Sales: Amour de Dieu 550

CHAPITRE V De la condoléance et complaisance de l’amour en la Passion de notre Seigneur.

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Quand je vois mon Sauveur sur le mont des Olives, avec son âme triste jusqu’à la mort (4), hé! Seigneur Jésus, ce dis-je, qui a pu porter ces tristesses de la mort dans l’âme de la vie, sinon l’amour, qui excitant la commisération, attira par icelle nos misères dans votre coeur souverain? Or, une âme dévote voyant cet abîme d’ennuis et de détresses en ce divin amant, comme peut-elle demeurer sans une douleur saintement

(4)
Mt 26,38

amoureuse? Mais considérant d’ailleurs que toutes les afflictions de son bien-aimé ne procèdent pas d’aucune imperfection ni manquement de force, ains de la grandeur de sa chère dilection, elle ne peut qu’elle ne se fonde toute d’un amour saintement douloureux. Si qu’elle s’écrie, je suis noire de douleur par compassion, mais je suis belle d’amour par complaisance; les angoisses de mon bien-aimé m’ont toute décolorée (1). Car comme pourrait une fidèle amante voir tant de tourments en celui qu’elle aime plus que sa vie, sans en devenir toute transie, have et desséchée de douleur? Les pavillons des nomades perpétuellement exposés aux injures de l’air et de la guerre sont presque toujours fripés et couverts de poussière; et moi tout exposée aux regrets que par condoléance je reçois des travaux non pareils de mon divin Sauveur, je suis toute couverte de détresse et transpercée de douleur; mais parce que les douleurs de celui que j’aime proviennent de son amour, è mesure qu’elles m’affligent par compassion, elles me délectent par complaisance. Car comme pourrait une fidèle amante n’avoir pas un extrême contentement de se voir tant aimée de son céleste époux? Pour cela donc la beauté de l’amour est en la laideur de la douleur. Que si je porte le deuil sur la passion et la mort de mon Roi, toute halée et noire de regret, je ne laisse pas d’avoir une douceur incomparable de voir l’excès de son amour emmi les travaux de ses douleurs; et les tentes de Salomon (2) toutes

(1) Ct 1,4-5(2) Ct 4

brodées et recamées (1) en une admirable diversité d’ouvrages ne furent jamais si belles que je suis contente, et par conséquent douce, amiable et agréable eu la variété des sentiments d’amour que j’ai parmi ces douleurs. L’amour égale les amants. Hé ! je le vois, ce cher amant, qu’il est un (eu d’amour, brûlant dans un buisson épineux de douleur (2), et j’en suis toute de même; je suis tout enflammée d’amour dedans les halliers de mes douleurs, je suis un lis environné d’épines (3). Hé ! ne veuillez pas regarder seulement les horreurs de mes poignantes douleurs, mais voyez la beauté de mes agréables amours. Hélas ! il souffre des douleurs insupportables, ce divin amant bien-aimé; c’est cela qui m’attriste et me fait pâmer d’angoisses; mais il prend plaisir à souffrir, il aime ses tourments et meurt d’aise de mourir de douleur pour moi. C’est pourquoi comme je suis dolente de ses douleurs, je suis aussi toute ravie d’aise de son amour; non seulement je m’attriste avec lui, mais je me glorifie en lui.

(1) Recamées, brodées.(2) Ex 3,2(3) Ct 2,1

Ce fut cet amour, Théotime, qui attira sur l’amoureux séraphique saint François les stigmates, et sur l’amoureuse angélique sainte Catherine de Sienne les ardentes blessures du Sauveur, la complaisance amoureuse ayant aiguisé les pointes de la compassion douloureuse, ainsi que le miel rend plus pénétrante et sensible l’amertume de l’absinthe: comme au contraire la suave odeur des roses est affinée par le voisinage des aulx qui sont plantés près des rosiers. Car de même l’amoureuse complaisance que nous avons prise en l’amour de notre Seigneur, rend infiniment plus forte la compassion que nous avons de ses douleurs, comme réciproquement, repassant de la compassion des douleurs à la complaisance des amours, le plaisir en est bien plus ardent et relevé. Alors se pratique la douleur de l’amour, et l’amour de la douleur: alors la condoléance amoureuse, et la complaisance douloureuse, comme d’autres Esaü et Jacob, débattant (Gn 25,22) à qui fera plus d’efforts, mettent l’âme en des convulsions et agonies incroyables, et se fait une extase amoureusement douloureuse, et douloureusement amoureuse. Aussi ces grandes âmes de saint François et sainte Catherine sentirent des amours nonpareils en leurs douleurs, et des douleurs incomparables en leurs amours, lorsqu’elles furent stigmatisées; savourant l’amour joyeux d’endurer pour l’ami, que leur Sauveur exerça au suprême degré sur l’arbre de la croix. Ainsi naît l’union précieuse de notre coeur avec son Dieu, laquelle comme un Benjamin mystique est enfant de douleur et de joie tout ensemble (Gn 35,18).

Il ne se peut dire, Théotime, combien le Sauveur désire d’entrer dans nos âmes par cet amour de complaisance douloureuse. Hélas ! dit-il, ouvre-moi, ma chère soeur, mon amie, ma colombe, ma toute pure, car ma tête est toute pleine de rosée, et mes cheveux des gouttes de la nuit (Ct 5,2). Qui est cette rosée, et qui sont ces gouttes de la nuit, sinon les afflictions et peines de sa Passion? Les perles, certes comme nous avons dit assez souvent, ne sont autre chose que gouttes de la rosée, que la fraîcheur de la nuit éploie sur la face de la mer, reçues dans les écailles des huîtres ou mères perles (1). Hé ! veut dire le divin amour de l’âme, je suis chargé des peines et sueurs de ma Passion qui se passa presque toute, ou ès ténèbres de la nuit, ou en la nuit des ténèbres que le soleil s’obscurcissant fit au plus fort de son midi. Ouvre donc ton coeur devers moi, comme les mères perles leurs écailles du côté du soleil, et je répandrai sur toi la rosée de ma Passion qui se convertira en perles de consolation.

(1) Inutile de dire que cette opinion populaire sur l’origine des perles n’est pas conforme aux données scientifiques.


CHAPITRE VI De l’amour de bienveillance que nous exerçons envers notre Seigneur par manière de désir.

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En l’amour que Dieu exerce envers nous, il commence toujours par la bienveillance, voulant et faisant en nous tout le bien qui y est; auquel par après il se complaît. Il fit David selon son coeur par bienveillance, puis il le trouva selon son coeur par complaisance (
Ac 13,22). Il créa premièrement l’univers pour l’homme, et l’homme en l’univers, donnant à chaque chose le degré de bonté qui lui était convenable, par sa pure bienveillance; puis il approuva tout ce qu’il avait fait, trouvant que tout était tels bon, et il se reposa par complaisance en son ouvrage (Gn 1,31).

Mais notre amour envers Dieu commence au contraire par la complaisance que nous avons en la souveraine bonté et infinie perfection que nous savons être en la Divinité; puis nous venons à l’exercice de la bienveillance. Et comme la complaisance que Dieu prend en ses créatures, n’est autre chose qu’une continuation de sa bienveillance envers elles, aussi la bienveillance que nous portons à Dieu, n’est autre chose qu’une approbation et persévérance de la complaisance que nous avons en lui.

Or, cet amour de bienveillance envers Dieu se pratique ainsi. Nous ne pouvons désirer d’un vrai désir aucun bien à Dieu, parce que sa bonté est infiniment plus parfaite que nous ne saurions ni désirer ni penser. Le désir n’est que d’un bien futur, et nul bien n’est futur en Dieu, puisque tout bien lui est tellement présent, que la présence du bien en sa divine Majesté n’est autre chose que la Divinité même. Ne pouvant donc point faire aucun désir absolu pour Dieu, nous en faisons des imaginaires et conditionnels en cette sorte : Je vous ai dit, Seigneur, vous êtes mon Dieu, qui, tout plein de votre infinie bonté, ne pouvez avoir indigence, ni de mes biens (Ps 15,2), ni des choses quelconques; mais si, par imagination de chose impossible, je pouvais penser que vous eussiez besoin de quelque bien, je ne cesserais jamais de vous le souhaiter, au prix de ma vie, de mon être, et de tout ce qui est au monde. Que si étant ce que vous êtes, et que vous ne pouvez jamais cesser d’être, il était possible que vous reçussiez quelque accroissement de bien, ô mon Dieu, quel désir aurais-je que vous l’eussiez ! alors, ô Seigneur éternel, je voudrais voir convertir mon coeur cil souhait, et ma vie en soupir, pour vous désirer ce bien-là. Ah! mais pourtant, ô le sacré bien-aimé de mon âme, je ne désire pas de pouvoir désirer aucun bien à votre Majesté; ains je me complais de tout mon coeur en ce suprême degré de bonté que vous avez, auquel, ni par désir, ni même par pensée, on ne peut rien ajouter. Mais si ce désir était possible, ô Divinité infinie, ô Infinité divine ! mon âme voudrait être ce désir, et n’être rien autre que cela, tant elle désirerait de désirer pour vous ce qu’elle se comptait infiniment de ne pouvoir pas désirer, puisque l’impuissance de faire ce désir provient de l’infinie infinité de votre perfection, qui surpasse tout souhait et toute pensée. Hé ! que j’aime chèrement l’impossibilité de vous pouvoir désirer aucun bien, ô mon Dieu, puisqu’elle provient de l’incompréhensible immensité de votre abondance, laquelle est si souverainement infinie, que s’il se trouvait un désir infini, il serait infiniment assouvi par l’infinité de votre bonté qui le convertirait en une infinie complaisance. Ce désir donc, par imagination de choses impossibles, peut être quelquefois utilement pratiqué emmi les grands sentiments de ferveurs extraordinaires. Aussi dit-on que le grand saint Augustin en faisait souvent de pareille sorte.

C’est encore une sorte de bienveillance envers Dieu, quand considérant que nous ne pouvons l’agrandir en lui-même, nous désirons de l’agrandir en nous, c’est-à-dire, de rendre de plus en plus et toujours plus grande la complaisance que nous avons en sa bonté. Et alors, mon Théotime, nous ne désirons pas la complaisance pour le plaisir qu’elle nous donne, mais par ce seulement que ce plaisir est en Dieu. Car comme nous ne désirons pas la condoléance pour la douleur qu’elle met en nos coeurs, mais parce que cette douleur nous unit et associe à notre bien-aimé douloureux; ainsi n’aimons-nous pas la complaisance, parce qu’elle nous rend du plaisir, mais d’autant que ce plaisir se prend en l’union du plaisir et bien qui est en Dieu, auquel pour nous unir davantage nous voudrions nous complaire d’une complaisance infiniment plus grande, à l’imitation de la très sainte reine et mère d’amour, de laquelle l’urne sacrée magnifiait (Lc 1,46) et agrandissait perpétuellement Dieu. Et afin que l’on sût que cet agrandissement se faisait par la complaisance qu’elle avait en la divine bonté, elle déclare que son esprit avait tressailli de contentement en Dieu son Sauveur (Lc 1,47).



CHAPITRE VII Comme le désir d’exalter et magnifier Dieu nous sépare des plaisirs inférieurs, et nous rend attentifs aux perfections divines.

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Donc l’amour de bienveillance nous fait désirer d’agrandir en nous de plus en plus la complaisance que nous prenons en la bonté divine; et pour faire cet agrandissement, l’âme se prive soigneusement de tout autre plaisir, pour s’exercer plus fort à se plaire en Dieu. Un religieux demanda au dévot frère Gilles, l’un des premiers et plus saints compagnons de saint François, ce qu’il pourrait faire pour être plus agréable à Dieu; et il lui répondit en chantant: L’une à l’un, l’une à l’un. Ce que par après expliquant, donnez toujours, dit-il, toute votre âme qui est une à Dieu seul qui est un. L’âme s’écoule par les plaisirs, et la diversité d’iceux la dissipe et l’empêche de se pouvoir appliquer attentivement à celui qu’elle doit prendre en Dieu. Le vrai amant n’a presque point de plaisir, sinon en la chose aimée. Ainsi toutes choses semblaient ordure (1) et boue au glorieux saint Paul, en comparaison de son Sauveur. Et l’Épouse sacrée n’est toute que pour son bien-aimé: Mon cher ami est tout à moi, et moi je suis toute à lui (2). Que si l’âme qui est en cette sainte affection rencontre les créatures, pour excellentes qu’elles soient, voire même quand ce seraient les anges, elle ne s’arrête point avec icelles sinon autant qu’il faut pour être aidée et secourue en son désir. Dites-moi donc, leur fait-elle, dites-moi, je vous en conjure, avez-vous point vu celui qui est l’ami de mon âme (3)? La glorieuse amante Magdeleine rencontra les anges au sépulcre, qui lui parlèrent sans doute angéliquement, c’est-à-dire, bien suavement, voulant apaiser l’ennui auquel elle était; mais au contraire toute éplorée, elle ne sut prendre aucune complaisance ni en leur douce parole, ni en la splendeur de leurs habits, ni en la grâce toute céleste de leur maintien, ni en la beauté tout aimable de leurs visages, ains toute couverte de larmes, ils m’ont enlevé mon

(1)
Ph 3,18

(2) Ct 2,16
(3) Ct 3,3

Seigneur (1), disait-elle, et je ne sais où ils l’ont mis: et se tournant, elle voit son doux Sauveur, mais en forme de jardinier, dont son coeur ne se peut contenter; car toute pleine de l’amour de la mort de son Maître, elle ne veut point de fleurs, ni par conséquent de jardinier. Elle a dedans son coeur la croix, les clous, les épines; elle cherche son crucifié. Hé! mon cher maître jardinier, dit-elle, si vous aviez peut-être point planté mon bien-aimé Seigneur trépassé comme un lis froissé et fané entre vos fleurs, dites-le-moi vitement, et moi je l’emporterai (2). Mais il ne l’appelle pas plus tôt par son nom, que toute fondue en plaisir, hé! Dieu, dit-elle, mon Maître (3)! Rien, certes, ne la peut assouvir, elle ne saurait se plaire avec les anges, non pas même avec son Sauveur, s’il ne parait en la forme en laquelle il lui avait ravi son coeur. Les Mages ne peuvent se complaire ni en la beauté de la ville de Jérusalem, ni en la magnificence de la cour d’Hérodes, ni en la clarté de l’étoile ; leur coeur cherche la petite spélonque (4) et le petit enfant de Bethléem (5). La mère de belle dilection et l’époux de très saint amour ne se peuvent arrêter entre les parents et amis, ils vont toujours en douleur cherchant l’unique objet de leur complaisance (6). Le désir d’agrandir la complaisance retranche tout autre plaisir pour plus fortement pratiquer celui auquel la divine bienveillance l’excite.

(1) Jn 20,13
(2) Ct 15
(3) Ct 16

(4) Spélonque, grotte, en latin Spelunca.
(5) Mt 2
(6) Lc 2

Or, pour encore mieux magnifier ce souverain bien-aimé, l’âme va toujours cherchant la face d’icelui (1); c’est-à-dire, avec une attention toujours plus soigneuse et ardente, elle va remarquant toutes les particularités des beautés et perfections qui sont eu lui, faisant un progrès continuel en cette douce recherche de motifs qui la paissent perpétuellement presser de se plaire de plus en plus en l’incompréhensible bonté qu’elle aune. Ainsi David cote par le menu les oeuvres et merveilles de Dieu en plusieurs de ses psaumes célestes et l’amante sacrée arrange ès cantiques divins, comme une armée bien ordonnée, toutes les perfections de son époux, l’une après l’autre, pour provoquer son âme à la très sainte complaisance, afin de magnifier plus hautement son excellence, et d’assujettir encore tous les autres esprits à l’amour de son ami tant aimable (2).

(1) Ps 2613
(2) Ct 5,10



CHAPITRE VIII Comment la sainte bienveillance produit la louange du divin Bien-Aimé.

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L’honneur, mon cher Théotime, n’est pas en celui que l’on honore, mais en celui qui honore. Car combien de fois arrive-t-il que celui que nous honorons n’en sait rien, et n’y a seulement pas pensé! Combien de fois louons-nous ceux qui ne nous connaissent pas ou qui dorment! Et toutefois, selon l’estime commune des hommes et leur ordinaire façon de concevoir, il semble que c’est faire du bien à quelqu’un quand on lui fait de l’honneur, et qu’on lui donne beaucoup quand on lui donne des titres et des louanges; et nous ne faisons pas difficulté de dire qu’une personne est riche d’honneur, de gloire, de réputation, de louange, encore qu’en vérité nous sachions bien que tout cela est hors de la personne honorée, et que bien souvent elle n’en reçoit aucune sorte de profit, suivant ce mot attribué au grand saint Augustin: O pauvre Aristote; tu es loué où tu es absent, et tu es brûlé où tu es présent! Quel bien revient-il, je vous prie, à César et Alexandre le Grand de tant de vaines paroles que plusieurs vaines âmes emploient à leur louange?

Dieu, comblé d’une bonté qui surmonte toute louange et tout honneur, ne reçoit aucun avantage ni surcroît de bien pour toutes les bénédictions que nous lui donnons; il n’en est ni plus riche, ni plus grand, ni plus content, ni plus heureux : car son heur, son contentement, sa grandeur et ses richesses ne sont ni ne peuvent être que la divine infinité de sa bonté. Toutefois parce que, selon notre appréhension ordinaire, l’honneur est estimé l’un des plus grands effets de notre bienveillance envers les autres, et que par icelui, non seulement nous ne présupposons point d’indigence en ceux que nous honorons, mais plutôt nous protestons qu’ils abondent en excellence; partant nous employons cette sorte de bienveillance envers Dieu, qui non seulement l’agrée, mais la requiert comme conforme à notre condition, et si propre pour témoigner l’amour respectueux que nous lui devons, que même il nous a ordonné de lui rendre et rapporter tout honneur et gloire.

Ainsi donc l’âme qui a pris une grande complaisance en l’infinie perfection de Dieu, voyant qu’elle ne peut lui souhaiter aucun agrandisse ment de bonté, parce qu’il en a infiniment plus qu’elle no peut désirer ni même penser, elle désire au moins que son nom soit béni, exalté, loué, honoré et adoré de plus en plus, et commençant par son propre coeur, elle ne cesse point de le provoquer à ce saint exercice: et, comme une avette (1) sacrée, elle va voletant çà et là sur les fleurs des oeuvres et excellences divines, recueillant d’icelle une douce variété de complaisances; desquelles elle fait naître et compose le miel céleste de bénédictions, louanges et confessions honorables, par lesquelles, autant qu’elle peut, elle magnifie et glorifie le nom de son bien-aimé, à l’imitation du grand Psalmiste, qui ayant environné et comme parcouru en esprit les merveilles de la divine bonté, immolait sur l’autel de son coeur l’hostie mystique des élans de sa voix par cantiques et psaumes d’admiration et bénédiction:

Mon coeur volant çà et là
Des ailes de sa pensée,
Ravi d’admiration,
D’une voix haut élancée.
Un sacrifice immola,
Sur la harpe bien sonnée
Chantant bénédiction
Au Seigneur Dieu de Sion.

(1) Avette, abeille.


Mais ce désir de louer Dieu que la sainte bienveillance excite en nos coeurs, Théotime, est insatiable; car l’âme qui en est touchée, voudrait avoir des louanges infinies pour les donner à son bien-aimé, parce qu’elle voit que ses perfections sont plus qu’infinies, si que se trouvant bien éloignée de pouvoir satisfaire son souhait, elle fait des extrêmes efforts d’affection pour en quelque sorte louer cette bonté toute louable, et ces efforts de bienveillance s’agrandissent admirablement par la complaisance car à mesure que l’âme trouve Dieu bon, savourant de plus en plus la suavité d’icelui, et se complaisant en son infinie beauté, elle voudrait aussi relever plus hautement les louanges et bénédictions qu’elle lui donne. Or, à mesure aussi que l’âme s’échauffe à louer la douceur incompréhensible de Dieu, elle agrandit et dilate la complaisance qu’elle prend en icelle, et par cet agrandissement elle s’anime de plus fort à la louange. De sorte que l’affection de complaisance et celle de louange, par ces réciproques poussements (1) et mutuelles inclinations qu’elles font l’une à l’autre, s’entre-donnent des grands et continuels accroissements.

Ainsi les rossignols se complaisent tant en leur chant, au rapport de Pline, que pour cette complaisance quinze jours et quinze nuits durant ils ne cessent jamais de gazouiller, s’efforçant de toujours mieux chanter à l’envi les uns des autres; de sorte que lorsqu’ils se dégoisent (2) le mieux, ils y ont plus de complaisance, et cet accroissement de complaisance les porte à faire de plus grands efforts de mieux gringotter (3), augmentant tellement leur complaisance par leur chant, e leur chant par leur complaisance, que maintes fois on les voit mourir, et leur gosier éclater à force de chanter; oiseaux dignes du beau nom de Philomèle, puisqu’ils meurent ainsi en l’amour et pour l’amour de la mélodie.

(1) Poussements, poussées, efforts.
(2) Dégoisent, tirent des sons du gosier, gazouillent.
(3) Gringotter, fredonner.


O Dieu ! mon Théotime, que le coeur ardemment pressé de l’affection de louer son Dieu reçoit une douleur grandement délicieuse et une douceur grandement douloureuse, quand après mille efforts de louange il se trouve si court! Hélas! il voudrait, ce pauvre rossignol, toujours plus hautement lancer ses accents et perfectionner sa mélodie, pour mieux chanter les bénédictions de son cher bien-aimé. A mesure qu’il loue, il se plaît à louer, et à mesure qu’il se plaît à louer, il se déplaît de ne pouvoir encore mieux louer; et pour se contenter au mieux qu’il peut en cette passion, il fait toute sorte d’efforts entre lesquels il tombe en langueur, comme il advenait au très glorieux saint François, qui emmi les plaisirs qu’il prenait à louer Dieu et chanter ses cantiques d’amour, jetait une grande affluence de larmes, et laissait souvent tomber de faiblesse ce que pour lors il tenait eu main, demeurant comme un sacré Philomèle à coeur failli (1), et perdant souvent le respirer à force d’aspirer aux louanges de celui qu’il ne pouvait jamais assez louer.

(1) A coeur failli, en défaillance, évanoui.


Mais oyez une similitude agréable sur ce sujet, tirée du nom que ce saint amoureux donnait à ses religieux, car il les appelait cigales, à raison des louanges qu’ils rendaient à Dieu emmi la nuit. Les cigales, Théotime, ont leurs poitrines pleines de tuyaux, comme si elles étaient des orgues naturelles, et pour mieux chanter elles ne vivent que de la rosée, laquelle elles ne tirent pas par la bouche, car elles n’en ont point, ains la sucent par une petite languette qu’elles ont au milieu de l’estomac, par laquelle elles jettent aussi tous leurs sons avec tant de bruit qu’elles semblent n’être que voix. Or, l’amant sacré est comme cela, car toutes les facultés de son âme sont autant de tuyaux qu’il e eu sa poitrine pour résonner (1) les cantiques et louanges du bien-aimé: sa dévotion au milieu de toutes est la langue de son coeur, selon saint Bernard, par laquelle il reçoit la rosée des perfections divines, les suçant et attirant à soi comme son aliment par la très sainte complaisance qu’il y prend, et par cette même langue de dévotion il fait toutes ses voix d’oraison, de louange, de cantiques, de psaumes, de bénédiction, selon le témoignage d’une des plus insignes cigales spirituelles qui ait jamais été ouïe, laquelle chantait ainsi:


Bénis Dieu, saintement poussée,
mon âme ! et vous, mes esprits,
Que je n’aie aucune pensée
Ni force au dedans ramassée,
Qui du Seigneur taise le prix (2).

(1) Résonner les cantiques, et plus bas: retentisse les louanges, sont pris pour: faire résonner, retentir.
(2)
Ps 102,2

Car n’est-ce pas comme s’il eût dit: je suis une cigale mystique? Mon âme, mes esprits, mes pensées et toutes les facultés qui sont ramassées au dedans de moi sont orgues. O qu’à jamais tout cela bénisse le nom et retentisse les louanges de mon Dieu!

Ma bouche à jamais sera pleine
Du bruit de sa gloire hautaine,
Et n’aura bien qu’à le chanter;
La troupe d’ennuis oppressée.
Humble de coeur et de pensée
Prendra plaisir à m’écouler (1).

(1) Ps 33,2-3



CHAPITRE IX Comme la bienveillance nous fait appeler toutes les créatures à la louange de Dieu.

590
Le coeur atteint et pressé de désir de louer plus qu’il ne peut la divine bonté, après divers efforts, sort maintes fois de soi-même pour convier toutes les créatures à le secourir en son dessein. Comme nous voyons avoir fait les trois enfants en la fournaise, en cet admirable cantique de bénédictions, par lequel ils excitent tout ce qui est au ciel, en la terre et sous terre, à rendre grâce à Dieu éternel en le louant et bénissant souverainement. Ainsi le glorieux Psalmiste, tout ému de la passion saintement déréglée qui le portait à louer Dieu, va sans ordre sautant du ciel à la terre et de la terre au ciel, appelant pêle-mêle les anges, les poissons, les monts, les eaux, les dragons, les oiseaux, les serpents, le feu, la grêle, les brouillards, assemblant par ses souhaits toutes les créatures, afin que toutes ensemble s’accordent à magnifier pieusement leur Créateur, les unes célébrant elles-mêmes les divines louanges, et les autres donnant le sujet de le louer par les merveilles de leurs différentes propriétés, lesquelles manifestent la grandeur de leur facteur, si que ce divin psalmiste royal ayant composé une grande quantité de psaumes avec cette inscription: Louez Dieu; après avoir discouru parmi toutes les créatures pour leur faire les saintes semonces de bénir la majesté céleste, et parcouru une grande variété de moyens et instruments propres à la célébration des louanges de cette éternelle bonté; enfin, comme tombant en défaillance d’haleine, il conclut toute sa sacrée psalmodie par cet élan : Tout esprit loue le Seigneur (1), c’est-à-dire, tout ce qui a vie ne vive ni ne respire que pour le Créateur, selon l’encouragement qu’il avait donné ailleurs:

Sus donc, d’une bouche animée,
Célébrons tous la renommée
De l’Eternel, à qui mieux, mieux:
Notre voix ensemble mêlée,
Bien haut sur la voûte étoilée,
Elève son nom glorieux (2).

(1)
Ps 150,6
(2) Ps 33,4

Ainsi le grand saint François chanta le cantique dix soleil et cent autres excellentes bénédictions, pour invoquer les créatures à venir aider son coeur tant alangouri, de quoi il ne pouvait à son gré louer Je cher Sauveur de son âme. Ainsi la céleste épouse se sentant presque évanouie entre les violents essais qu’elle faisait de bénir et magnifier le bien-aimé roi de son coeur : Eh! criait-elle à ses compagnes, ce divin époux m’a menée par la contemplation en ses celliers à vin (3), me faisant savourer les délices incomparables des perfections de son excellence, et je me suis tellement détrempée et saintement enivrée par la complaisance que j’ai prise en cet abîme de beauté, que mon âme va languissante (4), blessée

(3) Ct 2,4
(4) Ct 2,4

d’un désir amoureusement mortel, qui nie presse de louer à jamais une si éminente bonté. Hélas! venez, je vous supplie, au secours de mon pauvre coeur qui va tout maintenant définir (1), soutenez-le de grâce, et l’appuyez de toutes fleurs; confortez-le, et l’environnez de pommes; autrement il tombe pâmé (2).

(1) Définir, finir.
(2) Ct 2,5

La complaisance tire les suavités divines dedans le coeur, lequel se remplit si ardemment qu’il en est tout éperdu. Mais l’amour de la bienveillance fait sortir notre coeur de soi-même, et le fait exhaler en vapeurs de parfums délicieux, c’est-à-dire, en toutes sortes de saintes louanges, et n’en pouvant néanmoins tant pousser comme il désirerait : O, dit-il, que toutes les créatures viennent contribuer les fleurs de leurs bénédictions, les pommes de leurs actions de grâces, de leurs honneurs et de leurs adorations, afin que de toutes parts on sente les odeurs répandues à la gloire de Celui duquel l’infinie douceur surpasse tout honneur, et que nous ne pouvons jamais bien dignement magnifier.

C’est cette divine passion qui fait tant faire de prédications, qui fait passer entre tant de hasards les Xavier, les Berzée, les Antoine (3), cette multitude de jésuites, de capucins, et de religieux et autres ecclésiastiques de toutes sortes, ès Indes, au Japon, en Maragnan (4), afin de faire connaître, reconnaître et adorer le nom sacré de Jésus emmi ces grands peuples. C’est cette passion sainte qui fait tant écrire de livres de piété, tant fonder d’églises, d’autels, de maisons pieuses, et en somme qui fait veiller, travailler et mourir tant de serviteurs de Dieu entre les flammes du zèle qui les consume et dévore.


(3) Xavier, Berzée, Antoine, saint François Xavier, Berzée, Antoine Possevin, jésuites prédicateurs et auteurs des premiers temps de l’institut.
(4) Maragnan, Maragnon, partie du fleuve des Amazones. (Amérique méridionale.)




CHAPITRE X Comme le désir de louer Dieu nous fait aspirer au ciel.

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L’âme amoureuse voyant qu’elle ne peut assouvir le désir qu’elle a de louer son bien-aimé, tandis qu’elle vit entre les misères de ce monde, et sachant que les louanges qu’on rend au ciel à la divine bonté se chantent d’un air incomparablement plus agréable: O Dieu! dit-elle, que les louanges répandues par ces bienheureux esprits devant le trône de mon Roi céleste sont louables! que leurs bénédictions sont dignes d’être bénites! O que de bonheur d’ouïr cette mélodie de la très sainte éternité, en laquelle par une très souefve (1) rencontre de voix dissemblables et de tons dispareils, se font ces admirables accords esquels toutes les parties avançant les unes sur les autres par une suite continuelle et incompréhensible liaison de chasses (2), on entend de toutes parts retentir les perpétuels alleluia!

(1) Souefve, suave.
(2) Chasses, poursuites, reprises.


Voix, pour leur éclat, comparées aux tonnerres, aux trompettes, au bruit des vagues de la mer agitée; mais voix qui aussi, pour leur incomparable douceur et suavité, sont comparées à la mélodie des harpes (
Ap 14,2) délicatement et délicieusement sonnées par la main des plus excellents joueurs; et voix qui toutes s’accordent à dire le joyeux cantique pascal: alleluia, louez Dieu, amen, louez Dieu (Ap 19,1-4). Car sachez Théotime, qu’une voix sort du trône divin (Ap 5), qui ne cesse de crier aux heureux habitants de la glorieuse Jérusalem céleste : Dites à Dieu louange, ô vous qui êtes ses serviteurs et qui le craignez, grands et petits; à quoi toute cette multitude innombrable des saints, les choeurs des anges et les choeurs des hommes assemblés, répond chantant de toute sa force, alleluia, louez Dieu (Ap 6). Mais quelle est cette voix admirable qui sortant du trône divin, annonce les alleluia aux élus, sinon la très sainte complaisance, laquelle étant reçue dedans l’esprit, leur fait ressentir la douceur des perfections divines, ensuite de laquelle naît en eux l’amoureuse bienveillance, source vive des louanges sacrées? Ainsi, par effet (5), la complaisance procédant du trône, vient intimer les grandeurs de Dieu aux bienheureux, et la bienveillance les excite à répandre réciproquement devant le trône les parfums de louange. C’est pourquoi, par manière de réponse, ils chantent éternellement alleluia, c’est-à-dire: louez Dieu. La complaisance vient du trône dans le coeur, et la bienveillance va du coeur au trône.

(5) Par effet, en réalité.

O que ce temple est aimable où tout retentit en louange! Que de douceur à ceux qui vivent en ce sacré séjour où tant de philomèles et rossignols célestes chantent avec cette sainte contention d’amour les cantiques d’éternelle suavité !

Le coeur donc qui ne peut en ce monde ni chanter, ni ouïr les louanges divines à son gré, entre en des désirs non pareils d’être délivré des liens de cette vie pour aller en l’antre où on loue si parfaitement le bien-aimé céleste, et ces désirs s’étant emparés du coeur, se rendent quelquefois si puissants et pressants dans la poitrine des amants sacrés, que bannissant tous autres désirs, ils mettent en dégoût toutes choses terrestres, et rendent l’âme tout alangourie et malade d’amour, voire même cette sainte passion passe aucunes fois si avant, que, si Dieu le permet, on en meurt.

Ainsi ce glorieux et séraphique amant saint François ayant longuement été travaillé de cette forte affection de louer Dieu, enfin en ses dernières années, après qu’il eut assurance, par une très spéciale révélation, de son salut éternel, il ne pouvait contenir sa joie, et s’allait de jour en jour consumant, comme si sa vie et son âme se fût évaporée, ainsi que l’encens, sur le feu des ardents désirs qu’il avait de voir son maître pour le louer incessamment; en sorte que ces ardeurs prenant tous les jours de nouveaux accroissements, son âme sortit de son corps par un élan qu’elle fit vers le ciel : car la divine Providence voulut qu’il mourût en prononçant ces sacrées paroles: Hé ! tirez hors de cette prison mon âme, ô Seigneur, afin que je bénisse votre nom; les justes m’attendent jusqu’à ce que vous me rendiez la tranquillité désirée (Ps 141,8). Théotime, voyez de grâce cet esprit, qui comme un céleste rossignol enfermé dans la cage de son corps, dans laquelle il ne peut chanter à souhait les bénédictions de son éternel amour, sait qu’il gazouillerait et pratiquerait mieux son beau ramage s’il pouvait gagner l’air pour jouir de sa liberté et de la société des autres philomèles entre les gaies et florissantes collines de la contrée bienheureuse. C’est pourquoi il exclame: hélas! ô Seigneur de ma vie, hé! par votre bonté toute douce, délivrez-moi, pauvre que je suis, de la cage de mon corps, retirez-moi de cette petite prison, afin qu’affranchi de cet esclavage, je puisse voler où mes chers compagnons m’attendent là-haut au ciel, pour me joindre à leurs choeurs et m’environner de leur joie. Là, Seigneur, alliant ma voix aux leurs, je ferai avec eux une douce harmonie d’air et d’accents délicieux, chantant, louant et bénissant votre miséricorde. Cet admirable saint, comme un orateur qui veut finir et conclure tout ce qu’il a dit par quelque courte sentence, mit cette heureuse fin à tous ses souhaits et désirs, desquels ces dernières paroles furent l’abrégé, paroles auxquelles il attacha si fortement son âme, qu’il expira en les soupirant. Mon Dieu! Théotime, quelle douce et chère mort fut celle-ci, mort heureusement amoureuse, amour saintement mortel!




Sales: Amour de Dieu 550