François S.: avis, sermons 902

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Sermon 2 juillet 1621 SERMON DE VETURE POUR LA FETE DE SAINTE MARIE-MADELEINE

2 juillet 1621
L’esprit de l’homme est toujours inquiet, il est en de continuelles agitations en la recherche des biens humains et apparents, ce qui fait que ne trouvant point de contentement en ceux qu’il rencontre, il demeure plein de trouble. Dès lors, pensant s’en affranchir par l’élection d’un vrai bien, il vient à se troubler davantage par ce moyen, car pour l’ordinaire il laisse les choses hautes et excellentes pour les basses, les utiles et bonnes pour les mauvaises, tant il est sujet à se tromper. De là naissent les inquiétudes que nous expérimentons sans cesse en cette vie mortelle et qui nous sont comme naturelles. Cela se voit encore plus particulièrement au menu peuple, aux gens, de bas état et condition, aux esprits faibles et qui n’ont point de courage et de générosité; ceux-ci sont toujours englués dans le chagrin.
Cette vérité parait claire et manifeste chez les Israélites, ce peuple choisi et élu de Dieu; car qui en a été plus favorisé, aimé et caressé que ce peuple? Dieu le traitait avec tant de bonté que c’est merveille; il le conduisait par le désert avec autant de soin qu’une nourrice fait ses petits quand elle les mène s’égayer par les campagnes (Nb 11,12). Mais ce peuple ingrat, grossier et méconnaissant n’était point content, mais s’amusait à la recherche d’un bien où il put trouver plus de suavité ; et quoique le Seigneur fut, par manière de dire, descendu du Ciel pour eux et leur eut donné des preuves plus que suffisantes de l’amour qu’il leur portait, ils ne laissèrent pour cela d’être pleins de murmures et de chagrin. Grand cas de l’esprit humain ! Les Israélites avaient été conduits dans le désert avec mille sollicitudes par Moïse et Aaron, Dieu leur avait fourni abondamment tout ce qui leur faisait besoin, et les misérables ne font par après que murmurer et se plaindre de ce qu’ils n’ont point de roi. Hé, disent-ils, les autres peuples sont sous la juridiction des rois et princes, ils ont des sceptres et des couronnes impériales ; pour nous, nous sommes sans roi et sans loi. (1S 8,5 1S 8,19-20)
O peuple ingrat et murmurateur ! Le Seigneur, le Dieu vivant quoiqu’invisible, était leur Roi et leur Prince, leur sceptre et leur couronne impériale ; mais ils ne s’en contentent pas, mais en demandent un autre, quoiqu’ils eussent bien vu la tyrannie des souverains de la terre, ayant expérimenté la cruauté d’un Pharaon, roi des Egyptiens, bien contraire à la douceur de leur Roi invisible, notre unique Seigneur. Néanmoins ils ne laissent pas de penser et désirer de quitter ce bien pour en rechercher un meilleur, quoiqu’en vain, d’autant que c’était vouloir l’impossible. Ce n’est pas qu’ils fussent dépourvus de princes terriens qui leur donnassent des lois et qui eussent soin de leur conduite; non certes, car ils avaient eu Aaron et le grand Moïse et leurs successeurs. Or, les princes du peuple de Dieu ne faisaient pas comme ceux de cette heure, parce que le Seigneur leur communiquait tellement son Esprit qu’ils ne commandaient ni ordonnaient que ce qu’ils savaient être de la divine volonté, laquelle ils connaissaient par le moyen des Prophètes et souverains Prêtres de la Loi auxquels ils s’adressaient. Ils se tenaient parmi le peuple comme des capitaines et gouverneurs dépendant du domaine et autorité du Très Haut, et le faisaient reconnaître pour Roi souverain et unique Législateur.
Dieu voyant donc qu’Israël ne cessait de murmurer, en fut grandement courroucé et indigné, et lui fit savoir par son Prophète Samuel qu’il lui donnerait un roi. (1S 8,7 1S 8,9 1S 8,22) O bien, dit-il, vous ne vous contentez pas de ma conduite pleine de douceur et débonnaireté, vous voulez un roi terrien; ha ! Je vous en donnerai un pour vous régir. Il vous baillera des lois et constitutions lesquelles vous suivrez et observerez ; car puisque vous vous plaignez d’être sans roi, estimant les autres nations bien heureuses d’en avoir, nonobstant qu’ils soient cruels et tyrans, or sus, vous en aurez un désormais, et vous lui obéirez. C’est bien la raison que, puisque vous voulez un autre roi que moi, vous gardiez ses ordonnances.
Tout ceci n’est pas à mon propos, mais je me suis servi de cette histoire afin de donner entrée à mon discours. Or, quelles seront les lois et constitutions que ce roi donnera aux Israélites ? Les voici: Vous aurez, dit le Seigneur, un roi qui prendra vos fils : il fera les uns ses charretiers et carrossiers, les autres ses cuisiniers, ses soldats et corps de garde ; en somme il vous les ôtera et s’en servira en sorte que leur vie se passera en continuelle servitude et esclavage. Il ne prendra point ceux que vous voudrez, mais ceux qu’il voudra, et vous n’aurez pas le pouvoir de les employer selon vos desseins, car il vous les enlèvera et s’en servira comme il trouvera bon. Il prendra aussi vos filles, et fera les unes ses panetières et boulangères, les autres cuisinières et les autres parfumeuses; vous ne pourrez donc plus dire : je dédie cette mienne fille à ceci ou à cela, car le roi les emploiera en la façon qu’il lui plaira.
Bien que cette prophétie de Samuel aux Israélites fut pour leur témoigner la colère et l’indignation de Dieu, ce n’était encore qu’une figure de ce que Notre-Seigneur devait faire en la loi de grâce parmi le peuple chrétien, ses vrais enfants et sujets, auxquels, comme Roi, il devait donner des lois qui ne sont autres que ses saints commandements. Or, ce que ce roi faisait à l’endroit des enfants d’Israël nous représente les diverses vocations par lesquelles notre divin Maître appelle ses créatures à son service, non point en usant de tyrannie comme ce prince terrien, mais doucement et avec des entrailles pleines de miséricorde. Et il agit ainsi envers tous les chrétiens; mais pour ne parler à cette heure que des femmes, nous dirons que Notre-Seigneur en appelle plusieurs à son service. Les unes, il les rend ses parfumeuses, les autres ses cuisinières, les autres ses panetières et boulangères (cf. Entretien VI); ce qu’il n’a pas fait seulement après avoir établi son Eglise, mais encore durant le cours de sa vie. On le voit en l’admirable sainte Madeleine de laquelle nous célébrons aujourd’hui la fête; car elle fut comme la reine et Maîtresse de toutes les parfumeuses de Notre-Seigneur, qui la choisit et appela à lui pour exercer cet office.
Considérez ici comme ce bon Maître réduit toutes les vocations à deux principaux chefs, à savoir, de parfumeuses et de cuisinières et panetières. Cette excellente Madeleine fut sa parfumeuse, emploi qu’elle exerça toute sa vie, ayant toujours avec soi des parfums pour oindre son divin Maître. Au jour de sa conversion elle portait de l’onguent précieux duquel elle l’embauma (Lc 7,37-38); quand elle l’alla trouver au souper qui se fit après la résurrection de Lazare, c’était avec son vase de parfum (Mt 26,7 Jn 12,1-3), et à la sépulture du Sauveur, elle en était encore chargée (Mc 16,1). Bref, par tout et toujours elle a fait l’office de parfumeuse, Notre-Seigneur l’ayant choisie pour cela.
Sainte Marthe, sa soeur, fut la cuisinière de notre cher Maître. Grande sainte que celle-ci! Elle apprêtait son manger, et vous entendrez d’ici à huit jours le glorieux saint Luc (Lc 10,38-40) qui voulant hautement la louer dit qu’elle présparait le pain du Seigneur, qu’elle le traitait en sa maison et avait un soin très grand que rien ne lui manqua; de telle façon qu’il l’en reprit un jour (Lc 10,41) comme nous verrons ci-après. Voilà les deux principaux chefs de toutes les vocations.
Sainte Madeleine suivit Notre-Seigneur avec une pureté, charité et dilection du tout admirable. Nous ne remarquons point en la Sainte Ecriture qu’elle l’alla trouver avec un amour tant soit peu intéressé, ni pour l’intérieur, ni pour l’extérieur; ce qui ne se rencontre en aucune autre de celles qui sont allées à la suite du divin Sauveur. Les femmes qui l’accompagnaient au Calvaire le faisaient par une pitié et compassion naturelle, qui était cause qu’elles pleuraient sur lui, de quoi Notre-Seigneur les reprit (Lc 23,27-28). Autres le suivaient quand il prêchait, mais c’était pour quelque bien qu’elles en attendaient. La pauvre Samaritaine n’était point venue chercher Notre-Seigneur; néanmoins, attirée et alléchée par les offres et promesses qu’il lui fit, elle le suivit et se convertit à lui. Certes, notre cher Sauveur l’aimait bien cette Samaritaine, car, par après, elle travailla beaucoup pour sa gloire, prêchant hautement et hardiment la venue du Messie, ce qui fut cause de la conversion de Samarie (Jn 4,7-42). La femme adultère fut amenée à Jésus, la tête baissée, toute honteuse et pleine de crainte; il la reçut et lui pardonna (Jn 8,3-11). La Cananéenne vint pressée de l’affliction de sa fille (Mt 15,22-28); la femme hémorroïse, pour recevoir la santé qu’elle n’avait pu recouvrer par aucun art ni remède (Mc 5,25-29). En somme, toutes sont allées à Notre-Seigneur avec des attraits et un amour intéressés.
Mais quant à cette admirable Madeleine, nous ne lisons nulle part en l’Evangile aucun trait d’amour propre ni de recherche quelconque; mais elle alla trouver le Sauveur avec une pure et droite intention, non point pour l’aimer, mais pour le mieux aimer. Lors qu’elle vint à lui pour la première fois chez le Pharisien, elle l’aimait, elle sentait son coeur brûlant d’amour pour Celui qui l’attirait et embrasait d’une sainte dilection. Elle se rendit donc à lui pour l’aimer encore davantage, et avec cette “sainte impudence” comme dit saint Augustin (Sermon XCIX, c1), elle entra en la maison du Pharisien où elle savait que son doux Maître était, et se jetant à ses pieds, elle pleura ses péchés en telle sorte qu’ils lui furent tous pardonnés (Lc 7,36-48). Là, elle regarda et fut regardée du Sauveur, et tellement navrée de son amour qu’elle fit à cet instant une entière conversion qui, par la véhémence et force de cet amour, passa jusque à la transformation de son esprit et de son coeur dans celui de son Dieu. Par conséquent, il se communiqua à elle en une façon très intime et abondante, tellement que de grande pécheresse qu’elle était elle devint une grande Sainte.
J’ai dit une grande pécheresse, car en louant sainte Madeleine, il ne faudrait pas être flatteur et donner à entendre qu’elle n’était pas si grande pécheresse que le monde la croit. On aurait tort d’user de ces termes, puisque nous ne les trouvons en aucun lieu de la Sainte Ecriture, mais bien qu’elle était pécheresse : les Evangélistes le disent (Lc 7,37 Mc 16,9), et il les faut croire. L’Eglise la met au nombre des pécheresses et ne permet point qu’on la nomme vierge, mais elle défend au jour qu’on célèbre sa fête de réciter l’antienne propre aux Vierges. Il n’y a donc point de doute qu’elle ne le fut et qu’elle ne commit ces grands péchés pour lesquels les femmes sont nommées pécheresses. Je sais bien qu’elle n’était pas publique; o non, il ne le faut pas penser, car étant demoiselle de fort bon lieu et ayant le coeur généreux, elle ne pouvait pas s’être ainsi abandonnée. Mais hélas, elle avait tellement plongé toutes ses affections et pensées dans la vanité et sensualité, que pour y être entortillée de la sorte il ne se peut qu’elle ne commit des fautes très graves.
Cependant, ayant trouvé le divin Maître, elle fit cette admirable conversion: d’une carcasse puante qu’elle était, elle devint un vaisseau de grand prix, propre à recevoir la liqueur très précieuse et odorante de la grâce, de laquelle par après elle parfuma son Sauveur. Celle qui était un fumier de très mauvaise odeur devint par cette conversion un très beau lys, une fleur de très suave odeur, et d’autant plus qu’elle était pourrie et puante, elle fut purifiée et renouvelée. Nous voyons tous les jours cette merveille en la nature : les fleurs prennent leur accroissement et beauté d’une matière puante et pourrie, et plus la terre en est remplie, plus aussi les lys et les fleurs qui y sont plantées croissent et sont belles. L’expérience nous le montre journellement : au commencement du printemps on remplit la terre de fumier, et les plantes qui y croissent en tirent une substance qui les rend plus agréables et excellentes. Ainsi notre Sainte, qui était toute infectée du péché, fut après rendue d’autant plus belle par la contrition et amour avec lesquels elle fit pénitence.
Nous la pouvons donc justement nommer la reine de tous les chrétiens et enfants de l’Eglise, lesquels sont divisés en trois classes : les premiers sont les justes, les seconds les pénitents, et les troisièmes les pécheurs. Les uns sont voirement pécheurs, mais ils ne veulent pas mourir en leur péché ; les autres sont les pécheurs opiniâtres qui ne veulent point de pardon, mais qui meurent en leur iniquité. De ceux-ci, il ne nous en faut pas parler, car telles sortes de gens n’ont plus de prétention pour le Ciel : l’enfer leur est préparé et sera leur héritage. Malheureux qu’ils sont, parce qu’à mesure qu’ils font voeu de mourir en leur obstination, ils le font par conséquent d’être damnés.
Ce n’est pas de ces pécheurs qu’une sainte Madeleine est la reine, mais de ceux qui veulent sortir de leur iniquité; car ayant été pécheresse, comme nous avons dit et comme l’Evangile nous l’enseigne, elle sortit de son péché et en demanda pardon à Dieu avec une vraie contrition et ferme résolution de le quitter, provoquant ainsi tous les pécheurs à imiter son exemple. Quant à sa pénitence, combien a-t-elle été généreuse ! Combien pleura-t-elle ses péchés, que n’a-t-elle fait pour les effacer et pendant la vie et après la mort du Sauveur! Elle a jeté des larmes en si grande abondance qu’elles surpassent celles de David lequel disait (Ps 6,7): Je pleurais nuit et jour mon iniquité en telle sorte que mon lit nageait dans le torrent des eaux que je répandais. Il disait cela avec une emphase pathétique pour montrer l’étendue et amertume de sa contrition.
La Sainte Ecriture (Jn 3,4-10 Mt 12,41 Lc 11,30 Lc 11,32) ne parle et ne nous remet rien tant devant les yeux que la pénitence des Ninivites, laquelle fut si grande que c’est chose admirable de voir ce qu’ils firent et les effets opérés par les paroles de Jonas. Ceux, dit le Texte sacré, qui portaient des habits de soie les quittèrent pour se revêtir de la haire et du cilice; ceux qui couvraient leurs cheveux de poudre d’or les couvrirent de cendre. Ils jeûnaient tous les jours jusque aux petits enfants ; et, ce qui est davantage, ils faisaient jeûner leurs chevaux et leurs boeufs pour plus grande austérité, en pénitence des fautes de leurs Maîtres. Mais quoique cette expiation fut si générale, je trouve que celle de la Madeleine l’est encore plus. Comme elle avait offensé Dieu de tout son coeur, de toute son âme et d’une grande partie des membres de son corps, aussi les employa-t-elle à faire pénitence; elle la fit de tout son coeur, de tout son corps et de toute son âme, sans réserve quelconque, mais elle s’employa généralement et totalement dans les oeuvres d’icelle. C’est pourquoi elle se peut bien nommer reine des pénitents, puisqu’elle les a tous surpassés.
En second lieu elle est reine des justes. En effet, bien qu’on ne la nomme pas vierge, si est-ce qu’à cause de la suréminente pureté qu’elle eut après sa conversion elle doit être appelée archi-vierge, parce qu’ayant été purifiée dans la fournaise de l’amour sacré, elle fut remplie d’une excellente chasteté et douée d’une si parfaite dilection qu’après la Mère de Dieu c’est elle qui aima davantage Notre-Seigneur. Elle l’aima autant que les Séraphins, mais elle fut encore plus admirable qu’eux en cet amour, parce qu’ils ont l’amour sans peine et le conservent aussi sans peine; mais cette Sainte l’acquit avec beaucoup de sueur et de soin et le conserva avec crainte et sollicitude. Dieu lui donna en récompense un amour très fort et ardent, accompagné d’une très grande pureté; et tout ainsi que le divin Epoux lui navrait le coeur (Ct 4,9), de même lui blessait-elle le sien par des désirs, soupirs et élans amoureux. Il faut croire qu’elle disait souvent ces paroles de l’Epouse (Ct 1,1) : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche r, baiser tant désiré de la nature humaine, tant demandé par les Patriarches et Prophètes, qui n’est autre que l’Incarnation et l’union de la nature divine avec l’humaine, c’est cette étroite union après laquelle cette sainte amante soupirait.
Voyez donc comment sainte Madeleine est reine des justes; car qu’est-ce qui la pouvait rendre plus juste que cette dilection, jointe avec sa grande humilité et componction qui la faisait toujours être aux pieds du Sauveur? Aussi l’aimait-il de l’amour tendre et délicat dont il aime les justes, lequel était cause qu’il ne pouvait souffrir qu’on la touchât ou reprit de quelque chose sans prendre son parti. Regardez-la à la maison de Simon le Pharisien qui voulant plaire au Maître se prit à murmurer contre elle, taxant Notre-Seigneur de ce qu’il la souffrait près de lui. Mais il le tança en prenant la défense de sa servante, lui montrant qu’elle le surpassait en mérite et charité (Lc 7,39-48). La voilà aux pieds de son Maître pendant que sa bonne soeur Marthe s’empressait afin d’apprêter ce qu’il fallait pour le vivre du Seigneur. Celle-ci se plaint de Marie au Sauveur, comme la voulant désapprouver de ce qu’elle ne faisait pas comme elle ; mais il ne le peut souffrir, mais reprend Marthe de son empressement, comme s’il lui disait : Garde-toi bien de blâmer Madeleine, laquelle n’a en soi aucune chose digne de répréhension ; car elle a choisi la meilleure part, et toi tu t’emspresses trop. Une seule chose est nécessaire, qui est celle que Marie a choisie (Lc 10,39-42); sache donc que si tu la viens désapprouver, tu encourras toi-même le blâme. Remarquez combien il l’aimait tendrement : il la voit pleurer au monument, il lui apparaît en forme d’un jardinier et l’interroge pourquoi elle pleure (Jn 20,14-15), comme ne pouvant souffrir de se voir plus longtemps chercher par cette sienne et toute pure amante.
Sainte Madeleine se peut donc nommer à bon droit la reine de tous les chrétiens en la façon que nous avons montrée. Que vous serez heureuses, mes chères âmes, si vous la suivez; car elle donne exemple à tous, mais particulièrement aux religieuses, pour ne parler à cette heure que d’elles. Elle leur enseigne comme il faut qu’elles fassent pour entrer en Religion, c’est-à-dire pour quelle fin elles y doivent entrer, qui n’est pas seulement pour aimer Dieu. Tous les chrétiens doivent l’aimer et sont obligés de faire ce qu’ils font par le motif de l’amour, et si ce n’est avec tant de pureté, c’est du moins avec quelque amour intéressé ; car il faut de nécessité aimer Dieu et le prochain pour être sauvé et pour aller en Paradis, autrement l’on ira aux enfers.
Mais d’autant que les tracas du monde refroidissent et mettent en hasard la charité, l’on entre en Religion. Et pourquoi ? Peut-être pour aimer Dieu? O non, mais pour le mieux aimer. Et pour être sauvé? Non, mais pour être mieux sauvé; non pour plaire à Dieu, mais pour mieux lui plaire (Entretien VI). Non point pour avoir des extases, des révélations, suspensions ou telles autres choses, o non certes; tant de mouvements, de lumières, de sentiments sensibles, qui sont presque communément désirés de tous, ne sont pas nécessaires à notre salut ni requis pour entretenir et perfectionner notre amour. Il y a de grands saints et saintes au Ciel en de très hauts degrés de gloire qui n’ont jamais eu ni visions ni révélations ; comme au contraire il y en a plusieurs aux enfers qui ont eu de ces goûts et choses extraordinaires (Intro. à la vie dévote, IV,c.13; Tr. de l’Amour de Dieu VII,c.7). Ce n’est point, mes chères filles, ce qu’on doit chercher en Religion, mais il faut, à l’exemple de cette grande Madeleine, venir pour y être petites et toujours aux pieds de Notre-Seigneur, comme notre unique refuge.
Cette Sainte fut admirable en ceci, parce que dès l’instant de sa conversion jusqu’à la mort elle ne quitta point les pieds de son bon Maître. je ne me souviens pas d’avoir vu en aucun lieu qu’elle soit jamais sortie de ces sacrés pieds: à sa conversion, elle entra par-derrière et se jetant à ses pieds, les lava de ses larmes et les essuya de ses cheveux (Lc 7,38); quand elle l’alla trouver au festin qui se fit après la résurrection de Lazare, elle portait le vase de parfums et onguent précieux et se prosterna encore à ses pieds. Il est vrai qu’une fois elle prit cette confiance amoureuse de répandre son nard et rompre son vase sur son auguste tête (Mt 26,7 Mc 14,3), afin que de là il s’épanchât sur son corps sacré et descendit par tout ; mais elle s’était premièrement jetée à ses pieds, et puis elle y retourna aussitôt. A la mort du Sauveur, lorsqu’il fut attaché à la croix, elle demeura toujours sous ses pieds (Jn 19,25), et quand on le descendit elle les gagna promptement. En sa résursrection elle se jeta tout aussi tôt à ses pieds (Jn 20,17), les lui voulant baiser comme de coutume ; en somme, elle ne les quitta jamais, mais elle y a constamment tenu son coeur et ses pensées, vivant en très profonde humilité et bassesse.
O Dieu, quelle erreur et tromperie se trouveraient en notre siècle si quelqu’un voulait, après quelques années de Religion, se tenir pour parfait et profès! Un jour un grand serviteur de Dieu demanda à un bon Religieux ce qu’il désirait être toute sa vie. Il lui répondit qu’il désirait se tenir comme un novice, aussi petit, soumis, mortifié et sujet à de continuelles censures, repréhensions et mortifications; en un mot, qu’il ne voulait jamais pour rien au monde, laisser les pieds de Notre-Seigneur. O qu’il était heureux! Et que vous serez heureuses, mes chères filles, si toute votre vie vous ne quittez pour rien que ce soit ces sacrés pieds, si vous vivez en humilité et soumission, imitant et suivant votre reine, et encore plus la Reine de toutes les reines, la sacrée Vierge, notre chère Maîtresse, à laquelle sainte Madeleine fut si dévote qu’elle ne l’abandonna jamais. Notre-Dame aussi l’aimait grandement et plus qu’aucune des femmes qui la suivaient. Elle l’accompagna à la mort de son Fils, à la sépulture, à son retour, enfin elle ne s’en sépara point jusqu’à ce qu’elle s’en alla à la Sainte Baume près de Marseille, pour parachever sa pénitence. Là elle mena une vie plus divine qu’humaine, étant sept fois le jour élevée par les anges, sans que pour cela son coeur sortit des pieds de son Sauveur.
Ne venez donc pas en Religion pour être consoslées, mais pour vous sacrifier, pour être les panetières et cuisinières de Notre-Seigneur, voire ses parfumeuses, quand il lui plaira et non quand il vous plaira. O que vous serez heureuses si vous faites des sacrifices entiers de vous même à la divine Majesté, si vous ne vous réservez l’usage d’aucune chose, pour petite qu’elle soit ! Dieu vous demande cela. Nous voyons que les hommes étant offensés exigent qu’on leur satisfasse selon l’offense; par exemple, si on leur a dérobé un écu, ils veulent qu’on leur rende un écu; si on a apporté domsmage à autrui, il requiert satisfaction à l’égal de la perte qu’on a causée.
En l’ancienne Loi, celui qui donnait un soufflet à son prochain était obligé d’en subir un autre; à celui qui arrachait une dent à son frère on lui en arrachait aussi une. Or, bien que cette loi soit entièrement abolie entre les hommes, si se pratique-t-elle encore aujourd’hui entre Notre-Seigneur et ceux qui se consacrent à lui. Il leur fait les mêmes demandes, à savoir, qu’on lui rende, autant qu’on peut, à l’égal de la faute commise; c’est-à-dire, il veut que nous fassions autant pour lui que nous avons fait pour le monde. Ce n’est point trop exiger de nous que cela, car si nous avons tant fait pour le monde, nous laissant attirer par ses vains attraits, que ne devons-nous faire pour les attraits de la grâce qui sont si doux et si suaves? Certes, ce n’est pas nous faire tort que de demander cela de nous; c’est pourquoi, comme on a employé son coeur, son âme, ses affections, ses yeux, ses paroles, ses cheveux pour le monde, il les faut aussi employer et sacrifier au service de la dilection sacrée.
Il s’en trouve bien qui donnent leurs cheveux, mais ils ne donnent pas leurs yeux; d’autres donnent encore leurs yeux, mais pour leurs paroles, nullement; d’autres donsnent les trois ensemble, mais ils ne donnent pas leurs parfums. Puisque vous avez tout donné au monde, il faut tout donner à Dieu et ne vous réserver aucune chose. Qu’est-ce que les cheveux? C’est ce qu’il y a de plus vil et abject au corps humain, (..) une superfluité et chose de nul prix; on n’en tient aucun compte, non pas même de ceux des rois, car on les foule aux pieds comme n’ayant nulle valeur, et néanmoins l’esprit humain constitue sa gloire en iceux. Notre- Seigneur demande donc les cheveux. Or, que nous représentent-ils, sinon les pensées non seulement mauvaises, mais aussi inutiles, lesquelles il faut couper et retrancher ? C’est ce que doivent entendre ces filles quand on les leur coupe; car pourquoi pensez-vous qu’on tonde les religieuses ? On dit que cela est sain ; je le crois, mais cela n’est pas la principale cause, mais pour leur apprendre que comme elles sont retirées des objets qui leur pourraient donner des mauvaises pensées, elles ne doivent non plus courir après les choses vaines et mondaines qu’elles ont laissées, mais oublier tout pour s’appliquer totalement à Dieu. Il leur est facile de se divertir des cogitations coupables, parce que n’ayant plus d’occasion présente et étant en des lieux où elles ne voient rien que des sujets pieux, où elles ne lisent que des bons livres, où elles n’entendent parler que de Dieu et des choses spirituelles, elles s’en rendent plus facilement quittes.
Mais cela n’est encore rien, il faut de plus sacrifier ses yeux; car pourquoi croyez-vous qu’on vous aie mis des voiles sur la tête, sinon afin de vous apprendre à ne vous plus servir de vos yeux pour voir et pleurer que quand la grâce vous y excitera, et non pour les niaiseries et tendretés pour lesquelles les femmes sont sujettes aux larmes, larmes folles et vaines, certes ! Je voudrais bien faire telle chose, mais je ne peux. Que faire à cela ? Oh! il faut pleurer. Et pourquoi? Hé Dieu, parce que je ne fais pas ce que je veux. L’on me contredit, l’on me corrige et mortifie ; le remède c’est qu’il faut pleurer. Grande misère que celle-ci ! Vous verrez une femme tout éplorée ; on lui demande : De quoi pleurez-vous? Oh! je pleure mon mari qui est mort. Hélas, quelles larmes inutiles ! Comme si à cause d’icelles Notre-Seigneur était obligé de ressusciter votre mari. Une autre pleure de ce qu’elle a perdu son procès. Quelle folie! Comme si par ce moyen la sentence devait être révoquée. Une autre pleure de ce que sa maison est brûlée; hé, pauvres gens, pensez-vous éteindre par vos larmes le feu qui a déjà brûlé votre maison ? Toutes telles et semblables larmes sont vaines et inutiles; il ne s’en faut donc plus servir, mais mortifier ces tendretés et mollesses. Il est vrai que la nature est un peu excusable: vous verrez, par exemple, une fille qui sera bien mélancolique; et qui n’excusera cela ? Une autre sera bien joyeuse, et pour ce elle excédera quelquefois à rire; cela est supportable. Une autre sera tendre à pleurer, ce qui est encore pardonnable, pourvu qu’on ne nourrisse ces imperfections, mais qu’on les mortifie pour faire vivre le surnaturel.
On connaît par les yeux et par les paroles quelle est l’âme et l’esprit de l’homme, les yeux servant à l’âme comme la montre à l’horloge. C’est par les yeux et par les cheveux que le divin Epoux dit au Cantique des Cantiques que son Epouse lui a navré le coeur; néanmoins les paroles qui sortent de la bouche expriment bien mieux encore que les yeux les mouvements et sentiments intérieurs. On s’offense quelquefois par la croyance qu’on nous regarde de travers; en quoi l’on se trompe bien souvent, car cela peut arriver parce qu’on a les yeux bouffis, n’ayant assez dormi, ou pour avoir quelque chose en tête, ce qui est cause qu’on n’a pas les yeux doux. Mais en ces accidents, la langue vient témoigner ce qui est du mouvement du coeur : Hé! Dit-elle, vous avez fait tel jugement de mon regard; néanmoins je vous assure que je n’ai rien moins pensé que cela. Il est vrai pourtant que la langue exprime mieux le courroux et ressentiment que les yeux.
Il faut donc sacrifier ses cheveux, ses paroles et ses yeux à Dieu, ne s’en servant point pour des niaiseries, et ne pleurant point de ces larmes tendres et molles, ni moins des naturelles. Notre vaillante reine sainte Marie-Madeleine n’a pleuré qu’une fois de ces larmes naturelles, lesquelles étaient tellement mêlées de piété qu’elles furent approuvées de notre Sauveur: ce fut sur la mort de Lazare son frère. Elle avait averti son bon Maître de sa maladie; mais icelui vint quatre jours après cette mort, et la bonne sainte, croyait que déjà le défunt serait pourri, pleura pour la grande affliction qu’elle sentait de se voir séparée de lui. Alors le Sauveur en fut touché, se troubla et frémit (Jn 11,32-35), compatissant ainsi à la douleur de cette sienne amie; car il ne fut pas ému de voir Lazare mort, d’autant qu’il le savait bien, mais il laissa troubler son âme pour l’amour qu’il portait à sainte Madeleine.
Toutes les autres larmes de cette Sainte furent de contrition et d’amour. Elle pleura au monument pour l’absence de son bon Maître. Pourquoi pleurez-vous ? disent les anges. Hé, répond-elle, je ne sais où ils l’ont mis (Jn 20,11); je pleurerai et ne cesserai de pleurer jusqu’à ce que je l’aie rencontré. Mais vous avez trouvé des anges. Oh! cela ne me console point, car ce ne sont pas les anges que je cherche, mais mon Maître. Voyez-vous comme elle nous apprend à ne chercher que Dieu, à ne pleurer sinon pour son absence causée par nos péchés, ou bien de quoi il est si peu connu et glorifié du prochain. Ces larmes sont bien pures, et toutes les autres sont vaines et inutiles.
Avec ce que dessus, il faut encore offrir le parfum. Qu’est-ce que le parfum ? C’est une chose excellente; aussi, celui qui est parfumé ressent quelque chose d’excellent. Le musc d’Espagne est de grande estime parmi le monde ; or sus, le parfum qu’il faut offrir à Notre-Seigneur c’est l’estime de nous-même, parfum si commun qu’il n’y a personne qui s’en puisse dire exempt. En effet, l’une des grandes misères de l’esprit humain est que chacun s’en fait accroire, et vous ne sauriez penser combien il est difficile de se rendre quitte de ce parfum. On se souvient des maisons, des extractions, on recherche si son grand père et arrière grand père n’est pas issu de la race d’Abraham. Grande folie que celle-ci ! Ensuite on se surestime par-dessus les autres et l’on vient par après à dire : je suis d’une telle maison et celle là d’une telle.
Il faut que j’ajoute encore ceci : je ne peux supporter cette grande mollesse de la fille du maréchal de Brissac, laquelle est morte maintenant, mais saintement. L’histoire est toute récente. Cette fille ne se pouvait résoudre d’appeler ‘soeur’ une autre religieuse qui était de plus basse condition qu’elle; si qu’il lui fallut faire de grands efforts sur soi-même pour cela. Du temps de saint Benoît (S. Gregor. Mag., in vita ejus, c.XX), il en arriva de même à un de ses religieux, lequel étant de bonne maison s’en souvint en une occasion où il rendait quelque service au Saint, si que son coeur en fut plein de murmures ; car son glorieux Père lui ayant fait tenir la chandelle pendant qu’il faisait quelque chose, il commença à penser : Moi qui suis de telle maison et famille, il me faut ici tenir la chandelle devant un homme qui est de plus basse condition que moi ! Mais le Saint connaissant sa pensée, lui dit ce qu’il faillait, et ce religieux rentrant en soi-même reconnut sa faute. Or, cette estime de soi est le parfum que l’on doit offrir.
Il faut donc, mes chères filles, faire cet holocauste parfait de vos âmes, de vos coeurs, de vos yeux, de vos cheveux, de vos paroles et de vos parfums. Vous entrez aujourd’hui au noviciat, ayant achevé votre essai. O que vous serez heureuses si vous faites ce sacrifice entier, ne vous servant plus de vos pensées, de vos paroles, de vos yeux ni de vos parfums que pour le service de “ la dilection de ” votre Epoux (Constitution XLIV). Quant à ce qui est de l’estime de vous-même, oh ! ne vous souvenez plus de quel lieu vous êtes, mais de ces paroles: Ecoute, ma fille, prête-moi ton oreille, oublie la maison de ton père, ta patrie et ton extraction, et le Roi convoistera ta beauté (Ps 44,11-12). Il faut donc entrer avec une résolution de “mourir à vous même pour vivre à Dieu ”embrassant la Croix du Sauveur, et vous renonçant entièrement. Portez votre croix et suivez-moi, dit-il (Mt 16,24). Voyez-vous, la Religion “ est un mont de Calvaire” (Constitution XLIV), on ne vous y a pas reçues pour vous y donner des consolations; o non certes, car on ne demande rien moins de vous que d’être crucifiées (Constitution XLIV). En Religion on fait mourir la nature, on contrarie les affections et inclinations pour faire régner la grâce; en somme on vous dépouille du vieil Adam pour vous revêtir du nousveau (Ep 4,22-24), et cela ne se fait pas sans souffrir.
On ne vous le cache point, la perfection ne s’acquiert pas sans difficulté. Il faut donc avoir bon courage en une si haute entreprise commencée en la fête d’une si vaillante guerrière, car bien que vous n’en portiez pas le nom, elle ne laissera pas d’être votre protectrice. Une de vous a dévotion à sainte Dorothée, l’autre à saint Bonaventure et la troisième à sainte Agnès. Et qui n’aimerait sainte Dorothée? Comme on la menait au martyre, un avocat nommé Théophile, qui était présent, lui ayant ouï assurer que là où était Jésus-Christ et où elle allait, il y avait des pommes en toute saison et des roses qui ne flétrissaient jamais, il lui dit, comme en se moquant d’elle: Dorothée, faites-moi tant de faveur que de m’envoyer du jardin de votre Epoux de ces roses et de ces pommes dont vous nous faites si grand cas. Elle lui promit qu’elle n’y manquerait pas, et après sa prière un ange lui apparut en forme d’un nain qui portait un panier en sa main, dans lequel il y avait trois pommes et trois roses très belles et admirables. Elle le pria de les porter à Théophile, qui les ayant reçues les admira et demeura tout éperdu; ensuite il se convertit, confessant que Jésus-Christ était le vrai Dieu vivant. Cela arriva le six février au coeur de l’hiver.
Et qui n’aimerait saint Bonaventure pour sa grande humilité ? Qui ne s’étonnerait de celle qu’il pratiqua lorsque, ayant eu commandement des Cardinaux d’élire un Pape tel qu’il voudrait, ou d’accepter lui-même le siège pontifical, à cause des grandes difficultés qu’il y avait à se résoudre sur ce choix, non seulement il refusa cette souveraine dignité, mais de plus il ne voulut pourvoir aucun de ses parents ni amis, mais nomma Pape, Thibaut, vicomte de Plaisance, qui était à la guerre et parmi les armes.
Et sainte Agnès, qui, âgée seulement de treize ans, triompha du monde et de la chair, donnant son sang pour son Epoux céleste. O que vous serez heureuses si vous imitez ces saints et saintes en leur mépris des créatures et d’eux mêmes ! Il faut de nécessité faire une parfaite abnégation pour parvenir à la perfection, et ne penser plus au monde ni à vos parents; je veux dire aux maisons desquelles vous êtes sorties, car je n’enstends pas que vous oubliiez de prier pour eux.
Et ne dites point : O Dieu, toujours vivre ici ! Et le moyen? (Peut être que cela ne vous viendra pas en tête pendant votre noviciat, mais après, il pourrait survenir des fantômes qui vous étonneront.) Souvenez-svous des paroles de saint Paul : J’ai tellement méprisé le monde que je le tiens comme un pendu et il me tient comme un pendard ; je suis crucifié au monde et le monde m’est crucifié; je n’ai pas de vie pour moi, ni pas un bouton pour le monde ; car si bien je vis, je ne vis pas moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Considérez bien les paroles de ce grand Apôtre et regardez comme elles vont toujours croissant. Il dit que le monde lui est crucifié et qu’il est crucifié au monde; puis, en suite de cela: je vis, mais plutôt, je ne vis pas, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Je vis de la mort; or, c’est la mort de moi-même qui fait que mon Sauveur vit en moi. Que vous serez heureuses si vous mourez de la mort de saint Paul, pour vivre de sa vie, mourant à vous même à ce que Jésus-Christ vive en vous.
Je vais finir en vous demandant quel nom vous voulez, mes chères filles. Dorothée, me direz-vous. Or sus, Dorothée, qui veut dire don de Dieu, ainsi soit-il. Bonaventure, car vous avez reçu aujourd’hui une bonne aventure, et si vous êtes fidèle vous en recevrez encore de très bonnes; Bonaventure donc, ainsi soit-il. Agnès, qui signifie agneau. Que vous serez heureuse si vous vous rendez simple et douce comme un agneau! Or sus, Agnès, ainsi soit-il. Mais outre ces trois noms, je vous en veux donner un quatrième qui vous sera commun et duquel je vous appellerai en finissant. C’est celui des deux grandes reines, vos Maîtresses et protectrices, à savoir la sacrée Vierge Marie votre Mère, et Marie Madeleine, lesquelles sont toutes deux nommées Marie, qui signifie étoile de mer ou mer amère, dame exaltée, illustrée ou illustratrice. Puissiez-vous, mes chères filles, être toutes des Marie, c’est-à-dire des lumières par vos bons exemples, et aider les autres par vos prières à parvenir au port de salut; des mers, pour recevoir les amples bénédictions que Dieu communique à ceux qui se consascrent à son service; amères, avalant et dévorant les difficultés qui se rencontrent en l’exercice de la vie spirituelle; des dames exaltées, pour avoir excellemment mortifié vos puissances, vos appétits, vos sens et inclinations, leur commandant d’un pouvoir absolu; illustrées par la lumière céleste, et illustratrices par une vraie humilité et mortification.
Je conclus ce discours en vous souhaitant, mes chères filles, l’une des bénédictions de sainte Marie-Madeleine; et si, je ne vous souhaite point d’extases, de ravissements, ni d’être élevées par les anges comme elle fut à la Sainte Baume, ni de vous apparaître comme elle fit à plusieurs, ni de jeter une grande abondance de larmes, ni le don très excellent de la contemplation. Non, mes chères filles, ne faites point les contemplatives ni les extatiques ; mais je vous souhaite de demeurer tout le temps de votre vie aux pieds de Notre-Seigneur, d’avoir un grand courage pour dévorer toutes les difficultés qui vous empêcheraient de jouir de votre Dieu et qui vous pourraient tant soit peu séparer de lui. Cherchez-le toujours et ne cessez jusqu’ à ce que vous l’ayez trouvé; cherchez-le pendant cette vie mortelle, non point glorifié, mais mort et crucifié. Préparez vos épaules pour porter volontiers sur icelles la croix et le Crucifié; il sera pesant, il est vrai, mais bon courage, car il vous fortifiera pour le porter.
Voyez la Madeleine qui vous provoque par son exemple. Elle cherche son Sauveur dans le monument et le demande au jardinier : Hé, répond-elle, Monsieur, si vous l’avez pris, dites-moi où vous l’avez mis et je l’emporterai. Voyez-vous l’humilité de cette Sainte? Elle dit: Domine, Monsieur. O qu’en ce temps ici l’on se garderait bien d’appeler Monsieur un jardinier! Vous rencontrerez parmi le monde des femmes qui sont si coquettes qu’elles font mille difficultés de nommer Monsieur et Madame celui-ci et celle-là; il faut tant d’examens, tant de niaiseries pour s’assurer si celui-ci est monsieur ou non. Or vous, mes chères filles, quand vous serez humbles comme Madeleine vous appellerez tous Monsieur, c’est-à-dire vous obéirez à tous sans exception de personne, donnant à un chacun le pouvoir de vous commander.
Je l’emporterai, dit-elle. Vous l’emporterez ? Mais il est parmi les juifs et soldats; vous n’êtes qu’une femme, comment ferez-vous ? O Dieu, répond-elle, ne craignez point cela, car j’irai prendre au milieu des juifs et je l’emporterai; je me sens assez de force pour le faire. Mais Celui que vous cherchez est mort; comme pourrez-vous porter un corps mort qui est très pesant ? Oh eut-elle dit, l’amour me donne assez de force pour l’aller prendre et pour m’en charger. Ce que voyant ce jardinier, qui était Celui-là même qu’elle cherchait, ne pouvant davantage laisser navrée de son amour le coeur de cette amante, appela : Marie. Et elle, tout illuminée, s’écria : Rabonni, Maître, demeurant toute accoisée et réjouie.
Allez à la bonne heure, mes chères filles, chercher le Sauveur crucifié avec Madeleine. Ne craignez point de l’emporter et de vous en saisir partout où vous le trouverez. Ne vous étonnez point de sa pesanteur; et si bien il vous semble que vous êtes trop faibles pour vous charger d’un mort crucifié, agrandissez votre courage et ne laissez de prêter vos épaules, car la glorieuse Madeleine vous viendra au secours, et joignant ses épaules avec les vôtres, son amour avec le votre, vous triompherez de toutes les difficultés et demeurerez victorieuses. Vous serez par après bien heureuses si le Sauveur, témoin de vos labeurs et travaux pris pour son amour, vous appelle enfin par vos noms: Marie ! âme forte, vaillante, courageuse et persévérante. Et, comme Madeleine, vous répondrez : Rabonni, mon Maître! Maître que nous avons suivi, Maître auquel nous avons obéi, Maître auquel nous nous sommes conformées, et pour et avec lequel nous nous sommes crucifiées, pour après cette vie être glorifiées avec lui en l’éternité de la vie bienheureuse (Rm 6,6-8 Rm 8,29-30), et là chanter avec notre reine sainte Madeleine les cantiques éternels par tous les siècles des siècles. Amen.



François S.: avis, sermons 902