Sales: Amour de Dieu 11210

CHAPITRE XXI Que la tristesse est presque toujours inutile, ainsi contraire au service du saint amour.

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On ne peut enter une greffe de chêne sur un poirier, tant ces deux arbres sont de contraire humeur l’un à l’autre: on ne saurait certes non plus enter l’ire (3), ni la colère, ni le désespoir sur la charité, au moins serait-il très diffici1e. Pour l’ire, nous l’avons vue au discours du zèle; pour le désespoir, sinon qu’on le réduise à la juste défiance de nous-mêmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, faiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde, je ne vois pas quel service le divin amour en peut tirer.

(1)
Ps 117,94(2) Poudre de projection. Poudre avec laquelle les alchimistes prétendaient changer les métaux en or, en la jetant sur un métal quand il entrait en fusion,(3) ire, ressentiment

Et quant à la tristesse, comme peut-elle être utile à la sainte charité, puisqu’entre les fruits du Saint-Esprit la joie est mise en rang, joignant la charité? Néanmoins le grand Apôtre dit ainsi: La tristesse qui est selon Dieu opère la pénitence stable en salut, mais la tristesse du monde opère la mort (1). Il y a donc une tristesse selon Dieu, laquelle s’exerce ou bien par les pécheurs en la pénitence, ou par les bons en la compassion pour les misères temporelles du prochain, ou par les parfaits en la déploration, complainte et condoléance pour les calamités spirituelles des âmes; car David, saint Pierre, la Magdeleine pleurèrent pour leurs péchés, Agar pleura voyant son fils presque mort de soif, Jérémie sur la ruine de Jérusalem, notre Seigneur sur les Juifs, et son grand Apôtre gémissant dit ces paroles: Plusieurs marchent, lesquels je vous ai souvent dit et vous le dit derechef, qu’ils sont ennemis de la croix de Jésus-Christ (2).

Il y a donc une tristesse de ce monde qui provient pareillement de trois causes:

Car, 1° elle, provient quelquefois de l’ennemi infernal, qui, par mille suggestions tristes, mélancoliques et fâcheuses, obscurcit l’entendement, alangourit la volonté et trouble toute l’âme. Et comme un brouillard épais remplit la tête et la poitrine de rhume, et par ce moyen rend la respiration difficile, et met en perplexité le voyageur; ainsi le malin remplissant l’esprit humain de tristes pensées, il lui ôte la facilité d’aspirer en Dieu, et lui donne un ennui et découragement

(1) Ga 3,221Co 7,10(2) Ph 3,18

extrême, afin de le désespérer et de le perdre. On dit qu’il y a un poisson qu’on nomme pêcheteau (1), et surnommé diable de mer, qui, émouvant et poussant çà et là le limon, trouble l’eau tout autour de soi, pour se tenir en icelle comme dans l’embûche, de laquelle, soudain qu’il aperçoit les pauvres petits poissons, il se rue sur eux, les brigande (2) et les dévore, d’où peut-être est venu le mot de pêcher en eau trouble, duquel on use communément. Or, c’est de même du diable d’enfer comme du diable de mer; car il fait ses embûches dans la tristesse, lorsque, ayant rendu l’aine troublée par une multitude d’ennuyeuses pensées jetées çà et là dans l’entendement, il se rue par après sur les affections, les accablant de défiances, jalousies, aversions, envies, appréhensions superflues des péchés passés, et fournissant une quantité de subtilités vaines, aigres et mélancoliques, afin qu’on rejette toutes sortes de raisons et consolations.

2° La tristesse procède aussi d’autres fois de la condition naturelle, quand l’humeur mélancolique domine en nous, et celle-ci n’est pas voirement vicieuse en soi-même, mais notre ennemi pourtant s’en sert grandement pour ourdir et tramer mille tentations en nos âmes; car, comme les araignées ne font jamais presque leurs toiles que quand le temps est blafâtre (3) et le ciel nébuleux, de même cet esprit malin n’a jamais tant

(l) Pêcheteau. Le nom de diable de mer s’applique à plusieurs poissons de l’Océan et de la Méditerranée : à la raie, la scorpène et surtout la baudroie on baudreuil.(2) Les brigande, les traite comme ferait un brigand.(3) Blafâtre, blafard.

d’aisance pour tendre les filets de ses sujestions ès esprits doux, bénins et gais, comme il en a ès esprits mornes, tristes et mélancoliques; car il les agite aisément de chagrins, de soupçons, de haines, de murmurations, censures, envies, paresse et engourdissement spirituel.

3° Finalement, il y a une tristesse que la variété des accidents humains nous apporte. Quelle joie puis-je avoir, disait Tobie, ne pouvant voir la lumière du ciel (1)? Ainsi fut triste Jacob sur la nouvelle de la mort de son Joseph, et David pour celle de son Absalon. Or, cette tristesse est commune aux bons et aux mauvais, mais aux bons elle est modérée par l’acquiescement et résignation en la volonté de Dieu; comme on vit en Tobie, qui, de toutes les adversités dont il fut touché, rendit grâces à la divine majesté, et en Job, qui en bénit le nom du Seigneur; et en Daniel, qui convertit ses douleurs ce cantiques. Au contraire,

quant aux mondains, cette tristesse leur est ordinaire, et se change en regrets, désespoir et étourdissements d’esprit; car ils sont semblables aux guenons et marmots (2), lesquels sont toujours mornes, tristes et fâcheux au défaut de la lune; comme au contraire au renouvellement d’icelle, ils sautent, dansent et font leurs singeries. Le mondain est hargneux, maussade, amer et mélancolique au défaut des prospérités terrestres, et en l’affluence il est presque toujours bravache, ébaudi et insolent.

Certes, la tristesse de la vraie pénitence ne doit

(1) Tb 5,12(2) Guenons et marmots, marmottes.

pas tant être nommée tristesse que déplaisir, ou sentiment et détestation du mal, tristesse qui n’est jamais ni ennuyeuse ni chagrine, tristesse qui n’engourdit point l’esprit, ains qui le rend actif, prompt et diligent; tristesse qui n’abat point le coeur, ains le relève parla prière et l’espérance, et lui fait faire les élans de la ferveur de dévotion; tristesse laquelle au fort de ses amertumes produit toujours la douceur d’une incomparable consolation, suivant le précepte du grand saint Augustin Que le pénitent s’attriste toujours, mais que toujours il se réjouisse de sa tristesse. La tristesse, dit Cassian, qui opère la solide pénitence et l’agréable repentance. de laquelle on ne se repent jamais, elle est obéissante, affable, humble, débonnaire, souefve (1), patiente, comme étant issue et descendue de la charité. Si que, s’étendant à toute douleur de corps et contrition d’esprit elle est, en certaine façon, joyeuse, animée et revigorée de l’espérance de son profit, elle retient toute la suavité de l’affabilité et longanimité, ayant en elle-même les fruits du Saint-Esprit que le saint Apôtre raconte. Or, les fruits du Saint-Esprit sont charité, joie, paix, longanimité, bonté, bénignité, foi, mansuétude, continence (2). Telle est la vraie pénitence, et telle la bonne tristesse, qui certes n’est pas proprement triste ni mélancolique, ains seulement attentive et affectionnée à détester, rejeter et empêcher le mal du, péché pour le passé et pour l’avenir. Nous voyons aussi maintes fois des pénitences fort empressées, troublées, impatientes, pleureuses, amères,

(1) Souefve, suave.(2) Ga 4,22

soupirantes, inquiètes, grandement âpres et mélancoliques, lesquelles enfin se trouvent infructueuses et sans suite d’aucun véritable amendement, parce qu’elles ne procèdent pas des vrais motifs de la vertu de pénitence, mais de l’amour propre et naturel.

La tristesse du monde opère la mort (1), dit l’Apôtre. Théotime, il la faut donc bien éviter et rejeter selon notre pouvoir. Si elle est naturelle, nous la devons repousser, contrevenant à ses mouvements, la divertissant par exercice propres à cela, et usant des remèdes et façons de vivre que les médecins mêmes jugeront à propos. Si elle provient de tentations, il faut bien découvrir son coeur au père spirituel, lequel nous prescrira les moyens de la vaincre, selon ce que nous en avons dit en la quatrième partie de l’Introduction à la vie dévote. Si elle est accidentelle, nous recourrons à ce qui est marqué au huitième livre, afin de voir combien les tribulations sont aimables aux enfants de Dieu, et que la grandeur de nos espérances en la vie éternelle doit rendre presque inconsidérables tous les événements passagers de la temporelle.

Au reste, parmi toutes les mélancolies qui nous peuvent arriver, nous devons employer l’autorité de la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour. Certes il y a des actions qui dépendent tellement de la disposition et complexion corporelle, qu’il n’est pas en notre pouvoir de les faire à notre gré. Car un mélancolique ne saurait tenir ni ses yeux, ni sa parole, ni son visage en la même grâce et suavité qu’il

(1) 1Co 7,10

aurait s’il était déchargé de cette mauvaise humeur; mais il peut bien, quoique sans grâce, dire des paroles gracieuses, bonteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par raison les choses convenables en paroles et en oeuvres de charité, douceur et condescendance. On est excusable de n’être pas toujours gai, car on n’est pas maître de la gaieté pour l’avoir quand on veut; mais on n’est pas excusable de n’être pas toujours honteux, maniable et condescendant, car cela est toujours au pouvoir de notre volonté, et ne faut sinon se résoudre de surmonter l’humeur et inclination contraire.


FIN DE L’ONZIÈME LIVRE



LIVRE DOUZIEME

CONTENANT QUELQUES AVIS POUR LE PROGRÈS DE L’AME AU SAINT AMOUR



CHAPITRE PREMIER. Que le progrès au saint amour ne dépend pas de la complexion naturelle.

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Un grand religieux de notre âge a écrit que la disposition naturelle sert de beaucoup à l’amour contemplatif, et que les personnes de complexion affective y sont plus propres. Or, je ne pense pas qu’il veuille dire que l’amour sacré soit distribué aux hommes ni aux anges, en suite (1), et moins encore en vertu des conditions naturelles, ni qu’il veuille dire que la distribution de l’amour divin soit faites aux hommes selon leurs qualités et habiletés naturelles : car ce serait démentir l’Écriture, et violer la règle ecclésiastique par laquelle les pélagiens furent déclarés hérétiques.

Pour moi, je parle, en ce Traité, de l’amour surnaturel que Dieu répand en nos coeurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l’esprit pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. Et puis, bien que les âmes inclinées à la dilection aient

(1) En suite, par suite.

d’un côté quelque disposition qui les rend plus propres à vouloir aimer Dieu; d’autre part toutefois elles sont si sujettes à s’attacher par affection aux créatures aimables, que leur inclination les met autant en péril de se divertir de la pureté de l’amour sacré par le mélange des autres, comme elles ont de facilité à vouloir aimer Dieu; car le danger de mal aimer est attaché à la facilité de mal aimer.

Il est pourtant vrai que ces âmes ainsi faites, étant une fois bien purifiées de l’amour des créatures, font des merveilles en la dilection sainte, l’amour trouvant une grande aisance à se dilater en toutes les facultés du coeur : et de là procède une très agréable suavité, laquelle ne paraît pas en ceux qui ont l’âme aigre, âpre, mélancolique et revêche.

Néanmoins si deux personnes, dont l’une est aimante et douce, l’autre chagrine et amère, par condition naturelle, ont une charité égale; elles aimeront sans doute également Dieu, mais non pas semblablement. Le coeur de naturel doux aimera plus aisément, plus amiablement, plus doucement, mais non pas plus solidement ni plus parfaitement; ains l’amour qui naîtra emmi les épines et répugnances d’un naturel âpre et sec, sera plus brave (4) et plus glorieux; comme l’autre sera aussi plus délicieux et gracieux.

Il importe donc peu que l’on soit naturellement disposé à l’amour, quand il s’agit d’un amour surnaturel et par lequel on n’agit que surnaturellement. Seulement, Théotime, je dirais volontiers à tous les hommes O mortels, si vous

(1) Brave, fort.

avez le coeur enclin à l’amour, eh ! pourquoi ne prétendez-vous pas au céleste et divin? Mais si vous êtes rudes et amers de coeur, hélas! pauvres gens, puisque vous êtes privés de l’amour naturel pourquoi n’aspirez-vous à l’amour surnaturel qui vous sera amoureusement donné par celui qui vous appelle si saintement à l’aimer?


CHAPITRE II Qu’il faut avoir un désir continuel d’aimer.

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Thésaurisez des trésors au ciel (1). Un trésor ne ne suffit pas au gré de ce divin amant, ains il veut que nous ayons tant de trésors, que notre trésor soit composé de plusieurs trésors; c’est-à-dire, Théotime, qu’il faut avoir un désir insatiable d’aimer Dieu, pour joindre toujours dilection à dilection. Qu’est-ce qui presse si fort les avettes d’accroître leur miel, sinon l’amour qu’elles ont pour lui? O coeur de mon âme, qui est créé pour aimer le bien infini, quel amour peux-tu désirer, sinon cet amour qui est le plus désirable de tous les amours? Hélas! ô âme de mon coeur! quel désir peux-tu aimer, sinon le plus aimable de tous les désirs? O amour des désirs sacrés ! ô désirs du saint amour! oh! que j’ai convoité de désirer vos perfections (2) !

Le malade dégoûté n’a pas appétit de manger, mais il souhaite d’avoir appétit; il ne désire pas la viande, mais il désire de la désirer, Théotime, de savoir si nous aimons Dieu sur toutes choses. il n’est pas en notre pouvoir, si Dieu même ne

(1)
Mt 6,20(2) Ps 123,20

nous le révèle; mais nous pouvons bien savoir si nous désirons de l’aimer; et quand nous sentons eu nous le désir de l’amour sacré, nous savons que nous commençons d’aimer. C’est notre partie sensuelle et animale qui demande à manger, mais c’est notre partie raisonnable qui désire cet appétit, et d’autant que la partie sensuelle n’obéit pas toujours à la partie raisonnable, il arrive maintes fois que nous désirons l’appétit et ne le pouvons pas avoir.

Mais le désir d’aimer et l’amour dépendent de la même volonté, c’est pourquoi soudain que nous avons formé le vrai désir d’aimer, nous commençons d’avoir de l’amour: et à mesure que ce désir va croissant, l’amour aussi va s’augmentant. Qui désire ardemment l’amour, aimera bientôt avec ardeur. O Dieu ! qui nous fera la grâce, Théotime, que nous brûlions de ce désir, qui est le désir des pauvres et la préparation de leur coeur que Dieu exauce volontiers (1)? Qui n’est pas assuré d’aimer Dieu, il est pauvre; et s’il désire de l’aimer, il est mendiant, mais mendiant de l’heureuse mendicité de laquelle le Sauveur a dit:

Bienheureux sont les mendiants d’esprit; car à eux appartient le royaume des cieux (2).

Tel fut saint Augustin, quand il s’écria : O aimer! ô marcher ! ô mourir à soi-même ! ô parvenir à Dieu ! Tel saint François, disant : Que je meure de ton amour, ô l’ami de mon coeur, qui as daigné mourir pour mon amour. Telles sainte Catherine de Gênes et la bienheureuse mère Thérèse, quand, comme biches spirituelles,

(1) Ps 40,39(2.) Mt 5,3

pantelantes et mourantes de la soif du divin amour, elles lançaient cette voix: Eh ! Seigneur, donnez-moi cette eau (1) !

L’avarice temporelle, par laquelle on désire avidement les trésors terrestres, est la racine de tous maux (2) ; mais l’avarice spirituelle, par laquelle on souhaite incessamment le fin or de l’amour sacré, est la racine de tous biens. Qui bien désire la dilection, bien la cherche; qui bien la cherche, bien la trouve ; qui bien la trouve, il a trouvé la source de la vie, de laquelle il puisera le salut du Seigneur (3). Crions nuit et jour, Théotime : Venez, ô Saint-Esprit, remplissez les coeurs de vos fidèles, et allumez en iceux le feu de votre amour. O amour céleste, quand comblerez-vous mon âme?


CHAPITRE III Que pour avoir le désir de l’amour sacré, il faut retrancher les autres désirs.

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Pourquoi pensez-vous, Théotime, que les chiens, en la saison printanière, perdent plus souvent qu’en autre temps la trace et piste de la bête? C’est parce, disent les chasseurs et les philosophes, que les herbes et fleurs sont alors en leur vigueur; si que la variété des odeurs qu’elles répandent étouffe tellement le sentiment des chiens, qu’ils ne savent ni choisir ni suivre la senteur de la proie entre tant de diverses senteurs que la terre exhale. Certes, ces âmes qui foisonnent

(1)
Jn 4,15(2) 1Tm 6,10(3) Pr 8,35

continuellement en désirs, desseins et projets, ne désirent jamais comme il faut le saint amour céleste, ni ne peuvent bien sentir la trace amoureuse et piste du divin bien-aimé, qui est comparé au chevreuil et petit faon de biche (1).

Le lis n’a point de saison, ains fleurit tôt ou tard, selon qu’on le plante plus ou moins avant en terre : car si on ne le pousse que de trois doigts en terre, il fleurira incontinent; mais si on le pousse six ou neuf doigts, il fleurira aussi toujours plus tard à même proportion. Si le coeur qui prétend à l’amour divin est fort enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles, il fleurira tard et difficilement; mais s’il n’est dans le monde que justement autant que sa condition le requiert, vous le verrez bientôt fleurir en dilection, et répandre son odeur agréable.

Pour cela les saints se retirèrent ès solitudes, afin que dépris des sollicitudes mondaines, ils vaquassent plus ardemment au céleste amour. Pour cela l’épouse sacrée fermait l’un de ses yeux (2), afin d’unir plus fortement sa vue en l’autre seul, et visiter plus justement par ce moyen au milieu du coeur de son bien-aimé qu’elle veut brêler d’amour. Pour cela elle-même tient sa perruque (3) tellement plissée et ramassée dans sa tresse, qu’elle semblait n’avoir qu’un seul cheveu (4), duquel elle se sert comme d’une chaîne pour lier et ravir le coeur de son époux qu’elle rend esclave de sa dilection.


(1) Ct 1,9(2) Ct 4,9(3) Sa perruque, sa chevelure(4) Ct 4,9

Les âmes qui désirent tout de bon d’aimer Dieu ferment leur entendement aux discours des choses mondaines pour l’employer plus ardemment ès méditations des choses divines, et ramassent toutes leurs prétentions sous l’unique intention qu’elles ont d’aimer uniquement Dieu. Quiconque désire quelque chose qu’il ne désire pas pour Dieu, il en désire moins Dieu.

Un religieux demanda au bienheureux Gilles ce qu’il pourrait faire de plus agréable à Dieu. Il lui répondit en chantant : Une à un, une à un : c’est-à-dire, une seule âme à un seul Dieu; Tant de désirs et d’amour en un coeur sont comme plusieurs enfants sur une mamelle, qui, ne pouvant téter tous ensemble, la pressent tantôt l’un, tantôt l’autre, à l’envi, et la font enfin tarir et dessécher. Qui prétend au divin amour, doit soigneusement réserver son loisir, son esprit et ses affections pour cela.


CHAPITRE IV Que les occupations légitimes ne nous empêchent point de pratiquer le divin amour.

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La curiosité, l’ambition, l’inquiétude avec l’inadvertance et inconsidération de la fin pour laquelle nous sommes en ce monde, sont cause que nous avons mille fois plus d’empêchements que d’affaires, plus de tracas que d’oeuvre, plus d’occupation que de besogne. Et ce sont ces embarrassements, Théotime, c’est-à-dire, les niaises, vaines et superflues occupations desquelles nous nous chargeons qui nous divertissent de l’amour de Dieu, et non pas vrais et légitimes exercices de nos vocations. David, et après lui saint Louis, parmi tant de hasards, de travaux et d’affaires qu’ils eurent, soit en paix, soit en guerre, ne laissaient pas de chanter en vérité :

Que veut mon coeur sinon Dieu,
De ce qu’au ciel on admire!
Qu’est-ce qu’emmi ce bas lieu
Sinon Dieu mon coeur respira (1)!

saint Bernard ne perdait rien du progrès qu’il désirait faire en ce saint amour, quoiqu’il fût ès cours et armées des grands princes où il s’employait à réduire les affaires d’état au service de la gloire de Dieu: il changeait de lieu, mais il ne changeait point de coeur, ni son coeur d’amour, ni son amour d’objet; et pour parler son propre langage, ces mutations se faisaient en lui, mais non pas de lui, puisque bien que ses occupations fussent fort différentes, il était indifférent à toutes occupations, et différent de toutes occupations, ne recevant pas la couleur des affaires et des conversations, comme le caméléon celle des lieux où il se trouve, ainsi demeurant toujours uni à Dieu, toujours blanc en pureté, toujours vermeil de charité et toujours plein d’humilité.

Je sais bien, Théotime, l’avis des sages :
Celui qui fuit la cour et quitte le palais,
Qui veut vivre dévot rarement à ès armées
On voit de piété les âmes animées.
La foi, la sainteté sont filles de la paix.
Et les Israélites avaient raison de s’excuser aux Babyloniens, qui les pressaient de chanter les sacrés cantiques de Sion :
Hélas ! mais en queue musique.
En ce triste bannissement,
Pourrions-nous chanter saintement
Du Seigneur le sacré cantique (4)!

(1)
Ps 62,25-29(2) Ps 136

Mais ne voyez-vous pas aussi que ces pauvres gens étaient non seulement parmi les Babyloniens, ains encore captifs des Babyloniens. Quiconque est esclave des faveurs de la cour, du succès du palais, de l’honneur de la guerre, ô Dieu, c’en est fait, il ne saurait chanter le cantique de l’amour divin. Mais celui qui n’est en cour, en guerre, au palais que par devoir, Dieu l’assiste, et la douceur céleste lui sert d’épithème (1) sur le coeur pour le préserver de la peste qui règne en ces lieux-là.

Lorsque la peste affligea les Milanois, saint Charles ne fit jamais difficulté de chanter les maisons et toucher les personnes empestées: mais, Théotime, il les hantait aussi, et touchait seulement et justement autant que la nécessité du service de Dieu le requérait, et pour rien il ne fût allé au danger sans la vraie nécessité, de peur de commettre le péché de tenter Dieu. Ainsi ne fut-il atteint d’aucun mal, la divine providence conservant celui qui avait en elle une confiance si pure qu’elle n’était mêlée ni de timidité, ni de témérité. Dieu a soin de même de ceux qui ne vont à la cour, au palais, à la guerre, sinon par la nécessité de leur devoir : et ne faut en cela ni être si craintif que l’on abandonne les bonnes et justes affaires faute d’y aller, ni si outrecuidé (2) et présomptueux que d’y aller ou demeurer sans l’expresse nécessité du devoir et des affaires

(1) Epithème, médicament.(2) Outrecuidé, outrecuidant.


CHAPITRE V Exemple très amiable sur ce sujet.

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Dieu est innocent à l’innocent (1), bon au bon, cordial au cordial, tendre envers les tendres; et son amour le porte quelquefois à faire des traits d’une sacrée et sainte mignardise (2) pour les âmes qui, par une amoureuse pureté et simplicité, se rendent comme petits enfants auprès de lui.

Un jour sainte Françoise (3) disait l’office de Notre-Dame, et comme il advient ordinairement que, s’il n’y a qu’une affaire en toute la journée, c’est au temps de l’oraison que la presse en arrive, cette sainte dame fut appelée de la part de son mari pour un service domestique; et par quatre diverses fois pensant reprendre le fil de son office, elle fut rappelée et contrainte de couper un même verset, jusques à ce que cette bénite affaire pour laquelle on avait si empressément diverti sa prière, étant enfin achevée, revenant à son office, elle trouva ce verset, si souvent laissé par obéissance, et si souvent recommencé par dévotion, tout écrit en beaux caractères d’or, que sa dévote compagne, madame Vannocie, jura d’avoir vu écrire par le cher ange gardien de la sainte, à laquelle par après saint Paul le révéla.

(1)
Ps 18,26(2) Mignardise, caresse.(3) Sainte Françoise.

Quelle suavité, Théotime, de cet époux céleste envers cette douce et fidèle amante ! Mais vous voyez cependant que les occupations nécessaires à un chacun selon sa vocation ne diminuent point l’amour divin, ains l’accroissent, et dorent, par manière de dire, l’ouvrage dela dévotion. Le rossignol n’aime pas moins sa mélodie quand il fait ses pauses, que quand il chante : les coeurs dévots n’aiment pas moins l’amour quand il se divertit pour les nécessités extérieures, que quand il prie: leur silence et leur voix, leur contemplation, leur occupation et leur repos chantent également en eux le cantique de leur dilection.


CHAPITRE VI Qu’il faut employer toutes les occasions présentes en la pratique du divin amour.

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Il y a des âmes qui font de grands projets de faire des excellents services à notre Seigneur par des actions éminentes et des souffrances extraordinaires; mais actions et souffrances desquelles l’occasion n’est pas présente, ni ne se présentera peut-être jamais, et sur cela pensent d’avoir fait un traité de grand amour; en quoi elles se trompent fort souvent, comme il appert, en ce qu’embrassant par souhait, ce leur semble, des grandes croix futures, elles fuient ardemment la charge des présentes qui sont moindres. N’est-ce pas une extrême tentation d’être si vaillant en imagination, et si lâche en l’exécution?

Eh ! Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires qui nourrissent bien souvent, dans le fond de nos coeurs, la vaine et secrète estime de nous-mêmes ! Les grandes oeuvres ne sont pas toujours en notre chemin, mais nous pouvons à toutes heures en faire des petites excellemment, c’est-à-dire avec un grand amour. Voyez ce saint, je vous prie, qui donne un verre d’eau (1) pour Dieu au pauvre passager altéré, il fait peu de chose, ce semble, mais l’intention, la douceur, la dilection dont il anime son oeuvre, est si excellente, qu’elle convertit cette simple eau en eau de vie, et de vie éternelle.

Les avettes picotent dans les lis, les flambes (2) et les roses; mais elles ne font pas moins de butin sur les menues petites fleurs du romarin et du thym, ains elles y cueillent non seulement plus de miel, mais encore de meilleur miel, parce que dedans ces petits vases le miel se trouvant plus serré, s’y conserve aussi bien mieux. Certes ès bas et menus exercices de dévotion, la charité se pratique non seulement plus fréquemment, mais aussi pour l’ordinaire plus humblement, et par conséquent plus utilement et saintement.

Ces condescendance aux humeurs d’autrui, ce support des actions et façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos propres humeurs et passions, ce renoncement à nos menues inclinations, cet effort contre nos aversions et répugnances, ce cordial et doux aveu de nos imperfections, cette peine continuelle que nous prenons de tenir nos âmes en égalité, cet amour de notre abjection, ce bénin et gracieux accueil que nous faisions au mépris et censure de notre condition, de notre vie, de notre conversation, de nos actions: Théotime, tout cela est plus fructueux à nos âmes que nous ne saurions penser, pourvu que la céleste dilection le ménage; mais nous l’avons déjà dit à Philothée.

(1)
Mt 10,42(2) Flambes, iris.



CHAPITRE VII Qu’il faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement.

12700
Notre Seigneur, au rapport des anciens, souhait (1) dire aux siens : Soyez bons monnoyeurs. Si l’écu n’est de bon or, s’il n’a son poids, s’il n’est battu au coin légitime, on le rejette comme non recevable. Si une oeuvre de bonne espèce, si elle n’est ornée de charité, si l’intention n’est pieuse, elle ne sera point reçue entre les bonnes oeuvres. Si je jeûne, mais pour épargner, mon jeûne n’est pas de bonne espèce; si c’est par tempérance, mais que j’aie quelque péché mortel en mon âme, le poids manque à cette oeuvre, car c’est la charité qui donne le poids à tout ce que nous faisons; si c’est seulement par conversation et pour m’accommoder à mes compagnons, cette oeuvre n’est point marquée au coin d’une intention approuvée. Mais si je jeûne par tempérance, et que je sois en la grâce de Dieu, et que j’aie intention de plaire à sa divine majesté par cette tempérance l’oeuvre sera une bonne monnaie propre pour accroître en moi le trésor de la charité.

C’est faire excellemment les actions petites, que de les faire avec beaucoup de pureté d’intention et une forte volonté de plaire à Dieu; et lors elles nous sanctifient grandement. II y a des personnes qui mangent beaucoup, et sont toujours maigres, exténuées et alangouries, parce qu’elles n’ont pas la force digestive bonne; il y en a l’autres qui mangent peu, et sont toujours en

(1) Soulait, avait coutume.

bon point et vigoureuses, parce qu’elles ont l’estomac bon. Aussi y a-t-il des âmes qui font beaucoup de bonnes oeuvres, et croissent fort peu en charité, parce qu’elles les font ou froidement et lâchement ou par instinct et inclination de nature, plus que par inspiration de Dieu ou ferveur céleste; et au contraire il y en a qui font peu de besogne, mais avec une volonté et intention si sainte, qu’elles font un progrès extrême en dilection : elles ont peu de talent, mais elles le ménagent si fidèlement que le Seigneur les en récompense largement.


CHAPITRE VIII. Moyen général pour appliquer nos oeuvres au service de Dieu.

12800
Tout ce que vous faites et quoi que vous fassiez en paroles et en oeuvres, faites-le tout au nom de Jésus-Christ. Soit que vous mangiez soit que vous buviez, ou que vous fassiez quelque autre chose, faites-le tout d la gloire de Dieu (1). Ce sont les paroles propres du divin Apôtre, lesquelles, comme dit le grand saint Thomas en les expliquant, sont suffisamment pratiquées quand nous avons l’habitude de la très sainte charité, par laquelle, bien que nous n’ayons pas une expresse et attentive intention de faire chaque oeuvre pour Dieu, cette intention est contenue couvertement (2) en l’union et communion que nous avons avec Dieu, par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon est dédié avec nous à sa divine bonté. Il n’est pas

(1)
Col 3,171Co 10,31(2) Couvertement, implicitement.

besoin qu’un enfant, demeurant en la maison et puissance de son père, déclare que ce qu’il acquiert est acquis à son père, car sa personne étant à son père, tout ce qui en dépend lui appartient aussi. Il suffit aussi que nous soyons enfants de Dieu par dilection, pour rendre tout ce que nous faisons entièrement destiné à sa gloire.

Il est donc vrai, Théotime, que, comme nous avons dit ailleurs, tout ainsi que l’olivier planté près de la vigne lui donne sa saveur; de même la charité se trouvant auprès des autres vertus, elle leur communique sa perfection. Mais comme il est vrai aussi que si l’on ente la vigne sur l’olivier, il ne lui communique pas seulement plus parfaitement son goût, mais la rend encore participante de son suc, ne vous contentez pas aussi d’avoir la charité, et avec elles la pratique des vertus, mais faites que ce soit par et pour elle que vous les pratiquiez, afin qu’elles lui pussent être justement attribuées.

Quand un peintre tient et conduit la main de l’apprenti, le trait qui en provient est principalement attribué au peintre, parce qu’encore que l’apprenti ait contribué (1) le mouvement de sa main et l’application du pinceau si est-ce que le maître a aussi de sa part tellement mêlé son mouvement à celui de l’apprenti, qu’imprimant en icelui l’honneur de ce qui est bien au trait, il lui est spécialement différé, encore qu’on ne laisse pas de louer l’apprenti à cause de la souplesse avec laquelle il a accommodé son mouvement à sa conduite du maître. O que les actions des vertus sont excellentes, quand le divin amour

(1) Contribué, donné, fourni,

leur imprime son sacré mouvement, c’est-à-dire, lorsqu’elles se font par le motif de la dilection. Mais cela se fait différemment.

Le motif de la divine charité répand une influence de perfection particulière sur les actions vertueuses de ceux qui se sont spécialement dédiés à Dieu pour le servir à jamais. Tels sont les évêques et prêtres, qui, par une consécration sacramentelle et par un caractère spirituel, qui ne peut être effacé, se vouent, comme serfs stigmatisés et marqués, au perpétuel service de Dieu. Tels les religieux, qui, par leurs voeux, ou solennels ou simples, sont immolés à Dieu en qualité d’hosties vivantes et raisonnables (1). Tels tous ceux qui se rangent aux congrégations pieuses, dédiées à jamais à la gloire divine. Tels tous ceux encore qui à. dessein se procurent des profondes et puissantes résolutions de suivre la volonté de Dieu, faisant pour cela des retraites de quelques jours, afin d’exciter leurs âmes par divers exercices spirituels à l’entière réformation de leur vie; méthode sainte, familière aux anciens chrétiens, mais depuis presque tout à fait, délaissée, jusqu’à ce que le grand serviteur de Dieu, Ignace de Loyola, la remit en usage du temps de nos pères.

Je sais que quelques-uns n’estiment pas que cette obligation si générale de nous-mêmes étende sa vertu et porte son influence sur les actions que nous pratiquons par après, sinon à mesure qu’en l’exercice d’icelles nous appliquons en particulier le motif de la dilection, les dédiant spécialement à la gloire de Dieu. Mais tous confessent néanmoins, avec saint Bonaventure, loué d’un

(1) Rm 12,1

chacun en ce sujet, que si j’ai résolu en mon coeur de donner cent écus pour Dieu, quoique par après je fasse à loisir la distribution de cette somme, ayant l’esprit distrait et sans attention, toute la distribution néanmoins ne laissera pas d’être faite par amour, à cause qu’elle procède du premier objet que le divin amour me fit faire de donner tout cela.


Mais de grâce, Théotime, quelle différence y a-t-il entre celui qui offre cent écus à Dieu, et celui qui offre toutes ses actions ? Certes, il n’y en a point sinon que l’un offre une somme d’argent et l’autre une somme d’actions. Et pourquoi donc, je vous prie, ne seront-ils l’un comme l’autre estimés faire la distribution des pièces de leurs sommes, en vertu de leurs premiers propos et fondamentales résolutions? Et si l’un, distribuant ses écus sans attention, ne laisse pas de jouir de l’influence de son premier dessein, pourquoi l’autre, distribuant ses actions,. ne jouira-t-il pas du fruit de sa première intention? Celui qui destinément s’est rendu esclave amiable de la divine bonté, lui a par conséquent dédié toutes ses actions.

Sur cette vérité chacun devrait une fois en sa vie faire une bonne retraite, pour en icelle bien purger son âme de tout péché, pour ensuite faire une intime et solide résolution de vivre tout à Dieu, selon que nous avons enseigné en la première partie de l’Introduction à la vie dévote; puis au moins une fois l’année faire la revue de sa conscience, et le renouvellement de la première résolution que nous avons marqué en la cinquième partie de ce livre là, auquel pour ce regard je vous renvoie (1).

Certes, saint Bonaventure avoue qu’un homme qui s’est acquis une si grande inclination et coutume de bien faire, que souvent il le fait sans spéciale attention, ne laisse pas de mériter beaucoup par telles actions, lesquelles sont ennoblies par la dilection de laquelle elles proviennent comme la racine et source originaire de cette heureuse habitude, facilité et promptitude.



Sales: Amour de Dieu 11210