Sales: Amour de Dieu 770

CHAPITRE VII Comme l’amour est la vie de l’âme, et suite du discours de la vie extatique.

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L’âme est le premier acte et principe de tous les mouvements vitaux de l’homme; et, comme parle Aristote, elle est le principe par lequel nous vivons, sentons et entendons; dont il s’ensuit que nous connaissons la diversité des vies selon la diversité des mouvements; en sorte même que les animaux qui n’ont point de mouvement naturel, sont du tout (3) sans vie. Ainsi, Théotime, l’amour est le premier acte et principe de notre vie dévote ou spirituelle par lequel nous vivons, sentons et nous émouvons; et notre vie spirituelle est telle que sont nos mouvements affectifs; et un coeur qui n’a point de mouvement et d’affection, il n’a point d’amour comme au contraire un coeur qui a de l’amour, n’est point sans mouvement affectif. Quand donc nous avons colloqué notre amour en Jésus-Christ, nous avons par conséquent mis en lui notre vie spirituelle. Or, il est caché maintenant en Dieu ai ciel, comme Dieu fut caché en lui tandis qu’il était en terre. C’est pourquoi notre vie est cachée en lui; et quand il paraîtra en gloire, notre vie et notre amour paraîtra de même avec lui en Dieu. Ainsi saint Ignace, au rapport de saint Denis, disait que son amour était crucifié, comme s’il eût voulu dire: Mon amour naturel et humain, avec toutes les passions qui en dépendent, est attaché sur la croix : je l’ai fait mourir comme un amour mortel qui faisait vivre mon coeur d’une vie mortelle, et comme mon Sauveur fut crucifié et mourut selon sa vie mortelle pour ressusciter à l’immortelle, aussi je suis mort avec lui sur la croix selon mon amour naturel qui était la vie mortelle de mon âme, afin que je ressuscitasse à la vie surnaturelle d’un amour qui, pouvant être exercé au ciel, est aussi par conséquent immortel.

(3) Du tout, entièrement.

Quand donc on voit une personne qui, en l’oraison, a des ravissements par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n’a point d’extase en sa vie, c’est-à-dire, ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu par abnégation des convoitises mondaines, et mortification des volontés et inclinations naturelles par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par une continuelle charité; croyez, Théotime, que tous ces ravissements sont grandement douteux et périlleux; ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier. Car quel bien peut avoir une âme d’être ravie à Dieu par l’oraison, si en sa couversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et naturelles? Etre au-dessus de toi-même en l’oraison, et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation, et bestial en la conversation, c’est clocher de part et d’autre, jurer en Dieu, et jurer en Melchon (1); et en somme, c’est une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont ceux qui Vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus d’eux-mêmes, quoiqu’ils ne soient point ravis au-dessus d’eux-mêmes en l’oraison. Plusieurs saints sont au ciel qui jamais ne furent en extase ou ravissement de contemplation; car combien de martyrs et de grands saints et saintes voyons-nous en l’histoire, n’avoir jamais eu en l’oraison autre privilège que celui de la dévotion et ferveur ! Mais il n’y eut jamais saint qui n’ait eu l’extase et ravissement de la vie et de l’opération, se surmontant soi-même et ses inclinations naturelles.

Et qui ne voit, Théotime, je vous prie, que c’est l’extase de la vie et opération de laquelle le grand Apôtre parle principalement quand il dit: Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi (2)? Car il l’explique lui-même en autres termes aux Romains, disant que notre vieil homme est crucifié ensemblement avec Jésus-Christ (3), que nous som-

(1)
1R 18,21 So 1,5. Melchon ou Melchom, la même idole des païens que Moloch.
(2) Ga 2,20
(3) Rm 6,3

mes morts au péché (1) avec lui, et que de même nous sommes ressuscités avec lui pour marcher en nouveauté de vie (2), afin de ne plus servir au péché (3). Voilà deux hommes représentés en un chacun de nous, Théotime, et par conséquent deux vies, l’une du vieil homme, qui est une vieille vie, comme on dit de l’aigle, qui, étant devenue vieille, va tramant ses plumes et ne peut plus prendre son vol; l’autre vie est de l’homme nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l’aigle, laquelle déchargée de ses vieilles plumes qu’elle a secouées dans la mer, en prend des nouvelles, et s’étant rajeunie, Vole en la nouveauté de ses forces.

En la première vie, nous vivons selon le vieil homme, c’est-à-dire, selon les défauts, faiblesses et infirmités que nous avons contractés par le péché de notre premier père, Adam, et partant nous vivons au péché d’Adam, et notre vie est une vie mortelle, ains la même mort. En la seconde vie, nous vivons selon l’homme nouveau, c’est-à-dire, selon les grâces, faveurs, ordonnances et volontés de notre Sauveur, et par conséquent nous vivons au salut et à la rédemption, et cette nouvelle vie est une vie vive, vitale et vivifiante. Mais quiconque veut parvenir à la nouvelle vie, il faut qu’il passe par la mort de la vieille, crucifiant sa chair avec tous les vices et toutes les convoitises d’icelle (4), et l’ensevelissant sous les eaux du saint baptême ou de la pénitence, comme Naaman qui

(1) Rm 6,11
(2) Rm 4
(3) Rm 6
(4) Ga 5,24

noya et ensevelit sous les eaux du Jourdain sa vieille vie lépreuse et infecte, pour vivre une vie nouvelle, saine et nette; car on pouvait bien dire de cet homme qu’il n’était plus le vieux Naaman lépreux et infect, ains un Naaman nouveau, net, sain et honnête, parce qu’il était mort à la lèpre et vivait à la santé et netteté.

Or, quiconque est ressuscité à cette nouvelle vie du Sauveur, il ne vit plus ni à soi, ni pour soi, ni en soi, ains à son Sauveur, en son Sauveur, et pour son Sauveur. Estimez, dit saint Paul, que vous êtes vraiment morts au péché, et vivants à Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur (1).

(1) Rm 6,11


CHAPITRE VIII Admirable exhortation de saint Paul à la vie extatique et surhumaine.

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Mais enfin saint Paul fait le plus fort, le plus pressant et le plus admirable argument qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter tous à l’extase et ravissement de la vie et opération. Oyez, Théotime, je vous prie, soyez attentif et pesez la force et efficace des ardentes et célestes paroles de cet apôtre tout ravi et transporté de l’amour de son maître. Parlant donc de soi-même (et il en faut autant dire d’un chacun de nous):

La charité, dit-il, de Jésus-Christ nous presse (2). Oui, Théotime, rien ne presse tant le coeur de l’homme que l’amour. Si un homme sait d’être aimé de qui que ce soit, il est pressé d’aimer réciproquement; mais si c’est un homme vulgaire

(2)
1Co 5,14

qui est aimé d’un grand seigneur, certes il est bien plus pressé; mais si c’est d’un grand monarque, combien est-ce qu’il est pressé davantage ! Et maintenant, je vous prie, sachant que Jésus-Christ, vrai Dieu éternel, tout-puissant, nous a aimés jusqu’à vouloir souffrir pour nous la mort, et la mort de la croix, ô mon cher Théotime ! n’est-ce pas cela avoir nos coeurs sous le pressoir, et les sentir presser de force et eu exprimer de l’amour par une violence et contrainte qui est d’autant plus violente qu’elle est tout aimable et amiable (1)? Mais comme est-ce que ce divin amant nous presse? La charité de Jésus-Christ nous presse, dit son apôtre, estimant ceci. Qu’est-ce à dire estimant ceci? C’est-à-dire, que la charité du Sauveur nous presse, lors principalement que nous estimons, considérons, pesons, méditons et sommes attentifs à cette résolution de la foi. Mais quelle résolution? Voyez, je vous prie, Théotime, comme il va gravement, fichant et poussant sa conception dans nos coeurs : estimant ceci, dit-il. Et quoi? Que si un est mort pour tous, donc tous sont morts, et Jésus-Christ est mort pour tous (2). Il est vrai, certes, si un Jésus-Christ est mort pour tous, donc tous sont morts en la personne de cet unique Sauveur qui est mort pour eux, et sa mort leur doit être imputée, puisqu’elle a été endurée pour eux et en leur considération.

(1) Amiable, douce, gracieuse.(2) 1Co 5,14

Mais que s’ensuit-il de cela ? Il m’est advis que j’oye (3) cette bouche apostolique comme un tonnerre qui exclame aux oreilles de nos coeurs; il s’ensuit donc, ô chrétiens ! ce que Jésus-Christ a désiré de nous en mourant pour nous. Mais qu’est-ce qu’il a désiré de nous? sinon que nous nous conformassions à lui: afin, dit l’Apôtre, que ceux qui vivent ne vivent plus désormais ô eux-mêmes, ains ô celui qui est mort et ressuscité pour eux (1). Vrai Dieu ! Théotime, que cette conséquence est forte en matière d’amour! Jésus-Christ est mort pour nous, il nous a donné la vie par sa mort, nous ne vivons que parce qu’il est mort; il est mort pour nous, à nous et en nous. Notre vie n’est donc plus nôtre, mais à celui qui nous l’a acquise par sa mort: nous ne devons donc plus vivre à nous, mais à lui; non en nous, mais en lui; non pour nous, mais pour lui. Une jeune fille de l’île de Sestos (2) avait nourri une petite aigle avec le soin que les enfants ont accoutumé d’employer en telles occupations; l’aigle devenue grande commença petit à petit à voler et chasser aux oiseaux selon son instinct naturel; puis s’étant rendue plus forte, elle se rua sur les bêtes sauvages, sans jamais manquer d’apporter toujours fidèlement sa proie à sa chère maîtresse, comme en reconnaissance de la nourriture qu’elle avait reçue d’icelle. Or, advint que cette jeune demoiselle mourut un jour, tandis que la pauvre aigle était au pourchas (3), et son corps, selon la coutume de ce temps et de ce pays-là, fut mis sur un bûcher en public pour être brûlé; mais ainsi que la flamme

(3) Il m’est advis que j’oye, il me semble que j’entends.
(1) 1Co 5,15
(2) Probablement Sestos, ville de Thrace, sur l’Hellespont, vis-à-vis d’Abydos. Géogr. anc.
(3) Au pourchas, à la poursuite, à la chasse.

du feu commençait à le saisir, l’aigle survint à grands traits d’ailes, et voyant cet inopiné et triste spectacle, outrée de douleur, elle lâcha ses serres, et abandonnant sa proie, se vint jeter sur sa pauvre chère maîtresse, et la couvrant de ses ailes, comme pour la défendre du feu, ou pour l’embrasser de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et brûlant courageusement avec elle; l’ardeur de son affection ne pouvant céder la place aux flammes et ardeurs du feu, pour se rendre victime et holocauste de son brave et prodigieux amour, comme sa maîtresse l’était de la mort et des flammes.

Ah! Théotime, quel essor nous fait prendre cette aigle ! Le Sauveur nous a nourris dès notre tendre jeunesse, ainsi il nous a formés et reçus comme une aimable nourrice, entre les bras de sa divine providence, dès l’instant de notre conception. Il nous a rendus siens par le baptême, et nous a nourris tendrement, selon le coeur et selon le corps, par un amour incompréhensible; et pour nous acquérir la vie il a supporté la mort, et nous a repus de sa propre chair et de son propre sang. Eh! que reste-t-il donc? quelle conclusion avons-nous plus à prendre, mon cher Théotime, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, ains ô celui qui est mort pour eux (1)? c’est-à-dire, que nous consacrions au divin amour de la mort de notre Sauveur tous les moments de notre vie, rapportant à sa gloire toutes nos proies, toutes nos conquêtes, toutes nos oeuvres, toutes nos actions, toutes nos pensées et toutes nos

(1) 1Co 5,15

affections. Voyons-le, Théotime, ce divin Rédempteur étendu sur la croix comme sur son bûcher d’honneur, où il meurt d’amour pour nous, mais d’un amour plus douloureux que la mort même, ou d’une mort plus amoureuse que l’amour même. Eh! que ne nous jetons-nous en esprit sur lui, pour mourir sur la croix avec lui, qui, pour l’amour de nous, a bien voulu mourir? Je le tiendrai, devrions-nous dire, si nous avions la générosité de l’aigle, et ne le quitterai jamais; je mourrai avec lui et brûlerai dedans les flammes de son amour : un même feu consumera ce divin Créateur et sa chétive créature. Mon Jésus est tout mien, et moi je suis toute sienne (1), je vivrai et mourrai sur sa poitrine, ni la mort ni la vie ne me séparera jamais de lui (2). Ainsi donc se fait la sainte extase du vrai amour quand nous ne vivons plus selon les raisons et inclinations humaines, mais au-dessus d’icelles, selon les inspirations et instincts du divin Sauveur de nos âmes.

(1) Ct 3,16(2) Rm 8,38-39


CHAPITRE IX Du suprême effet de l’amour affectif, qui est la mort des amants, et premièrement de ceux qui moururent en amour.

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L’amour est fort comme la mort (3). La mort sépare l’âme du mourant d’avec son corps et d’avec toutes les choses du monde : l’amour sacré sépare l’âme de l’amant d’avec son corps et d’avec toutes

(3)
Ct 8,16

les choses du monde ; et il n’y a point d’autre différence, sinon en ce que la mort fait toujours par effet ce que l’amour ne fait ordinairement que par l’affection. Or je dis ordinairement, Théotime, parce que quelquefois l’amour sacré est bien si violent, que même par effet il cause la séparation du corps et de l’âme, faisant mourir les amants d’une mort très heureuse qui vaut mieux que cent vies.

Comme c’est le propre des réprouvés de mourir en péché, aussi est-ce le propre des élus de mourir en l’amour et grâce de Dieu; mais cela toutefois advient différemment. Le juste ne meurt jamais à l’imprévu; car c’est avoir bien pourvu à sa mort que d’avoir persévéré en la justice chrétienne jusqu’à la fin. Mais il meurt bien quelque-fais de mort subite ou soudaine. C’est pourquoi l’Eglise toute sage ne nous fait pas simplement requérir, ès litanies, d’être délivrés de mort soudaine, mais de mort soudaine et imprévue: pour être soudaine, elle n’en est pas pire, sinon (1) qu’elle soit encore imprévue. Si des esprits faibles et vulgaires eussent vu le feu du ciel tomber sur saint Siméon Stylite, et le tuer, queussent-ils pensé, sinon des pensées de scandale? Mais l’on n’en doit toutefois point faire d’autre, sinon que ce grand saint s’étant immolé très parfaitement à Dieu en son coeur déjà tout consumé d’amour, le feu vint du ciel pour faire l’holocauste et le brûler du tout (2); car l’abbé Julien, éloigné d’une journée, vit l’âme d’icelui montant au ciel, et fit jeter

(1) Si non que, à moins que.
(2) Du tout, entièrement.

de l’encens à même heure pour en rendre grâces à Dieu. Le bienheureux Hommebon (1), Crémonois, oyant un jour la sainte messe, planté sur ses deux genoux en extrême dévotion, ne se leva point à l’évangile, selon la coutume; et pour cela ceux qui étaient autour de lui le regardèrent, et virent qu’il était trépassé. Il y a eu de notre âge de très grands personnages en vertu et doctrine, que l’on a trouvés morts les uns en un confessionnal, les autres oyant le sermon ; et même on en a vu quelques-uns tomber morts au sortir de la chaire où ils avaient prêché avec grande ferveur; morts toutes soudaines, mais non imprévues. Et combien de gens de bien voit-on mourir apoplectiques, léthargiques, et en mille sortes fort subitement, et des autres mourir en rêveries et frénésie, hors de l’usage de raison ! et tous ceux-ci, avec les enfants baptisés, sont décédés en grâces et par conséquent en l’amour de Dieu. Mais comme pouvaient-ils décéder en l’amour de Dieu, puisque même ils ne pensaient pas en Dieu lors de leur trépas ?

(1) Hommebon ou Hommobon de Crémone mourut le 13 novembre 1197, en assistant à genoux à la messe.


Les savants hommes, Théotime, ne perdent pas leur science en dormant; autrement ils seraient ignorants à leur réveil, et faudrait qu’ils retournassent à l’école. Or c’en est de même de toutes les habitudes de prudence, de tempérance, de foi, d’espérance, de charité: elles sont toujours dedans l’esprit des justes, bien qu’ils n’en fassent pas toujours les actions. En un homme dormant, il semble que toutes ses habitudes dorment avec lui, et qu’elles se réveillent aussi avec lui. Ainsi donc l’homme juste mourant subitement, ou accablé d’une maison qui lui tombe dessus, ou tué par la foudre, ou suffoqué d’un catarrhe, ou bien mourant hors de son bon sens par la violence de quelque fièvre chaude, il ne meurt certes pas en L’exercice de l’amour divin; mais il meurt néanmoins en l’amour d’icelui, dont le Sage a dit : Le juste, s’il est prévenu de la mort, il sera en réfrigère (1) ; car il suffit, pour obtenir la vie éternelle, de mourir en l’état et l’habitude de l’amour et charité.



Plusieurs saints néanmoins sont morts non seulement en charité et avec l’habitude de l’amour céleste, mais aussi en l’action et pratique d’icelui. Saint Augustin mourut en l’exercice de la sainte contrition, qui n’est pas sans amour; saint Jérôme exhortant ses chers enfants à l’autour de Dieu, du prochain et de la vertu; saint Ambroise, tout ravi, devisant doucement avec son Sauveur soudain après avoir reçu le très divin sacrement de l’autel; saint Antoine de Padoue, après avoir récité une hymne à la glorieuse Vierge mère, et parlant en grande joie avec Je Sauveur; saint Thomas d’Aquin joignant les mains, élevant ses yeux au ciel, haussant fortement sa voix, et prononçant, par manière d’élans, avec grande ferveur, ces paroles du Cantique, qui étaient les dernières qu’il avait exposées : Venez, ô mon cher bien-aimé, et sortons ensemble aux champs (2). Tous les Apôtres et

(1) Sg 4,7 — En refrigère, in refrigerio dans le texte, lieu du rafraîchissement par opposition aux flammes de l’enfer.
(2) Ct 7,11.

presque tous les martyrs sont morts en priant Dieu: le bienheureux et vénérable Bède ayant su par révélation l’heure de son trépas, alla à vêpres (et c’était le jour de l’Ascension), et se tenant debout, appuyé seulement aux accoudoirs de son siège, sans maladie quelconque, finit sa vie au même instant qu’il finit de chanter vêpres, comme justement pour suivre son maître montant au ciel, afin d’y jouir du beau matin de l’éternité qui n’a point de vêpres (1). Jean Gerson, chancelier de l’université de Paris, homme si docte et si pieux, que, comme dit Sixtus Senensis (2), on ne peut discerner s’il a surpassé sa doctrine par la piété, ou sa piété par la doctrine, ayant expliqué les cinquante propriétés de l’amour divin marquées au Cantique des cantiques, trois jours après montrant un visage et un coeur fort vifs, expira, prononçant et répétant plusieurs fois, par manière d’oraison jaculatoire, ces saintes paroles tirées du même Cantique : O Dieu, votre dilection est forte comme la mort (3). Saint Martin, comme chacun sait, mourut si attentif à l’exercice de dévotion, qu’il ne se peut rien dire de plus. Saint Louis, ce grand roi entre les saints, et grand saint entre les rois, frappé de pestilence, ne cessa jamais de prier : puis ayant reçu le divin viatique, étendant les bras en croix, les yeux fixés au ciel, expira, soupirant ardemment ces paroles d’une parfaite confiance amoureuse : Eh! Seigneur, j’entrerai en votre maison, je vous adorerai en votre

(1) Vêpres, soir.
(2) Sixtus Senensis, Sixte de Sienne. V. t. Ier, préface.
(3) Ct 8,6

saint temple, et bénirai votre nom (1). Saint Pierre Célestin, tout détrempé en des cruelles afflictions qu’on ne peut bonnement dire, étant arrivé à la fin de ses jours, se mit à chanter comme un cygne sacré le dernier des psaumes, et acheva son chant et sa vie en ces amoureuses paroles : Que tous esprit loue le Seigneur (2)! L’admirable et sainte Eusèbe, surnommée l’Étrangère, mourut à genoux en une fervente prière; saint Pierre le martyr, écrivant avec son doigt et de son propre sang la confession de la foi pour laquelle il mourait, et disant ces paroles : Seigneur, je recommande mon esprit en vos mains (3) ; et le grand apôtre des Japonais, François Xavier, tenant et baisant l’image du crucifix, et répétant à tout coup ces élans d’esprit: O Jésus, le Dieu de mon coeur !

(1) Ps 5,8
(2) Ps 150,6



CHAPITRE X De ceux qui moururent par l’amour et pour l’amour divin.

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Tous les martyrs, Théotime, moururent pour l’amour divin: car quand on dît que plusieurs sont morts pour la foi, on ne doit pas entendre que ç’ait été pour la foi morte, aine pour la foi vivante, c’est-à-dire, animée de la charité. Aussi la confession de la foi n’est pas tant un acte de l’entendement et de la foi, comme c’est un acte de la volonté et de l’amour de Dieu. Et c’est pourquoi

(3)
Ps 30,6

le grand saint Pierre, gardant la foi dans son âme au jour de la Passion, perdit néanmoins la charité, ne voulant pas avouer de bouche pour son maître celui qu’il reconnaissait pour tel en son coeur. Mais pourtant il y a eu des martyrs qui moururent expressément pour la charité seule : comme le grand précurseur du Sauveur, qui fut martyrisé pour la correction fraternelle; et les glorieux princes des apôtres, saint Pierre et saint Paul, mais principalement saint Paul, moururent pour avoir converti à la sainteté et chasteté les femmes que l’infâme Néron avait débauchées; les saints évêques Stanislas et Thomas de Cantorbéry furent aussi tués pour un sujet qui ne regardait pas la foi, mais la charité. Et enfin une grande partie de saintes vierges et martyres furent massacrées pour le zèle qu’elles eurent à garder la chasteté, que la charité leur avait fait dédier à l’époux céleste.

Mais il y en a entre les amants sacrés qui s’abandonnent si absolument aux exercices de l’amour divin, que ce saint feu les dévore, et consume leur vie. Le regret quelquefois empêche si longuement les affligés de boire, de manger, de dormir, qu’enfin affaiblis et alangouris (1), ils meurent, et lors le vulgaire dit qu’ils sont morts de regret : mais ce n’est pas la vérité, car ils meurent de défaillance de forces et d’inanition, Il est vrai que cette défaillance leur étant arrivée à cause du regret, il faut avouer que s’ils ne sont pas morts de regret, ils sont morts à cause du regret et par le regret. Ainsi, mon cher Théotimo, quand l’ardeur du saint amour est grande, elle donne tant d’assauts au coeur, elle le blesse si souvent, elle lui cause tant de langueurs, elle le porte en des extases et ravissements si fréquents, que par ce moyen l’âme presque tout occupée en Dieu, ne pouvant fournir assez d’assistance à la nature pour faire la digestion et nourriture convenable, les forces animales et vitales commencent à manquer petit à petit, la vie s’accourcit, et le trépas arrive.

(1) Alangouris, alanguis, languissants.

O Dieu! Théotime, que cette mort est heureuse! Que douce est cette amoureuse sagette (1), qui, nous blessant de cette plaie incurable de la sacrée dilection, nous rend pour jamais languissants et malades d’un battement de coeur si pressant, qu’enfin il faut mourir. De combien pensez-vous que ces sacrées langueurs, et les travaux supportés pour la charité, avançassent les jours aux divins amants, comme à sainte Catherine de Sienne, à saint François, au petit Stanislas Kostka, à saint Charles, et à plusieurs centaines d’autres, qui moururent si jeunes? Certes, quant à saint François, dès qu’il eut reçu les saintes (2) stigmates de son maître, il eut de si fortes et pénibles douleurs, tranchées, convulsions et maladies, qu’il ne lui demeura que la peau et les os, et semblait plutôt une anatomie, ou une image de la mort, qu’un homme vivant et respirant encore.

(1) Sagette, flèche.
(2) Saintes pour sainte.


CHAPITRE XI Que quelques-uns entre les divins amants moururent encore d’amour.

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Tous les élus donc, Théotime, meurent en l’habitude de l’amour sacré ; mais quelques-uns, outre cela, meurent en l’exercice de ce saint amour ; les autres pour cet amour; et d’autres par ce même amour. Mais ce qui appartient au souverain degré d’amour, c’est que quelques-uns meurent d’amour; et c’est lorsque non seulement l’amour blesse l’âme, en sorte qu’il la met en langueur, mais quand il la transperce, donnant son coup droit dans le milieu du coeur, et si fortement qu’il pousse l’âme dehors de son corps; ce qui se fait ainsi : L’âme attirée puissamment par les suavités divines de son bien-aimé, pour correspondre de son côté à ses doux attraits, elle s’élance de force et tant qu’elle peut devers ce désirable ami attrayant; et ne pouvant tirer son corps après soi, plutôt que de s’arrêter avec lui parmi les misères de cette vie, elle le quitte et se sépare, volant seule comme une belle colombelle (1) dans le sein délicieux de son céleste époux. Elle s’élance en son bien-aimé, et son bien-aimé la tire et ravit à soi; et comme l’époux quitte père et mère pour se joindre à sa bien-aimée (2), ainsi cette chaste épouse quitte la chair pour s’unir à son bien-aimé. Or c’est le plus violent effet que l’amour fasse en une âme, et qui requiert auparavant une grande nudité (3)

(1) Colombelle, jeune colombe.
(2)
Gn 2,24
(3) Nudité, dépouillement.

de toutes les affections qui peuvent tenir le coeur attaché ou au monde ou au corps; en sorte que comme la feu ayant séparé petit à petit l’essence de sa masse, et l’ayant du tout épurée, fait enfla sortir la quintessence: aussi le saint amour ayant retiré le coeur humain de toutes humeurs, inclinations et passions, autant qu’il se peut, il en fait par après sortir l’âme, afin que, par cette mort précieuse aux yeux divins, elle passe en la gloire immortelle.

Le grand saint François, qui en ce sujet de l’amour céleste me revient toujours devant, les yeux, ne pouvait pas échapper qu’il ne mourût par l’amour, à cause de la multitude et grandeur des langueurs, extases et défaillances que sa dilection envers Dieu lui donnait; mais outre cela, Dieu qui l’avait exposé à la vue de tout le monde comme un miracle d’amour, voulut que non seulement il mourût pour l’amour, ains qu’il mourût encore d’amour. Car voyez, je vous supplie, Théotime, son trépas. Se voyant sur le point de son départ, il se fit mettre nu sur la terre; puis ayant reçu un habit en aumône, duquel on le vêtit, il harangua ses frères, les animant à l’amour et crainte de Dieu et de l’Eglise, fit lire la passion du Sauveur, puis commença avec une ardeur extrême. à prononcer, le psaume CXLI : J’ai crié de ma voir au Seigneur, j’ai supplié de ma voix le Seigneur (1); et ayant prononcé ces dernières paroles : O Seigneur, tirez mon âme de la prison, afin que je bénisse votre saint nom; les justes m’attendent jus qu’à ce que vous me guerdonniez (2), il expira

(1) Ps 142,2
(2) Ps 8 Guerdonniez, récompensiez.

l’an quarante-cinquième de son age. Qui ne voit, je vous prie, Théotime, que cet homme séraphique, qui avait tant désiré d’être martyrisé et de mourir pour l’amour, mourut enfin d’amour, ainsi que je l’ai expliqué ailleurs?

Sainte Magdeleine ayant, l’espace de trente ans, demeuré en la grotte que l’on voit encore en Provence, ravie tous les jours sept fois, et élevée en l’air par les anges, comme pour aller chanter les sept heures canoniques en leur choeur; enfin un jour de dimanche elle vint à l’église, en laquelle son cher évêque saint Maximin la trouvant en contemplation, les yeux pleins de larmes et les bras élevés, il la communia; et tôt après elle rendit son bienheureux esprit, qui derechef alla pour jamais aux pieds de son Sauveur jouir de la meilleure part qu’elle avait déjà choisie en ce monde (1).

Saint Basile avait fait une étroite amitié avec un grand médecin, juif de nation et de religion, en l’intention de l’attirer à la foi de notre Seigneur: ce que toutefois il ne put oncques faire, jusques à ce que rompu de jeûnes, veilles et travaux, étant arrivé à l’article de la mort, il s’enquit du médecin quelle opinion il avait de sa santé, le conjurant de lui dire franchement; ce que le médecin fit, et lui ayant tâté le pouls : Il n’y a plus, dit-il, aucun remède ; devant que le soleil soit couché, vous trépasserez. Mais que direz-vous, répliqua alors le malade, si je suis encore demain en vie ? Je me ferai chrétien, je vous le promets, dit le médecin. Le saint pria donc Dieu, et impétra (2)

(1) Lc 10,43
(2) Impétra, obtint.

la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle de son médecin, lequel ayant vu cette merveille, se convertit; et saint Basile se levant courageusement du lit, alla à l’église, et le baptisa avec toute sa famille; puis étant revenu en sa chambre et remis dans son lit, après s’être assez, longuement entretenu par l’oraison avec notre Seigneur, il exhorta saintement les assistants à servir Dieu de tout leur coeur; et enfin voyant les anges venir à lui, prononçant avec extrême suavité ces paroles : Mon Dieu, je vous recommande mon âme et la remets entre vos mains, il expira ; et le pauvre médecin converti le voyant trépassé, l’embrassant et fondant en larmes sur icelui : O grand Basile, serviteur de Dieu, dit-il, en vérité si vous eussiez voulu, vous ne fussiez non plus (1) mort aujourd’hui qu’hier. Qui ne voit que cette mort fut toute d’amour? Et la bienheureuse mère Térèse de Jésus révéla, après son trépas, qu’elle était morte d’un assaut et impétuosité d’amour qui avait été si violent, que la nature ne le pouvant supporter, l’âme s’en était allée vers le bien-aimé, objet de ses affections.

(1) Non plus, pas plus.


CHAPITRE XII Histoire merveilleuse du trépas d’un gentilhomme qui mourut d’amour sur le mont d’Olivet (2).

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(2) Sur le mont d’Olivet, la montagne des Oliviers, in monte Oliveti du texte latin.


Outre ce qui a été dit, j’ai trouvé une histoire, laquelle pour être extrêmement admirable, n’en est que plus croyable aux amants sacrés, puisque, comme dit le saint apôtre, la charité croit très volontiers toutes choses (
1Co 13,4-7), c’est-à-dire, elle ne pense pas aisément qu’on mente; et s’il n’y a des masques apparentes de fausseté en ce qu’on lui représente, elle ne fait pas difficulté de les croire, mais surtout quand ce sont choses qui exaltent et magnifient l’amour de Dieu envers les hommes, ou l’amour des hommes envers Dieu; d’autant que la charité, qui est reine souveraine des vertus, se plaît, à la façon des princes, ès choses qui servent à la gloire de son empire et domination. Et bien que le récit que je veux faire ne soit ni tant publié, ni si bien témoigné, comme la grandeur de la merveille qu’il contient le requerrait, il ne perd pas pour cela sa vérité; car, comme dit excellemment saint Augustin, à peine sait-on les miracles, pour magnifiques qu’ils soient, au lieu même où ils se font, et encore que ceux qui les ont vus les racontent, on a peine de les croire mais ils ne laissent pas pour cela d’être véritables; et, en matière de religion, les âmes bien faites ont plus de suavité en croire les choses esquelles il y a plus de difficulté et d’admiration.

Un fort illustre et vertueux chevalier alla donc un jour outre mer en Palestine, pour visiter les saints lieux esquels notre Seigneur avait fait les oeuvres de notre rédemption; et pour commencer dignement ce saint exercice, avant toutes choses, il se confessa et communia dévotement: puis alla n premier lien en la ville de Nazareth où l’ange annonça à la Vierge très sainte la très sacrée incarnation, et où se fit la très adorable conception du Verbe éternel ; et là ce digne pèlerin se mit à contempler l’abîme de la bonté céleste qui avait daigné prendre chair humaine pour retirer l’homme de la perdition. De là il passa en Bethléem au lieu de la nativité, où L’on ne saurait dire combien de larmes il répandit, contemplant celles desquelles le Fils de Dieu, petit enfant de la Vierge, avait arrosé ce saint étable (1), baisant et rebaisant cent fois cette terre sacrée, et léchant la poussière sur laquelle la première enfance du divin poupon avait été reçue. De Bethléem il alla en Bethabara (2), et passa jusqu’au petit lieu de Béthanie, où se ressouvenant que notre Seigneur s’était dévêtu pour être baptisé, il se dépouilla aussi lui-même, et entrant dans le Jourdain, se lavant et buvant des eaux d’icelui, il lui était advis d’y voir son Sauveur recevant le baptême par la main de son précurseur, et le Saint-Esprit descendant visiblement sur icelui sous la forme de colombe, avec les cieux encore ouverts, d’où, ce lui semblait, descendait la voix du Père éternel, disant: Celui-ci est mon Fils bien-aimé auquel je me complais (Mt 17,5). De Béthanie il va dans le désert, et y voit, des yeux de son esprit, le Sauveur jeûnant, combattant et vainquant l’ennemi, puis les anges qui le servent de viandes admirables. De là il va sur la montagne de Thabor, où il voit le Sauveur transfiguré; puis en la montagne de Sion, où il voit, ce lui semble encore, notre Seigneur agenouillé dans le cénacle, lavant les pieds aux disciples, et leur distribuant par après son divin corps en la sacrée Eucharistie. Il passe le torrent de Cédron, et va au jardin de Gethsémani, où son coeur se fond ès larmes d’une très aimable douleur, lorsqu’il s’y représente son cher Sauveur suer le sang en cette extrême agonie qu’il y souffrait, puis tôt après, lié, garrotté et mené en Jérusalem, où il s’achemine aussi, suivant partout les traces de son bien-aimé ; et le voit en imagination, tramé çà et là chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode, fouetté, baffoué, craché (1), couronné d’épines, présenté au peuple, condamné à mort, chargé de sa croix, laquelle il porte, et la portant, fait la pitoyable rencontre de sa mère toute détrempée de douleur et des dames de Jérusalem pleurantes sur lui. Il monte enfin ce dévot pèlerin sur le mont Calvaire, ‘où il voit en esprit la croix étendue sur terre, et notre Seigneur que l’on renverse, que l’on, cloue pieds et mains sur iodle très cruellement. Il contemple de suite comme on lève la croix et le crucifié en l’air, et le sang qui ruisselle de tous les endroits de son divin corps. Il regarde la pauvre sacrée Vierge toute transpercée du glaive de douleur (Lc 2,35) ;. puis il tourne les yeux sur le Sauveur crucifié, duquel il écoute les sept paroles avec un amour non pareil; et enfin le voit mourant, puis mort, puis recevant le coup de lance, et montrant par l’ouverture de la plaie son coeur divin ; puis ôté de la croix et porté au sépulcre, où il va le suivant jetant une mer de larmes sur les lieux détrempés du sang de son Rédempteur : si qu’il entre dans le sépulcre, et ensevelit son coeur auprès du corps de son Maître ; puis ressuscitant avec lui, il va en Emmaüs, et voit tout ce qui se passe entre le Seigneur et les deux disciples; et enfin revenant sur le mont Olivet où se fit le mystère de l’Ascension, et en voyant les dernières marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, prosterné sur icelles, et baisant mille et mille fois avec des soupirs d’un amour infini, il commença à retirer à soi toutes les forces ,de ses affections, comme un archer retire la corde de son arc quand il veut décocher sa flèche; puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : O Jésus, dit-il, mon doux Jésus, je ne sais plus où vous chercher et suivre en terre. Eh! Jésus, Jésus, mon amour, accordez donc à ce coeur qu’il vous suive et s’en aille après vous là-haut; et avec ces ardentes paroles, il lança quant et quant (1) son âme au ciel, comme une sacrée sagette, que comme divin archer il tira au blanc de son très heureux objet.

(1) Ce saint étable, le masculin pour le féminin.
(2) Bethabara, ville de la tribu de Benjamin où vint Josué.
(1) Craché, couvert de crachats.
(1) Quant et quant, pour quand et quand, avec, en même temps.

Mais ses compagnons et serviteurs qui virent ainsi subitement tomber comme mort ce pauvre amant, étonnés de cet accident, coururent de force au médecin, qui venant trouva qu’en effet il était trépassé; et pour faire jugement assuré des causes d’une mort tant inopinée, s’enquiert de quelle complexion, de quelles moeurs et de quelle humeur était le défunt, et il apprit qu’il était d’un naturel tout doux, aimable, dévot à merveille, et grandement ardent en l’amour de Dieu. Sur quoi, sans doute, dit le médecin, son coeur s’est donc éclaté d’excès et de ferveur d’amour. Et afin de mieux affermir son jugement, il le voulut ouvrir et trouva ce brave coeur ouvert avec ce sacré mot gravé au dedans d’icelui; Jésus mon amour! L’amour donc fit en ce coeur l’office de la mort, séparant l’âme du corps sans concurrence d’aucune autre cause. Et c’est saint Bernardin de Sienne, auteur fort docte et fort saint,, qui fait ce récit au premier de ses sermons de l’Ascension.

Certes, un autre auteur presque du même âge, qui a célé son nom par humilité, mais qui serait néanmoins digne d’être nommé, en un livre qu’il a intitulé Miroir des spirituels,, raconte une autre histoire encore plus admirable; car il dit qu’ès quartiers de Provence il y avait un seigneur grandement adonné à l’amour de Dieu et à la dévotion du très saint Sacrement de l’autel. Or, un jour étant extrêmement affligé d’une maladie qui lui donnait des vomissements continuels, ou lui apporta la divine communion, laquelle n’osant recevoir à cause du danger qu’il y avait de la rejeter, il supplia son curé de la lui mettre sur la poitrine, et le signer avec icelle du signe de la croix, ce qui fut fait, et en un moment, cette poitrine enflammée du saint amour se fendit, et tira dedans soi le céleste aliment dans lequel était le bien-aime, et à même temps expira. Je vois bien à la vérité que cette histoire est grandement extraordinaire, et qui mériterait un témoignage du plus grand poids; mais après la très véritable histoire du coeur fendu de sainte Claire de Monfalcon, que tout le monde peut voir encore maintenant, et celle des stigmates de saint François qui est très assurée, mon âme ne trouve rien de malaisé à croire parmi les effets du divin amour.



Sales: Amour de Dieu 770