprit envers les beautés des mystères de la foi, l’amour envers l’utilité des biens qui nous sont promis en l’autre vie, et l’amour envers la souveraine bonté de la très sainte et éternelle divinité.


CHAPITRE VI Comme l’amour de Dieu domine sur les autres amours.

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La volonté gouverne toutes les autres facultés de l’esprit humain; mais elle est gouvernée par son amour, qui la rend telle qu’il est. Or, entre tous les amours, celui de Dieu tient le sceptre, et a tellement l’autorité de commander inséparablement unie, et propre à sa nature, que s’il n’est le maître incontinent il cesse d’être et périt.

Ismaël ne fut point héritier avec Isaac, son frère plus jeune; Ésaü fut destiné au service de son frère puîné ; Joseph fut adoré, non seulement par ses frères, mais aussi par son père, et voire même par sa mère en la personne de Benjamin, ainsi qu’il l’avait prévu ès songes de sa jeunesse. Ce n’est certes pas sans mystères que les derniers entre ces frères emportent ainsi les avantages sur leurs aînés. L’amour divin est voirement (1) le puîné entre toutes les affections du coeur humain; car, comme dit l’Apôtre, ce qui est animal est premier, et le spirituel après (
1Co 15,46) ; mais ce puîné hérite toute l’autorité; et l’amour-propre, comme un autre Ésaü, est destiné à son service ; et non seulement tous les autres mouvements de l’âme, comme ses frères, l’adorent et lui sont soumis, mais aussi l’entendement et la volonté, qui lui tiennent lieu de père et de mère. Tout est sujet à. ce céleste amour, qui veut toujours être ou roi ou rien, ne pouvant vivre qu’il ne domine ou règne, ni régner, si ce n’est souverainement.

(1) Voirement, véritablement, même.


Isaac, Jacob et Joseph furent des enfants surnaturels; car leurs mères, Sara, Rebecca et Rachel étant stériles par nature, les conçurent par la grâce de la bonté céleste; c’est pourquoi ils furent établis maîtres de leurs frères. Ainsi l’amour sacré est un enfant miraculeux, puisque la volonté humaine ne le peut concevoir, si le Saint-Esprit ne le répand dans nos coeurs ; et comme surnaturel, il doit présider et régner sur toutes les affections, voire même sur l’entendement et la volonté.

Et bien qu’il y ait d’autres mouvements surnaturels en l’âme, la crainte, la piété, la force, l’espérance, ainsi qu’Ésaü et Benjamin furent enfants surnaturels de Rachel et Rebecca ; si est-ce que le divin amour est le Maître, l’héritier et le supérieur, comme étant fils de la promesse, puisque c’est en sa faveur que le ciel est promis à l’homme. Le salut est montré à la foi, il est préparé à l’espérance; mais il n’est donné qu’à la charité. La foi montre le chemin de la terre promise comme une colonne de nuée et de feu, c’est-à-dire claire et obscure; l’espérance nous nourrit de sa manne de suavité; mais la charité nous y introduit comme l’arche de l’alliance, qui nous fait le passage au Jourdain, c’est-à-dire au jugement, et qui demeurera au milieu du peuple, en la terre céleste promise aux vrais Israélites ; en laquelle, ni la colonne de la foi ne sert plus de guide, ni on ne se repaît plus de la manne d’espérance.

Le saint amour fait son séjour sur la plus haute et relevée région de l’esprit, où il fait ses sacrifices et holocaustes à la divinité, ainsi qu’Abraham fit le sien et que Notre-Seigneur s’immola sur le coupeau (1) du mont Calvaire, afin que d’un lieu si relevé, il soit ouï et obéi par son peuple, c’est-à-dire par toutes les facultés et affections de l’âme qu’il gouverne avec une douceur non-pareille car l’amour n’a point de forçats ni d’esclaves, ains réduit toutes choses à son obéissance avec une force si délicieuse, que comme rien n’est si fort que l’amour, aussi rien n’est si aimable que sa force.

Les vertus sont en l’âme pour modérer ses mouvements, et la charité, comme première de toutes les vertus, les régit et les tempère toutes, non seulement parce que le premier en chaque espèce des choses sert de règle et mesure à tout le reste, mais aussi parce que Dieu ayant créé l’homme à son image et semblance, veut que comme en lui tout y soit ordonné par l’amour et pour l’amour.

(1) Coupeau, partie de montagne, sommet.



Sales: Amour de Dieu 4