Sales: Amour de Dieu 8140

CHAPITRE XIV Briève méthode pour connaître la volonté de Dieu.

8140
Saint Basile dit que la volonté de Dieu nous est témoignée par ses ordonnances ou commandements, et que lors il n’y a rien à délibérer; car il faut faire simplement ce qui est ordonné: mais que pour le reste il est en notre liberté de choisir à notre gré ce que bon nous semblera, bien qu’il ne faille pas faire tout ce qui est loisible, ains seulement ce qui est expédient; et qu’enfin, pour bien discerner ce qui est convenable, il faut ouïr l’avis du sage père spirituel.

Mais, Théotime, je vous avertis d’une tentation ennuyeuse qui arrive maintes fois aux âmes qui ont un grand désir de suivre en toutes choses ce qui est plus selon la volonté de Dieu; car l’ennemi en toutes occurrences, les met en doute si c’est la volonté de Dieu qu’elles fassent une chose plutôt qu’une autre ; comme, par exemple, si c’est la volonté de Dieu qu’elles mangent avec l’ami, ou qu’elles ne mangent pas, qu’elles prennent des habits gris ou noirs, qu’elles jeûnent le vendredi ou le samedi, qu’elles aillent à la récréation ou qu’elles s’en abstiennent, en quoi elles consument beaucoup de temps; et tandis qu’elles s’occupent et embarrassent à vouloir discerner ce qui est meilleur, elles perdent inutilement le loisir de faire plusieurs biens, desquels l’exécution serait plus à la gloire de Dieu, que ne saurait être le discernement du bien et du mieux auquel elles se sont amusées.

On n’a pas accoutumé de peser la menue monnaie, ains seulement les pièces d’importance. Le trafic (1) serait trop ennuyeux et mangerait trop de temps s’il fallait peser les sols, les liards, les deniers et les pites (2). Ainsi ne doit-on pas peser toutes sortes de menues actions pour savoir si elles valent mieux que les autres. Il y a même bien de la superstition à vouloir faire cet examen: car à quel propos mettra-t-on en difficulté s’il est mieux d’ouïr la messe en une église qu’en une autre, de filer que de coudre, de donner l’aumône à un homme qu’à une femme? Ce n’est pas bien servir un maître d’employer autant de temps à considérer ce qu’il faut faire, comme à faire ce qui est requis. Il faut mesurer notre attention à l’importance de ce que nous entreprenons: ce serait un soin déréglé de prendre autant de peine à délibérer pour faire un voyage d’une journée, comme pour celui de trois ou quatre cents lieues.

(1) Trafic, commerce en général.
(2) Pites, petite monnaie de cuivre, frappée à Poitiers, lat. Pictavum, valant le quart d’un denier.

Le chois de la vocation, le dessein de quelque affaire de longue conséquence, de quelque oeuvre de longue haleine, ou de quelque dépense bien grande, le changement de séjour, l’élection des conversations, et telles semblables choses, méritent qu’on pense sérieusement ce qui est plus selon la volonté divine. Mais ès menues actions journalières, esquelles même la faute n’est ni de conséquence, ni irréparable, qu’est-il besoin de faire l’embesogné (3), l’attentif et l’empêché à faire des importunes consultations? A quel propos me mettrai-je en dépense pour apprendre si Dieu aime mieux que je dise le rosaire ou l’office de Notre-Dame, puisqu’il ne saurait y avoir tant de différence entre l’un et l’autre qu’il faille pour cela faire une grande enquête? que j’aille plutôt à l’hôpital visiter les malades qu’à vêpres, que j’aille plutôt au sermon qu’en une église où il y a indulgence ? Il n’y a rien pour l’ordinaire de si apparemment remarquable en l’un plus qu’en l’autre, qu’il faille pour cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout à la bonne foi et sans subtilité en telles occurrences; et, comme dit saint Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser notre esprit, perdre le temps, et nous mettre en danger d’inquiétude, scrupule et superstition. Or, j’entends toujours quand il n’y a pas grande disproportion entre une oeuvre et l’autre, et qu’il ne se rencontre point de circonstance considérable d’une part plus que de l’autre.

(3) Embesogné, fort occupé à une besogne.

Es choses mêmes de conséquence, il faut être bien humble, et ne point penser de trouver la volonté de Dieu à force d’examen et de subtilité de discours. Mais après avoir demandé la lumière du Saint-Esprit, appliqué notre considération à la recherche de son bon plaisir, pris le conseil de notre directeur, et, s’il y échoit, de deux ou trois autres personnes spirituelles, il se faut résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d’événements qui se rencontrent au progrès de l’exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d’avoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes, et ne point regarder tout cela, ains considérer que si nous eussions fait un autre choix, nous eussions peut-être trouvé cent fois pis: outre que nous ne savons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La résolution étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l’exécution : car, s’il ne tient à nous, elle ne peut manquer; faire autrement, c’est une marque d’un grand amour-propre ou d’enfance, faiblesse ou niaiserie d’esprit.

FIN DU HUITIÈME LIVRE.



LIVRE NEUVIÈME

DE L’AMOUR DE SOUMISSION, PAR LEQUEL NOTRE VOLONTÉ S’UNIT AU BON PLAISIR DE DIEU


CHAPITRE PREMIER. De l’union de notre volonté avec la volonté divine qu’on appelle volonté de bon plaisir.

910
Rien ne se fait, hormis le péché, que par la volonté de Dieu, qu’on appelle volonté absolue et de bon plaisir, que personne ne peut empêcher, et laquelle ne nous est point connue que parles effets, qui, étant arrivés, nous manifestent que Dieu les a voulus et desseignés (1).

1° Considérons en bloc, Théotime, tout ce qui a été, qui est, et qui sera; et tout ravis d’étonnement, nous serons contraints d’exclamer, à l’imitation du Psalmiste : O Seigneur, je vous louerai, parce que vous êtes excessivement magnifié; vos oeuvres sont merveilleuses, et mon âme le reconnaît trop plus (2). Votre science est admirable au-dessus de moi, elle prévaut, et je ne puis y atteindre (
Ps 118,6-14). Et de là nous passerons à la très sainte complaisance, nous réjouissant de quoi Dieu est si infini en sagesse, puissance et bonté, qui sont les trois propriétés divines, desquelles l’univers n’est qu’un petit essai et comme une montre.

(1) Desseignés, marqués dans ses desseins.
(2) Trop plus, au delà du nécessaire.


2° Voyons les hommes et les anges, et toute cette variété de natures, de qualités, conditions, facultés, affections, passions, grâces et privilèges que la suprême Providence a établie en la multitude innombrable de ces intelligences célestes et des personnes humaines, esquelles est si admirablement exercée la justice et miséricorde divine; et nous ne pourrons nous contenir de chanter avec une joie pleine de respect et de crainte amoureuse

J’ai pour objet de mon cantique
La justice et le jugement;
Je vous consacre ma musique,
O Dieu tout juste et tout clément (Ps 1) !

Théotime, nous devons avoir une extrême complaisance de voir comme Dieu exerce sa miséricorde par tant de diverses faveurs qu’il distribue aux anges et aux hommes, au ciel et en la terre, et comme il pratique sa justice par une infinie variété de peines et châtiments: car sa justice et sa miséricorde sont également aimables et admirables en elles-mêmes, puisque l’une et l’autre ne sont autre chose qu’une même très unique bonté et divinité. Mais d’autant que les effets de sa justice nous sont âpres et pleins d’amertume, il les adoucit toujours par le mélange de ceux de sa miséricorde, et fait qu’emmi (1) les eaux du déluge de sa juste indignation, l’olive verdoyante soit conservée, et que l’âme dévote, comme une chaste colombe, l’y puisse enfle trouver, si toutefois elle veut bien amoureusement méditer à la façon des colombes. Ainsi la mort, les afflictions, les sueurs, les travaux dont notre vie abonde, qui, par la juste ordonnance de Dieu, sont les peines du péché, sont aussi, par sa douce miséricorde, des échelons pour monter au ciel, des moyens pour profiter en la grâce et des mérites pour obtenir la gloire. Bienheureuse sont la pauvreté, la faim, la soif, la tristesse, la maladie, a mort, la persécution : car ce sont voirement (2) des équitables punitions de nos fautes, mais punitions tellement tempérées, et, comme parlent les médecins, tellement aromatisées de la suavité, débonnaireté et clémence divine, que leur amertume est très aimable. Chose étrange, mais véritable, Théotime ! si les damnés n’étaient aveuglés de leur obstination et de la haine qu’ils ont contre Dieu, ils trouveraient de la consolation en leurs peines et verraient la miséricorde divine admirablement mêlée avec les flammes qui les brûlent éternellement. Si que (3) les saints, considérant, d’une part, les tourments des damnés si horribles et effroyables, ils eu louent la justice divine, et s’écrient :

Vous êtes juste, ô Dieu ! vous êtes équitable
La justice à jamais règne en vos jugements (Ps 118,137).

(1) Emmi, parmi.
(2) Voirement, certainement.
(3) Si que, tellement que.

Mais voyant d’autre part que ces peines, quoique éternelles et incompréhensibles, sont toutefois moindres de beaucoup que les coulpes et crimes pour lesquels elles sont infligées, ravis de l’infinie miséricorde de Dieu: O Seigneur, diront-ils, que vous êtes bon! puisque, au plus fort de votre ire, vous ne pouvez contenir le torrent de vos miséricordes, qu’elles n’écoulent leurs eaux dans les impiteuses flammes de l’enfer.

Vous n’avez oublié la bonté de votre âme,
Non pas même jetant les damnés dans la flamme
De l’enfer éternel, emmi votre fureur,
Vous n’avez su garder votre sainte douceur;
De répandre les traits de sa compassion
Emmi les justes coups de la punition.

3° Venons par après à nous-mêmes en particulier, et voyons une quantité de biens intérieurs et extérieurs, comme aussi un nombre très grand de peines intérieures et extérieures que la Providence divine nous a préparées selon sa très sainte justice et miséricorde; et comme ouvrant les bras de notre consentement, embrassons tout cela très amoureusement, acquiesçant à sa très sainte volonté, et chantant à Dieu, par manière d’un hymne d’éternel acquiescement : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel (Mt 6,10). Oui, Seigneur, votre volonté soit faite en la terre, où nous n’avons point de plaisir sans mélange de quelque douleur, point de rose sans épines, point de jour sans la suite d’une nuit, point de printemps sans qu’il soit précédé de l’hiver, en la terre, Seigneur, où les consolations sont rares, et les travaux innombrables. O Dieu! néanmoins que votre volonté soit faite, non seulement en l’exécution de vos commandements, conseils et inspirations qui doivent être pratiqués par nous, mais aussi en la souffrance des afflictions et peines qui doivent être reçues en nous, afin que votre volonté fasse par nous, pour nous, en nous et de nous, tout ce qu’il lui plaira.



CHAPITRE II Que l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu se fait principalement ès tribulations.

920
Les peines, considérées en elles-mêmes, ne peuvent être aimées; mais regardées en leur origine, c’est-à-dire, en la providence et volonté divine qui les ordonne, elles sont infiniment aimables. Voyez la verge de Moise en terre, c’est un serpent effroyable: voyez-la en la main de Moise, c’est une baguette de merveilles. Voyez les tribulations en elles-mêmes, elles sont affreuses: voyez-les en la volonté de Dieu, elles sont des amours et des délices. Combien de fois nous est-il arrivé d’avoir à contrecoeur les remèdes et médicaments tandis que le médecin ou l’apothicaire les présentait, et que nous étant offerts par quelque main bien-aimée, l’amour surmontant l’horreur, nous les recevions avec joie! Certes, ou l’amour ôte l’âpreté du travail, ou il rend le sentiment aimable. On dit qu’en Béotie il y a un fleuve dans lequel les poissons paraissent tout d’or : mais ôtez-les de ces eaux qui sont le lieu de leur origine, ils ont la couleur naturelle des autres poissons. Les afflictions sont comme cela. Si nous les regardons hors de la volonté de Dieu, elles ont leur amertume naturelle; mais qui les considère en ce bon plaisir éternel, elles sont toutes d’or, aimables et précieuses plus qu’il ne se peut dire.

Si le grand Abraham eût vu la nécessité de tuer son fils hors la volonté de Dieu, pensez, Théotime, combien de peines et de convulsions de coeur il eût souffertes: mais la voyant dans le bon plaisir de Dieu, elle lui est toute d’or, et il l’embrasse tendrement. Si les martyrs eussent vu leurs tourments hors ce bon plaisir, comment eussent-ils pu chanter entre les fers et les flammes? Le coeur vraiment amoureux aime le bon plaisir, non seulement ès consolations, mais aussi ès afflictions; ains il l’aime plus en la croix ès peines et travaux, parce que c’est la principale vertu de l’amour de faire souffrir l’amant pour la chose aimée.

Les stoïciens, particulièrement le bon Épictète, colloquaient toute leur philosophie à s’abstenir et soutenir, à se déporter (1) et supporter, à s’abstenir et se déporter des plaisirs, voluptés et honneurs terrestres, à soutenir et supporter les injures, travaux et incommodités. Mais la doctrine chrétienne, qui est la seule vraie philosophie, a trois principes sur lesquels elle établit tout son exercice: l’abnégation de soi-même, qui est bien plus que de s’abstenir des plaisirs; porter sa croix, qui est bien plus que de la supporter; suivre notre Seigneur, non seulement en ce qui est die renoncer à soi-même et porter sa croix, mais aussi en ce qui est de la pratique de toutes sortes de bonnes oeuvres.

(1) Se déporter, se désister.

Mais toutefois on ne témoigne point tant l’amour en l’abnégation ni en l’action, comme on fait en la passion. Certes, le Saint-Esprit marque en l'Écriture sainte le plus haut point de l’amour de notre Seigneur envers nous en la mort et passion qui a soufferte pour nous.

1° Aimer la volonté de Dieu, ès consolations, c’est un bon amour, quand en vérité on aime la volonté de Dieu, et non pas la consolation en laquelle elle est ; néanmoins c’est un amour sans contradiction, sans répugnance, et sans effort: car qui n’aimerait une si digne volonté en un sujet si agréable?

2° Aimer la volonté divine en ses commandements, conseils et inspirations, c’est un second degré d’amour, plus parfait : car il nous porte à renoncer et quitter notre propre volonté, et nous fait abstenir et déporter de plusieurs voluptés, mais non pas de toutes.

3° Aimer les souffrances et afflictions pour l’amour de Dieu, c’est le haut point de la très sainte charité : car en cela il n’y a rien d’aimable que la seule volonté divine; il y a une grande contradiction de la part de notre nature : et non seulement on quitte toutes les voluptés, mais on embrasse les tourments et travaux.

Le malin ennemi savait bien que c’était le dernier affinement de l’amour, quand après avoir oui de la bouche de Dieu que Job était juste, droiturier (1), craignant Dieu, fuyant le péché et ferme en l’innocence, il estima tout cela peu de chose, en comparaison de la souffrance des afflictions par lesquelles il fit le dernier et le plus grand essai de l’amour de ce grand serviteur de Dieu; et pour les rendre extrêmes, il les composa de la perte de tous ses biens et de tous ses enfants, de l’abandonnement de tous ses amis, d’une arrogante contradiction de ses plus grands confédérés (1) et de sa femme, mais contradiction pleine de mépris, moqueries et reproches, à quoi il ajouta l’assemblage de presque toutes les maladies humaines, notamment une plaie universelle, cruelle, infecte, horrible.

Or, voilà toutefois le grand Job, comme roi des misérables de la terre, assis sur un fumier, comme sur le trône de la misère, paré de plaies, d’ulcères, de pourriture, comme de vêtements royaux assortissants à la qualité de sa royauté; avec une si grande abjection et anéantissement, que s’il n’eût parlé, on ne pouvait discerner si Job était un homme réduit en fumier, ou si le fumier était une pourriture en forme d’homme. Or le voilà, dis-je, le grand Job qui s’écrie : Si nous avons reçu des biens de la main de Dieu, pourquoi n’en recevrons-nous pas aussi bien les maux (
Jb 2,10)? O Dieu, que cette parole est de grand amour! Il pense, Théotime, que c’est de la main de Dieu qu’il a reçu les biens, témoignant qu’il n’avait pas tant estimé les biens parce qu’ils étaient biens, comme parce qu’ils provenaient de la main du Seigneur. Ce qu’étant ainsi, il conclut que donc il faut supporter amoureusement les adversités, puisqu’elles procèdent de la même main du Seigneur, également aimable lorsqu’elle distribue les afflictions, comme quand elle donne les consolations. Les biens sont volontiers reçus de tous; mais de recevoir les maux, il n’appartient qu’à l’amour parfait, qui les aime d’autant plus, qu’ils ne sont aimables que pour le respect de la main qui les donne.

(1) Droiturier, qui suit le droit chemin.
(1) Confédérés, alliés.

Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin, marchant en doute, va regardant çà et là le pays où il est, et s’amuse presque à chaque bout de champ à considérer s’il ne se fourvoie point. Mais celui qui est assuré de sa route, va gaiement, hardiment et vitement. Ainsi certes, l’amour voulant aller à la volonté de Dieu parmi les consolations, il va toujours en crainte, de peur de prendre le change et qu’en lieu d’aimer le bon plaisir de Dieu, il n’aime le plaisir propre qui est en la consolation. Mais l’amour qui tire chemin devers la volonté de Dieu en l’affliction, il marche en assurance : car l’affliction n’étant nullement aimable en elle-même, il est bien aisé de ne l’aimer que pour le respect de la main qui la donne. Les chiens sont à tous coups en défaut au printemps, et n’ont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alors si fortement leur senteur, qu’elle outre-passe celle du cerf ou du lièvre. Parmi le printemps des consolations, l’amour n’a presque nulle reconnaissance du bon plaisir de Dieu, parce que le plaisir sensible de la consolation jette tant d’attraits dedans le coeur, qu’il en est diverti de l’attention qu’il devrait avoir à la volonté de Dieu. Notre-Seigneur ayant donné le choix à sainte Catherine de Sienne d’une couronne d’or et d’une couronne d’épines, elle choisit celle-ci, comme plus conforme à l’amour. C’est une marque assurée de l’amour, dit la bienheureuse Angèle de Foligny, que de vouloir souffrir, et le grand Apôtre s’écrie qu’il ne se glorifie qu’en la croix, en l’infirmité, en la persécution (Ga 6,14 2Co 12,5).




CHAPITRE III De l’union de notre volonté au bon plaisir divin, ès afflictions spirituelles, par la résignation.

930
L’amour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volontaires, comme, par exemple, les jeûnes, veilles, cilices et autres macérations de la chair, et nous fait renoncer aux plaisirs, honneurs et richesses, et l’amour en ces exercices est tout agréable au bien-aimé. Toutefois il l’est enore davantage quand nous recevons avec patience, doucement et agréablement les peines, tourments et tribulations, en considération de la volonté divine qui nous les envoie. Mais l’amour est alors en son excellence quand nous ne recevons pas seulement avec douceur et patience les afflictions, nias nous les chérissons, nous les aimons et les caressons à cause du bon plaisir divin duquel elles procèdent.

Or, entre tous les essais de l’amour parfait, celui qui se fait par l’acquiescement de l’esprit aux tribulations spirituelles, est sans doute le plus fin et le plus relevé. La bienheureuse Angèle de Foligny fait une admirable description des peines intérieures, esquelles quelquefois elle s’était trouvée, disant que son âme était en tourment, comme un homme qui, pieds et mains liés, serait pendu par le col, et ne serait pourtant pas étrang1é, mais demeurerait en cet état entre mort et vif, sans espérance de secours, ne pouvant ni se soutenir de ses pieds, ni s’aider de ses mains, ni crier de la bouche, ni même soupirer ou plaindre. Il est ainsi, Théotime. L’âme est quelquefois tellement pressée d’afflictions intérieures, que toutes ses facultés et puissances en sont accablées par la privation de tout ce qui la peut alléger, et par l’appréhension et impression de tout ce qui la peut attrister. Si qu’à l’imitation de son Sauveur, elle commence à s’ennuyer, à craindre (1), à s’épouvanter, puis à s’attrister (2); d’une tristesse pareille à celle des mourants, dont elle peut bien dire : Mon âme est triste jusques à la mort (3) ; et du consentement de tout son intérieur elle désire, demande et supplie que, s’il est possible, ce calice soit éloigné d’elle (4), ne lui restant plus que la fine suprême pointe de l’esprit, laquelle, attachée au coeur et bon plaisir de Dieu, dit par un très simple acquiescement: O Père éternel, mais toutefois ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre (5). Et c’est l’importance que l’âme fait cette résignation parmi tant de troubles, entre tant de contradictions et répugnances, qu’elle ne s’aperçoit presque pas de la faire; au moins lui était-il advis que c’est

(1)
Mc 14,33
(2) Mt 26,37
(3) Mc 38
(4) Mc 39
(5) Lc 22,42

si languidement (1), que ce ne soit pas de bon coeur, ni comme il est convenable, puisque ce qui se passe alors pour le bon plaisir divin, se fait non seulement sans plaisir et contentement, mais contre tout le plaisir et contentement de tout le reste du coeur, auquel l’amour permet bien de se plaindre, au moins de ce qu’il ne se peut pas plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job et de Jérémie, mais à la charge que toujours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de l’âme, en la suprême et plus délicate pointe de l’esprit, et cet acquiescement n’est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu’il soit véritable, fort, indomptable et très amoureux, et semble qu’il soit retiré au fin bout de l’esprit comme dans le donjon de la forteresse où il demeure courageux, quoique tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus l’amour en cet état est dénué de tout secours, abandonné de toute l’assistance des vertus et facultés de l’aine, plus il en est estimable de garder si constamment sa fidélité.

(1) Languidement, faiblement, nonchalamment,

Cette union et conformité au bon plaisir divin se fait ou par la sainte résignation, ou par la très sainte indifférence. Or, la résignation se pratique par manière d’effort et de soumission: on voudrait bien vivre au lieu de mourir: néanmoins, puisque c’est le bon plaisir de Dieu qu’on meure, on acquiesce. On voudrait vivre, s’il plaisait à Dieu; et, de plus, on voudrait qu’il plût à Dieu de faire vivre. On meurt de bon coeur, mais on vivrait encore plus volontiers; on passe d’assez bonne volonté, mais on demeurerait encore plus affectionément. Job en ses travaux fait l’acte de résignation : Si nous avons reçu les biens, dit-il, de la main de Dieu, pourquoi ne soutiendrions-nous les peines et travaux qu’il nous envoie (1)? Voyez, Théotime, qu’il parle de soutenir, supporter, endurer. Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été tait : le nom du Seigneur soit béni (2)! Ce sont des paroles de résignation et acceptation, par manière de souffrance et de patience.

(1) Jb 11,10.
(2) Jb 1,21


CHAPITRE IV De l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu, par l'indifférence.

940
La résignation préfère la volonté de Dieu à toutes choses ; mais elle ne laisse pas d’aimer beaucoup d’autres choses outre la volonté de Dieu. Or, l’indifférence est au-dessus de la résignation, car elle n’aime rien, sinon pour l’amour de la volonté de Dieu. Certes le coeur le plus indifférent du monde peut être touché de quelque affection, tandis qu’il ne sait encore pas où est la volonté de Dieu. Eliézer étant arrivé à la fontaine de Haran, vit bien la vierge Rébecca, et la trouva sans doute trop plus belle (3) et agréable (4); mais pourtant il demeura en indifférence jusqu’à

(3) Trop plus belle, excessivement belle,
(4)
Gn 24,16

ce que, par le signe que Dieu lui avait inspiré, il connût que la volonté divine l’avait préparée au fils de son maître; car alors il lui donna les pendants d’oreilles et les bracelets d’or (l). Au contraire, si Jacob n’eût aimé en Rachel que l’alliance de Laban, à laquelle son père Isaac l’avait obligé, il eût autant aimé Lia que Rachel, puisque l’une et l’autre étaient également filles de Laban; et par conséquent la volonté de son père eût été aussi bien accomplie en l’une comme en l’autre. Mais parce que, outre la volonté de son père, il voulait satisfaire à son goût particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de Rachel, il se fâcha d’épouser Lia, et la prit à contrecoeur par résignation.

(1) Gn 22,22

Le coeur indifférent n’est pas comme cela : car sachant que la tribulation, quoiqu’elle soit laide comme une autre Lia, ne laisse pas d’être fille, et fille bien-aimée du bon plaisir divin, il l’aime autant que la consolation, laquelle néanmoins en elle-même est plus agréable; ains il aime encore plus la tribulation, parce qu’il ne voit rien d’aimable en elle que la marque de la volonté de Dieu. Si je ne veux que l’eau pure, que m’importe-t-il qu’elle me soit apportée dans un vase d’or ou dans un verre, puisqu’aussi bien ne prendrai-je que l’eau? Ains je l’aimerai mieux dans le verre: parce qu’il n’a point d’autre couleur que celle de l’eau même, laquelle j’y vois aussi beaucoup mieux. Qu’importe-t-il que la volonté de Dieu me soit présentée en la tribulation ou en la consolation, puisqu’en l’une et en l’autre je ne veux ni ne cherche autre chose que la volonté divine, laquelle y parait d’autant mieux qu’il n’y a point d’autre beauté en icelle que celle de ce très saint bon plaisir éternel.

Héroïque, ains plus qu’héroïque l’indifférence de l’incomparable saint Paul: Je suis pressé, dit-il aux Philippiens, de deux côtés, ayant désir d’être délivré de ce corps, et d’être avec Jésus-Christ, chose trop meilleure; mais aussi de demeurer en cette vie pour vous (1). En quoi il fut imité par le grand évêque saint Martin, qui, parvenu à la fin de sa vie, pressé d’un extrême désir d’aller à son Dieu, ne laissa pas pourtant de témoigner qu’il demeurerait aussi volontiers antre les travaux de sa charge, pour le bien de son cher troupeau, comme si après avoir chanté ce cantique:

Que vos pavillons souhaitables,
O Dieu des armées redoutables !
Hélas ! à bon droit sont aimés !
Mon âme fond d’ardeur extrême,
Et mes sens se pâment de même
Après vos parvis réclamés;
Mon coeur bondit, ma chair ravie
Saute après vous, Dieu de la vie (2);

(1) Ph 1,23-24(2) Ps 78,1-3

Il vînt par après faire cette exclamation : O Seigneur! néanmoins, si je suis encore requis au service du salut de votre peuple, je ne refuse point le travail: votre volonté soit faite. Admirable indifférence de l’Apôtre ! admirable celle de cet homme apostolique ! Ils voient le paradis ouvert pour eux, ils voient mille travaux en terre, l’un et l’autre leur est indiffèrent au choix, et il n’y a que la volonté de Dieu qui puisse donner le contrepoids à leurs coeurs. Le paradis n’est point glus aimable que les misères de ce monde, si le bon plaisir divin est également là et ici. Les travaux leur sont un paradis, si la volonté divine se trouve en iceux ; et le paradis un travail, si la volonté de Dieu n’y est pas. Car, comme dit David, ils ne demandent ni au ciel ni en la terre que de voir le bon plaisir de Dieu accompli. O Seigneur ! qu’y a-t-il au ciel pour moi, ou que veux-je en terre, sinon vous (1) ?

(1) Ps 72,25

Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel : un coeur sans choix, également disposé à tout, sans aucun autre objet de sa volonté que la volonté de son Dieu, qui ne met point son amour ès choses que Dieu veut, ains en la volonté de Dieu qui les veut. C’est pourquoi, quand la volonté de Dieu est en plusieurs choses, il choisit, à quelque prix que ce soit, celle où il y en a plus. Le bon plaisir de Dieu est au mariage et en la virginité: mais parce qu’il est plus en la virginité, le coeur indifférent choisit la virginité, quand elle lui devrait coûter la vie, comme elle fit à la chère fille spirituelle de saint Paul, sainte Thècle, à sainte Cécile, à sainte Agathe et mille autres. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un peu plus en celui du pauvre; le coeur indifférent choisira ce parti. La volonté de Dieu est en la modestie exercée entre les consolations, et en la patience pratiquée entre les tribulations; l’indifférent préfère celle-ci, car il y a plus de la volonté de Dieu. En somme, le bon plaisir de Dieu est le souverain objet de l’âme indifférente; partout où elle le voit, elle court à l’odeur de ses parfums (1), et cherche toujours l’endroit où il y en a plus, sans considération d’aucune autre chose. Il est conduit par la divine volonté comme par un lien très aimable; et partout où elle va il la suit: il aimerait mieux l’enfer avec la volonté de Dieu, que le paradis sans la volonté de Dieu. Oui même il préférerait l’enfer au paradis, s’il savait qu’en celui-ci il y eût un peu plus du bon plaisir divin qu’en celui-ci : en sorte que si, par imagination de chose impossible, il savait que sa damnation fût un peu plus agréable à Dieu que sa salvation (2), il quitterait sa salvation et courrait à sa damnation.

(1) Ct 1,3(2) Sa salvation, son salut.



CHAPITRE V Que la sainte indifférence s’étend à toutes choses.

950
L’indifférence se doit pratiquer ès choses qui regardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la laideur, la faiblesse, la force ; ès choses de la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses; ès variétés de la vie spirituelle, comme sécheresses, consolations, goûts, aridités; ès actions, ès souffrances, et en somme en toutes sortes d’événements. Job, quant à la vie naturelle, fut ulcéré d’une plaie la plus horrible qu’on eût vue. Quant à la vie civile, il fut moqué, bafoué, vilipendé, et par ses plus proches; en la vie spirituelle, il fut accablé de langueurs, pressures (1), convulsions, angoisses, ténèbres et de toutes sortes d’intolérables douleurs intérieures, ainsi que ses plaintes et lamentations font foi. Le grand Apôtre nous annonce une générale indifférence, pour nous montrer vrais serviteurs de Dieu, en fort grande patience ès tribulations, ès nécessités, ès angoisses, ès blessures, ès prisons, ès séditions, ès travaux, ès veilles, ès jeûnes; en chasteté, en science, en longanimité et suavité au Saint-Esprit, en charité non feinte, en parole de vérité, en la vertu de Dieu; par les armes de justice é droite et il gauche, par la gloire et par l’abjection, par l’infamie et bonne renommée; comme séducteurs, et néanmoins véritables (2), comme inconnus, et toute fois reconnus ; comme mourants, et toutefois vivants; comme châtiés, et toutefois non tués; comme tristes, et toutefois toujours joyeux; comme pauvres, et toutefois enrichissant plusieurs; comme n’ayant rien, et toutefois possédant toutes choses (3).

(1) Pressures, oppressions.(2) Véritables, disant la vérité, sincères..(3)
1Co 6,4


Voyez, je vous prie, Théotime comme la vie des apôtres était affligée: selon le corps, par les blessures ; selon le coeur, par les angoisses; selon le monde, par l’infamie et les prisons; et parmi tout cela, ô Dieu, quelle indifférence ! leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté est riche, leurs morts sont vitales et leurs déshonneurs honorables: c’est-à-dire, ils sont joyeux d’être tristes, contents d’être pauvres, revigorés de vivre entre les périls de la mort, et glorieux d’être avilis, parce que telle était la volonté de Dieu.

Et parce qu’elle était pins reconnue ès souffrances qu’ès actions des autres vertus, il met l’exercice de la patience le premier, disant: Paraissons en toutes choses comme serviteurs de Dieu, en beaucoup de patience, ès tribulations, ès nécessités, ès angoisses, et puis enfin, en chasteté, en prudence, en longanimité (1).

Ainsi notre divin Sauveur fut affligé incomparablement en sa vie civile, condamné comme criminel de lèse-majesté divine et humaine, battu, fouetté, bafoué et tourmenté avec une ignominie extraordinaire ; en sa vie naturelle, mourant entre les plus cruels et sensibles tourments que l’on puisse imaginer; en sa vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, épouvantements, angoisses, délaissements et oppressions intérieures qui n’en eurent ni n’en auront jamais de pareilles. Car encore que l’a suprême portion de son âme fût souverainement jouissante de la gloire éternelle, si est-ce que l’amour empêchait cette gloire de répandre ses délices ni ès sentiments, ni en l’imagination, ni en la raison inférieure, laissant ainsi tout le coeur exposé à la merci de la tristesse et angoisse.

Ézéchiel vit le simulacre d’une main qui le saisit par un seul flocquet (2) de cheveux de sa tête,

(1) 1Co 6,4-5
(2) Flocquet, petite touffe.

l’élevant entre le ciel et la terre (1). Notre Seigneur aussi élevé en la croix entre la terre et le ciel, n’était, ce semble, tenu de la main de son Père que par l’extrême pointe de l’esprit, et, par manière de dire, par un seul cheveu de sa tête, qui touché de la douce main du Père éternel, recevait une souveraine affluence de félicité, tout le reste demeurant abîmé dans la tristesse et ennui. C’est pourquoi il s’écrie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissé (2)?

(1) Ez 8,3
(2) Mt 28,46

On dit que le poisson qu’on appelle lanterne de mer, au plus fort des tempêtes tient sa langue hors des ondes, laquelle est si fort luisante, rayonnante et claire, qu’elle sert de phare et flambeau aux nochers. Ainsi emmi la mer des passions dont notre Seigneur fut accablé, toutes les facultés de son âme demeurèrent comme englouties et ensevelies dans la tourmente de tant de peines, hormis la pointe de l’esprit, qui, exempte de tout travail, était toute claire et resplendissante de gloire et félicité. O que bienheureux est l’amour qui règne dans la cime de l’esprit des fidèles, tandis qu’ils sont entre les vagues et les flots des tribulations intérieures!



Sales: Amour de Dieu 8140