Sales: Amour de Dieu 1100

CHAPITRE XI Qu’il y a deux portions en l’âme, et comment.

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Nous n’avons qu’une âme, Théotime, et laquelle est indivisible, mais en cette âme il y a divers degrés de perfection, car elle est vivante, sensible et raisonnable, et selon ces divers degrés elle a aussi diversité de propriétés et inclinations, par lesquelles elle est portée à la fuite ou à l’union des choses, car premièrement comme nous voyons que la vigne hait, par manière de dire, et fuit les choux, en sorte qu’ils s’entrenuisent l’un à l’autre, et qu’au contraire elle se plaît avec l’olivier; ainsi voyons-nous que naturellement il y a contrariété entre l’homme et le serpent, en sorte que la seule salive de l’homme qui est à jeûn fait mourir le serpent (1), et qu’au contraire l’homme et la brebis ont une merveilleuse convenance, et se plaisent l’un avec l’autre. Or, cette inclination ne procède d’aucune connaissance que l’un ait de la nuisance de son contraire, ou de l’utilité de celui avec lequel il a convenance, ains seulement d’une propriété occulte et secrète, qui produit cette contrariété et antipathie insensible, comme aussi la complaisance et sympathie.

(1) Ces termes de comparaison sont empruntés à des opinions populaires de l’époque.

Secondement, nous avons en nous l’appétit sensitif par le moyen duquel nous sommes portés à la recherche et à la fuite de plusieurs choses par la connaissance sensitive que nous en avons; tout ainsi comme les animaux, desquels les uns appètent (1) une chose et les autres une autre, selon la connaissance qu’ils ont qu’elle leur est convenable ou non; et en cet appétit réside ou d’icelui provient l’amour que nous appelons sensuel ou brutal, qui, à proprement parler, ne doit néanmoins pas être appelé amour, ains simplement appétit.

En troisième lieu, en tant que nous sommes raisonnables, nous avons une volonté par laquelle nous sommes portés à la recherche du bien, selon que nous le connaissons ou jugeons être tel par le discours. Or, en notre âme, en tant qu’elle est raisonnable, nous remarquons manifestement deux degrés de perfection, que le grand saint Augustin, et après lui tous les docteurs ont appelés deux portions de l’âme, l’inférieure et la supérieure, desquelles celle-là est dite inférieure, qui discourt et fait ses conséquences (2), selon ce qu’elle apprend et expérimente par les sens, et celle-là est dite supérieure, qui discourt et fait ses conséquences selon la connaissance intellectuelle, qui n’est point fondée sur l’expérience des sens, ains sur le discernement et jugement de l’esprit; aussi cette portion supérieure est appelée communément esprit et partie mentale de l’âme, comme l’inférieure est ordinairement appelée le sens ou sentiment et raison humaine.

(1) Appètent, désirent par instinct.
(2) Fait ses conséquences, tire des inductions, conclut.

Or, cette portion supérieure peut discourir selon deux sortes de lumières, ou bien selon la lumière naturelle, comme ont fait les philosophes, et tous ceux qui ont discouru par science, eu selon la lumière surnaturelle, comme font les théologiens et chrétiens, en tant qu’ils établissent leur discours sur la foi et parole de Dieu révélée, et encore plus particulièrement ceux desquels l’esprit est conduit par de particulières illustrations (1), inspirations et émotions célestes. C’est ce que dit saint Augustin, que la supérieure portion de l’âme est celle par laquelle nous adhérons et nous appliquons à l’obéissance de la loi éternelle.

Jacob pressé de l’extrême nécessité de sa famille, lâcha son Benjamin pour être mené par ses frères en Égypte, ce qu’il fit contre son gré, comme l’histoire sacrée assure, en quoi il témoigne deux volontés, l’une inférieure, par laquelle il se fâchait de l’envoyer, l’autre supérieure, par laquelle il se résolut de l’envoyer; car le discours (2) pour lequel il se fâchait de l’envoyer était fondé sur le plaisir qu’il sentait de l’avoir auprès de soi, et le déplaisir qu’il lui revenait de la séparation d’icelui, qui sont des fondements perceptibles et sensibles; mais la résolution qu’il prend de l’envoyer, était fondée sur une raison de l’état de sa famille, pour la prévoyance de la nécessité future et approchante. Abraham, selon l’inférieure portion de son âme, dit cette parole, qui témoigne quelque sorte de défiance, quand l’ange lui annonça qu’il aurait un fils: Pensez-vous qu’à un homme de cent ans puisse naître un enfant (
Gn 17,17)? Mais selon la supérieure, il crut en Dieu et il lui fut imputé à justice : selon la portion inférieure, Il fut sans doute grandement troublé quand il lui fut enjoint de sacrifier son enfant; mais selon la supérieure, il se détermina de le sacrifier courageusement.

(1) Illustrations, clartés.
(2) Le discours, le raisonnement.


Nous expérimentons (2) tous les jours d’avoir plusieurs volontés contraires. Un père envoyant son fils, ou en la cour, ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure il a de la répugnance à la séparation; et quoi qu’une fille soit mariée au gré de son père et de sa mère, si est-ce que (3) prenant leur bénédiction, elle excite les larmes; en sorte que la volonté supérieure acquiesçant à son départ, l’inférieure montre de la résistance. Or, ce n’est pas pourtant à dire qu’il y ait en l’homme deux âmes ou deux natures, comme pensaient les Manichéens. Non dit saint Augustin, livre huitième de ses Confessions, chapitre dixième, ains la volonté alléchée par divers attraits, émue par diverses raisons, semble être divisée en soi-même, tandis qu’elle est tirée de deux côtés, jusques à ce que prenant parti selon sa liberté, elle suit ou l’un ou l’autre; car alors la plus puissante volonté surmonte, et gagnant le dessus, ne laisse à l’âme que le ressentiment du mal que le débat lui a fait, que nous appelons contre-coeur.

(2) Nous expérimentons d’avoir, nous constatons par l’expérience que nous avons...
(3) Si est-ce que, toujours est-il que.

Mais l’exemple de notre Sauveur est admirable pour ce sujet, et après la considération duquel il n’y a plus à douter de la distinction de la portion supérieure et inférieure de l’âme; car qui ne sait-entre les théologiens qu’il fut parfaitement glorieux dès l’instant de sa conception au sein de la Vierge? Et néanmoins il fut à même temps sujet aux tristesses, regrets et afflictions de coeur, et ne faut pas dire qu’il souffrit seulement selon son corps, ni même selon l’âme, en tant qu’elle était sensible, ou, ce qui est la même chose, selon les sens; car lui-même atteste qu’avant qu’il souffrît aucun tourment extérieur, ni même qu’il vit les bourreaux auprès de soi, son âme était triste jusqu’à la mort (Mt 26,38). Ensuite de quoi il fit la prière que le calice de sa passion fût transporté de lui, c’est-à-dire, qu’il en fût exempt : en quoi il exprime manifestement le vouloir de la portion inférieure de son âme, laquelle discourant sur les tristes et angoisseux objets de la passion qui lui était préparée, et de laquelle la vive image était représentée en son imagination, il en tira, par une conséquence très raisonnable, la fuite et l’éloignement d’iceux, dont il fait la demande à son Père, par où on remarque clairement que la portion inférieure de l’âme n’est pas la même chose que le degré sensitif d’icelle, ni la volonté inférieure une même chose avec l’appétit sensuel ; car l’appétit sensuel, ni l’âme, selon son degré sensitif, ne sont pas capables de faire aucune demande ni prière, qui sont des actes de la faculté raisonnable, et particulièrement ils ne sont pas capables de parler à Dieu, objet auquel les sens ne peuvent atteindre pour en donner la connaissance à l’appétit; mais ce même Sauveur, ayant fait cet exercice de la portion inférieure, et témoigné que, selon icelle et les considérations qu’elle faisait, sa volonté inclinait à la fuite des douleurs et des peines, il montra par après qu’il avait la portion supérieure, par laquelle adhérant inviolablement à la volonté éternelle et au décret que le Père céleste avait fait, il accepta volontairement la mort, et nonobstant la répugnance de la partie inférieure de la raison, il dit: Ah ! non, mon Père, que ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre (Lc 22,42). Quand il dit ma volonté, il parle de sa volonté selon la portion inférieure, et d’autant qu’il dit cela volontairement, il montre qu’il a une volonté supérieure.

(1)



CHAPITRE XII Qu’en ces deux portions de l’âme, il y a quatre différents degrés de raison.

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Il y avait trois parvis au temple de Salomon: l’un était pour les Gentils et étrangers qui, voulant recourir à Dieu, venaient adorer en Jérusalem ; le second était pour les Israélites, hommes et femmes (car la séparation des femmes ne fut pas faite par Salomon); le troisième était pour les prêtres et pour l’ordre lévitique : et enfin, outre tout cela, il y avait le sanctuaire ou maison sacrée, en laquelle le seul grand prêtre avait accès une fois l’an. Notre raison, ou pour mieux dire, notre âme, en tant qu’elle est raisonnable, est le vrai temple du grand Dieu, lequel y réside plus particulièrement. Je te cherchais, dit saint Augustin, hors de moi, et je ne te trouvais point, parce que tu étais en moi. En ce temple mystique, il y a aussi trois parvis, qui sont trois différents degrés de raison: au premier nous discourons selon l’expérience des sens, au second nous discourons selon les sciences humaines, au troisième nous discourons selon la foi; et enfin, outre cela, il y aune aussi certaine éminence et suprême pointe de la raison et faculté spirituelle, qui n’est point conduite par la lumière du discours, ni de la raison, ains par une simple vue de l’entendement et un simple sentiment de la volonté, par lesquels l’esprit acquiesce, et se soumet à la vérité et à la volonté de Dieu.

Or cette extrémité et cime de notre âme, cette pointe suprême de notre esprit, est naïvement bien représentée par le sanctuaire, ou maison sacrée. Car, 1° au sanctuaire il n’y avait point de fenêtres pour éclairer; en ce degré de l’esprit il n’y a point de discours qui illumine. 2° Au sanctuaire, toute la lumière entrait par la porte ; en ce degré de l’esprit rien n’entre que par la foi, laquelle produit, comme par manière de rayon, la vue et le sentiment de la beauté et bonté du bon plaisir de Dieu. 3° Nul n’entrait dedans le sanctuaire, que le grand prêtre. En cette pointe de l’âme le discours n’a point d’accès, ains seulement le grand, universel et souverain sentiment que la volonté divine doit être souverainement aimée, approuvée et embrassée, non seulement en particulier pour quelque chose, mais en général pour toutes choses, et non seulement en général pour toutes choses, mais en particulier pour chaque chose. 4° Le grand prêtre, entrant dans le sanctuaire, obscurcissait encore la lumière qui entrait par la porte, jetant force parfums dans son encensoir, la fumée desquels rebouchait les rayons de la clarté que l’ouverture de la porte rendait; et toute la vue qui se fait en la suprême pointe de l’âme, est en certaine façon obscurcie par les renoncements et résignations que l’âme fait; ne voulant pas tant regarder et voir la beauté de la vérité et la vérité de la bonté qui lui est présentée, qu’elle veut l’embrasser et l’adorer; de sorte que l’âme voudrait presque fermer les yeux, soudain (1) qu’elle a commencé à voir la dignité de la volonté de Dieu, afin que sans s’occuper davantage à la considérer, elle pût plus puissamment et parfaitement l’accepter, et par une complaisance absolue, s’unir infiniment et se soumettre à elle. Enfin, 5° au sanctuaire était l’arche d’alliance, et en icelle, ou au moins joignant icelle, étaient les tables de la loi, la manne dans une cruche d’or et la verge d’Aaron, qui fleurit et fructifia en une nuit; et en cette suprême pointe de l’esprit se trouvent: 1° la lumière de la foi, représentée par la manne cachée dans la cruche, par laquelle nous acquiesçons à la vérité des mystères que nous n’entendons pas; 2° l’utilité de l’espérance, représentée par la verge fleurie et féconde d’Aaron, par laquelle nous acquiesçons aux promesses des biens que nous ne voyons point; 3° la suavité de la très sainte charité, représentée ès commandements de Dieu qu’elle comprend; par laquelle nous acquiesçons à l’union de notre esprit avec celui de Dieu, laquelle nous ne sentons presque pas.

(1) Soudain que, aussitôt que.

Car, encore que la foi, l’espérance et la charité répandent leur divin mouvement presque en toutes les facultés de l’âme, tant raisonnables que sensitives, les réduisant et assujettissant saintement sous leur juste autorité; si est-ce que leur spéciale demeure, leur vrai et naturel séjour, est en cette suprême pointe de l’âme, de laquelle, comme d’une heureuse source d’eau vive, elles s’épanchent par divers surgeons (1) et ruisseaux sur les parties et facultés intérieures.

(1) Surgeons, jets d’eau, du latin surgere.

De sorte, Théotime, qu’en la partie supérieure de la raison il y a deux degrés, en l’un desquels se font les discours qui dépendent de la foi et lumière surnaturelle, et en l’autre se font les simples acquiescements de la foi, de l’espérance et de la charité. L’âme de saint Paul se sentit pressée de deux divers désirs: l’un desquels fut d’être déliée de son corps, pour aller au ciel avec Jésus-Christ, et l’autre de demeurer en ce monde, pour y servir à la conversion des peuples. L’un et l’autre désir étaient sans doute en la partie supérieure, car ils procédaient tous deux de la charité; mais la résolution de suivre le dernier ne se fit pas par discours, aine par une simple vue et un simple sentiment de la volonté du maître, à laquelle la seule pointe de l’esprit de ce grand serviteur acquiesça, au préjudice de tout ce que le discours pouvait conclure.

Mais si la foi, l’espérance et la charité se forment par ce saint acquiescement en la pointe de l’esprit, comment est-ce qu’au degré inférieur se peuvent faire les discours qui dépendent de la lumière de la foi? Ainsi que nous voyons que les avocats au barreau disputent avec beaucoup de discours sur les faits et droits des parties, et que le parlement, ou sénat, résout d’en haut toutes les difficultés par un arrêt, lequel étant prononcé, les avocats et auditeurs ne laissent pas de discourir entre eux sur les motifs que le parlement peut avoir eus; de même, Théotime, après que les discours, et surtout la grâce de Dieu, ont persuadé à la pointe et suprême éminence de l’esprit d’acquiescer, et former l’acte de la foi par manière d’arrêt, l’entendement ne laisse pas de discourir derechef sur cette même foi déjà conçue, pour considérer les motifs et raisons d’icelle; mais cependant les discours de théologie se font au parquet et barreau de la portion supérieure de l’âme, et les acquiescements en haut, au siège et tribunal de la pointe de l’esprit. Or, parce que la connaissance de ces quatre divers degrés de la raison est grandement requise pour entendre tous les traités des choses spirituelles, j’ai voulu l’expliquer assez amplement.


CHAPITRE XIII De la différence des amours.


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On partage l’amour en deux espèces, dont l’une est appelée amour de bienveillance, et l’autre, amour de convoitise. L’amour de convoitise est celui par lequel nous aimons quelque chose pour le profit que nous en prétendons; l’amour de bienveillance est celui par lequel nous aimons quelque chose pour le bien d’icelle ; car qu’est-ce autre chose, avoir l’amour de bienveillance envers une personne, que de lui vouloir du bien?

2° Si celui à qui nous voulons du bien, l’a déjà et le possède, alors nous le lui voulons par le plaisir et contentement que nous avons de quoi il l’a et le possède; et ainsi se forme l’amour de complaisance, qui n’est autre chose que l’acte de la volonté par lequel elle s’unit et joint au plaisir, contentement et bien d’autrui. Mais si celui à qui nous voulons du bien, ne l’a pas encore, nous le lui désirons; et partant cet amour se nomme amour de désir.

3° Quand l’amour de bienveillance est exercé sans correspondance dé la part de la chose aimée, il s’appelle amour de simple bienveillance; quand il est avec mutuelle correspondance, il s’appelle amour d’amitié. Or, la mutuelle correspondance consiste en trois points car il faut que les amis s’entr’aiment, sachent qu’ils s’entr’aiment, et qu’ils aient communication, privauté et familiarité ensemble.

4° Si nous aimons simplement l’ami, sans le préférer aux autres, l’amitié est simple; si nous lu préférons, alors cette amitié s’appellera dilection, comme qui dirait amour d’élection ; parce qu’entre plusieurs choses que nous aimons, nous choisissons celle-là, pour la préférer.

5° Or, quand par cette dilection nous ne préférons pas de beaucoup un ami aux autres, elle s’appelle simple dilection; mais quand au contraire nous préférons grandement et beaucoup un ami aux autres de la sorte, alors cette amitié s’appelle dilection d’excellence.

6° Que si l’estime et préférence que nous faisons de l’ami, quoiqu’elle soit grande, et n’en ait point d’égale, ne laisse pas néanmoins de pouvoir entrer en comparaison et proportion avec les autres, l’amitié s’appellera dilection éminente. Mais, si l’éminence de cette amitié est hors de proportion et de comparaison, au-dessus de toute autre, alors elle sera dite dilection incomparable, souveraine, suréminente; et en un mot, ce sera la charité, laquelle est due à un seul Dieu; et de fait, en notre langage même, les mots de cher, chèrement, enchérir, représentent une certaine estime, un prix, une valeur particulière : de sorte que comme le mot d’homme, parmi le peuple, est presque demeuré aux mâles, comme au sexe plus excellent; et celui d’adoration est aussi presque demeuré pour Dieu, comme pour son principal objet; ainsi le nom de charité est demeuré à l’amour de Dieu, comme à la suprême et souveraine dilection.


CHAPITRE XIV Que la charité doit être nommée amour.

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Origène (1) dit en quelque lieu, qu’à son avis, l’Écriture divine voulant empêcher que le nom d’amour ne donnât quelque sujet de mauvaise pensée aux esprits infirmes, comme plus propre à signifier une passion charnelle qu’une affection spirituelle, en lieu de ce nom-là d’amour, elle a usé de ceux de charité et de dilection, qui sont plus honnêtes. Au contraire, saint Augustin (2) ayant mieux considéré l’usage de la parole de Dieu,, montre clairement que le nom d’amour n’est pas moins sacré que celui de dilection, et que l’un et l’autre signifient parfois une affection sainte, et quelquefois aussi une passion dépravée, alléguant à ces fins plusieurs passages de l’Ecriture. Mais le grand saint Denis (3), comme excellent docteur de la propriété des noms divins, parle bien plus avantageusement en faveur du nom d’amour; enseignant que les théologiens, c’est-à-dire les apôtres et premiers disciples d’iceux (car ce saint n’avait point vu d’autres théologiens), pour désabuser le vulgaire et dompter la fantaisie d’icelui qui prenait le nom d’amour en sens profane et charnel, ils t’ont plus volontiers employé ès choses divines, que celui de dilection, et quoiqu’ils estimassent que l’un et l’autre étaient pris pour une même chose, il a toutefois semblé à quelques-uns

(1) Homil. II in Cant.
(2) De civit., 1. XIV, c. XLVII.
(3) Lib. de Div. nom., c. IV.


d’entre eux que le nom d’amour était plus propre et convenable à Dieu que celui de dilection; si que le divin Ignace a écrit ces paroles : Mon amour est crucifié. Ainsi, comme ces anciens théologiens employaient le nom d’amour ès choses divines, afin de lui ôter l’odeur d’impureté, de laquelle il était suspect selon l’imagination du monde, de même pour exprimer les affections humaines, ils ont pris plaisir d’user du nom de dilection comme exempt du soupçon de déshonnêteté; dont quelqu’un d’entre eux a dit, au rapport de saint Denis : Ta dilection est entrée en mon âme, ainsi que la dilection des femmes. Enfin, le nom d’amour représente pins de ferveur, d’efficace et d’activité, que celui de dilection; de sorte qu’entre les Latins, dilection est beaucoup moins qu’amour. Clodius, dit leur grand orateur (1), me porte dilection, et pour le dire plus excellemment, il m’aime; et partant le nom d’amour, comme plus excellent, a été justement donné à la charité, comme au principal et plus éminent de tous les amours: si que pour toutes ces raisons, et parce que je prétendais de parler des actes de la charité plus que de l’habitude d’icelle, j’ai appelé ce petit ouvrage: Traité de l’amour de Dieu.

(1) Cicéron.



CHAPITRE XV De la convenance qui est entre Dieu et l’homme

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Sitôt que l’homme pense un peu attentivement à la Divinité, il sent une certaine douce émotion de coeur, qui témoigne que Dieu est dieu du coeur humain; et jamais notre entendement n’a tant de plaisir qu’en cette pensée de la Divinité, de laquelle la moindre connaissance, comme dit le prince des philosophes (1), vaut mieux que la plus grande des autres choses; comme le moindre rayon du soleil est plus clair que le plus grand de la lune et des étoiles, aies est plus lumineux que la lune ou les étoiles ensemble. Que quelque accident épouvante notre coeur, soudain il recourt à la Divinité, avouent que quand tout lui est mauvais, elle seule lui est bonne, et que quand il est en péril, elle seule, comme son souverain bien, le peut sauver et garantir.

(1) Le prince des philosophes, Aristote.


Ce plaisir, cette confiance que le coeur humain prend naturellement en Dieu, ne peut certes provenir que de la bonne convenance qu’il y a entre cette divine bonté et notre âme. Convenance grande, mais secrète; convenance que chacun connaît, et que peu de gens entendent; convenance qu’on ne peut nier, mais qu’on ne peut pénétrer. Nous sommes créés à l’image et semblance de Dieu: qu’est-ce à dire cela? sinon que nous avons une extrême convenance avec sa divine majesté.

Notre âme est spirituelle, indivisible, immortelle, entend, veut, et librement est capable de juger, discourir, savoir, et avoir des vertus; en quoi elle ressemble à Dieu. Elle réside toute en tout son corps, et toute en chacune des parties d’icelui, comme la Divinité est toute en tout le monde, et toute en chaque partie du monde. L’homme se connaît et s’aime soi-même, par des actes produits et exprimés de son entendement et de sa volonté, qui procédant de l’entendement et de la volonté distingués l’un de l’autre, restent néanmoins et demeurent inséparablement unis en l’âme et ès facultés desquelles ils procèdent. Ainsi, le Fils procède du Père, comme sa connaissance exprimée, et le Saint-Esprit, comme l’amour exprimé et produit du Père et du Fils; l’une et l’autre personne distinctes entre elles et d’avec le Père, et néanmoins inséparables et unies, aine plutôt une même, seule, simple et très unique indivisible Divinité.

Mais, outre cette convenance de similitude, il y a une correspondance nonpareille entre Dieu et l’homme pour leur réciproque perfection. Non que Dieu puisse recevoir aucune perfection de l’homme; mais parce que, comme l’homme ne peut être perfectionné que par la divine bonté aussi la divine bonté ne peut bonnement si bien exercer sa perfection hors de soi qu’à l’endroit de notre humanité. L’un a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien; et l’autre grande abondance et grande inclination pour en donner. Rien n’est si à propos pour l’indigence, qu’une libérale affluence; rien si agréable à une libérale affluence, qu’une nécessiteuse indigence; et plus le bien a d’affluence, plus l’inclination de se répandre et communiquer est forte. Plus l’indigent est nécessiteux, plus il est avide de recevoir, comme un vide de se remplir. C’est donc un doux et désirable rencontre, que celui de l’affluence et de l’indigence; et ne saurait-on presque dire qui a plus de contentement, ou le bien abondant à se répandre et communiquer, ou le bien défaillant et indigent à recevoir et tirer, si Notre-Seigneur n’avait dit que c’est chose plus heureuse de donner que de recevoir. Or, où il y a plus de bonheur, il y a plus de satisfaction la divine bonté a donc plus de plaisir à donner ses grâces, que nous à les recevoir.

Les mères ont quelquefois leurs mamelles si fécondes et abondantes, qu’elles ne peuvent durer sans bailler à quelque enfant; et bien que l’enfant suce la mamelle avec grande avidité, la nourrice la lui donne encore plus ardemment, l’enfant tétant, pressé de sa nécessité, et la mère l’allaitant, pressée de sa fécondité.

L’épouse sacrée avait souhaité le saint baiser d’union: Oh! dit-elle, qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1)! Mais y a-t-il assez de convenance, ô la bien-aimée du bien-aimé, entre vous et l’époux; pour parvenir à l’union, que vous désirez? Oui, dit-elle, donnez-le-moi ce baiser d’union, ô le cher ami de mon âme. Car vous avez des mamelles meilleures que le vin, odorantes de parfums excellents (2). Le vin nouveau bouillonne et s’échauffe en soi-même par la force de sa bonté, et ne se peut contenir dans les tonneaux; mais vos mamelles sont encore meilleures; elles pressent votre poitrine par des élans continuels, poussant leur lait qui redonde, comme requérant d’être déchargées : et pour attirer les enfants de votre coeur à les venir téter, elles répandent une odeur attrayante plus que toutes les senteurs des parfums. Ainsi, Théotime, notre défaillance e besoin de l’abondance divine, par disette et nécessité ; mais l’affluence divine n’a besoin de notre indigence que par excellence de perfection et bonté. Bonté qui néanmoins ne devient pas meilleure en se communiquant, car elle, n’acquiert rien en se répandant hors de soi, au contraire elle donne; mais notre indigence demeurerait manquante et misérable, si l’abondance de la bonté ne la secourait.

(1)
Ct 1,1(2) Ct 2


Notre âme donc considérant que rien ne la contente parfaitement, et que sa capacité ne peut être remplie par chose quelconque qui soit au monde ; voyant que son entendement a une inclination infinie de savoir toujours davantage, et sa volonté un appétit insatiable d’aimer et trouver du bien, n’a-t-elle pas raison d’exclamer : Ah donc je ne suis pas faite pour ce monde? Il y a quelque souverain bien duquel je dépends, et quelque ouvrier infini qui a imprimé en moi cet interminable désir de savoir, et cet appétit qui ne peut être assouvi. C’est pourquoi il faut que je tende et m’étende vers lui, pour m’unir et joindre à sa bonté, à laquelle j’appartiens et suis. Telle est la convenance que nous avons avec Dieu. (61)


CHAPITRE XVI Que nous avons une inclination d’aimer Dieu sur toutes choses.

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S’il se trouvait des hommes qui fussent en l’intégrité et droiture originelle en laquelle Adam se trouva lors de sa création, bien que d’ailleurs ils n’eussent aucune autre assistance de Dieu, que celle qu’il donne à chaque créature afin qu’elle puisse faire les actions qui lui sont convenables, non seulement ils auraient l’inclination d’aimer Dieu sur toutes choses, mais aussi ils pourraient naturellement exécuter cette si juste inclination; car comme ce divin auteur et maître de la nature coopère et prête sa main-forte au feu pour monter en haut, aux eaux pour couler vers la mer, à la terre pour descendre en bas, et y demeurer quand elle y est; ainsi ayant lui-même planté dans le coeur de l’homme une spéciale inclination naturelle, non seulement d’aimer le bien en général, mais d’aimer en particulier et sur toutes choses sa divine bonté, qui est meilleure et plus aimable que toutes choses; la suavité de sa providence souveraine requérait qu’il contribuât aussi à ces bienheureux hommes que nous venons de dire, autant de secours qu’il serait nécessaire afin que cette inclination fût pratiquée et effectuée; et ce secours d’un côté serait naturel, comme convenable à la nature, et tendant à l’amour de Dieu, en tant qu’il est auteur et souverain maître de la, nature, et d’autre part il serait surnaturel, parce qu’il correspondrait non à la nature simple de l’homme, mais à la nature ornée, enrichie et honorée de la justice originelle, qui est une qualité surnaturelle procédant d’une très spéciale faveur de Dieu. Mais quant à l’amour sur toutes choses, qui serait pratiqué selon ce secours, il serait appelé naturel, d’autant que les actions vertueuses prennent leur nom de leurs objets et motifs, et cet amour dont nous parlons tendrait seulement à Dieu, selon qu’il est reconnu auteur, seigneur et souveraine fin de toute créature, par la seule lumière naturelle, et par conséquent aimable et estimable sur toutes choses par inclination et propension naturelle.


Or, bien que l’état de notre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la santé et droiture originelle que le premier homme avait en sa création, et qu’au contraire nous soyons grandement dépravés par le péché, si est-ce toutefois que la sainte inclination d’aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connaissons que sa souveraine bonté est aimable sur toutes choses, et n’est pas possible qu’un homme pensant attentivement en Dieu, voire même par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d’amour que la secrète inclination de notre nature suscite au fond du coeur, par lequel à la première appréhension de ce premier et souverain objet, la volonté est prévenue et se sent excitée à se complaire en icelui.

Entre les perdrix il arrive souvent que les unes dérobent les oeufs des autres afin de les couver, soit pour l’avidité qu’elles ont d’être mères, soit pour la stupidité qui leur fait méconnaît leurs oeufs propres ; et voici, chose étrange, mais néanmoins bien témoignée, car le perdreau qui aura été éclos et nourri sous les ailes d’une perdrix étrangère, au premier réclame qu’il ait de sa vraie mère qui avait pondu l’oeuf duquel il est procédé, il quitte la perdrix larronnesse, se rend à sa première mère et se met à sa suite, par la correspondance qu’il a avec sa première origine, correspondance toutefois qui ne paraissait point, ains est demeurée secrète , cachée et comme dormante au fond de la nature jusques à la rencontre de son objet, par lequel étant soudain excitée et comme réveillée, elle fait son coup, et pousse l’appétit du perdreau à son premier devoir. Il en est de même, Théotime, de notre coeur; car quoiqu’il soit couvé, nourri et élevé emmi les choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes de la nature, néanmoins au premier regard qu’il jette en Dieu, à la première connaissance qu’il en reçoit, la naturelle et première inclination d’aimer Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant, et à l’imprévu parait comme une étincelle qui sort d’entre les cendres, laquelle touchant notre volonté lui donne un élan de l’amour suprême, dû au souverain et premier principe de toutes choses.


CHAPITRE XVII Que nous n’avons pas naturellement le pouvoir d’aimer Dieu sur toutes choses.

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Les aigles ont un grand coeur et beaucoup de force à voler, elles ont néanmoins incomparablement plus de vue que de vol, et étendent beaucoup plus vite et plus loin leur regard que leurs ailes; ainsi nos esprits, animés d’une sainte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l’entendement pour voir combien elle est aimable, que de force en la volonté pour l’aimer; car le péché a beaucoup plus débilité la volonté humaine qu’il n’a offusqué l’entendement, et la rébellion de l’appétit sensuel, que nous appelons concupiscence, trouble voirement l’entendement; mais c’est pourtant coutre la volonté qu’il excite principalement sa sédition et révolte, si que la pauvre volonté déjà tout infirme, étant agitée des continuels assauts que la concupiscence lui livre, ne peut faire si grand progrès en l’amour divin, comme la raison et inclination naturelle lui suggèrent qu’elle devrait faire.

Hélas! Théotime, quels beaux témoignages, non seulement d’une grande connaissance de Dieu, mais aussi d’une forte inclination envers icelui, ont été laissés par ces grands philosophes, Socrate, Platon, Trismégiste, Aristote, Hippocrate, Épictète, Sénèque! Socrate, le plus loué d’entre eux, connaissait clairement l’unité de Dieu, et avait tant d’inclination à l’aimer, que, comme saint Augustin témoigne, plusieurs ont estimé qu’il n’enseigna jamais la philosophie morale par autre occasion que pour épurer les esprits, afin qu’ils pussent mieux contempler le souverain bien, qui est la très unique Divinité. Et quant à Platon, il se déclare assez en la célèbre définition de la philosophie et du philosophe (1), disant que philosopher n’est autre chose qu’aimer Dieu, et que le philosophe n’était autre chose que l’amateur de Dieu. Que dirai-je du grand Aristote, qui avec tant d’efficace prouve l’unité de Dieu, et en a parlé si honorablement en trois endroits (2)?

(1) De civit.,1. VIII, C. I. L.
(2) ib. 2


Mais, ô grand Dieu éternel ! ces grands esprits qui avaient tant de connaissance de la Divinité, et tant de propension à l’aimer, ont tous manqué de force et de courage à la bien aimer. Par les créatures visibles ils ont reconnu les choses invisibles de Dieu, voire même son éternelle vertu et divinité, dit le grand Apôtre, de sorte qu’ils sont inexcusables, d’autant qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu, ni ne Lui ont pas fait action de grâces (
Rm 1,20-21). Ils l’ont certes aucunement glorifié, lui donnant des souverains titres d’honneur; mais ils ne l’ont pas glorifié comme il le fallait glorifier, c’est-à-dire ils ne l’ont pas glorifié sur toutes choses, n’ayant pas eu le courage de ruiner l’idolâtrie, ains communiquant avec les idolâtres, retenant la vérité, qu’ils connaissaient, en injustice (Rm 1,18), prisonnière dedans leur coeur, et préférant l’honneur et le vain repos de leurs vies à l’honneur qu’ils devaient à Dieu, ils se sont évanouis en leurs discours .

N’est-ce pas grande pitié, Théotime, de voir Socrate, au récit de Platon (3), parler en mourant des dieux comme s’il y en avait plusieurs, lui qui savait si bien qu’il y en avait qu’un seul? N’est-ce pas chose déplorable que Platon ait ordonné que l’on sacrifie à plusieurs dieux, lui qui savait si bien la vérité de l’unité divine (Rm 1,24)? Et Mercure Trismégiste n’est-il pas lamentable, de lamenter et plaindre si lâchement l’abolissement de l’idolâtrie, lui qui en tant d’endroits avait parlé si dignement de la Divinité?

(3) De civit., 1. VIII, c. XII.

Mais surtout j’admire le pauvre bonhomme Epictète, duquel les propos et sentences sont si douces à lire en notre langue, par la traduction que la docte et belle plume du R. P. Jean de Saint-François, provincial de la congrégation des Feuillants ès Gaules, a depuis peu exposée à nos yeux; car quelle compassion, je vous prie, de voir cet excellent philosophe parler parfois de Dieu avec tant de goût, de sentiment et de zèle, qu’on le prendrait pour un chrétien sortant de quelque sainte et profonde méditation, et néanmoins ailleurs, d’occasion en occasion, mentionner les dieux à la païenne ! Hé! ce bonhomme, qui connaissait si bien l’unité divine, et avait tant de goût de la bonté d’icelle, pourquoi n’a-t-il pas eu la sainte jalousie de l’honneur divin, afin de ne point gauchir (1) ni dissimuler en un sujet de si grande importance?

En somme, Théotime, notre chétive nature, navrée par le péché, fait comme les palmiers que nous avons de deçà, qui font voirement certaines productions imparfaites, et comme des. essais de leurs fruits, mais de porter des dattes entières, mûres et assaisonnées, cela est réservé pour des contrées plus chaudes; car ainsi notre coeur humain produit bien naturellement certains commencements d’amour envers Dieu, mais d’en venir jusqu’à l’aimer sur toutes choses, qui est la vraie maturité de l’amour dû à cette suprême bonté, cela n’appartient qu’aux coeurs animés et assistés de la grâce céleste et qui sont en l’état de la sainte charité; et ce petit amour imparfait, duquel la nature en elle-même sent les élans, ce n’est qu’un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait, mais qui ne veut pas, un vouloir, stériles qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique (Jn 5,2), qui voit la piscine salutaire du saint amour, mais qui n’a pas la force de s’y jeter; et enfin ce vouloir est un avorton de la bonne volonté, qui n’a pas la vie de la généreuse vigueur requise pour en effet préférer Dieu à toutes choses, dont l’Apôtre parlant en la personne du pécheur, s’écrie : Le vouloir est bien en moi, mais je ne trouve pas le moyen de l’accomplir (Rm 8,18).


(1) Gauchir, dévier, aller à gauche




Sales: Amour de Dieu 1100