Sales: Amour de Dieu 9110

CHAPITRE XI De la perplexité du coeur qui aime sans savoir qu’il plaît au bien-aimé.

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Le chantre duquel j’ai parlé, étant devenu sourd, n’avait nul contentement à chanter, que celui de voir aucunes fois son prince attentif à l’ouïr et y prendre plaisir. O que bienheureux est le coeur qui aime Dieu, sans aucun autre plaisir que celui qu’il prend de plaire à Dieu! car quel plaisir peut-on jamais avoir plus pur et plus parfait que celui que l’on prend dans le plaisir de la Divinité? Néanmoins ce plaisir de plaire à Dieu n’est pas, à proprement parler, l’amour divin, ains seulement un fruit d’icelui, qui en peut être séparé, ainsi qu’un citron de son citronnier. Car, comme j’ai dit, notre musicien chantait toujours, sans tirer aucun plaisir de son chant, puisque l’a surdité l’en empêchait; et maintes fois il chantait aussi sans avoir le plaisir de plaire à son prince, parce que le prince, lui-ayant commandé de chanter, se retirait ou allait à la chasse, sans prendre ni le loisir ni le plaisir de l’ouïr.

Tandis, ô Dieu! que je vois votre douce face qui témoigne d’agréer le chant de mon amour, hélas! que je suis consolé ! car y a-t-il aucun plaisir qui égale le plaisir de bien plaire à son Dieu? Mais quand vous retirez vos yeux de moi, et que je n’aperçois plus la douce faveur de la complaisance que vous preniez en mon cantique, vrai Dieu, que mon âme est en grande peine! mais sans cesser pourtant de vous aimer fidèlement, et de chanter continuellement l’hymne de sa dilection, non pour aucun plaisir qu’elle y trouve, car elle n’en a point, ains chante pour le pur amour de votre volonté.

On a vu tel enfant malade manger courageusement, avec un incroyable dégoût, ce que sa mère lui donnait, pour le seul désir qu’il avait de la contenter; et alors il mangeait sans prendre aucun plaisir en la viande, mais non pas sans un autre plaisir plus estimable et relevé, qui était le plaisir de plaire à sa mère et de la voir contenter. Mais l’autre qui, sans voir sa mère, pour la seule connaissance qu’il avait de sa volonté, prenait tout ce qu’on lui apportait de sa part, il mangeait sans aucun plaisir, car il n’avait ni le plaisir de manger, ni le contentement de voir le plaisir de sa mère, ains mangeait simplement et purement pour faire la volonté d’icelle. La seule satisfaction d’un prince présent, ou de quelque personne fortement aimée, fait délicieuses les veillées, les peines, les sueurs, et rend les hasards désirables: mais il n’y a rien de si triste que de servir un maître qui n’en sait rien, ou, s’il le sait, ne fait nul semblant d’en savoir gré: et faut bien en ce cas-là que l’amour soit puissant, puisqu’il se soutient lui seul, sans être appuyé d’aucun plaisir ni d’aucune prétention.

Ainsi arrive-t-il quelquefois que nous n’avons nulle consolation ès exercices de l’amour sacré, d’autant que, comme chantres sourds, nous n’oyons pas notre propre voix, ni ne pouvons jouir de la suavité de notre chant; ains au contraire outre cela nous sommes pressés de mille craintes, troublés de mille tintamares que l’ennemi fait autour de notre coeur, nous suggérant que peut-être ne sommes-nous point agréables à notre maître, et que notre amour est inutile, oui même qu’il est faux et vain, puisqu’il ne produit point de consolation. Or alors, Théotime, nous travaillons non seulement sans plaisir, mais avec un extrême ennui, ne voyant ni le bien de notre travail, ni le contentement de celui pour qui nous travaillons.

Mais ce qui accroît le mal en cette occurrence, c’est que l’esprit et suprême pointe de la raison ne nous peut donner aucune sorte d’allégement; car cette pauvre portion supérieure de la raison étant tout environnée des suggestions que l’ennemi lui fait, elle est même tout alarmée, et se trouve assez embesognée à se garder d’être surprise d’aucun consentement au mal; de sorte qu’elle ne peut faire aucune sortie pour désengager la portion inférieure de l’esprit. Et bien qu’elle n’ait pas perdu le courage, elle est pourtant si terriblement attaquée, que si elle est sans coulpe (1), elle n’est pas sans peine; car, pour comble de son ennui, elle est privée de la générale consolation que l’on a presque toujours en tous les autres maux de ce monde, qui est l’espérance qu’ils ne seront pas perdurables, et que l’on en verra la fin, si que (2) le coeur en ces ennuis spirituels tombe en une certaine impuissance de penser à leur fin, et par conséquent d’être allégé par l’espérance. La foi certes, résidante en la cime de l’esprit, nous assure bien que ce trouble finira, et que nous jouirons un jour du repos, mais la grandeur du bruit et des cris que l’ennemi fait dans le reste de l’âme en la raison inférieure, empêche que les avis et remontrances de la foi ne sont presque point entendus, et ne nous demeure en l’imagination que ce triste présage : Hélas ! je ne serai jamais joyeux.

O Dieu! mon cher Théotime, mais c’est alors qu’il faut témoigner une invincible fidélité envers le Sauveur, le servant purement pour l’amour de sa volonté, non seulement sans plaisir, mais parmi ce déluge de tristesses, d’horreurs, de frayeurs et d’attaques, comme fit sa glorieuse mère et saint Jean au jour de sa passion, qui entre tant de blasphèmes, de douleurs et de détresses mortelles, demeurèrent fermes en l’amour, lors même que le Sauveur, avant retiré toute sa sainte joie

(1) Coulpe, faute.
(2) Si que, tellement que.

dans la cime de son esprit, ne répandait ni allégresse ni consolation quelconque en son divin visage, et que ses yeux alangouris et couverts des ténèbres de la mort ne jetaient plus que des regards de douleur, comme aussi le soleil des rayons d’horreur et d’affreuses ténèbres.


CHAPITRE XII Comme, entre ces travaux intérieurs, l’âme ne connaît pas l’amour qu’elle porte à son Dieu, et du trépas très aimable de la volonté.

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Le grand saint Pierre étant à la veille d’être martyrisé, l’ange vint en la prison, qu’il remplit toute de splendeur, éveilla saint Pierre, le fit lever, ceindre, chausser, vêtir, lui ôta les liens et menotes, le tira hors de la prison, et le mena au travers de la première et seconde garde jusqu’à la porte de fer qui menait en la ville, laquelle s’ouvrit devant eux; et ayant passé une rue, l’ange laissa là le glorieux saint Pierre en pleine liberté. Voilà une grande variété d’actions fort sensibles: et saint Pierre néanmoins qui avait été éveillé avant toutes choses, ne pensait pas que ce qui se faisait par l’ange fût vrai, ains estimait que ce fût une vision imaginaire. Il était éveillé et ne pensait pas l’être; il s’était chaussé et vêtu, et ne savait pas qu’il l’eût fait; il marchait et n’estimait pas de marcher; il était délivré et ne le croyait pas; et cela d’autant que la merveille de sa délivrance fut si grande qu’elle occupait son esprit, en telle sorte qu’encore qu’il eût assez de sentiment et de connaissance pour faire ce qu’il faisait, néanmoins il n’en avait pas assez pour connaître qu’il le faisait réellement et tout de bon ; il voyait bien l’ange, mais il ne s’apercevait pas que ce fût d’une vraie et naturelle vision; c’est pourquoi il n’avait nulle consolation de sa délivrance jusqu’à ce qu’en revenant à soi: Maintenant, dit-il, je connais en vérité que Dieu a envoyé son ange, et m’a délivré de la main d’Hérodes et de toute l’attente du peuple juif (
Ac 12,11).

Or, il en est de même, Théotime, d’une âme qui est grandement chargée d’ennuis intérieurs; car, bien qu’elle ait le pouvoir de croire, d’espérer et d’aimer Dieu, et qu’en vérité elle le fasse; toutefois elle n’a pas la force de bien discerner si elle croit, espère et chérit son Dieu, d’autant que la détresse l’occupe et accable si fort qu’elle ne peut faire aucun retour sur soi-même pour voir ce qu’elle fait; et c’est pourquoi il lui est advis qu’elle n’a ni foi, ni espérance, ni charité, ains seulement des fantômes et inutiles impressions de ces vertus-là, qu’elle sent presque sans les sentir, et comme étrangères, non comme domestiques de son âme. Que si vous y prenez garde, vous trouverez que nos esprits sont toujours en pareil état quand ils sont puissamment occupés de quelque violente passion; car ils font plusieurs actions comme en songe, et desquelles ils ont si peu de sentiment, qu’il ne leur est presque pas avis que ce soit en vérité que les choses se passent. C’est pourquoi le sacré Psalmiste exprime la grandeur de la consolation que les Israélites eurent au retour de la captivité de Babylone, en ces paroles :

Lorsqu’il plut au Seigneur de Sion le servage
En liberté changer,
Un tel ravissement surprit notre courage,
Que nous pensions songer.

Et comme porte la sainte version latine, après les Septante : Nous fûmes faits comme consolés (Ps 125,1); c’est-à-dire, l’admiration de la grandeur du bien qui nous arriva était si excessive, qu’elle nous empêchait de bien sentir la consolation que nous reçûmes; et nous était advis que nous ne fussions pas véritablement consolés, et que nous n’eussions pas une consolation en vérité, ains seulement en figure et en songe.

Tels sont donc les sentiments de l’âme laquelle est entre les angoisses spirituelles qui rendent l’amour extrêmement pur et net ; car, étant privé de tout plaisir par lequel il puisse être attaché à son Dieu, il nous joint et unit à Dieu immédiatement, volonté à volonté, coeur à coeur, sans aucune entremise de contentement ou prétention. Hélas! Théotime, que le pauvre coeur est affligé, quand, comme abandonné de l’amour, il regarde partout et ne le trouve point, ce lui semble! Il ne le trouve point ès sens extérieurs, car ils n’en sont pas capables; ni en l’imagination, qui est cruellement tourmentée de diverses impressions; ni en la raison troublée de mille obscurités de discours et appréhensions étranges; et bien qu’enfin elle le trouve en la cime et suprême pointe de l’esprit où cette divine dilection réside, si est-ce néanmoins qu’elle le méconnaît, et lui est advis que ce n’est pas lui, parce que la grandeur des ennuis et des ténèbres l’empêche de sentir sa douceur. Elle le voit sans le voir, et le rencontre sans le connaître, comme si c’était en songe et en image. Ainsi Magdeleine ayant rencontré son cher maître, n’en reçoit aucun allégement, d’autant qu’elle ne pensait pas que ce fût lui, ains seulement le jardinier (Jn 20,14-15).

Mais que peut donc faire l’âme qui est en cet état ? Théotime, elle ne sait plus comme se maintenir entre tant d’ennuis, et n’a plus de force que pour laisser mourir sa volonté entre les mains de la volonté de Dieu, à l’imitation du doux Jésus, qui étant arrivé au comble des peines de la croix que le Père lui avait préfigées (2), et ne pouvant plus résister à l’extrémité de ses douleurs, fit comme le cerf, qui hors d’haleine et accablé de la meute, se rendant à l’homme, jette les derniers abois la larme à l’oeil. Car ainsi ce divin Sauveur proche de sa mort, et jetant les derniers soupirs avec un grand cri et force larmes : Hélas! dit-il, ô mon Père, je recommande mon esprit en vos mains; parole, Théotime, qui fut la dernière de toutes, et par laquelle le Fils bien-aimé donna le souverain témoignage de son amour envers son père. Quand donc tout nous défaut, quand nos ennuis sont en leur extrémité, cette parole, ce sentiment, ce renoncement de notre âme entre les mains de notre Sauveur, ne nous peut manquer. Le Fils recommanda son esprit au Père en cette dernière et incomparable détresse, et nous, lorsque les convulsions des peines spirituelles nous ôtent toute autre sorte d’allégements et de moyens de résister, recommandons notre esprit ès mains de ce Fils éternel, qui est notre vrai père; et baissant la tête de notre acquiescement à son bon plaisir, consignons lui toute notre volonté.

(2) Préfigées, fixées d’avance.


CHAPITRE XIII Comme la volonté étant morte à soi vit purement dans la volonté de Dieu.

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Nous parlons avec une propriété toute particulière de la mort des hommes en notre langage français; car nous l’appelons trépas, et les morts trépassés; signifiant que la mort entre les hommes n’est qu’un passage d’une vie à l’autre, et que mourir n’est autre chose sinon outrepasser les confias de cette vie mortelle pour aller à l’immortelle. Certes notre volonté ne peut jamais mourir, non plus que notre esprit; mais elle outrepasse quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté divine c’est lorsqu’elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle s’abandonne totalement et sans réserve au bon plaisir de la divine Providence, se mêlant et détrempant tellement avec ce bon plaisir, qu’elle ne paraît plus, mais est toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu, où elle vit, non plus elle-même, ains la volonté de Dieu vit en elle.

Que devient la clarté des étoiles, quand le soleil parait sur notre horizon? Elle ne périt certes pas; mais elle est ravie et engloutie dans la souveraine lumière du soleil, avec laquelle elle est heureusement mêlée et conjointe. Et que devient la volonté humaine, quand elle est entièrement abandonnée au bon plaisir divin? Elle ne périt pas tout à fait; mais elle est tellement abîmée et mêlée avec la volonté de Dieu, qu’elle ne paraît plus, et n’a plus aucun vouloir séparé de celui de Dieu. Imaginez-vous, Théotime, le glorieux et non jamais assez loué saint Louis, qui s’embarque et fait voile pour aller outre-mer, et voyez que la reine sa chère femme s’embarque avec Sa Majesté. Or, qui eût demandé à cette brave princesse: Où allez-vous, madame? elle eût sans doute répondu: Je vais où le roi va. Et qui eût derechef demandé: Mais savez-vous bien, madame, où le roi va? elle eût aussi répondu: Il me l’a dit en général, et néanmoins je n’ai aucun souci de savoir où il va, ains seulement d’aller avec lui. Que si on eût répliqué: Donc, madame, vous n’avez point de dessein en ce voyage ? Non, eût-elle dit, je n’en ai point d’autre que d’être avec mon cher seigneur et mari. Voire mais (1), lui eût-on pu dire, il va en Égypte pour passer en Palestine; il logera à Damiette, dans Acre et plusieurs autres lieux; n’avez-vous pas intention, madame, d’y aller aussi? À cela elle eût répondu: Non vraiment, je n’ai nulle intention, sinon d’être auprès de mon roi, et les lieux où il va me sont indifférents et de nulle considération, sinon en tant qu’il y sera; je vais sans désir d’aller, car je n’affectionne rien que la présence du roi. C’est donc le roi qui va, et qui veut le voyage, et quant à moi, je ne vais pas, je suis; je ne veux pas le voyage, ains la seule présence du roi; le séjour, le voyage et toute sorte de diversités m’étant tout à fait indifférents.

(1) Voire mais, mais pourtant.

Certes, si on demande à quelque serviteur qui est à la suite de son maître, où il va, il ne doit pas répondre qu’il va en tel ou tel lieu, ains seulement qu’il suit son maître; car il ne va nulle part par sa volonté, ains seulement par celle de son maître. Ainsi, mon Théo Lime, une volonté résignée en celle de son Dieu ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplement celui de Dieu. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau dans lequel il est; de même le coeur qui est embarqué dans le bon plaisir divin, ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors le coeur ne dit plus : Votre volonté soit faite, et non la mienne, car il n’a plus aucune volonté à renoncer, ains il dit ces paroles:

Seigneur, je remets ma volonté entre vos mains, comme si sa volonté n’était plus en sa disposition, ains en celle de la divine Providence; de sorte que ce n’est pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maîtres: car encore que le voyage se fasse par la volonté de leur maître, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté particulière, bien qu’elle soit une volonté suivante et servante, soumise et assujettie à celle de leur maître; si que (1) tout ainsi que le maître et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maître et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté qui est morte à soi-même pour vivre en celle de Dieu, elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme et sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en celle de Dieu; comme on dirait d’un petit enfant qui n’a point encore l’usage de sa volonté pour vouloir ni aimer chose quelconque que le sein elle visage de sa chère mère; car il ne pensa nullement à vouloir ni aimer chose quelconque, sinon d’être entre les bras de sa mère, avec laquelle il pense être une même chose, et n’est nullement en souci d’accommoder sa volonté à celle de sa mère; car il ne sent point la sienne, et ne cuide pas (1) d’en avoir une, laissant le soin à sa mère d’aller, de faire et de vouloir ce qu’elle trouvera bon pour lui.

(1) Si que, tellement que.
(1) Ne cuide pas, n’a pas souci,

C’est, certes, la souveraine perfection de notre volonté que d’être ainsi unie à celle de notre souverain bien, comme fut celle du saint qui disait: O Seigneur, vous m’avez conduit et mené à votre volonté; car que voulait-il dire, sinon qu’il n’avait nullement employé sa volonté pour se conduire, s’étant simplement laissé guider et mener à celle de son Dieu?


CHAPITRE XIV Éclaircissement de ce qui a été dit touchant le trépas de notre volonté.

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Il est croyable que la très sainte Vierge Notre-Dame recevait tant de contentement de porter son cher petit Jésus entre ses bras, que le contentement empêchait la lassitude, ou du moins rendait la lassitude agréable; car, si de porter une branche d’agnus-castus (1) soulage les voyageurs et les délasse, quel allégement ne recevait pas la glorieuse Mère de porter l’Agneau de Dieu immaculé ! Que si parfois elle le laissait marcher sur ses pieds avec elle, le tenant par la main, ce n’était pas qu’elle n’eût mieux aimé de l’avoir pendant à son col sur sa poitrine; mais elle le faisait pour l’exercer à former ses pas et à cheminer lui-même. Et nous autres, Théotime, comme petits enfants du Père céleste, nous pouvons aller avec lui en deux sortes; car nous pouvons aller premièrement marchant des pas de notre propre vouloir, lequel nous conformons au sien, tenant toujours de la main de notre obéissance celle de son intention divine, et la suivant partout où elle nous conduit, qui est ce que Dieu requiert de nous par la signification de sa volonté; car puisqu’il veut que je fasse ce qu’il m’ordonne, il veut que j’aie le pouvoir de le faire. Dieu m’a signifié qu’il voulait que je sanctifiasse le jour du repos; puisqu’il veut que je le fasse, il veut donc que je le veuille faire, et que pour cela j’aie mon propre vouloir, par lequel je suive le sien, me conformant et correspondant à icelui. Mais nous pouvons aussi aller avec notre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissant simplement porter à son bon plaisir divin comme un petit enfant entre les bras de sa mère, par une certaine sorte de consentement admirable qui se peut appeler union, ou plutôt unité de notre

(1) Agnus-castus, voir, p. 83.

volonté avec celle de Dieu. Et c’est la façon avec laquelle nous devons tâcher de nous comporter en la volonté du bon plaisir divin, d’autant que les effets de cette volonté du bon plaisir procèdent purement de sa providence, et sans que nous les fassions, ils nous arrivent, Il est vrai que nous pouvons bien vouloir qu’ils arrivent selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est très bon; mais nous pouvons bien aussi recevoir les événements du bon plaisir céleste par une très simple tranquillité de notre volonté, qui, ne voulant chose quelconque, acquiesce simplement à tout ce que Dieu veut être fait en nous, sur nous et de nous.

Si on eût demandé au doux enfant Jésus, étant porté entre les bras de sa mère, où il allait? n’eût-il pas eu raison de répondre: Je ne vais pas, c’est ma mère qui va pour moi? et qui lui eût demandé: Mais au moins n’allez-vous pas avec votre mère? n’eût-il pas eu raison de dire: Non, je ne vais nullement ; ou si je vais là par où ma mère me porte, je n’y vais pas avec elle, ni par mes propres pas; ains j’y vais par les pas de ma mère, par elle et en elle? Et qui lui eût répliqué: Mais au moins, ô très cher divin enfant, vous vouiez bien vous laisser porter à votre douce mère? Non fait (1) certes, eût-il pu dire: Je ne veux rien de tout cela ; ains comme ma toute bonne mère marche pour moi, aussi elle veut pour moi; je lui laisse également le soin et d’aller et de vouloir aller pour moi où bon lai semblera; et comme je ne marche que par ses pas, aussi je ne

(1) Non fait, par opposition à si fait.

veux que par son vouloir; et dès que je me trouve entre ses bras, je n’ai aucune attention ni à vouloir, ni à ne vouloir pas, laissant tout autre soin à ma mère, hormis celui d’être sur son sein, de sucer ses sacrées mamelles, et de me tenir bien attaché à son col très aimable, pour la baiser amoureusement des baisers de ma bouche(1). Et afin que vous le sachiez, tandis que je suis parmi les délices de ces saintes caresses qui surpassent toute suavité, il m’est advis que ma mère est un arbre de vie, et que je suis en elle comme son fruit, que je suis son propre coeur au milieu de sa poitrine, ou son âme au milieu de son coeur c’est pourquoi, comme son marcher suffit pour elle et pour moi, sans que je me mêle de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moi, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d’aller ou de venir; aussi ne prends-je point garde si elle va vite ou tout bellement; ni si elle va d’un côté ou d’autre; ni je ne m’enquiers nullement où elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis toujours entre ses bras, joignant ses aimables mamelles, où je me repais comme entre les lis (2). O divin enfant de Marie, permettez à ma chétive âme ces élans de dilection. Or allez donc, ô cher petit enfant très aimable, ou plutôt n’allez pas, mais demeurez ainsi saintement collé à la poitrine de votre douce mère; allez toujours en elle et par elle ou avec elle; et n’allez jamais sans elle pendant que vous êtes enfant. O que bienheureux est le sein qui vous

(1)
Ct 1,1
(2) Ct 2,2

a porté, et les mamelles que vous avez sucées (1) !

Le Sauveur de nos âmes eut l’usage de raison dès l’instant de sa conception au sein de sa mère, et pouvait faire tous ces discours; oui, même le glorieux saint Jean, son précurseur, dès le jour de la sainte visitation.

Et bien que l’un et l’autre, pendant ce temps-là et celui de l’enfance, jouit de sa propre liberté pour vouloir et ne vouloir pas les choses; si est-ce qu’ils laissèrent le soin, en ce qui était de leur conduite extérieure, à leurs mères de faire et vouloir pour eux ce qui était requis.

Théotime, nous devons être comme cela, nous rendant pliables et maniables au bon plaisir divin comme si nous étions de cire, ne nous amusant point à souhaiter et vouloir les choses, mais les laissant vouloir et faire à Dieu pour nous ainsi qu’il lui plaira : jetant en lui toute notre sollicitude, d’autant qu’il a soin de nous (2), ainsi que dit le saint Apôtre.

Et notez qu’il dit : toute notre sollicitude, c’est-à-dire, autant celle que nous avons de recevoir les événements, comme celle de vouloir ou de ne vouloir pas; car il aura soin du succès de nos affaires, et de vouloir pour nous ce qui sera le meilleur.

Cependant employons chèrement notre soin


(1) Lc 2,27
(2) 1P 5,7

à bénir Dieu de tout ce qu’il fera, à l’exemple de Job, disant : Le Seigneur m’a donné beaucoup, le Seigneur me l’a ôté : le nom du Seigneur soit béni (1).

(1) Jb 1,21

Non, Seigneur, je ne veux aucun événement, car je vous le laisse vouloir pour moi tout à votre gré; mais en lieu de vouloir les événements, je vous bénirai de quoi vous les aurez voulus.

O Théotime, que cette occupation de notre volonté est excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les effets du bon plaisir divin, pour louer et remercier ce bon plaisir de tels effets!


CHAPITRE XV Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l’indifférence et trépas de la volonté.

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Bénir Dieu et le remercier pour tous les événements que sa providence ordonne, c’est à la vérité une occupation toute sainte; mais si tandis que nous laissons le soin à Dieu de vouloir et faire ce qui lui plait en nous, sur nous et de nous, sans être attentifs à ce qui se passe, quoique nous le sentions bien, nous pouvions divertir notre coeur et appliquer notre attention en la bonté et douceur divine; la bénissant, non en ses effets ni ès événements qu’elle ordonne, mais en elle-même et en sa propre excellence, nous ferions sans doute un exercice beaucoup plus éminent.

Démétrius tenant le siège devant Rhodes, Protogène (1) qui était en une petite maison des fatbourgs, ne cessa jamais de travailler, mais avec tant d’assurance et de repos d’esprit, qu’encore qu’on lui tint presque toujours l’épée à la gorge, il fit l’excellent chef-d’oeuvre d’un satyre admirable qui s’égayait à jouer du flageolet. O Dieu, quelles âmes, qui, entre toutes sortes d’accidents, tiennent toujours leur attention et affection sur la bonté éternelle pour l’honorer et chérir à jamais!

La fille d’un excellent médecin et chirurgien, étant en fièvre continue, et sachant que son père l’aimait uniquement, disait à l’une de ses amies: Je sens beaucoup de peine, mais pourtant je ne pense point aux remèdes; car je ne sais pas ce qui pourrait servir à ma guérison. Je pourrais désirer une chose, et il m’en faudrait une autre. Ne gagné-je donc pas mieux de laisser tout ce soin à mon père, qui sait, qui peut et qui veut pour moi tout ce qui est requis à ma santé? J’aurais tort d’y penser, car il y pensera assez pour moi;


(1) Protogène, peintre célèbre, vivait à Rhodes vers 336 av. J.-C. Son mérite fut surtout mis en lumière par Apelle.

j’aurais tort de vouloir quelque chose, car il voudra assez tout ce qui me sera profitable. Seulement donc j’attendrai qu’il veuille ce qu’il jugera expédient, et ne m’amuserai qu’à le regarder quand il sera près de moi, à lui témoigner mon amour filial, et lui faire connaître ma confiance parfaite. Et sur ces paroles, elle s’endormit, tandis que son père, jugeant à propos de la saigner, disposa ce qui était requis, et venant à elle, ainsi qu’elle se réveilla, après l’avoir interrogée comme elle se trouvait de son sommeil, il lui demanda si elle ne voulait pas bien être saignée pour guérir. Mon père, répondit-elle, je suis vôtre : je ne sais ce que je dois vouloir pour guérir, c’est à vous de vouloir et faire pour moi tout ce qui vous semblera bon; car, quant à moi, il me suffit de vous aimer et honorer de tout mon coeur, comme je fais. Voilà donc qu’on lui bande le bras, et que le père même porte la lancette sur la veine mais tandis qu’il donne Je coup et que le sang en sort, jamais cette aimable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortir de la veine; ains tenant les yeux arrêtés sur le visage de son père, elle ne disait autre chose, sinon parfois tout doucement Mon père m’aime bien, et moi je suis toute sienne; et quand tout fut fait, elle ne le remercia point, mais seulement répéta encore une fois les mêmes paroles de son affection et confiance filiale.

Or, dites-moi maintenant, mon ami Théotime, cette fille ne témoigna-t-elle pas un amour plus attentif et plus solide envers son père, que si elle eût eu beaucoup de soin de lui demander des remèdes à son mal, de regarder comme on lui ouvrait la veine, ou comme le sang coulait, de lui dire beaucoup de paroles de remerciement? Il n’y a certes doute quelconque en cela car si elle eût pensé à soi, qu’eût-elle gagné, sinon d’avoir souci inutile, puisque son père en avait assez pour elle? Regardant son bras, qu’eût-elle fait, sinon recevoir de la frayeur? Et remerciant son père, quelle vertu eût-elle pratiquée, sinon celle de la gratitude? N’a-t-elle pas donc mieux fait de s’occuper toute ès démonstrations de son amour filial, infiniment plus agréable au père que toute autre vertu?

Mes yeux sont toujours au Seigneur, car il désengagera mes pieds des filets et des pièges (1). Es-tu tombé dans les filets des adversités; eh! ne regarde pas ton aventure, ni les pièges esquels tu es pris regarde Dieu, et le laisse faire, il aura soin de toi. Jette ta pensée sur lui, et il te nourrira (2). Pourquoi te mêles-tu de vouloir ou ne vouloir pas les événements et accidents du monde, puisque tu ne sais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra toujours assez pour toi tout ce que tu pourras vouloir sans que tu t’en mettes en peine? Attends donc en repos d’esprit les effets du bon plaisir divin, et que son vouloir te suffise, puisqu’il est

toujours très bon; car ainsi ordonna-t-il à sa bien-aimée sainte Catherine de Sienne : Pense en moi, lui dit-il, et je penserai pour toi.

Il est fort malaisé de bien exprimer cette extrême indifférence de la volonté humaine, qui est ainsi réduite et trépassée eu la volonté de Dieu; car il ne faut pas dire, ce me semble, qu elle acquiesce à celle de Dieu, puisque l’acquiescement

(1)
Ps 24,13
(2) Ps 54,23

est un acte de l’âme qui déclare son consentement. Il ne faut pas dire non plus qu’elle accepte ni qu’elle reçoit, d’autant qu’accepter et recevoir sont certaines actions qu’on peut, en certaine façon, appeler actions passives, par lesquelles nous embrassons et prenons ce qui nous arrive. Il ne faut pas dire aussi qu’elle permet, d’autant que la permission est une action de la volonté, et par conséquent un certain vouloir oisif qui ne veut voirement rien faire, mais veut pourtant laisser faire. Il me semble donc plutôt que l’âme qui est en cette indifférence, et qui ne veut rien, aine laisse vouloir à Dieu ce qui lui plaira, doit être dite avoir sa volonté en une simple et générale attente, d’autant qu’attendre ce n’est pas faire ou agir, ains demeurer exposé à quelque événement. Et si vous y prenez garde, l’attente de l’âme est vraiment volontaire : et toutefois ce n’est pas une action, mais une simple disposition à recevoir ce qui arrivera et lorsque les événements sont arrivés et reçus, l’attente se convertit en consentement ou acquiescement; mais avant la venue d’iceux, en vérité l’âme est en une simple attente, indifférente à tout ce qu’il plaira à la volonté divine d’ordonner.

Notre Sauveur exprime ainsi l’extrême soumission de la volonté humaine à celle de son Père éternel : Le Seigneur Dieu, dit-il, a ouvert mon oreille, c’est-à-dire m’a annoncé son bon plaisir touchant la multitude des travaux que je dois souffrir; et moi, dit-il par après, je ne contredis point, je ne me retire point en arrière. Qu’est-ce à dire je ne contredis point, je ne me retire point en arrière (1)? sinon: Ma volonté est une simple attente,

(1) Is 50,5

et demeure disposée à tout ce que celle de Dieu ordonnera; ensuite de quoi je baille et abandonne mon corps à la merci de ceux qui le battront, et mes joues à ceux qui les pelleront (1), préparé à tout ce qu’ils voudront faire de moi. Mais voyez, je vous prie, Théotime, que tout ainsi que notre Sauveur, après l’oraison de résignation qu’il fit au jardin des Olives, et sa prise, se laissa manier et mener au gré de ceux qui le crucifièrent, avec un abandonnement admirable de son corps et de sa vie entre leurs mains, aussi mit-il son âme et sa volonté, par une indifférence très parfaite, ès mains de son Père éternel. Car bien qu’il dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné (2)? ce fut pour nous faire savoir les véritables amertumes et peines de son âme, et non pour contrevenir à la très sainte indifférence en laquelle il était, ainsi qu’il montra bientôt après, concluant toute sa vie et sa passion par ces incomparables paroles : Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains (3).

(1) Is 50,6 — Les pelleront. Le texte latin dit: vellentibus, ceux qui enlèvent le poil.
(2) Mt 28,46
(3) Lc 23,46




Sales: Amour de Dieu 9110