François S.: avis, sermons 903

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Sermon pour le Mercredi des Cendres

9 février 1622 (T.X, Sermon LX, p.197)
édition réalisée par Abbé Paul-Antoine Lefèvre www.icrsp.com
Ces quatre premiers jours de la sainte Quarantaine sont comme la tête et le chef, la préface ou préparation que nous devons faire pour bien passer le Carême et nous disposer à bien jeûner. C'est pourquoi j'ai pensé de vous parler en cette exhortation des conditions qui rendent le jeûne bon et méritoire, mais brièvement et le plus familièrement qu'il me sera possible ; ce que j'observerai tant aujourd’hui comme ès discours que je vous adresserai tous les jeudi de ce Carême, lesquels seront des plus simples et propres pour vos coeurs, si j'y puis rencontrer.
Mais pour traiter à ce coup ici du jeûne et de ce qu'il est requis de faire pour bien jeûner, il faut savoir avant toute chose que de soi le jeûne n'est pas une vertu, car les bons et les mauvais, les Chrétiens et les païens l'observent. Les anciens philosophes le gardaient et le recommandaient : ce n'est pas qu'ils fussent vertueux pour cela, ni qu'ils pratiquassent une vertu en jeûnant, o non, puisque le jeûne n'est vertu sinon en tant qu'il est accompagné des conditions qui le rendent agréable à Dieu; de là vient qu'il profite aux uns et non aux autres parce qu'il n'est pas fait également de tous. Nous voyons ceci ès gens du monde, lesquels pensent que pour bien jeûner le saint Carême, il ne faille sinon se garder de manger des viandes prohibées. Mais c'est une pensée trop grossière, car c'est à vous à qui je parle, et aux personnes dédiées à Notre-Seigneur. Celles-ci savent bien qu'il ne suffit pas de jeûner extérieurement si l'on ne jeûne intérieurement, et si l'on n'accompagne le jeûne du corps de celui de l'esprit.
C'est pourquoi notre divin Maître, qui a institué le jeûne, a bien voulu dans son sermon sur la montagne apprendre à ses Apôtres comme il le fallait pratiquer (Mt 6,16-18), ce qui est d'un grand profit et utilité (car il n'eut point été séant à la grandeur et majesté de Dieu d'enseigner une doctrine inutile, cela ne se pouvait faire) ; mais sachant que pour tirer la force et l'efficace du jeûne il fallait observer autre chose que de s'abstenir des viandes prohibées, il les instruit, et par conséquent les dispose à recueillir les fruits propres du jeûne, qui sont plusieurs, et entre tous les autres ces quatre ici: le jeûne fortifie l'esprit, mortifiant la chair et sa sensualité ; il élève l'âme en Dieu; il abat la concupiscence et donne force pour vaincre et amortir ses passions; enfin il dispose le coeur à ne chercher qu'à plaire purement à Dieu. Ce n'est donc pas inutile de déclarer ce qu'il faut faire pour bien s'acquitter du jeûne de la Quarantaine ; car quoi que tous soient tenus de le savoir et pratiquer, si est-ce que les Religieuses et les personnes dédiées à Notre Seigneur y sont plus particulièrement obligées. Or, entre toutes les conditions requises pour bien jeûner, je vous en marquerai trois principales, sur lesquelles je vous dirai familièrement quelque chose.
La première est qu'il faut jeûner de tout son coeur, c'est-à-dire de bon coeur, d'un coeur entier, généralement et entièrement. Si je vous rapporte les paroles de saint Bernard touchant le jeûne, vous saurez non seulement pourquoi il est institué, mais encore comme il se doit garder.
Il dit donc (serm. III in Quatrag., s ult) que le jeûne a été institué de Notre-Seigneur pour remède à notre bouche, à notre gourmandise et à notre gloutonnerie; car pour ce que le péché est entré au monde par la bouche, il faut aussi que ce soit la bouche qui fasse
pénitence par la privation des viandes prohibées et défendues par l'Eglise, s'abstenant d'icelles l'espace de quarante jours. Mais, ajoute ce glorieux Saint, comme ce n'est pas notre bouche seule qui a péché, mais encore tous nos autres sens, il est requis que notre jeûne soit général et entier, c'est-à-dire que nous fassions jeûner tous les membres de notre corps, car si nous avons offensé Dieu par les yeux, par les oreilles, par la langue et par nos autres sens, pourquoi ne les ferons-nous pas jeûner?
Et non seulement il faut faire jeûner les sens du corps, mais aussi les puissances et passions de l'âme, oui même l'entendement, la mémoire et la volonté, d'autant que l'homme a péché par le corps et par l'esprit.
Combien de péchés sont entrés en l'âme par
- les yeux, que la Sainte Ecriture (1Jn 2,16) marque pour la concupiscence de la vue?
C'est pourquoi il les faut faire jeûner, les portant bas et ne leur permettant pas de regarder des objets frivoles et illicites ; - les oreilles, les privant d'entendre les discours vains qui ne servent qu'à remplir l'esprit d'images mondaines ;
- la langue, en ne disant point des paroles oiseuses et qui ressentent le monde ou les choses d'iceluy. On doit aussi retrancher les discours inutiles de l'entendement, ainsi que les vaines représentations de notre mémoire, les appétits et désirs superflus de notre volonté, en somme lui tenir la bride afin qu'elle n'aime ni ne tende qu'au souverain Bien; et par ce moyen nous accompagnerons le jeûne extérieur de l'intérieur.
C'est ce que nous veut signifier l'Eglise en ce saint temps de Carême, nous enseignant à faire jeûner nos yeux, nos oreilles et notre langue : pour cela elle quitte tous ses chants harmonieux afin de mortifier l'ouïe ; elle ne dit plus d'alléluia et se revêt toute de couleur sombre et obscure. Et en ce premier jour elle nous adresse ces paroles: " Souviens-toi, o homme, que tu es cendres et que tu retourneras en cendre. " (Gn 3,19) comme si elle nous voulait dire : O homme, quitte à cette heure toutes les joies et liesses, toutes les considérations joyeuses et plaisantes, et remplis ta mémoire de pensées amères, âpres et douloureuses, faisant par telles cogitations jeûner l'esprit avec le corps (Cf. tom.VIII huj.edit, pp.78-79).
C'est aussi ce que nous signifiaient les Chrétiens de la primitive Eglise, lesquels se privaient en ce temps des conversations ordinaires avec leurs amis et se retiraient en de grandes solitudes et lieux écartés du commerce du peuple pour mieux faire le Carême. De même les anciens Pères et les Chrétiens de l'an 400 ou tant après la venue de Notre6Seigneur, étaient si soigneux de bien faire la sainte Quarantaine qu'ils ne se contentaient pas de s'abstenir des viandes prohibées, mais encore ils ne mangeaient ni oeufs, ni poisson, ni lait, ni beurre, mais se nourrissaient d'herbes et de racines. Et non contents de faire jeûner le corps de la sorte, ils faisaient jeûner l'esprit et toutes les puissances de l’âme. Ils mettaient un sac sur leur tête pour apprendre à porter la vue basse ; ils répandaient de la cendre sur leur chef en signe de pénitence ; ils se retiraient en solitude pour mortifier la langue et l'ouïe en ne parlant ni oyant aucune chose vaine et inutile. Ils pratiquaient en ce temps de grandes et âpres pénitences par lesquelles ils mataient leur corps et faisaient jeûner tous les membres d'icelui, et cela d'une franche liberté, non point forcée ni contrainte. Voila comme leur jeûne était accompli d'un coeur entier et général ; car ils savaient bien que puisque ce n'est pas la bouche seulement qui a péché, mais encore tous les autres sens de notre corps et puissances de notre âme, ses passions et appétits se sont par conséquent trouvés remplis d'iniquités. Il est donc raisonnable, pour rendre notre jeûne entier et méritoire, qu'il soit universel, c'est-à-dire pratiqué par le corps et par l'esprit.
C'est la première condition qu'il faut observer pour bien jeûner.
La seconde est de ne point jeûner pour la vanité, mais par humilité, car si notre jeûne n'est fait avec humilité il ne sera point agréable à Dieu. Tous nos anciens Pères l'ont ainsi déclaré, mais particulièrement saint Thomas (II-II 147,1), saint Ambroise (De Elia et Jejun.c.x) et le grand saint Augustin (Serm. CCVII,s I,CCVII,s 2 ; serm. LXXIII, in append) ; Saint Paul en l'Epître qu'il écrit aux Corinthiens (1Co 13), laquelle nous lisions Dimanche passé, déclare les conditions requises pour se bien disposer au jeûne de la Quarantaine. Voici le Carême qui approche ; préparez vous à jeûner avec charité, car si votre jeûne est fait sans icelle, il sera vain et inutile, d'autant que le jeûne, comme toutes les autres bonnes oeuvres, s'il n'est pas fait en charité et par la charité n'est point agréé de Dieu.
Quand vous vous disciplineriez, quand vous feriez de grandes prières et oraisons, si vous n'avez la charité cela n'est rien ; quand même vous opéreriez des miracles, si vous n'avez la charité ils ne vous profiteront point ; voire si vous souffriez le martyre sans la charité, votre martyre ne vaudrait rien et ne serait point méritoire aux yeux de la divine Majesté; car toutes les oeuvres, petites ou grandes, pour bonnes qu'elles soient en elles-mêmes, ne valent et ne nous profitent point si elles ne sont faites en la charité et par la charité. J'en dis maintenant de même : si votre jeûne est sans humilité il ne vaut rien et ne peut être agréable au Seigneur.
Les philosophes païens ont ainsi jeûné, et leur jeûne n'a point été regardé de Dieu. Les
pécheurs jeûnent en cette sorte, mais parce qu'ils n'ont pas l'humilité cela ne leur profite
aucunement. Or, comme d'après l'Apôtre, tout ce qui se fait sans la charité n'est point agréé
de Dieu, aussi dis-je de même avec ce grand Saint, que si vous jeûnez sans humilité votre
jeûne ne vaudra rien ; car si vous n'avez l'humilité vous n'avez pas la charité, et si vous êtes
sans charité vous êtes aussi sans humilité, d'autant qu'il est presque impossible d'avoir la
charité sans être humble et d'être humble sans avoir la charité, ces deux vertus ayant une
telle sympathie et convenance par ensemble qu'elles ne peuvent jamais aller l'une sans
l'autre.
Mais qu'est-ce jeûner par humilité ?
C'est ne point jeûner pour la vanité.
Or, comment est-ce que l'on jeûne pour la vanité ? En cent et cent façons qui nous sont
marquées en la Sainte Ecriture; mais je me contenterai de vous en dire une, car il ne faut pas
charger votre mémoire de beaucoup de choses. Jeûner par vanité c'est jeûner par sa propre
volonté, d'autant que cette propre volonté n'est point sans vanité, ou du moins sans tentation
de vanité. Et qu'est-ce que jeûner par sa propre volonté ? C'est jeûner comme on veut, et
non point comme les autres veulent ; jeûner en la façon qui nous plait, et non point comme
on nous l'ordonne et conseille. Vous en trouverez qui veulent jeûner plus qu'il ne faut, et
d'autres qui ne veulent pas jeûner autant qu'il faut. Qui fait cela sinon la vanité et la propre
volonté? car tout ce qui vient de nous nous semble être meilleur, et nous est beaucoup plus
aisé et facile que ce qui nous est enjoint par autrui, quoi que plus utile et propre pour notre
perfection. Cela nous est naturel et naît du grand amour que nous nous portons.
Mettons un chacun la main à notre conscience et nous trouverons que tout ce qui vient de
nous, de notre propre sens, choix et élection nous l'estimons et aimons bien mieux que ce
qui vient d'autrui. Nous y avons une certaine complaisance qui nous facilite les choses les
plus ardues et difficiles, et cette complaisance est presque toujours vanité.
Vous trouverez des femmes qui veulent jeûner tous les samedis de l'année et non le Carême
; elles veulent jeûner à l'honneur de Notre Dame et non à celui de Notre-Seigneur, comme si
Notre-Seigneur et Notre-Dame ne tenaient pas rendu à l'un le culte qui est déféré à l'autre, et
qu'en honorant le Fils par le jeûne fait à son intention l'on ne contentât pas la Mère, ou qu'en
honorant la Vierge l'on n'agréât pas au Sauveur. Grande folie que celle-là ! Mais voyez que
c'est de l'esprit humain : parce que le jeûne que ces personnes s'imposent le samedi à
l'honneur de notre glorieuse Maîtresse vient de leur propre volonté et élection, il leur
semble qu'il soit plus saint et qu'il les conduise à une plus grande perfection que ne ferait
pas le jeûne du Carême qui est commandé. Et elles sortes de gens ne jeûnent pas comme il
faut, mais comme ils veulent.
Il y en a d'autres qui prétendent jeûner plus qu'il ne faut, et avec ceux-ci l'on a plus de peine
qu'avec les premiers. C'est ce qui faisait que le grand Apôtre se plaignait, disant (Rm 14,1-6) : Nous nous trouvons bien empêchés avec deux sortes de gens pour ce qui regarde
le jeûne; car les uns ne veulent pas jeûner autant qu'ils doivent et ne se peuvent contenter des
viandes permises (ce que font encore aujourd’hui plusieurs mondains lesquels sur ce sujet
allèguent mille raisons. Les autres, dit saint Paul, veulent plus jeûner qu'il ne faut. C'est
avec ceux-ci que nous avons le plus à faire : nous montrons clairement aux premiers qu'ils
contreviennent à la loi de Dieu, et qu'en ne jeûnant pas autant qu'il faut, tout en le pouvant
faire, ils enfreignent les commandement du Seigneur.
Mais nous avons plus de peine avec les faibles et infirmes qui n'ont pas la force de jeûner;
car ils ne veulent point ouïr de raisons ni se persuader qu'ils n'y sont pas tenus, et malgré
que nous en ayons ils s'opiniâtrent à jeûner plus qu'il n'est requis, ne voulant point user des
viandes que nous leur ordonnons. Ces gens ne jeûnent point par humilité, mais par vanité;
ils ne reconnaissent pas qu'étant faibles et infirmes, ils feraient beaucoup plus pour Dieu de
ne pas jeûner par le commandement d'autrui et de se servir des viandes qui leur sont
ordonnées, que de vouloir s'en abstenir par leur propre volonté ; car si bien, à cause de leur
faiblesse, leur bouche ne peut faire abstinence, il faut qu'ils fassent jeûner les autres sens du
corps et les passions et puissances de l'âme.
Ne faites point, dit Notre-Seigneur, comme les hypocrites, lesquels quand ils jeûnent sont
tristes et mélancoliques afin d'être loués des hommes et estimés grand jeûneurs; mais que
votre jeûne se fasse en secret; lavez alors votre face, oignez votre chef, et votre Père céleste
qui voit le secret de votre coeur vous saura bien récompenser. Notre divin Maître n'entend
pas par ceci que nous ne nous devons point soucier de l'édification du prochain ; o non, car
saint Paul dit (Ph 4,5) : Que votre modestie soit manifeste à tous. Ceux qui jeûnent la
sainte Quarantaine ne s'en doivent point cacher, d'autant que l'Eglise ordonne ce jeûne et
veut qu'un chacun sache que nous l'observons; il ne le faut donc pas nier à ceux qui nous le
demanderont pour leur édification, puisque nous sommes obligés d'ôter tout sujet de
scandale à nos frères. Mais quand Notre-Seigneur dit : Faites votre jeûne en secret, il veut
entendre : Ne le faites point pour être vus ni estimés des créatures, ne faites point vos
oeuvres pour les yeux des hommes; soyez soigneux de les bien édifier, mais non pas afin
qu'ils vous estiment saints et vertueux. Ne soyez pas comme les hypocrites, ne tachez point
de paraître meilleurs que les autres en pratiquant plus de jeunes et de pénitences qu'eux.
Le glorieux saint Augustin, en la Règle qu'il a écrite pour ses Religieux, et encore en celle
de ses Religieuses (car il les a dressées toutes deux, et l'une après l'autre), ordonne qu'on
suive la communauté autant qu'il se peut comme voulant dire : Ne soyez pas plus vertueux
que les autres, ne veuillez pas faire plus de jeûnes, plus d'austérités, de mortifications qu'il
ne vous en est ordonné ; faites seulement ce que les autres font et ce qui vous est commandé
par vos Règles, selon la manière de vivre que vous tenez, et contentez-vous en. Car quoique
le jeûne et les autres pénitences soient bonnes et louables, si est-ce néanmoins que n'étant
pas pratiquées par ceux avec lesquels vous vivez, il y aurait de la singularité et partant de la
vanité, ou du moins quelque tentation de vous surestimer par dessus ceux qui ne font point
comme vous, et cela par une certaine complaisance en vous-mêmes, comme si vous étiez
plus saints qu'eux en faisant de telles choses. Suivez donc en tout la communauté, dit le
grand saint Augustin. Que les forts et robustes mangent ce qui leur est donné, gardent les
jeûnes et austérités qui sont marqués, et qu'ils se contentent de cela ; que les faibles et
infirmes reçoivent ce qui leur est présenté pour leur infirmité, sans vouloir faire ce que font
les robustes; et que les uns et les autres ne s'amusent point à regarder ce que celui ci mange
et ce que celui là ne mange pas, mais que chacun demeure satisfait de ce qu'il a et de ce qui
lui est donné : par ce moyen vous éviterez la vanité et particularité.
Et que l'on ne m'amène point ici des exemples pour prouver qu'il n'y a point tant de mal à ne
pas suivre la vie commune ; que l'on ne me dise point qu'un saint Paul premier ermite a vécu
des nonante ans dans une grotte sans ouïr la sainte Messe, et qu'il faut donc que je demeure
retiré et en solitude en ma chambre pour y avoir des extases et ravissements, au lieu de
descendre pour aller aux Offices. Oh! que l'on ne m'apporte point cela, car ce qu'a fait saint
Paul a été par une inspiration particulière, laquelle Dieu veut être admirée mais non imitée
de tous. Dieu lui inspira cette retraite si extraordinaire afin de rendre recommandables les
déserts qui étaient pour lors inhabités et qui par après devaient être habités par tant de si
saints Pères; mais ce n'était pourtant pas afin que chacun suivit saint Paul, mais seulement
pour qu'il fut un miroir et prodige de vertus, digne d'être admiré et non imité de tous. Que
l'on ne me rapporte point non plus un saint Siméon Stylite lequel demeura quarante quatre
ans sur une colonne, faisant chaque jour deux cens actes d'adoration par des génuflexions ;
car il agissait de la sorte, aussi bien que saint Paul, par une inspiration toute particulière,
Dieu voulant faire voir en icelui un miracle de sainteté, et comment les hommes sont
appelés et peuvent mener en ce monde une vie toute céleste et angélique.
Que l'on admire donc toutes ces choses, mais qu'on ne me dise point qu'il serait mieux de se
retirer à part, à l'imitation de ces grands Saints, sans se mêler avec les autres ni faire ce qu'ils
font, et de s'adonner à de grandes pénitences. O non, dit saint Augustin, ne paraissez point
plus vertueux que les autres, contentez-vous de faire ce qu'ils font ; accomplissez vos
bonnes oeuvres en secret et non pour les yeux des hommes. Ne faites pas comme l'araignée,
qui représente les orgueilleux, mais comme l'abeille, qui est le symbole de l'âme humble.
L'araignée ourdit sa toile à la vue de tout le monde et jamais en secret; elle la va filant par
les vergers, d'arbre en arbre, dans les maisons, aux fenêtres, aux planchers, en somme sous
les yeux de tous : elle ressemble en cela aux vains et hypocrites qui font toutes choses pour
être vus et admirés des hommes ; aussi leurs oeuvres ne sont-elles que des toiles d'araignées,
propres à être jetées dans le feu d'enfer. Mais les avettes sont plus sages et prudentes, car
elles ménagent leur miel dans la ruche où personne ne les peut voir, et outre cela elles se
battissent des petites cellules où elles continuent leur travail en secret; ce qui nous
représente fort bien l'âme humble, laquelle est toujours retirée en soi-même, sans chercher
aucune gloire ni louange de ses actions, mais elle tient son intention cachée, se contentant
que Dieu la voie et sache ce qu'elle fait.
Je vous dirai un exemple de ceci, mais familièrement, car c'est ainsi que je veux traiter avec
vous autres. Il est de saint Pacôme (Surius, ad diem 14 Maii), cet illustre Père de Religieux, duquel
je vous ai souvent parlé. Il se promenait un jour avec quelques uns de ces bons Pères du
désert, s'entretenant de devis pieux et dévots ; car voyez-vous, ces grands Saints ne parlaient
jamais de choses vaines et inutiles, tous leurs discours étaient de choses bonnes.
Donc, pendant cette conférence un des Religieux qui avait fait deux nattes en un jour, vint
les étendre au soleil en la présence de tous ces Pères. Ceux-ci le virent bien, mais pas un ne
pensa pourquoi il faisait cela, car ils n'allaient point picotant sur les actions des autres ; ils
crurent donc que leur Frère faisait cela tout simplement ; aussi n'en tirèrent-ils aucune
conséquence. Ils ne censuraient point les actions d'autrui, ils n'étaient pas comme ceux qui
vont toujours épluchant les faits du prochain, faisant sur tout ce qu'ils voient des livres, des
commentaires et des interprétations.
Ces bons Religieux ne pensèrent donc rien de celui qui étendait ainsi ses deux nattes ; mais
saint Pacôme, qui était son Supérieur et à qui seul il appartenait d'examiner le mouvement
qui le poussait, entra un peu en considération sur cette action ; et comme Dieu donne
toujours sa lumière à ceux qui le servent, il lui fit connaître que ce Frère était conduit par
un esprit de vanité et de complaisance pour ses deux nattes, et qu'il avait fait cela à fin que
lui et tous les autres Pères vissent qu'il avait bien travaillé ce jour-là. Voyez-vous, ces
anciens Religieux gagnaient leur vie du travail de leurs mains, ils s'employaient non point à
ce qu'ils voulaient ou aimaient, mais oui bien à ce qu'on leur ordonnait; ils exerçaient leur
corps par le travail manuel, et l'esprit par la prière et oraison, joignant ainsi l'action avec la
contemplation. Or, leur occupation plus ordinaire était de tresser des nattes et chacun en
devait faire une par jour ; le Frère dont nous parlons en avant fait deux pensait pour cela être
plus vaillant que les autres, c'est pourquoi il les vint étendre au soleil devant tous à ce qu'on
le connut. Mais saint Pacôme, qui avait l'Esprit de Dieu, les lui fit jeter au feu et demander à
tous les Religieux de prier pour celui qui avait travaillé pour l'enfer ; puis il le fit mettre
cinq mois en prison pour pénitence de sa faute, afin de servir d'exemple aux autres et leur
apprendre à faire leurs oeuvres avec humilité.
Que votre jeûne ne ressemble point à celui des hypocrites, qui font les mines mélancoliques
et qui n'estiment saints que ceux qui sont maigres. Grande folie que celle-ci ! comme si la
sainteté consistait en la maigreur. Certes, saint Thomas d'Aquin n'était point maigre, mais
bien gros ; et si, toutefois il était saint. De même plusieurs autres, qui n'étant pas maigres ne
laissaient pas d'être grandement austères et excellents serviteurs de Dieu. Mais le monde, qui
ne regarde que l'extérieur, ne tient pour saints que ceux qui sont pales et défaits. Voyez-vous
un peu que c'est de l'esprit humain : il ne considère que l'apparence et, comme vain, fait
toutes ses oeuvres pour paraître devant les hommes. Or, dit Notre-Seigneur, ne faites pas
comme ceux-là, mais que votre jeûne se fasse en secret, pour les yeux de votre Père céleste,
et il vous regardera et récompensera.
C'est ici la troisième condition requise pour bien jeûner, à savoir, de regarder Dieu et de
faire tout pour lui plaire, nous enfonçant en nous mêmes à l'imitation d'un grand Saint,
lequel se retira en un lieu secret et écarté où il demeura quelque temps sans qu'on sut où il
était, se contentant que le Seigneur et ses Anges le connussent. Cependant, quoique tous les
hommes doivent chercher de ne plaire qu'à Dieu, si est-ce que les Religieuses et les
personnes qui lui sont dédiées doivent avoir un soin tout particulier de ceci, ne visant qu'à
lui, se contentant que lui seul voie leurs oeuvres et n'attendant aussi que de lui leur
récompense. C'est ce qu'enseigne très bien ce grand Père de la vie spirituelle, Cassian, au
livre de ses Collations, qui est du tout admirable. (Plusieurs Saints en faisaient un si grand
état qu'ils ne se couchaient jamais sans en avoir leu un chapitre pour recueillir leur esprit en
Dieu (Vide regulam S.Benedicti, c.XLII).) Il dit donc : Que te profitera-t-il de faire ce que tu fais pour
les yeux des créatures ? Rien que vanité et complaisance, qui ne sont bonnes que pour
l'enfer; mais si tu accomplis ton jeûne et toutes tes oeuvres pour plaire à Dieu seul, tu
travailleras pour l'éternité, sans te complaire en toi-même, ni te soucier si tu es vu ou non
des hommes, d'autant que ce que tu fais n'est pas pour eux, et que ce n'est point d'eux que tu
attends ta récompense. Il faut donc faire notre jeûne en humilité et en vérité et non en
mensonge et hypocrisie, c'est-à-dire pour Dieu et pour agréer à lui seul.
Il ne faut pas se servir de grands discours et discrétion pour entendre pourquoi le jeûne est
commandé, s'il l'est pour tous ou seulement pour quelques uns. Chacun sait qu'il est
ordonné en expiation du péché de notre premier père Adam, lequel prévariqua en rompant le
jeûne qui lui était enjoint par la défense de manger du fruit de l'arbre de science ; pour ce, il
faut que la bouche fasse pénitence en s'abstenant des viandes prohibées. Plusieurs ont des
difficultés sur ce sujet ; mais je ne suis pas ici pour y répondre, ni moins pour dire quels
sont ceux qui sont obligés au jeûne. O non, car nul n'ignore que les enfants n'y sont point
tenus, ni les personnes de soixante ans.
Laissons donc cela, et voyons plutôt, par trois exemples que je vous rapporterai, combien
c'est une chose dangereuse de vouloir faire les discrets sur les commandements de Dieu ou
de nos Supérieurs. Deux seront tirés de la Sainte Ecriture, et l'autre, de la Vie de saint
Pacôme.
Le premier est celui d'Adam, lequel ayant reçu de Dieu le commandement de ne point
manger du fruit défendu, sous peine de perdre la vie, le serpent vint conseiller à Eve
d'enfreindre ce commandement ; elle l'écouta et emporta son mari. Et discourant sur la
défense qui leur était faite : Hé quoi, dirent-ils, encore que Dieu nous ait menacés de la
mort, si est-ce que pour cela nous ne mourrons pas, car il ne nous a pas créés pour nous
faire mourir. Ils en mangèrent, et moururent de la mort spirituelle (Gn 3,1-6. Cf.supra, pp.172-175).
Le second exemple est de certains disciples de Notre Seigneur lesquels, entendant qu'il
parlait de leur donner sa chair et son sang en viande et breuvage, voulurent faire les discrets
et prudent, demandant comment pourrait-on manger la chair et boire le sang d'un homme?
Mais comme ils voulaient raisonner là dessus, notre divin Maître les rejeta (Jn 6,61-67).
Le troisième est tiré de la Vie de saint Pacôme (Vitae Patrum, 1.I, c.XLIII). Celui-ci étant un jour
sorti de son monastère pour quelque affaire qu'il avait dans la grande abbaye de son Ordre,
où vivaient trois mille moines, recommanda à ses Frères d'avoir soin de quelques petits
Religieux qui étaient venus à. lui par une particulière inspiration . Comme la sainteté de ces
Pères du désert s'était épanchée par tout, de pauvres jeunes enfants y accouraient et priaient
le Saint de les recevoir en leur manière de vivre. Lui, connaissant qu'ils étaient envoyés de
Dieu, les avait reçus et en avait une sollicitude toute particulière ; c'est pourquoi en s'en
allant il recommanda fort soigneusement qu'on les recréât et qu'on leur fit manger des
herbes cuites. Voila toutes les mignardises qu'on faisait à ces enfants. Mais le saint Père
étant parti, les anciens Religieux prétendant être plus austères, ne voulurent plus manger
d'herbes cuites, mais se contentèrent d'en manger de crues. Ce que voyant, ceux qui les
traitaient pensèrent que c'était chose perdue d'en faire cuire puisque nul n'en prenait que ces
enfants.
Or, saint Pacôme revenant, ils sortirent tous à guise d'abeilles, courant au devant de lui : qui
lui baisait la main, qui la robe, comme à leur cher Père. En fin un petit Religieux lui vint
dire: O mon Père, qu'il me tardait que vous revinssiez, car nous n'avons point mangé
d'herbes cuites depuis votre départ ! Ce qu'entendant, il fut fort touché, et ayant fait appeler
le cuisinier il lui demanda pourquoi il n'avait point fait cuire d'herbes. Celui-ci lui répondit
que c'était parce que nul n'en mangeait que ces enfants, et qu'il avait pensé que c'était chose
perdue; mais qu'il ne s'était pas reposé, mais avait fait des nattes. Sur cela le saint Père lui fit
en présence de tous une bonne correction, puis il commanda que l'on jetât au feu toutes ses
nattes, disant qu'il faillait brûler ce qui était fait sans obéissance ; car ajouta-t-il, je savais
bien ce qui était propre pour ces enfants, lesquels il ne faut pas traiter comme les anciens ; et
cependant vous avez voulu, contre l'obéissance, faire les discrets. Voila comme ceux qui
oublient les ordonnances et commandements de Dieu, qui font des interprétations ou qui
veulent faire des prudents sur les choses commandées se mettent en péril de mort ; car tout
leur travail accompli selon la propre volonté ou la discrétion humaine n'est digne que du
feu.
C'est ce que j'avais à vous dire touchant le jeûne et ce qu'il faut observer pour bien jeûner.
La première chose est que votre jeûne soit entier et général, c'est à savoir que vous fassiez
jeûner tous les membres du corps et les puissances de l'âme . portant la vu basse, ou du
moins plus basse qu'à l'ordinaire; gardant plus de silence, ou du moins le gardant plus
ponctuellement que de coutume ; mortifiant l'ouïe et la langue pour n'entendre ni dire rien
de vain et inutile ; l'entendement, pour ne considérer que des sujets saints et pieux ; la
mémoire, en la remplissant du souvenir de choses aspres et douloureuses et quittant les
joyeuses et gracieuses ; en fin tenant en bride votre volonté, et votre esprit aux pieds du
Crucifix et en quelque sainte et dolente pensée. Si vous faites cela votre jeûne sera entier,
intérieur et extérieur, car vous mortifierez le corps et l'esprit.
La seconde condition est que vous n'accomplissiez pas votre jeûne ni vos oeuvres pour les
yeux des hommes, et la troisième, que vous fassiez toutes vos actions, et par conséquent
votre jeûne, pour plaire à Dieu seul, auquel soit honneur et gloire par tous les siècles des
siècles.
Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.
Amen.

904

Sermon pour le dimanche de la Sexagésime

13 février 1594


(Extrait des OEuvres de Saint François de Sales, Édition complète par les soins des religieuses de la Visitation du 1er Monastère d'Annecy, Tome VII, Sermons 1er Volume, Annecy, 1896, p. 130 à 138.
Mis en forme et transcrit par les soins de M. l'abbé Paul-Antoine Lefèvre, prêtre de l'Institut du Christ Roi Souverain Prêtre)
Qui habet aures audiendi, audiat.
La prise de la ville de Jéricho par le vaillant capitaine général des Israélites Josué, est bien l'une des remarquables qui furent jamais faites, pour le stratagème avec lequel les murailles d'icelle furent du tout renversées, et Jéricho demeura toute nue et démantelée devant l'armée des Israélites.
Or le stratagème fut tel, au rapport qu'en fait Josué même es sacrés mémoires qu'il écrivit des choses advenues sous sa conduite, au sixième chapitre. Etant l'armée en la campagne de Jéricho, Josué levant les yeux en haut, vit un homme vis a vis qui tenait son épée nue en main, duquel s'approchant Josué, il lui dit : Es tu de nos gens ou de nos ennemis ? Ce gendarme répond : Non, ni l'un ni l'autre ; je suis prince de l'armée du Seigneur ; me voici venu tout maintenant. Josué se jette a terre, l'adore et lui demande ses commandements. Or, le Seigneur lui dit par son Ange : je vous veux livrer Jéricho. Environnes la une fois le jour durant six jours ; le septième, environnes la sept fois ; et en ces environnements, mettes ordre que l'on porte l'Arche, et devant icelle, aillent sept prêtres avec des trompettes sonnant. Et au dernier environnement, lors que les prêtres auront sonné plus longuement et puissamment, que tout le peuple crie tant qu'il pourra, et les murailles tomberont, et chacun entrera par l'endroit ou il se trouvera, par-dessus les murailles Qui ouït jamais raconter un tel siège ? Qui connut jamais un ingénieur si subtil, qui, au son des trompettes, fit renverser des murailles entières ? Qui vit jamais semblable batterie ? Josué lève les yeux en haut ; d'en haut vient l'Ange, il l'adore ; l'Ange lui enseigne de la part de Dieu le stratagème, Josué croit et se fie en Dieu, il fait ce qui lui est commandé ; parmi son armée l'Arche de Dieu y est, les prêtres sonnent, les murailles tombent.
O les belles instructions pour nos capitaines, de lever leurs courages en haut vers Dieu, invoquer les Saints et s'appuyer en Dieu, le croire, obéir a ses commandements. Ha, si l'intention était au Ciel, si la confiance était en Dieu, si l'honneur du aux serviteurs de Dieu était rendu, si on croyait et obéissait a Dieu, il n'y aurait rien d'imprenable, tout renverserait devant les Chrétiens. Mais je ne suis pas ici pour apprendre la manière comme il faut entrer et prendre a force les villes terrestres ; je voudrais plutôt vous dire comme il faut prendre et subjuguer les villes et forteresses spirituelles, ennemies de Dieu et des Saints, pour le service de la divine Majesté. Ave Maria.
L'âme de l'homme, mes Frères, est une belle ville, par nature sujette à Dieu ; mais bien souvent, par révolte et rébellion, et par les factions des affections et parties supérieure et inférieure, elle est rendue sous l'obéissance du péché ; car qui facit peccatum, servus est Peccati.
Qui trouvera mauvais que j'appelle l'âme de l'homme une ville, puisque les philosophes l'ont bien appelée un petit monde, puisqu'elle est " l'abrégé " de toutes les perfections " du monde ", recueillant en soi tous les grades plus parfaits d'iceluy, comme tout le plus beau d'une province se retrouve en la ville principale d'icelle ? En cette âme encore, vous semble-t-il pas qu'il y ait un magasin qui vaut plus que tous ceux d'Anvers ou de Venise, puisque la mémoire retire toutes les idées de tant de variétés de choses ? Vous semble-t-il pas qu'il y ait un brave ouvrier, puisqu'en l'entendement possible, toutes choses s'y font en des espèces incomparables ? Vous semble il pas qu'il y ait un ouvrier, lequel avec cent millions d'yeux et de mains, comme un autre Argus, fait plus d'ouvrage que tous les ouvriers du monde, puisqu'il n'y a rien au monde qu'il ne représente ? Qui est l'occasion qui a fait dire aux philosophes que l'âme était tout en puissance ? C'est cette ville laquelle, plus que toute autre, se peut vanter que le savoir de son bâtisseur a été rendu admirable en son édification, selon le dire du Psalmiste : Mirabilis facta est scientia tua ex me ; c'est d'elle qu'on peut dire : Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei.
Or, cette forteresse a été vendue au diable lors que le péché l'a environnée ; dont le diable a été appelé le prince de ce monde. Et Notre Seigneur, parlant de lui comme d'un capitaine, a dit : Cum fortis armatus custodit atrium suum, etc Les murailles d'icelle qui tiennent en la puissance du diable cette âme, sont ses iniquités, desquelles parlant le Psalmiste : Die ac nocte circumdabit super muros ejus iniquitas. C'est le péché qui empêche que Dieu ne se rende maître de nos âmes, et ne peut entrer en nous, ainsi demeure à la porte : Ego sto ad ostium et pulso. Is 59 : Peccata vestra diviserunt inter vos et Deum.
Or, ces murailles ici doivent tomber devant notre Jésus, non plus fils de Navé mais Fils de Marie, à celle fin qu'il entre dans notre âme et s'en rende possesseur. Que si celles de Jéricho tombèrent au son des trompettes des prêtres, celles-ci doivent tomber encore au son de la trompette évangélique et la prédication de la parole de Dieu, suivant ce que sa Majesté dit à Jérémie : Ecce dedi verbum meum in ore tuo ; constitui te super gentes, ut evellas, et destruas, et disperdas, et dissipes, et aedifices, et Plantes. Ainsi David se fit maître de Sion, suivant ce qu'il dit : Ego autem constitutus sum rex ab eo super Sion montem sanctum ejus, proedicans proeceptum ejus. C'est de ces murailles que nous pouvons dire : Ascendite muros ejus, et dissipate, comme dit Notre Seigneur de Jérusalem.
Mais a cet effet, je trouve trois conditions requises : la première, c'est la bonne intention ; la seconde, l'attention ; la troisième, l'humilité. La bonne intention était bien aux Israélites, puisqu'ils faisaient cela pour la terre de promission ; l'attention, car Josué leur avait dit qu'ils ne fissent point de bruit ; l'humilité, en leur obéissance. Et avec ces trois conditions, au son de la trompette des prêtres, ils se rendirent maîtres de Jéricho.
Quant à l'intention, mes Frères, je voudrais qu'elle fut à l'avenant de celle de Notre Seigneur, lequel ne nous a pas voulu parler pour autre fin que pour nous sauver : Ut fides sit ex auditu et omnis qui credit in eum non pereat, sed habeat vitam aeternam. Je voudrais qu'elle fut comme celle des bons prédicateurs, qui est, comme dit saint Paul : Praedicamus autem Jesum Christum crucifixum ;Judaeis quidem scandalum, etc. ; et aussi que l'intention fut de recevoir en son coeur Jésus Christ. Où sont ceux qui ne vont à la prédication par curiosité de voir les façons et les paroles ? Que diriez vous de ce malade lequel sachant qu'en un jardin il y a l'herbe qui le peut guérir, n'y va que pour voir quelques fleurettes ? Semblables à Hérode, qui ne désirait de voir Notre Seigneur que par curiosité, et le méprisa ; aussi méprisent-ils les prédicateurs quand ils en ont passé leur fantaisie, comme les femmes grosses, qui non par faim, mais par fantaisie, désirent des viandes. Ah non ; mais comme il faut désirer la viande pour [se] nourrir, ainsi faut il user de la parole de Dieu, qui est l'aliment de nos âmes : Non in solo pane vivit homo, sed in omni verbo quod procedit de ore Dei. Euntes, dit Notre Seigneur, praedicate Evangelium omni creaturae ; qui crediderit, salvus erit. Voila la fin : Ut cognoscant te, solum Deum verum, et quem misisti Jesum Christum. Qui, donc, habet aures audiendi, audiat.
Quand l'homme entend la parole de Dieu sans cette intention, elle est en lui comme cette semence qui tombe dans le chemin : Aliud cecidit secus viam ; la vaine gloire et la curiosité la perdent. C'est écouter la prédication comme un motet de musique ; Ezéchiel 33 : Es eis quasi carmen musicum ; et audiunt verba tua, et non faciunt ea. Comme le malade qui regarderait la boîte contenant la médecine de sa guérison !
La seconde disposition qu'il faut avoir pour bien ouïr la parole de Dieu, c'est l'attention ; car il y en a plusieurs qui viennent au sermon pour faire leur profit, mais y étant, ou en dormant ou en causant ou en pensant ailleurs, ils ne sont pas attentifs ; auxquels, quand ils sont de retour, si l'on demande que c'est qu'ils ont rapporté du sermon, ils peuvent bien répondre qu'ils en sont revenus gens de bien, pour en avoir rapporté les oreilles ou leur chapeau. Et ceux-ci sont encore de ceux qui se doivent sentir piqués de cette parole de Notre Seigneur : Qui habet aures audiendi, audiat ; car, aures habent et non audiunt.
Or, ceci n'est pas une petite incivilité, que Dieu parlant à nous, nous ne voulions l'écouter, ni plus ni moins que si nous parlions à Dieu sans y penser ; de manière que de ceux la Notre Seigneur dit : Populus huic auribus me honorat, cor autem eorum longe est a me. Ah, que le Psalmiste n'était pas de cette façon : Audiam quid loquatur in me Dominus Deus. Dans le premier livre des rois, chapitre 3, verset 9, Elie enseigne à Samuel la façon d'ouïr Dieu. Dices : Loquere, Domine, quia audit servus tuus. Au livre de Jonas, Dieu fait un grand vent sur mer, si que chacun s'adresse à Dieu, et Jonas dort. Ainsi Dieu envoie le vent de sa Parole et épouvante toute la barque, et l'auditeur dort. L'attention est si requise, que souvent l'intention défaillant, l'attention profite. Saint Augustin, au livre 5, des Confessions, dernier chapitre : " Veniebant in animum rneum simul cum verbis quae diligebam, res etiam quas negligebam ; et dum cor aperiretur ad excipiendum quam diserte diceret, pariter intrabat et quam vere diceret."
La troisième condition est l'humble obéissance à la parole ouïe ; car ceux qui ouïssent, et pour cela ne s'amendent pas, non habent aures audiendi : Ego tanquam surdus non audiebam, et sicut mutus non aperiens os suum. Ce qui procède de plusieurs causes : l'une, qu'ils ne reçoivent pas la parole de Dieu comme telle, ainsi comme la parole des prédicateurs ; et toutefois Notre Seigneur a dit une fois pour toutes : Qui vos audit me audit, qui vos spernit me spernit ; Et ego vobiscum sum usque ad consummationem saeculi ; et ailleurs : Non estis vos qui loquimini, sed Spiritus Patris vestri etc. De quoi se plaignant Notre Seigneur, il dit à Ezéchiel : Nolunt audire te, quia nolunt audire me. Et saint Paul s'en vante : An experimentum quoeritis ejus qui in me loquitur Christus ? De là vient qu'ils se moquent du pauvre prêcheur, et prennent garde s'il crache, s'il lui échappe une parole impropre.
L'autre cause, c'est qu'ils rejettent toujours sur autrui ce qui est dit par le prédicateur : O on a bien parlé contre celui-ci, etc. Quand on est invité au banquet on prend pour soi ; mais ici on est extrêmement courtois, car on ne cesse de donner aux autres. Vistes vous jamais un plus prompt jugement que celui que fit David, lorsque Nathan lui parla de sa faute en la personne d'un tiers Peut-être n'eut-il pas été si facile s'il eut parlé directement à lui-même. La troisième [cause] d'ou il vient, c'est que la parole de Dieu chasse le péché de l'âme, et l'homme qui se plait au péché la trouve amère lorsqu'elle le sollicite : Ad tempus credunt, et in tempore tentationis recedunt. Ils la trouvent bonne du premier abord, mais par après, quand il faut venir à l'oeuvre, ils la trouvent amère. Ez 3 : Aperui os meum, et cibavit me volumine illo, et factum est sicut mel in ore meo ; in ore, mais non in stomacho, quand il est question de faire opération. La parole de Dieu est une médecine, une manne : Beati qui audiunt verbum Dei, en mangeant, et custodiunt illud, en digérant, etc. C'est pourquoi on voit si peu de fruit des prédications, et on rebat tant de fois une chose : Manda, remanda, etc.
Les uns ouïssent par mauvaise intention de coutume, de curiosité : Et volucres caeli comedunt illud ; après qu'ils ont dit leur opinion du prêcheur, c'est tout. Les autres, avec si peu d'attention, que la parole de Dieu ne va pas jusques au coeur : Et natum aruit, quia non habebat humorem. Les autres, avec tant de vices et mauvaises inclinations, si peu d'humilité et tant de superbe : Et simul exortiv spinoe suffocaverunt illud, si qu'elle n'est pas venue à son effet. O que Notre Seigneur pourrait bien faire les lamentations de Job : Quis mihi tribuat auditorem ? Qui me donnera un auditeur de ceux que je désire, qui in corde bono et optimo audiens verbum retineat, et fructum afferat in patientia ? Qui habet aures audiendi, audiat.
Ceux qui ne font profit de la parole, sont semblables à Urie, portant lettres à Joab sans savoir ce qu'elles contiennent. Fallentes vosmetipsos. Estote factores ; qui enim verbi auditor est, et non factor, hic comparabitur viro consideranti vultum nativitatis suoe in speculo : consideravit enim se et abiit, et statim oblitus est qualis fuerit. Mes Frères, soyez fervents à ouïr la parole, car Evangelium Dei virtus est in salutem omni credenti. Ecoutes-la avec humilité : Statue servo tuo eloquium tuum in timore tuo. Les murailles de votre Jéricho tomberont devant la parole : Emittet verbum suum, et liquefaciet ea. Notre Josué entrera dedans avec tous ses dons, et y tuera toutes nos mauvaises habitudes, mortifiant toute notre âme. Il n'y aura que Raab de sauvée : Raab, notre foi, laquelle ne faisait point d'oeuvres que bâtardes. Ainsi règnera Notre Seigneur en nous. Amen.




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