Sales: Amour de Dieu 6130

CHAPITRE XIII De la blessure d’amour.

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Tous ces mots amoureux sont tirés de la ressemblance qu’il y a entre les affections du coeur et les passions du corps. La tristesse, la crainte, l’espérance, la haine et les autres affections de l’âme n’entrent point dans le coeur que l’amour ne les y tire après soi. Nous ne haïssons le mal, sinon parce qu’il est contraire au bien que nous aimons: nous craignons le mal futur, parce qu’il nous privera du bien que nous aimons. Qu’un mal soit extrême, nous ne le haïssons néanmoins jamais, sinon à mesure que nous chérissons le bien auquel il est opposé. Qui n’aime pas beaucoup la chose publique, ne se met pas beaucoup en peine si elle se ruine: qui n’aime guère Dieu, ne hait non plus guère le péché. L’amour est la première, ains (1) le principe et l’origine de toutes les passions; c’est pourquoi c’est lui qui entre le premier dans le coeur, et parce qu’il pénètre et perce jusqu’au fond de la volonté, où il a son siège, on dit qu’il blesse le coeur. Il est aigu, dit l’Apôtre de la France (2), et entre très intimement dans l’esprit. Les autres affections entrent voirement aussi, mais c’est par l’entremise de l’amour; car c’est lui qui, perçant le coeur, leur fait passage. Ce n’est que la pointe du dard qui blesse, le reste agrandit seulement la blessure et la douleur.

(1) Ains, même.
(2) L’Apôtre de la France, S. Denys l’Aréopagite.

Or, s’il blesse, il donne par conséquent de la douleur. Les grenades, par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains si bien serrés et rangés, et par leurs belles couronnes, représentent naïvement, ainsi que dit saint Grégoire, la très sainte charité, toute vermeille à cause de son ardeur envers Dieu, comblée de toute la variété des vertus, et qui seule obtient et porte la couronne des récompensas éternelles; mais le suc des grenades, qui, comme nous savons, est si agréable aux sains et aux malades, est tellement mêlé d’aigreur et de douceur, qu’on ne saurait discerner s’il réjouit le goût ou bien parce qu’il a son aigreur doucette ou bien parce qu’il a une douceur aigrette (1). Certes, Théotime, l’amour est ainsi aigre-doux, et tandis que nous sommes en ce monde, il n’a jamais une douceur parfaitement douce, parce qu’il n’est pas parfait ni jamais purement rassasié et satisfait; et néanmoins il ne laisse pas d’être grandement agréable, son aigreur affinant la suavité de sa douceur, comme sa douceur aiguise la grâce de son aigreur. Mais cela comme, se peut-il faire? On a vu tel jeune homme entrer en conversation, libre, sain et fort gai, qui, ne prenant pas garde à soi, sent, bien avant que d’en sortir, que l’amour, se servant des regards, des maintiens, des paroles d’une imbécile et faible créature, comme d’autant de flèches, aura féru et blessé son chétif coeur, en sorte que le voilà tout triste, morne et étonné. Pourquoi, je vous prie, est-il triste? C’est sans doute parce qu’il est blessé. Et qui l’a blessé? L’amour. Mais puisque l’amour est enfant de la complaisance, comme peut-il blesser et donner de la douleur? Quelquefois l’objet bien-aimé est absent; et lors, mon cher Théotime, l’amour blesse le coeur par le désir qu’il excite, lequel, ne pouvant être satisfait, tourmente gratuitement l’esprit.

(1) Aigreur doucette, douceur aigrette, diminutifs pleins de charmes et qui ont vieilli,

Si une abeille avait piqué un enfant, certes vous auriez beau lui dire : Ah ! mon enfant, l’abeille qui t’a piqué, c’est celle-là même qui fait le miel que tu trouves si bon. Car il est vrai, dirait-il, son miel est bien doux à mon goût, mais sa piqûre est bien douloureuse; et tandis que son aiguillon est dedans ma joue, je ne puis m’accoiser, et ne voyez-vous pas que ma face en est toute enflée? Théotime, certes l’amour est une complaisance, et par conséquent il est fort agréable-, pourvu qu’il ne laisse point dedans nos coeurs l’aiguillon du désir; mais quand il le laisse, il laisse avec icelui une grande douleur. Il est vrai que cette douleur provient de l’amour, et partant c’est une amiable (1) et aimable douleur. Oyez les élans douloureux, mais amoureux d’un amant royal: Mon âme a soif de son Dieu fort et vivant. Eh! quand viendrai-je et paraîtrai-je devant la face de mon Dieu? Mes larmes m’ont servi de pain nuit et jour, tandis qu’on me dit: Où est ton Dieu (2)? Ainsi la sacrée Sulamite toute détrempée en ses douleurs amoureuses, parlant aux filles de Jérusalem : Hélas! dit-elle, je vous conjure, si vous

(1) Amiable, douce, qui plaît.
(2)
Ps 61,4

rencontrez mon ami, annoncez-lui ma peine, parce que je languis toute blessée de son amour (1). L’espérance différée afflige l’âme (2).

(1) Ct 5,8
(2) Pr 13,12


Or, les douloureuses blessures de l’amour sont de plusieurs sortes : l° Les premiers traits que nous recevons de l’amour s’appellent blessures, parce que le coeur, qui semblait sain, entier et tout à soi-même, tandis qu’il n’aimait pas, commence, lorsqu’il est atteint d’amour, à se séparer et diviser de soi-même pour se donner à l’objet aimé. Or cette division ne se peut faire sans douleur, puisque la douleur n’est autre chose que la division des choses vivantes qui se tiennent l’une à l’autre. 2° Le désir pique et blesse incessamment le coeur dans lequel il est, comme nous avons dit. 3° Mais, Théotime, parlant de l’amour sacré, il y a en la pratique d’icelui une sorte de blessure que Dieu lui-même fait quelquefois en l’âme qu’il veut grandement perfectionner. Car il lui donne des sentiments admirables et des attraits nonpareils pour sa souveraine bonté, comme le pressant et sollicitant de l’aimer, et lors elle s’élance de force comme pour voler plus haut vers son divin objet; mais demeurant courte, parce qu’elle ne peut pas tant aimer comme elle désire, ô Dieu! elle sent une douleur qui n’a point d’égale. A même temps qu’elle est attirée puissamment à voler vers son cher bien-aimé, elle est aussi retenue puissamment et ne peut voler, comme attachée aux basses misères de cette vie mortelle et de sa propre impuissance; elle désire des ailes de colombe pour voler en son repos (1), et elle n’en trouve point. La voilà donc rudement tourmentée entre la violence de ses élans et celle de son impuissance. O misérable que je suis! disait l’un de ceux qui ont expérimenté ce travail, qui me délivrera du corps de cette mortalité (2) ? Alors, si vous y prenez garde, Théotime, ce n’est pas le désir d’une chose absente qui blesse le coeur, car l’âme sent que son Dieu est présent, il l’a déjà menée dans son cellier é vin, il a arboré sur son coeur l’étendard de son amour (3); mais quoique déjà il la voie toute sienne, il la presse, et décoche de temps en temps mille et mille traits de son amour, lui montrant par des nouveaux moyens combien il est plus aimable qu’il n’est aimé : et elle qui n’a pas tant de force pour l’aimer, que d’amour pour s’efforcer, voyant ses efforts si imbéciles (4), en comparaison du désir qu’elle a pour aimer dignement celui que nulle force ne peut assez aimer; hélas! elle se sent outrée d’un tourment incomparable : car autant d’élans qu’elle fait pour voler plus haut en son désirable amour, autant reçoit-elle de secousses de douleur.

(1) Ps 54,7
(2) Rm 4,24
(3) Ct 2,4
(4) Imbéciles, faibles, impuissants.

Ce coeur amoureux de son Dieu désirant infiniment d’aimer, voit bien que néanmoins il ne peut ni assez aimer ni assez désirer. Or ce désir qui ne peut réussir, est comme un dard dans le flanc d’un esprit généreux; mais la douleur qu’on en reçoit ne laisse pas que d’être aimable, d’autant que quiconque désire bien d’aimer aime aussi bien à désirer, et s’estimerait le plus misérable de l’univers s’il ne désirait continuellement d’aimer ce qui est si souverainement aimable. Désirant d’aimer, il reçoit de la douleur; mais aimant à désirer, il reçoit de la douceur.

Vrai Dieu! Théotime, que vais-je dire? les bienheureux qui sont en paradis voyant que Dieu est encore plus aimable qu’ils ne l’aiment, pâmeraient et périraient éternellement du désir de l’aimer davantage, si la très sainte volonté de Dieu n’imposait à la leur le repos admirable dont elle jouit; car ils aiment si souverainement cette souveraine volonté, que son vouloir arrête le leur et le contentement divin les contente, acquiesçant d’être bornés en leur amour par la volonté même de laquelle la bonté est l’objet de leur amour. Que si cela n’était, leur amour serait également délicieux et douloureux; délicieux pour la possession d’un si grand bien, douloureux pour l’extrême désir d’un plus grand amour. Dieu donc tirant continuellement, s’il faut ainsi dire, des sagettes (1) du carquois de son infinie beauté, blesse l’âme de ses amants, leur faisant clairement voir’ qu’ils ne l’aiment pas à beaucoup près de ce qu’il est aimable. Celui des mortels qui ne désire pas d’aimer davantage la divine bonté, il ne l’aime pas assez : la suffisance en ce divin exercice ne suffit pas à celui qui veut s’y arrêter comme si elle lui suffisait.

(1) Sagettes, fléches.


CHAPITRE XIV De quelques autres moyens par lesquels le saint amour blesse les coeurs.

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Rien ne blesse tant un coeur amoureux que de voir un autre coeur blessé d’amour pour lui. Le pélican fait son nid en terre, dont les serpents viennent souvent piquer ses petits. Or quand cela arrive, le pélican, comme un excellent médecin naturel, de la pointe de son bec blesse de toutes parts ses pauvres poussins, pour, avec le sang, faire sortir le venin que la morsure des serpents a répandu par tous les endroits de leur corps; et pour faire sortir tout le venin, il laisse sortir tout le sang, et par conséquent il laisse ainsi mourir cette petite troupe pélicane. Mais les voyant morts, il se blesse soi-même et répand son sang sur eux, il les vivifie d’une nouvelle et plus pure vie; son amour les a blessés, et soudain par ce même amour il se blesse soi-même (1). Jamais nous ne blessons un coeur de la blessure d’amour, que nous n’en soyons soudain blessés nous-mêmes. Quand l’âme voit son Dieu blessé d’amour pour elle, elle en reçoit soudain une réciproque blessure. Tu as blessé mon coeur (
Ct 4,9), dit le céleste amant à sa Sulamite; et la Sulamite s’écrie : Dites à mon bien-aimé que je suis blessée d’amour (Ct 5,8). Les avettes ne blessent jamais qu’elles ne demeurent blessées à mort. Voyant aussi le Sauveur de nos âmes blessée d’amour pour nous jusques à la mort et la mort de la croix, comme pourrions-nous n’être pas blessés pour lui? mais je dis blessés d’une plaie d’autant plus douloureusement amoureuse, que la sienne a été amoureusement douloureuse, et que jamais nous ne le pouvons tant aimer que son amour et sa mort le requiérent.

C’est encore une autre blessure d’amour, quand l’âme sent bien qu’elle aime son Dieu, et que néanmoins Dieu la traite comme s’il ne savait pas d’être aimé, ou comme s’il était en défiance de son amour. Car alors, mon cher Théotime, l’âme reçoit des extrêmes angoisses, lui étant insupportable de voir et sentir le seul semblant que Dieu fait de se défier d’elle.

Le pauvre saint Pierre avait et sentait son coeur tout rempli d’amour pour son Maître, et notre Seigneur dissimulant de le savoir : Pierre, dit-il, m’aimes-tu plus que celui-ci? Eh! Seigneur, répondit cet apôtre, vous savez que je vous aime. Mais, Pierre, m’aimes-tu, réplique le Sauveur? Mon cher Maître, dit l’apôtre, je vous aime certes, vous le savez. Et ce doux Maître, pour l’éprouver, et se défiant d’être aimé, Pierre, dit-il, m’aimes-tu? Ah! Seigneur, vous blessez ce pauvre coeur, qui, grandement affligé, s’écrie amoureusement, mais douloureusement : Mon Maître, vous savez toutes choses, vous savez certes bien que je vous aime (Jn 21,15).

Un jour on faisait des exorcismes sur une personne possédée; et le malin esprit étant pressé de dire quel était son nom : Je suis, répondit-il, ce malheureux privé d’amour; et soudain sainte Catherine de Gênes, qui était là présente, se sentit troubler et renverser toutes les entrailles, d’autant qu’elle avait seulement ouï prononcer le mot de privation d’amour. Car, comme les démons haïssent si fort l’amour divin, qu’ils tremblent lorsqu’ils en voient le signe ou qu’ils en oyent le nom, c’est-à-dire, quand ils voient la croix et qu’ils oyent prononcer le nom de Jésus; ainsi ceux qui aiment fortement notre Seigneur, trémoussent de douleur et d’horreur quand ils voient quelque signe ou qu’ils entendent quelque parole qui représente la privation de ce saint amour.

Saint Pierre était bien assuré que notre Seigneur sachant tout, ne pouvait pas ignorer combien il était aimé de lui; mais parce que la répétition de cette demande: M’aimes-tu? a l’apparence de quelque défiance, saint Pierre s’en attriste grandement. hélas! cette pauvre âme qui sent bien qu’elle est résolue de mourir plutôt que d’offenser son Dieu, mais ne sent pas néanmoins un seul brin de ferveur, ains au contraire une froideur extrême qui la tient tout engourdie et si faible qu’elle tombe à tous coups en des imperfections fort sensibles; cette âme, dis-je, Théotime, elle est toute blessée; car son amour est grandement douloureux de voir que Dieu fait semblant de ne voir pas combien elle l’aime, la laissant comme une créature qui ne lui appartient par, et lui est advis qu’emmi ses défauts, ses distractions et froideurs, notre Seigneur décoche contr’elle ce reproche : Comme peux-tu dire que tu m’aimes, puisque ton âme n’est pas avec moi? Ce qui lui est un dard de douleur au travers de son coeur, mais un dard de douleur qui procède d’amour, car si elle n’aimait pas, elle ne serait pas affligée de l’appréhension qu’elle a de ne pas aimer.

Quelquefois cette blessure d’amour se fait par le seul souvenir que nous avons d’avoir été jadis sans aimer Dieu. O que tard je vous ai aimée, beauté antique et nouvelle, disait ce saint qui avait été trente ans hérétique. La vie passée est en horreur à la vie présente de celui qui a passé sa vie précédente sans aimer la souveraine bonté.

L’amour même nous blesse quelquefois par la seule considération de la multitude de ceux qui méprisent l’amour de Dieu; si que nous pâmons de détresse pour ce sujet, comme faisait celui qui disait : Mon zèle, ô Seigneur, m’a fait sécher de douleur, parce que mes ennemis n’ont pas gardé ta loi (Ps 118,139). Et le grand saint François, pensant ne point être entendu, pleurait un jour, sanglotait et se lamentait si fort, qu’un bon personnage l’oyant, accourut comme au secours de quelqu’un qu’on voulût égorger; et le voyant tout seul, il lui demanda : Pourquoi cries-tu ainsi, pauvre homme? Hélas! dit-il, je pleure de quoi notre Seigneur a tant enduré pour l’amour de nous, et personne n’y pense. Et ces paroles dites, il recommença ses larmes; et ce bon personnage se mit aussi à gémir et pleurer avec lui.

Mais comme que ce soit (2), ceci est admirable ès blessures reçues par le divin amour que la douleur en est agréable, et tous ceux qui la sentent y consentent, et ne voudraient pas changer cette douleur à toute la douceur de l’univers. Il n’y a point de douleur emmi l’amour; ou s’il y a de la douleur, c’est une bien-aimée douleur. Un séraphin tenant un jour une flèche toute d’or de la pointe de laquelle sortait une petite flamme, il la darda dans le coeur de la bienheureuse mère Térèse, et la voulant retirer, il semblait à cette vierge qu’on lui arrachait les entrailles ; la douleur étant si grande qu’elle n’avait plus de forces que pour jeter des faibles et petits gémissements, mais douleur pourtant si aimable, qu’elle eût voulu n’en être jamais délivrée. Telle fut la sagette d’amour que Dieu décocha dans le coeur de la grande sainte Catherine de Gênes, au commencement de sa conversion, dont elle demeura toute changée et comme morte au monde et aux choses créées, pour ne vivre plus qu’au Créateur. Le bien-aimé est un bouquet de myrrhe amère, et ce bouquet amer est réciproquement le bien-aimé qui demeure chèrement colloqué sur le sein de la bien-aimée, c’est-à-dire, le plus aimé de tous les bien-aimés (Ct 1,12).

(1) Toute cette comparaison du pélican est empruntée aux fables classiques.
(2) Comme que ce soit, tel que cela est.



CHAPITRE XV De la langueur amoureuse du coeur blessé de dilection.

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C’est chose assez connue que l’amour humain a la force non seulement de blesser le coeur, mais de rendre malade le corps jusqu’à la mort, d’autant que l’homme la passion et tempérament du corps a beaucoup de pouvoir d’incliner l’âme et la tirer après soi, aussi les affections de l’âme ont une grande force pour remuer les humeurs et changer les qualités du corps. Mais, outre cela, l’amour quand il est véhément, porte si impétueusement l’âme en la chose aimée, et l’occupe si fortement, qu’elle manque â toutes ses autres opérations, tant sensitives qu’intellectuelles, si que pour nourrir cet amour et le seconder, il semble que l’âme abandonne tout autre soin, tout autre exercice, et soi-même encore. Dont Platon a dit que l’amour était pauvre, déchiré, nu, déchaux (1), chétif, sans maison, couchant dehors sur la dure ès portes, toujours indigent. Il est pauvre, parce qu’il fait quitter tout pour la chose aimée; il est sans maison, parce qu’il fait sortir l’âme de son domicile pour suivre toujours celui qui est aimé; il est chétif, pâle, maigre et défait, parce qu’il fait perdre le sommeil, le boire et le manger; il est nu et déchaux, parce qu’il fait quitter toutes autres affections pour prendre celle de la chose aimée; il couche dehors sur la dure, parce qu’il fait demeurer à découvert le coeur qui aime, lui faisant manifester ses passions par des soupirs, plaintes, louanges, soupçons, jalousies; il est tout étendu comme un gueux aux portes, parce qu’il fait que l’amant est perpétuellement attentif aux yeux et à la bouche de la personne qu’il aime, et toujours attaché à ses oreilles pour lui parler et mendier des faveurs, desquelles il n’est jamais rassasié : or, les yeux, les oreilles et la bouche sont les portes de l’âme. Et enfin c’est sa vie que d’être toujours indigent; car si une fois il est rassasié, il n’est plus ardent, et par conséquent il n’est plus amour.

(1) Déchaux, sans chaussure,

Certes, je sais bien, Théotime, que Platon parlait ainsi de l’amour abject, vil et chétif des mondains; mais néanmoins ces propriétés ne laissent pas de se trouver en l’amour céleste et divin. Car voyez un peu ces premiers maîtres de la doctrine chrétienne, c’est-à-dire, ces premiers docteurs du saint amour évangélique, et oyez ce que disait l’un d’entr’eux qui avait le plus de travail : Jusques à maintenant, dit-il, nous avons faim et soif, et sommes nus, et sommes souffletés, nous sommes vagabonds, et nous sommes rendus comme les balayures de ce monde, et comme la raclure ou pelure de tous (1). Comme s’il disait: Nous sommes tellement abjects, que si le monde est un palais, nous en sommes estimés les balayures; si le monde est une pomme, nous en sommes la raclure. Qui les avait réduits, je vous prie, à cet état, sinon l’amour? Ce fut l’amour qui jeta saint François nu devant son évêque, et le fit mourir nu sur la terre; ce fut l’amour qui le fit mendiant toute sa vie; ce fut l’amour qui envoya le grand saint François Xavier, pauvre, indigent, déchiré, çà et là parmi les Indes et entre les Japonais; ce fut l’amour qui réduisit le grand cardinal saint Charles, archevêque de Milan, à cette extrême pauvreté parmi toutes les richesses que sa naissance et sa dignité lui donnaient; que comme dit cet éloquent orateur d’Italie, monseigneur Panigarole (2), il était comme un chien en la maison de son maître, ne mangeant qu’un peu de pain, ne buvant qu’un peu d’eau et couchant sur un peu de paille.

(1)
1Co 4,11-13
(2) François Panigarole, de l’ordre de Saint-François, depuis évêque d’Asti, prononça l’oraison funèbre de S. Charles à ses obsèques.

Oyons de grâce la sainte Sulamite, comme elle s’écrie presqu’en cette sorte : Quoiqu’à raison de mille consolations que mon amour me donne, je sois plus belle que les riches tentes de mon Salomon, je veux dire plus belle que le ciel, qui n’est qu’un pavillon inanimé de sa majesté royale, puisque je suis son pavillon animé, si suis-je néanmoins toute noire (1), déchirée, poudreuse et toute gâtée de tant de blessures et de coups que ce même amour me donna. Eh! ne prenez pas garde à mon teint; car je suis voirement (2) brune, d’autant que mon bien-aimé, qui est mon soleil, a dardé les rayons de son amour sur moi : rayons qui éclairent par leur lumière, mais qui, par leur ardeur, m’ont rendue hâlée et noirâtre, et me touchant de leur splendeur ils m’ont ôté ma couleur. La passion amoureuse me fait trop heureuse de me donner un tel époux comme est mon roi; mais cette même passion qui me tient lieu de mère, puisqu’elle seule m’a mariée, et non mes mérites, elle a des autres enfants qui me donnent des assauts et des travaux nonpareils, me réduisant à telle langueur, que comme d’un côté je ressemble à une reine qui est au côté de son roi, aussi de l’autre je suis comme une vigneronne qui dans une chétive cabane garde une Vigne, et une vigne encore qui n’est pas sienne (3).

(1) Ct 1,4
(2) Voirement, réellement.
(3) Ct 1,4

Certes, Théotime, quand les blessures et plaies de l’amour sont fréquentes et fortes, elles nous mettent en langueur et nous donnent la plus aimable maladie d’amour. Qui pourrait jamais décrire les langueurs amoureuses des saintes Catherine de Sienne et de Gênes, ou de sainte Angèle de Foligny, ou de sainte Christine, ou de la bienheureuse mère Térèse, ou de saint Bernard, ou de saint François? Et quant à ce dernier, sa vie ne fut autre chose que larmes, soupirs, plaintes, langueurs, définements (1), pâmoisons amoureuses. Mais rien n’est si admirable en tout cela, que cette admirable communication que le doux Jésus lui fit de ses amoureuses et précieuses douleurs, par l’impression de ses plaies et stigmates. Théotime, j’ai souvent considéré cette merveille, et en ai fait cette pensée. Ce grand serviteur de Dieu, homme tout séraphique, voyant la vive image de son Sauveur crucifié effigiée en un séraphin lumineux qui lui apparut sur le mont Alverne, il s’attendrit plus qu’on ne saurait imaginer, saisi d’une consolation et d’une compassion souveraine; car regardant ce beau miroir d’amour que les anges ne se peuvent jamais assouvir de regarder, hélas! il pâmait de douceur et de contentement. Mais voyant aussi d’autre part la vive représentation des plaies et blessures de son Sauveur crucifié, il sentit en son âme ce glaive impiteux qui transperça la sacrée poitrine de la Vierge mère au jour de la Passion (2), avec autant de douleur intérieure que s’il eût été crucifié avec son

(1) Définements, défaillances.
(2) Lc 13,35

cher Sauveur. O Dieu! Théotime, si l’image d’Abraham élevant le coup de la mort sur son cher fils unique pour le sacrifier, image faite par un peintre mortel, eut bien le pouvoir toutefois d’attendrir et faire pleurer le grand saint Grégoire, évêque de Nisse, toutes les fois qu’il la regardait; eh! combien fut extrême l’attendrissement du grand saint François quand il vit l’image de notre Seigneur se sacrifiant soi-même sur la croix! image que non une main mortelle mais la main maîtresse d’un séraphin céleste avait tirée et effigiée sur son propre original, représentant si vivement et au naturel le divin Roi des anges, meurtri, blessé, percé, froissé crucifié!

Cette âme donc ainsi amollie, attendrie et presque toute fondue en cette amoureuse douleur, se trouva par ce moyen extrêmement disposée à recevoir les impressions et marques de l’amour et douleur de son souverain amant. Car la mémoire était toute détrempée en la souvenance de ce divin amour, l’imagination appliquée fortement à se représenter les blessures et meurtrissures que les yeux regardaient alors si parfaitement bien exprimées en l’image présente; l’entendement recevait les espèces (1) infiniment vives que l’imagination lui fournissait, et enfin l’amour employait toutes les forces de la volonté pour se complaire et conformer à la passion du Bien-aimé, dont l’âme sans doute se trouvait toute transformée en un second crucifix. Or, l’âme comme forme et maîtresse du corps, usant de son pouvoir sur icelui, imprima les douleurs des plaies dont elle était blessée, ès endroits correspondants à ceux esquels son amant les avait endurées. L’amour est admirable pour aiguiser l’imagination, afin qu’elle pénètre jusqu’à l’extérieur. L’amour donc fit passer les tourments intérieurs de ce grand amant saint François jusqu’à l’extérieur et blessa le corps du même dard de douleur duquel il avait blessé le coeur.

(1) Espèces, images.

Mais de faire les ouvertures en la chair par dehors, l’amour qui était dedans ne le pouvait pas bonnement faire : c’est pourquoi l’ardent séraphin, venant au secours, darda des rayons d’une clarté si pénétrante, qu’elle fit réellement en la chair les plaies extérieures du crucifix que l’amour avait imprimées intérieurement en l’âme. Ainsi le séraphin voyant Isaïe n’oser entreprendre de parler, d’autant qu’il sentait ses lèvres souillées, vint au nom de Dieu lui toucher et épurer les lèvres avec un charbon pris sur l’autel, secondant eu cette sorte le désir d’icelui. La myrrhe produit sa stacte (1) et première liqueur comme par manière de sueur et de transpiration; mais afin qu’elle jette bien tout son suc, il la faut aider par l’incision, De même l’amour divin de saint François parut en toute sa vie comme par manière de sueur, car il ne respirait en toutes ses actions que cette sacrée dilection; mais pour en faire paraître tout à fait l’incomparable abondance, le céleste séraphin le vint inciser et blesser. Et afin que l’on sut que ses plaies étaient plaies de l’amour du ciel, elles furent faites non avec Je fer, mais avec des rayons de lumière. O vrai Dieu! Théotime, que de douleurs amoureuses, et que d’amours douloureuses! car non seulement alors, mais tout le reste de sa vie ce pauvre saint alla toujours tramant et languissant comme bien malade d’amour.

(1) Stacte, gomme, ou liquide résineux.

Le bienheureux Philippe Nérius (1), âgé de quatre-vingts ans, eut une telle inflammation de coeur pour le divin amour, que la chaleur se faisant faire place aux côtes, les élargit bien fort, et en rompit la quatrième et la cinquième, afin qu’il pût recevoir plus d’air pour le rafraîchir. Le bienheureux Stanislas Kostka, jeune garçon de quatorze ans, était si fort assailli de l’amour de son Sauveur, que maintes fois il tombait en défaillance, tout pâmé, et était contraint d’appliquer sur sa poitrine des linges trempés en l’eau froide pour modérer la violence de l’ardeur qu’il sentait.

(1) S. Philippe de Néri,

Et en somme, comme pensez-vous, Théotime, qu’une âme qui a une fois un peu à souhait tâté les consolations divines, puisse vivre en ce monde, mêlé de tant de misères, sans douleur et langueur presque perpétuelle? On a maintes fois oui ce grand homme de Dieu, François Xavier, lançant sa voix au ciel, lorsqu’il croyait être bien solitaire, en cette sorte : Eh! mon Seigneur, non, de grâce, ne m’accablez pas d’une si grande affluence de consolations; ou si par votre infinie bonté il vous plait me faire ainsi abonder en délices, tirez-moi donc en paradis car qui a une fois bien goûté en l’intérieur votre douceur, il lui est force de vivre en amertume tandis qu’il ne jouit pas de vous. Quand donc Dieu a donné un peu largement de ses divines douceurs à une âme, et qu’il les lui ôte, il la blesse par cette privation, et elle par après demeure languissante, soupirant avec David :

Hélas! quand viendra le jour
Que la douceur d’un retour
M’ôtera cette souffrance (1) ?

Et avec le grand Apôtre : O moi misérable homme! qui me délivrera du Corps de cette mortalité (2)?

(1) Ps 41,3
(2) Rm 7,24

FIN DU LIVRE SIXIÈME



LIVRE SEPTIÈME

DE L’UNION DE L’ÂME AVEC SON DIEU QUI SE PARFAIT EN L’ORAISON


CHAPITRE PREMIER Comme l’amour fait l’union de l’âme avec Dieu en l’oraison.

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Nous ne parlons pas ici de l’union générale du coeur avec son Dieu, mais de certains actes et mouvements particuliers que l’âme recueillie en Dieu fait par manière d’oraison, afin de s’unir et joindre de plus en plus à sa divine bonté; car il y a, certes, différence entre unir et joindre une chose à l’autre, et serrer ou presser une chose contre une autre ou sur une autre, d’autant que pour joindre et unir il n’est besoin que d’une simple application d’une chose à l’autre en sorte qu’elles se touchent et soient ensemble, ainsi que nous joignons les vignes aux ormeaux et les jasmins aux treilles des berceaux que l’on fait ès jardins. Mais pour serrer et presser, il faut faire une application forte qui accroisse et augmente l’union; de sorte que serrer, c’est intimement et fortement joindre, comme nous voyons que le lierre se joint aux arbres, car il ne s’unit pas seulement, mais il se presse et serre si fort à eux, que même il pénètre et entre dans leurs écorces.

La comparaison de l’amour des petits enfants envers leur mère ne doit point être abandonnée, à cause de son innocence et pureté. Voyons donc ce beau petit enfant auquel sa mère assise présente son sein ; il se jette de force entre les bras d’icelle, ramassant et pliant tout son petit corps dans ce giron et sur cette poitrine aimable. Et voyez réciproquement sa mère, comme le recevant elle le serre, et, par manière de dire, le colle à son sein, et le baisant, joint sa bouche à la sienne. Mais voyez derechef ce petit poupon appâté des caresses maternelles, comme de son côté il coopère à cette union d’entre sa mère et lui ; car il se serre aussi et se presse tant qu’il peut par lui-même sur la poitrine et le visage de sa mère, et semble qu’il se veuille tout enfoncer et cacher dans ce sein agréable duquel il est extrait.

Or alors, Théotime, l’union est parfaite; laquelle n’étant qu’une, ne laisse pas de procéder de la mère et de l’enfant, en sorte néanmoins qu’elle dépend toute de la mère; car elle a attiré à soi l’enfant, elle l’a la première serré entre ses bras et pressé sur sa poitrine, et les forces du poupon ne sont pas si grandes qu’il eût pu se serrer et prendre si fort à sa mère. Mais toutefois ce pauvre petit fait bien ce qu’il peut de son côté, et se joint de toute sa force au sein maternel, non seulement consentant à la douce union que sa mère pratique, mais y contribuant ses faibles efforts (1) de tout son coeur. Et je dis ses faibles efforts, parce qu’ils sont si imbéciles (2), qu’ils ressemblent presque plutôt des essais (3) d’union que non pas une union.

Ainsi donc, Théotime, notre Seigneur montrant le très aimable sein de son divin amour à l’âme dévote, il la tire toute à soi, la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances d’icelle dans le giron de sa douceur plus que maternelle, puis brûlant d’amour, il serre l’âme, il la joint, la presse et colle sur ses lèvres de suavité et sur sa délicieuse poitrine, la baisant du sacré baiser de sa bouche, et lui faisant savourer ses mamelles meilleures que te vin (4). Alors l’âme, amorcée des délices de ses faveurs, non seulement consent et se prête à l’union que Dieu fait, mais de tout son pouvoir elle coopère, s’efforçant de se joindre et serrer de plus en plus à la divine bonté; de sorte toutefois qu’elle reconnaît bien que son union et liaison à cette souveraine douceur dépend toute de l’opération divine, sans laquelle elle ne pourrait seulement pas faire le moindre essai du monde pour s’unir à icelle.

(1) Contribuant ses efforts, y apportant ses efforts
(2) Imbéciles, impuissants.
(3) Ressemblent des essais, à des essais.
(4)
Ct 1,1

Quand on voit une exquise beauté regardée avec grande ardeur, ou une excellente mélodie écoutée avec une grande attention, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit que cette beauté-là tient collés sur soi les yeux des spectateurs, que cette musique tient attachées les oreilles, que ce discours ravit les coeurs des auditeurs. Qu’est-ce à dire tenir collés les yeux, tenir attachées les oreilles et ravir les coeurs, sinon unir et joindre fort serrés les sens et puissances dont on parle à leurs objets? L’âme donc se serre et se presse sur son objet, quand elle s’y affectionne avec grande attention; car le serrement n’est autre chose que le progrès et avancement de l’union et conjonction. Nous usons même de ce mot selon notre langage ès choses morales : Il me presse de faire ceci ou cela, il me presse de demeurer; c’est-à-dire, il n’emploie pas seulement sa persuasion ou sa prière, mais il l’emploie avec contention et effort, comme firent les pèlerins en Emmaüs, qui non seulement supplièrent notre Seigneur, mais le pressèrent et serrèrent à force, le contraignant d’une amoureuse violence d’arrêter au logis avec eux (1).

(1) Lc 24,29

Or, en l’oraison, l’union se fait souvent par manière de petits, mais fréquents élancements et avancements de l’âme en Dieu. Et si vous prenez garde aux petits enfants unis et joints au sein de leur mère, vous verrez que de temps en temps ils se pressent et serrent par de petits élans que le plaisir de téter leur donne. Ainsi en l’oraison le coeur uni à son Dieu fait maintes fois certaines recharges d’union par des mouvements avec lesquels il se serre et presse davantage en sa divine douceur: comme, par exemple, l’urne ayant longuement demeuré au sentiment d’union par lequel elle savoure doucement combien elle est heureuse d’être à Dieu; enfin accroissant cette union par un serrement et élan cordial: Oui, Seigneur, dira-t-elle, je suis vôtre toute, toute, toute sans exception; ou bien: Eh! Seigneur, je le suis, certes, et je le veux être toujours plus; ou bien, par manière de prière: O doux Jésus, eh! tirez-moi toujours plus avant dans votre coeur afin que votre amour m’engloutisse, et que je sois du tout (1) abîmée en sa douceur!

Mais d’autres fois l’union se fait, non par des élancements répétés, ains par manière d’un continuel insensible pressement et avancement du coeur en la divine bonté ; car comme nous voyons qu’une grande et pesante masse de plomb, d’airain ou de pierre, quoiqu’on ne la pousse point, se serre, enfonce et presse tellement contre la terre sur laquelle elle est posée, qu’enfin avec le temps on la trouve tout enterrée, à cause de l’inclination de son poids, qui par sa pesanteur la fait toujours tendre au centre: ainsi notre coeur étant une fois joint à son Dieu, s’il demeure en cette union et que rien ne l’en divertisse, il va s’enfonçant continuellement par un insensible progrès d’union, jusques à ce qu’il soit tout en Dieu, à cause de l’inclination sacrée que le saint amour lui donne de s’unir toujours davantage à la souveraine bonté; car, comme dit le grand apôtre de France (2), l’amour est une vertu unitive, c’est-à-dire, qui nous porte à la parfaite union du souverain bien. Et puisque c’est une vérité indubitable que le divin amour, tandis que nous sommes en ce monde, est un mouvement ou au moins une habitude active et tendante au mouvement; lors même qu’il est parvenu à la simple union, il ne laisse pas d’agir, quoique imperceptiblement, pour l’accroître et perfectionner de plus en plus.

(1) Du tout, entièrement.
(2) S. Denys I’Aréopagite.


Ainsi les arbres qui aiment à être transplantés, après qu’ils le sont, étendent leurs racines et se fourrent bien avant dans le sein de la terre qui est leur élément et leur aliment, nul ne s’apercevant de cela tandis qu’il se fait, ains seulement quand il est fait. Et le coeur humain transplanté du monde en Dieu par le céleste amour, s’il s’exerce fort en l’oraison, certes il s’étendra continuellement et se serrera à la Divinité, s’unissant de plus en plus à sa bonté, mais par des accroissements imperceptibles, desquels on ne remarque pas bonnement le progrès tandis qu’il se fait, ains quand il est fait. Si vous buvez quelque exquise liqueur, par exemple de l’eau impériale (1), la simple union d’icelle avec vous se fera à mesure que vous la recevrez; car la réception et l’union sont une même chose en cet endroit; mais par après, petit à petit, cette union s’agrandira par un progrès imperceptiblement sensible; car la vertu de cette eau, pénétrant de toutes parts, confortera le cerveau, revigorera le coeur, et étendra sa force sur tous vos esprits. Ainsi un sentiment de dilection, comme par exemple, que Dieu est bon! étant entré dedans le coeur, d’abord il fait l’union avec cette bonté, mais étant entretenu un peu longuement, comme un parfum précieux il pénètre de tous les côtés l’âme, il se répand et dilate dans notre volonté, et, par manière de dire, il s’incorpore avec notre esprit, se joignant et serrant de toutes parts

(1) Eau impériale, liqueur odorante, employée aussi en médecine, dans la composition de laquelle il entre du citron, de la cannelle, etc.

de plus en plus à nous et nous unissant à lui. Et c’est ce que nous enseigne le grand David, quand il compare les sacrées paroles au miel (1); car qui ne sait que la douceur du miel s’unit de plus en plus à notre sens par un progrès continuel de savourement, lorsque le tenant longuement en la bouche, ou que l’avalant tout bellement, sa saveur pénètre plus avant le sens de notre guét? Et de même, ce sentiment de la bonté céleste exprimé par cette parole de saint Bruno: O bonté! ou par celle de saint Thomas: Mon Seigneur et mon Dieu! ou par celle de Magdeleine : Eh mon Maître! ou par celle de saint François: Mon Dieu et mon tout! ce sentiment, dis-je, demeurant un peu longuement dedans un coeur amoureux, iI se dilate, il s’étend et s’enfonce par une intime pénétration en l’esprit, et de plus en plus le détrempe tout de sa saveur, qui n’est autre chose qu’accroître l’union, comme fait l’onguent précieux ou le baume, qui, tombant sur le coton, se mêle et s’unit tellement de plus en plus, petit à petit, avec icelui, qu’enfin on ne saurait plus dire si le coton est parfumé ou s’il est parfum; ni si le parfum est coton, ou le coton parfum. O qu’heureuse est une âme qui, en la tranquillité de son coeur, conserve amoureusement le sacré sentiment de la présence de Dieu! car son union avec la divine bonté croîtra perpétuellement, quoiqu’insensiblement, et détrempera tout l’esprit d’icelui de son infinie suavité. Or, quand je parle du sacré sentiment de la présence de Dieu en cet endroit, je n’entends pas parler du sentiment sensible, mais de celui qui réside en la cime et suprême pointe de l’esprit, où le divin amour règne et fait ses exercices principaux.

(1) Ps 117,103




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