Sales: Amour de Dieu 250

CHAPITRE V Que la Providence céleste a pourvu aux hommes une rédemption très abondante.

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Or disant, Théotime, que Dieu avait vu et voulu une chose premièrement, et puis secondement une autre, observant ordre entre ses volontés, je l’ai entendu selon qu’il a été déclaré ci-devant, à savoir, qu’encore que tout cela s’est passé en un très seul et très simple acte, néanmoins par icelui, l’ordre, la distinction, et la dépendance des choses n’a pas été moins observée, que s’il y eût en plusieurs actes en l’entendement et volonté de Dieu. Étant donc ainsi que toute volonté bien disposée, qui se détermine de vouloir plusieurs objets également présents, aime mieux, et avant tous, celui qui est le plus aimable ; il s’ensuit que la souveraine Providence faisant son éternel projet et dessein de tout ce qu’elle produirait, elle voulut premièrement et aima, par une préférence d’excellence, le plus aimable objet de son amour, qui est notre Sauveur; et puis, par ordre, les autres créatures, selon que plus ou moins elles appartiennent au service, honneur et gloire d’icelui.

Ainsi tout a été fait pour ce divin homme, qui pour cela est appelé Ainé de toute créature; possédé par la divine majesté au commencement des voies d’icelle, avant qu’elle fit chose quelconque, créé au commencement avant les siècles car en lui toutes choses sont faites, et il est avant tout, et toutes choses sont établies en lui, et il est chef de toute l’Église, tenant en tout et partout la primauté (
Col 1,15-18). On ne plante principalement la vigne que pour le fruit; et partant le fruit est le premier désiré et prétendu, quoique les feuilles et les fleurs précèdent en la production. Ainsi, le grand Sauveur fut en premier en l’intention divine, et en ce projet éternel que la divine Providence fit de la production des créatures, et en contemplation de ce fruit désirable fut plantée la vigne de l’univers, et établie la succession de plusieurs générations, qui, à guise de feuilles et de fleurs, le devaient précéder, comme avant-coureurs et préparatifs convenables à la production de ce raisin, que l’épouse sacrée loua tant ès Cantiques, et la liqueur duquel réjouit Dieu et les hommes.

Or donc maintenant, mon Théotime, qui doutera de l’abondance des moyens du salut, puisque nous avons un si grand Sauveur, en considération duquel nous avons été faits et par les mérites duquel nous avons été rachetés? Car il est mort pour tous, parce que tous étaient morts, et sa miséricorde a été plus salutaire pour racheter la race des hommes, que la misère d’Adam n’avait été vénéneuse pour la perdre. Et tant s’en faut que le péché d’Adam ait surmonté la débonnaireté divine, que tout au contraire il l’a excitée et provoquée; si que par une suave et très amoureuse antipéristase (1) et contention elle s’est revigorée à la présence de son adversaire; et comme ramassant ses forces pour vaincre, elle a fait surabonder la grâce où l’iniquité avait abondé; de sorte que la sainte Église, par un saint excès d’admiration, s’écrie la veille de Pâques : O péché d’Adam, à la vérité nécessaire, qui a été effacé par la mort de Jésus-Christ! ô coulpe bienheureuse, qui a mérité d’avoir un tel et si grand Rédempteur! Certes, Théotime, nous pouvons dire comme cet ancien: Nous étions perdus, si nous n’eussions été perdus; c’est-à-dire, notre perte nous a été à profit, puisqu’en effet la nature humaine a reçu plus de grâce par la rédemption de son Sauveur, qu’elle n’en eût jamais reçu par l’innocence d’Adam, s’il eût persévéré en icelle.

(1) Antipéristase, action de deux qualités contraires qui s’aident mutuellement.

Car encore que la divine Providence ait laissé en l’homme de grandes marques de sa sévérité parmi la grâce même de sa miséricorde, comme, par exemple, la nécessité de mourir, les maladies, les travaux, la rébellion de la sensualité ; si est-ce que la faveur céleste, surnageant à tout cela, prend plaisir de convertir toutes ces misères au plus grand profit de ceux qui l’aiment, faisant naître la patience sur les travaux, le mépris du monde sur la nécessité de mourir, et mille victoires sur la concupiscence; et comme l’arc-en-ciel touchant l’épine aspalathus (1) la rend plus odorante que les lis, aussi la rédemption de notre Seigneur touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables que n’eût jamais été l’innocence originelle. Les anges ont plus de joie au ciel, dit le Sauveur, sur un pécheur pénitent, que sur quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence (Lc 15,7). Et de même, l’état de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l’innocence. Certes, en l’arrosement du sang de notre Seigneur fait par l’hysope de la croix, nous avons été remis en une blancheur incomparablement plus excellente que celle de la neige de l’innocence, sortant, comme Naaman (2R 5,14), du fleuve de salut plus purs et nets que si jamais nous n’eussions été ladres (3), afin que la divine Majesté, ainsi qu’elle nous a ordonné de faire, ne fût pas vaincue par le mal, ains vainquit le mal par le bien (Rm 12,21); que sa miséricorde, comme une huile sacrée, se tint au-dessus du jugement (Jc 2,13), et que ses misérations surmontassent toutes ses oeuvres (Ps 144,3).

(1) Aspalalthus, ou aspalat, bois odoriférant qui ressemble au genêt, au cytise. — Allusion à une opinion populaire.
(3) Ladres, lépreux.



CHAPITRE VI. De quelques faveurs spéciales exercées en la rédemption des hommes par la divine Providence.

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Dieu certes montre admirablement la richesse incompréhensible de son pouvoir en cette si grande variété de choses que nous voyons en la nature; mais il fait encore plus magnifiquement paraître les trésors infinis de sa bonté en la différence nonpareille des biens que nous reconnaissons en la grâce; car, Théotime, il ne s’est pas contenté, en l’excès sacré de sa miséricorde, d’envoyer à son peuple, c’est-à-dire au genre humain, une rédemption générale et universelle, par laquelle un chacun peut être sauvé; mais il l’a diversifiée en tant de manières, que sa libéralité reluisant eu toute cette variété, cette variété réciproquement embellit aussi sa libéralité.

Ainsi il destina premièrement pour sa très sainte mère une faveur digne de l’amour d’un fris, qui étant tout sage, tout-puissant et tout bon, se devait préparer une mère à son gré, et partant il voulut que sa rédemption lui fût appliquée par manière de remède préservatif, afin que le péché, qui s’écoulait de génération en génération, ne parvint point à elle; de sorte qu’elle fut rachetée si excellemment, qu’encore que par après le torrent de l’iniquité originelle vint rouler ses ondes infortunées sur la conception de cette sacrée Dame avec autant d’impétuosité comme il eût fait sur celte des autres filles d’Adam, si est-ce qu’étant arrivé là il ne passa point outre, ains s’arrêta court, comme fit anciennement le Jourdain du temps de Josué, et pour le même respect; car ce fleuve retint son cours en révérence du passage de l’arche de l’alliance, et le péché originel retira ses eaux, révérant et redoutant la présence du vrai tabernacle de l’éternelle alliance.


De cette manière donc Dieu détourna de sa glorieuse mère toute captivité, lui donnant le bonheur des deux états de la nature humaine, puisqu’elle eut l’innocence que le premier Adam avait perdue, et jouit excellemment de la rédemption que le second lui acquit; au suite de quoi, comme un jardin d’élite, qui devait porter le fruit de vie, elle fut rendue florissante en toutes sortes de perfections. Ce fils de l’amour éternel, ayant ainsi paré sa mère de robe d’or recamée (1) en belles variétés, afin qu’elle fût la reine de sa dextre, c’est-à-dire la première de tous les élus qui jouiraient des délices de la dextre divine. Si que cette mère sacrée, comme toute réservée à son fils, fut par lui rachetée, non seulement de la damnation, mais aussi de tout péril de la damnation, lui assurant la grâce et la perfection de la grâce, en sorte qu’elle marchât comme une belle aube, qui, commençant à poindre, va continuellement croissant en clarté jusqu’au plein jour. Rédemption admirable chef-d’oeuvre du Rédempteur, et la première de toutes les rédemptions par laquelle le fils d’un coeur vraiment filial, prévenant sa mère ès bénédictions de douceur, il la préserve, non seulement du péché comme les anges, mais aussi de tout péril de péché, et de tous les éloignements et retardements de l’exercice du saint amour. Aussi, proteste-t-il qu’entre toutes les créatures raisonnables qu’il a choisies, cette mère est « son unique colombe, sa toute parfaite, sa toute chère bien-aimée, hors de tout parangon (2) et de toute comparaison (
Ct 6,8). »

(1) Recamée, brodée, de l’italien ricamata.
(2) Parangon, modèle,

Dieu disposa aussi d’autres faveurs pour un petit nombre de rares créatures qu’il voulait mettre hors du danger de la damnation; comme il est certain de saint Jean-Baptiste, et très probable de Jérémie, et de quelques autres que la divine Providence alla saisir dans le ventre de leurs mères, et dès lors les établit en la perpétuité de sa grâce, afin qu’ils demeurassent fermes en son amour, bien que sujets aux retardements et péchés véniels, qui sont contraires à la perfection de l’amour, et non à l’amour même: et ces âmes, en comparaison des autres, sont comme des reines, toujours couronnées de charité, qui tiennent le rang principal en l’amour du Sauveur après sa mère, laquelle est la reine des reines; reine, non seulement couronnée d’amour, mais de la perfection de l’amour, et qui plus est, couronnée de son fils propre, qui est le souverain objet de l’amour, puisque les enfants sont la couronne de leurs pères et mères.

Il y a encore d’autres âmes lesquelles Dieu disposa de laisser pour un temps exposées, non au péril de perdre le salut, mais bien au péril de perdre son amour; ains il permit qu’elles le perdissent en effet, ne leur assurant point l’amour pour toute leur vie, ains seulement pour la fin d’icelle, et pour certain temps précédent. Tels furent David, les apôtres, la Magdeleine et plusieurs autres, qui pour un temps demeurèrent hors de l’amour de Dieu; mais enfin, étant une bonne fois convertis, ils furent confirmés en la grâce jusqu’à la mort, de sorte que dès lors demeurant voirement (1) sujets à quelques imperfections, ils furent toutefois exempts de tout péché mortel, et par conséquent du péril de perdre le divin amour, et furent comme des amantes sacrées de l’époux céleste, parées voirement de la robe nuptiale de son très saint amour, mais non pas pourtant couronnées, parce que la couronne est un ornement de la tête, c’est-à-dire de la première partie de la personne.

(1) Voirement, même.


Or la première partie de la vie des âmes de ce rang ayant été sujette à l’amour des choses terrestres, elles ne peuvent porter la couronne de l’amour céleste, ains leur suffit d’en porter la robe, qui les rend capables du lit nuptial de l’époux divin, et d’être éternellement bienheureuses avec lui.


CHAPITRE VII Combien la Providence sacrée est admirable en la diversité des grâces qu’elle distribue aux hommes.

270 Il y eut donc en la Providence éternelle une faveur incomparable pour la reine des reines, mère de très belle dilection (Si 24,24) et toute très uniquement parfaite. Il y en eut aussi des spéciales pour des autres. Mais après cela cette souveraine bonté répandit une abondance de grâces et bénédictions sur toute la race des hommes, et la nature des anges, de laquelle tous ont été arrosés comme d’une pluie qui tombe sur les bons et les mauvais (Mt 5,45); tous ont été éclairés, comme d’une lumière qui illumine tout homme tenant en ce monde (Jn 1,9); tous ont reçu leur part, comme d’une semence qui tombe non seulement sur la bonne terre, mais emmi les chemins, entre les épines et sur les pierres (Mt 13,4); afin que tous fussent inexcusables devant le Rédempteur, s’ils n’emploient cette très abondante rédemption pour leur salut.

Mais pourtant, Théotime, quoique cette très abondante suffisance de grâces soit ainsi versée sur toute la nature humaine, et qu’en cela nous soyons tous égaux, et qu’une riche abondance de bénédictions nous soit offerte à tous; si est-ce néanmoins que la variété de ces faveurs est si grande, qu’on ne peut dire qui est plus admirable, ou la grandeur de toutes les grâces en une si grande diversité, ou la diversité en tant de grandeurs. Qui ne voit qu’entre les chrétiens, les moyens du salut sont plus grands et plus puissants qu’entre les barbares, et que parmi les chrétiens, il y a des peuples et des villes où les pasteurs sont plus fructueux et capables? Or, de nier que ces moyens extérieurs ne soient pas des faveurs de la Providence divine, ou de révoquer en doute qu’ils ne contribuent pas au salut et à la perfection des âmes, ce serait être ingrat envers la Bonté céleste, et démentir la véritable expérience qui nous fait voir que, pour l’ordinaire, où ses moyens extérieurs abondent, les intérieurs ont plus d’effet, et réussissent mieux.
Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes parfaitement semblables ès dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux ès surnaturels. Les anges (comme le grand saint Augustin et saint Thomas assurent) reçurent la grâce selon la variété de leurs conditions naturelles.

Or ils sont tous, ou de différente espèce, ou au moins de diverses conditions, puisqu’ils sont distingués les uns des autres; donc, autant qu’il y a d’anges, il y a aussi de grâces différentes, et bien que quant aux hommes la grâce ne soit pas donnée selon leurs conditions naturelles, toutefois la divine douceur, prenant plaisir et, par manière de dire, s’égayant en la production des grâces, elle les diversifie en infinies façons, afin que de cette variété se fasse le bel émail de sa rédemption et miséricorde, dont l’Eglise chante, en la fête de chaque confesseur évêque : Il ne s’en est point trouvé de semblable à lui (1). Et comme au ciel nul ne sait le nom nouveau, sinon celui qui le reçoit (2), parce que chacun des bienheureux a le sien particuliers selon l’être nouveau de la gloire qu’il acquiert; ainsi en terre chacun reçoit une grâce si particulière, que toutes sont diverses. Aussi notre Sauveur (3) compare sa grâce aux perles, lesquelles, comme dit Pline, s’appellent autrement unions, parce qu’elles sont tellement uniques, une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais deux qui soient parfaitement pareilles ; et comme une étoile est différente de l’autre en clarté (4), ainsi seront différents les hommes des uns des autres en gloire, signe évident qu’ils l’auront été en la grâce. Or, cette variété en la grâce, ou cette grâce en la variété, fait une très sacrée beauté et très suave harmonie, qui réjouit toute la sainte cité de Jérusalem la céleste.

(1) Qo 44,20 (2) Ap 2,17 (3) Mt 13,45 (4) 1Co 15,41

Mais il se faut bien garder de jamais rechercher pourquoi la suprême Sagesse a départi une grâce à l’un plutôt qu’à l’autre, ni pourquoi elle fait abonder ses faveurs en un endroit plutôt qu’en l’autre. Non, Théotime, n’entrez jamais en cette curiosité; car ayant tous suffisamment, ains (1) abondamment ce qui est requis pour le salut, quelle raison peut avoir homme du monde de se plaindre, s’il plait à Dieu de départir ses grâces plus largement aux uns qu’aux autres? Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu a fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les violettes; pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’oeillet n’est pas un souci; pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris, ou pourquoi la figue est douce, et le citron aigrelet; on se moquerait de ses demandes, et on lui dirait: Pauvre homme, puisque la beauté du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas l’autre; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus et les autres moins belles. Or, c’en est de même ès choses surnaturelles: chaque personne a son don; un ainsi, et l’autre ainsi (2), dit le Saint-Esprit.

(l) Ains, même. (2) 1Co 7,7

C’est donc une impertinence de vouloir rechercher pourquoi saint Paul n’a pas eu la grâce de saint Pierre; ni saint Pierre celle de saint Paul pourquoi saint Antoine n’a pas été saint Athanase, ni saint Athanase saint Jérôme; car on répondrait à ces demandes, que l’Eglise est un jardin diapré de fleurs infinies; il y en faut donc de diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses odeurs, et en somme de différentes perfections. Toutes ont leurs prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage de leur variété, font une très agréable perfection de beauté.


CHAPITRE VIII. Combien Dieu désire que nous l’aimions.

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Bien que la rédemption du Sauveur nous soit appliquée en autant de différentes façons comme il y a d’âmes; si est-ce néanmoins que l’amour est le moyen universel de notre salut, qui se mêle partout, et sans lequel rien n’est salutaire, ainsi que nous dirons ailleurs. Aussi le chérubin fut mis à la porte du paradis terrestre avec son épée flamboyante (1), pour nous apprendre que nul n’entrera au paradis céleste, qu’il ne soit transpercé du glaive de l’amour. Pour cela, Théotime, le doux Jésus, qui nous a rachetés par son sang, désire infiniment que nous l’aimions, afin que nous soyons éternellement sauvés, et désire que nous soyons sauvés, afin que nous l’aimions éternellement, son amour tendant à notre salut, et notre salut à son amour. Hé! dit-il, je suis venu

(1)
Gn 3,24

pour mettre le feu au monde; que prétends-je sinon qu’il arde (1)? Mais pour déclarer plus vivement l’ardeur de ce désir, il nous commande cet amour en termes admirables: Tu aimeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces : c’est le premier et le plus grand commandement (2).

(1) Lc 12,49 — Arde, brûle.
(2) Mt 12,37-38

Vrai Dieu, Théotime, que le coeur divin est amoureux de notre, amour! Ne suffisait-il pas qu’il eût publié une permission par laquelle il nous eût donné congé de l’aimer, comme Laban permit à Jacob d’aimer sa belle Rachel (3), et de la gagner par ses services? Mais non, il déclare plus avant sa passion amoureuse envers nous, et nous commande de l’aimer de tout notre pouvoir, afin que la considération de sa majesté et de notre misère, qui font une tant infinie disparité et inégalité de lui à nous, ni autre prétexte quelconque ne nous divertit (4) de l’aimer. En quoi il témoigne bien, Théotime, qu’il ne nous a pas laissé l’inclination naturelle de l’aimer pour néant; car afin qu’elle ne soit oiseuse, il nous presse de l’employer par ce commandement général, et afin que ce commandement puisse être pratiqué, il ne laisse homme qui vive auquel il ne fournisse abondamment tous les moyens requis à cet effet. Le soleil visible touche tout de sa chaleur vivifiante, et comme l’amoureux universel des choses inférieures, il leur donne la vigueur requise pour

(3) Gn 29,18-19
(4) Divertit, détournât

faire leurs productions, et de même la bonté divine anime toutes les âmes, et encourage tous les coeurs à son amour, sans qu’homme quelconque soit caché à sa chaleur. La sapience éternelle, dit Salomon, prêche tout en public, elle fait retentir sa voix emmi les places, elle crie et recrie devant les peuples, elle prononce ses paroles és portes des villes, elle dit : Jusques à quand sera-ce, ô petits enfants, que vous aimerez l’enfance, et jusques à quand sera-ce que les forcenés désireront les choses nuisibles, et que les imprudents haïront la science ? Convertissez-vous, revenez à moi sur cet avertissement; hé ! voici que je vous offre mon esprit, et je vous montrerai ma parole (1). Et cette même sapience poursuit en Ézéchiel, disant : Que personne ne dise: Je suis emmi les péchés, et comment pourrai-je revivre? Ah non! car voici que Dieu dit: Je suis vivant, et aussi vrai que je vis, je ne veux point la mort de l’impie, mais qu’il se convertisse de sa voie et qu’il vive (2). Or, vivre, selon Dieu, c’est aimer, et qui n’aime pas, il demeure en la mort (3). Voyez donc, Théotime, si Dieu désire que nous l’aimions.

(1) Pr 1,20 et seq.
(2) Ez 33,10
(3) 1Jn 3,14

Mais il ne se contente pas d’annoncer ainsi son extrême désir d’être aimé en public, en sorte que chacun puisse avoir part à son aimable semonce; ains il va de porte en porte heurtant et frappant, protestant que si quelqu’un ouvre, il entrera chez lui, et soupera avec lui (4), c’est-à-dire, il lui témoignera toute sorte de bienveillance.

(4) Ap 3,20

Or, qu’est-ce à dire tout cela, Théotime? sinon que Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de moyens pour l'aimer, et en l'aimant nous sauver; mais que c'est une suffisance riche, ample, magnifique, et telle qu'elle doit être attendue d'une si grande bonté, comme est la sienne. Le grand Apôtre, parlant au pécheur obstiné : Méprises-tu (dit-il) les richesses de la bonté, patience et longanimité de Dieu ? Ignores-tu que la bénignité de Dieu l'amène à pénitence ? Mais toi, selon ta dureté, et ton coeur impénitent tu te fais un trésor d'ire (1) au jour de l'ire (2). Mon cher Théotime, Dieu n'exerce pas donc une simple quantité de remèdes pour convertir les obstinés, mais emploie à cela les richesses de sa bonté. L'Apôtre, comme vous voyez, oppose les richesses de la bonté de Dieu aux trésors de la malice du coeur impénitent, et dit que le coeur malicieux est si riche en iniquité, que même il méprise les richesses de la débonnaireté, par laquelle Dieu l'attire à pénitence, et notez que ce ne sont pas simplement les richesses de la bonté divine que l'obstiné méprise, mais les richesses attrayantes à pénitence; richesses qu'on ne peul bonnement ignorer.

(1) Ire, colère.
(2) Rm 2,4-5

Certes, cette riche, comble et abondante suffisance de moyens, que Dieu élargit aux pécheurs pour l'aimer, parait presque partout en l'Écriture ; car voyez ce divin amant à la porte; il ne bat pas simplement, il s'arrête à battre, il appelle l'âme : Sus lève-toi, ma bien-aimée, dépêche-toi; et met sa main dans la serrure, pour voir s'il ne pourrait point ouvrir (3). S'il prêche emmi les places, il ne prêche

(3) Ct 2,10

pas simplement, mais il va criant, c'est-à-dire, il continue à crier. S'il exclame qu'on se convertisse, il semble qu'il ne l'a jamais assez répété: Convertissez-vous, convertissez-vous, faites pénitence, retournez à moi; vivez; pourquoi mourrez-vous, maison d'Israël (1) ? En somme, ce divin Sauveur n'oublie rien pour montrer que ses misérations sont sur toutes oeuvres ; que sa miséricorde surpasse son jugement (2), que sa rédemption est copieuse (3), que son amour est infini; et, comme dit l'Apôtre, qu'il est riche en miséricorde (4) ; et que par conséquent, il voudrait que tous les hommes fussent sauvés (5), et qu'aucun ne périt (6).

(1) Ez 18,30-31
(2) Ps 149,9 Jc 2,13
(3) Ps 129,7
(4) Ep 2,4
(5) 1Tm 2,4
(6) 2P 3,9


CHAPITRE IX. Comme l'amour éternel de Dieu envers nous prévient nos coeurs de son inspiration, afin que nous l'aimions.

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Je t'ai aimé d'une charité perpétuelle, et partant je t'ai attiré, ayant pitié et miséricorde de toi, et derechef je te réédifierai, et seras édifiée, toi, Vierge d'Israël (
Jr 2,3-4). Ce sont paroles de Dieu, par lesquelles il promet que le Sauveur, venant au monde, établira un nouveau règne en son Église, qui sera son épouse vierge, et vraie Israélite spirituelle (Jn 1,47).

Or, comme vous voyez, Théotime, ce n'a pas été par aucun mérite des oeuvres que nous eussions faites, mais selon sa miséricorde, qu'il nous a sauvés (Tt 3,5); par cette charité ancienne, ains éternelle, qui a ému sa divine providence de nous attirer à soi. Que si le Père ne nous eût tirés, jamais nous ne fussions venus au Fils notre Sauveur, ni par conséquent au salut (Jn 6,44).

Il y a certains oiseaux, Théotime, qu’Aristote nomme apodes (3), parce qu’ayant les jambes extrêmement courtes, et les pieds sans force, ils ne s’en servent non plus que s’ils n’en avaient point; que si une fois ils prennent terre, ils y demeurent pris, sans que jamais d’eux-mêmes ils puissent reprendre le vol; d’autant que n’ayant nul usage des jambes ni des pieds, ils n’ont pas non plus le moyen de se pousser et relancer en l’air, et partant ils demeurent là croupissant, et y meurent, sinon que quelque vent propice à leur impuissance, jetant ses bouffées sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever, comme il fait plusieurs autres choses ; car alors si, employant leurs ailes, ils correspondent à cet élan et premier essor que le vent leur donne, le même vent continue aussi son secours envers eux, les poussant de plus en plus au vol.

(3) Apodes (sans pieds), hirondelles de mer.


Théotime, les anges sont comme les oiseaux, que pour leur beauté et rareté on appelle oiseaux de paradis, qu’on ne voit jamais en terre que morts ; car ces esprits célestes ne quittèrent pas plus tôt l’amour divin pour s’attacher à l’amour-propre, que soudain ils tombèrent comme morts ensevelis ès enfers, d’autant que ce que la mort fait ès hommes, les séparant pour jamais de cette vie mortelle, la chute les fit ès anges, les séparant pour toujours de la vie éternelle; mais nous autres humains, nom ressemblons plutôt aux apodes; car s’il nous advient de quitter l’air du saint amour divin pour prendre terre et nous attacher aux créatures, ce que nous faisons toutes les fois que nous offensons Dieu, nous mourons voirement, mais non pas d’une mort si entière qu’il ne nous reste un peu de mouvement, et avec cela des jambes et des pieds, c’est-à-dire quelques menues affections qui nous peuvent faire faire quelques essais d’amour ; mais cela pourtant est si faible, qu’en vérité nous ne pouvons plus de nous-mêmes déprendre nos coeurs du péché, ni nous relancer au vol de la sacrée dilection, laquelle, chétifs que nous sommes, nous avons perfidement et volontairement quittée.

Et certes, nous mériterions bien de demeurer abandonnés de Dieu, quand avec cette déloyauté nous l’avons ainsi abandonné ; mais son éternelle charité ne permet pas souvent à sa justice d’user de ce châtiment ; ains excitant sa compassion, elle le provoque à nous retirer de notre malheur; ce qu’il fait, envoyant le vent favorable de sa très sainte inspiration, laquelle venant avec une douce violence dans nos coeurs, elle les saisit et les émeut, relevant nos pensées, et poussant nos affections en l’air du divin amour.

Or, ce premier élan ou ébranlement que Dieu donne en nos coeurs, pour les inciter à leur bien, se fait voirement en nous, mais non point par nous; car il arrive à l’impourvu (1), avant que nous y ayons ni pensé, ni pu penser, puisque nous n’avons aucune suffisance pour de nous-mêmes, comme de nous-mérites, penser aucune chose qui regarde notre salut, mais toute notre suffisance est de Dieu (1Co 3,5), lequel ne nous a pas seulement aimés avant que nous fussions, mais encore afin que nous fussions, et que nous fussions saints; ensuite de quoi il nous prévient ès bénédictions de sa douceur (Ps 20,4) paternelle, et excite nos esprits pour les pousser à la sainte repentance et conversion. Voyez, je vous prie, Théotime, le pauvre prince des Apôtres tout engourdi dans son péché, en la triste nuit de la passion de son Maître ; il ne pensait non plus à se repentir de son péché, que si jamais il n’eût connu son divin Sauveur ; et comme un chétif apode atterré, il ne se fût onc relevé, si le coq, comme instrument de la divine Providence, n’eût frappé de son chant à ses oreilles, à même temps que le doux Rédempteur, jetant un regard salutaire comme une sagette (3) d’amour, transperça ce coeur de pierre, qui rendit par après tant d’eaux, à guise de l’ancienne pierre, lorsqu’elle fut frappée par Moïse au désert. Mais voyez derechef cet apôtre sacré dormant dans la prison d’Hérode, lié de deux chaînes : il est là en qualité de martyr, et néanmoins il représente le pauvre homme qui dort emmi le péché, prisonnier et esclave de Satan. Hélas! qui le délivrera? L’ange descend du ciel, et frappant sur le flanc du grand saint Pierre, prisonnier, le réveille, disant: Sus lève-toi (Ac 12,7), et l’inspiration vient du ciel, comme un ange, laquelle battant droit sur le coeur du pauvre pécheur, l’excite afin qu’il se lève de son iniquité. N’est-il pas donc vrai, mon cher Théotime, que cette première émotion et secousse que l’âme sent, quand Dieu la prévenant d’amour, l’éveille et l’excite à quitter le péché et se retourner à lui, et non seulement cette secousse, ainsi tout le réveil se fait en nous et pour nous, mais non pas par nous? Nous sommes éveillés, mais nous ne sommes pas éveillés de nous-mêmes, c’est l’inspiration qui nous a éveillés, et pour nous éveiller, elle nous a ébranlés et secoués. Je dormais, dit cette dévote épouse, et mon époux, qui est mon coeur, veillait (Ct 5,2). Hé ! le voici qui m’éveille, m’appelant par le nom de nos amours, et j’entends bien que c’est lui à sa voix. C’est en sursaut et à l’impourvu que Dieu nous appelle et réveille par sa très sainte inspiration. En ce commencement de la grâce céleste, nous ne faisons rien que sentir l’ébranlement que Dieu fait en nous, comme dit saint Bernard, mais sans nous.

(1) Impourvu, imprévu.
(3) Sagette, flêche.


CHAPITRE X Que nous repoussons bien souvent l’inspiration et refusons d’aimer Dieu.

2100 Malheur à toi, Corozaïn ! malheur à toi, Bethsaïda ! car si en Tyr et Sidon eussent été faites les vertus qui ont été laites en toi, ils eussent fait pénitence avec la haire et la cendre (Mt 11,21) c’est la parole du Sauveur. Oyez donc, je vous prie, Théotime, que les habitants de Corozaïn et Bethsaïda, enseignés en la vraie religion, ayant reçu des faveurs si grandes qu’elles eussent en effet converti les païens mêmes, néanmoins ils demeurèrent obstinés, et ne voulurent onc s’en prévaloir, rejetant cette sainte lumière par une rébellion incomparable. Certes, au jour du jugement, les Ninivites et la reine de Saba s’élèveront contre les juifs, et les convaincront d’être dignes de damnation; parce que, quant aux Ninivites, étant idolâtres, et de nation barbare, à la voire de Jonas, ils se convertirent et firent pénitence (Lc 11,30-32); et quant la reine de Saba, quoiqu’elle fût engagée dans les affaires d’un royaume, néanmoins ayant ouï la renommée de la sagesse de Salomon, elle quitta tout pour le venir ouïr, et cependant les Juifs oyant de leurs oreilles la divine sagesse du vrai Salomon, sauveur du monde, voyant de leurs yeux ses miracles, touchant de leurs mains ses vertus et bienfaits, ne laissèrent pas de s’endurcir et de résister à la grâce qui leur était offerte. Voyez donc derechef, Théotime, que ceux qui ont reçu moins d’attraits, sont tirés à la pénitence, et ceux qui en ont plus reçu, s’obstinent; ceux qui ont moins de sujet de venir, viennent à l’école de la sagesse, et ceux qui en ont plus, demeurent en leur folie.

Ainsi se fera le jugement de comparaison, comme tous les docteurs ont remarqué, qui ne peut avoir aucun fondement, sinon en ce que les uns ayant été favorisés d’autant ou plus d’attraits que les autres, auront néanmoins refusé leur consentement à la miséricorde, et les autres assistés d’attraits pareils, ou même moindres, auront suivi l’inspiration et se seront rangés à la très sainte pénitence; car, comme pourrait-on autrement reprocher avec raison aux impénitents leur impénitence, par la comparaison de ceux qui se sont convertis ?

Certes, notre Seigneur montre clairement, et tous les chrétiens entendent simplement qu’en ce juste jugement on condamnera les juifs par comparaison des Ninivites; parce que ceux-là ont eu beaucoup de faveur, et n’ont en aucun amour, beaucoup d’assistance, et nulle repentance; ceux-ci moins de faveur, et beaucoup d’amour, moins d’assistance, et beaucoup de pénitence.

Le grand saint Augustin donne une grande clarté à ce discours, par celui qu’il fait au livre douzième de la Cité de Dieu1 chap. 6, 7, 8 et 9. Car encore qu’il regarde particulièrement les anges, si est-ce toutefois qu’il apparie (1) les hommes à eux pour ce point.

(1) Apparie, déclare semblables.


Or, après avoir établi au chap. 6 deux hommes entièrement égaux en bonté et en toutes choses, agités d’une même tentation, il présuppose que l’un puisse résister, et l’autre céder à l’ennemi. Puis au chap. 9, ayant prouvé que tous les anges furent créés en charité, avouant encore comme chose probable que la grâce et charité fut égale en tous eux, il demande comme il est advenu que les uns ont persévéré et fait progrès en leur bonté jusques à parvenir à la gloire; et les autres ont quitté le bien, pour se ranger au mal jusques à la damnation. Et il répond qu’on ne saurait dire autre chose, sinon que les uns ont persévéré, par la grâce du Créateur, en l’amour chaste qu’ils reçurent en leur création, et les autres, de bons qu’ils étaient, se rendirent mauvais par leur propre et seule volonté.

Mais, s’il est vrai, comme saint Thomas le prouve extrêmement bien, que la grâce ait été diversifiée ès anges à proportion et selon la variété de leurs dons naturels, les séraphins auront eu une grâce incomparablement plus excellente que les simples anges du dernier ordre. Comme sera-t-il donc arrivé que quelques-uns des séraphins, voire le premier de tous, selon la plus probable et commune opinion des anciens, soient déchus, tandis qu’une multitude innombrable des autres anges, inférieurs en nature et en grâce, ont excellemment et courageusement persévéré? D’où vient que Lucifer, tant élevé par nature, et surélevé par grâce, est tombé; et que tant d’anges moins avantagés sont demeurés debout en leur fidélité? Certes, ceux qui ont persévéré en doivent toute la louange à Dieu, qui par sa miséricorde les a créés et maintenus bons : mais Lucifer et tous ses sectateurs, à qui peuvent-ils attribuer leur chute, sinon, comme dit saint Augustin, à leur propre volonté, qui a, par sa liberté, quitté la grâce divine qui les avait si doucement prévenus? Comment es-tu tombé, ô grand Lucifer (Is 14,12), qui tout ainsi qu’une belle aube, sortais en ce monde invisible, revêtu de la charité première, comme du commencement de la clarté d’un beau jour, qui devait croître jusqu’au midi de la gloire éternelle (Pr 4,18) ? La grâce ne t’a pas manqué, car tu l’avais, comme ta nature, la plus excellente de tous; mais tu as manqué à la grâce. Dieu ne t’avait pas destitué de l’opération de son amour ; mais tu privas son amour de ta coopération : Dieu ne t’eût jamais rejeté, si tu n’eusses rejeté sa dilection. O Dieu tout bon! vous ne laissez que ceux qui vous laissent: vous ne nous ôtez jamais vos dons, sinon quand nous vous ôtons nos coeurs.

Nous dérobons les biens de Dieu, si nous nous attribuons la gloire de notre salut: mais nous déshonorons sa miséricorde, si nous disons qu’elle nous a manqué. Nous offensons sa libéralité, si nous ne confessons ses bienfaits; mais nous blasphémons sa bonté, si nous nions qu’elle nous ait assistés et secourus. En somme, Dieu crie haut et clair à notre oreille : Ta perte vient de toi, ô Israël, et en moi seul se trouve ton secours (Os 13,9).




Sales: Amour de Dieu 250