F. de Sales, Lettres 208


LETTRE XLVIII, A M. DESHAIES, GENTILHOMME DE LA MAISON DU ROI.

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(Tirée de la bibl. des jésuites du coll. Louis-le-Grand, à Paris.)

Le saint prélat prend part à quelque peine d'un de ses amis, et le loue de ce qu'il a pardonné à celui qui en était l'auteur. Il le remercie d'un service qu'il lui avait rendu dans une affaire qu'il avait avec M. l'archevêque de Bourges, avec lequel il dit qu'il s'abouchera lorsqu'il sera à Dijon pour y prêcher le carême. Il ne veut point plaider, parce que les procès sont scandaleux entre gens d'Église. En se rabaissant, il fait une grande estime des jésuites. Il demande à son ami un secours d'argent pour faire un paiement à madame de Mercoeur. Il parle d'un livre envoyé par M. de Bérulle, qu'il n'avait pas reçu. Il témoigne une grande joie du bon tour que prenaient les affaires des révérends pères jésuites en France, et fait un grand éloge de ces pères.

Il est fâché qu'on a mis de l'argent entre les mains des ministres protestants, parce qu'il pressent qu'ils ne le rendront point.



16 janvier 1604.

Monsieur,

1. J'ai depuis peu reçu deux de vos lettres. La première m'avertit de l'ennui que vous a fait un secrétaire au traité des offices de Montargis. Je participerai toujours à tous les événements agréables et désagréables qui vous toucheront ; mais je me réjouis de cettui-ci, qui vous a donné sujet de pratiquer la charité chrétienne, au pardon que vous avez fait à celui qui sans sujet avait pratiqué la déloyauté mondaine en votre endroit. C'est en cette action en laquelle gît le plus grand effort de la force et constance d'un généreux esprit, et qui attire le plus la faveur du ciel. "Vivez toujours comme cela, monsieur, et, parmi l'orage de la mer où vous êtes, regardez perpétuellement votre mort. Il m'a fallu dire ce mot pour vous témoigner l'aise que je reçois de votre vrai bien parmi les fantômes de votre mal apparent; mais le bon ! est qu'après tout cela la victoire vous demeure comme indubitablement elle sera toujours; et I cela me donne encore du contentement selon le monde et selon Dieu.

2. Votre seconde lettre me donne avis de quelques bons offices que vous avez pris la peine de faire pour les affaires de Gex (1) en mon nom, lesquels ont été faits si à propos que non plus sur les difficultés que M. Frémiot (2), archevêque de Bourges, me fait au relâchement des biens ecclésiastiques (5) qu'il avait obtenus du roi par surprise, au préjudice de la concession que sa majesté en avait faite précédemment à l'Église et aux curés. Car si je ne puis par une autre voie ehevir de ce saint dessein sur le souvenir que sa majesté a de cette affaire et de sa promesse par votre moyen, je recourrai à elle pour faire faire un commandement absolu audit archevêque, plutôt que de plaider à Dijon, comme j'ai fait ci-devant; considérant bien que les procès entre gens de la qualité de laquelle lui et moi sommes, ne peuvent être que scandaleux. Je ne puis encore rien dire pertinemment de la volonté dudit seigneur archevêque que je ne me sois abouché avec lui, comme j'espère faire restant à Dijon ce carême (4), où j'ai accordé d'aller plus pour cette seule affaire que pour nulle autre ; estimant que j'y serai d'ailleurs assez inutile, principalement maintenant que la présence des pères jésuites (5) ne laisse cette ville-là en aucune nécessité d'assistance spirituelle. Néanmoins, la parole ayant été donnée avant leur retour, et les nécessités de mon diocèse le requérant, je m'essaierai de coopérer avec eux à l'oeuvre de notre Seigneur (cf.
1Co 16,10), étudiant toujours en théologie, comme il a plu au roi de me faire ressouvenir, comme n'ayant nul autre désir que celui-là, ni aucune autre occupation qui me soit agréable. J'espère que sa majesté n'aura jamais sujet de penser autrement de moi ni de mes déportements.

M. de la Porte est en ces quartiers, qui prendra quelque argent de nous, ainsi qu'il m'écrit, et que madame de Mercoeur (6) m'a commandé de lui donner en déduction de notre dette envers elle. Je ne laisserai pas de presser le plus que je pourrai pour en envoyer de delà. Mais il faut que je vous confesse la vérité : c'est ici un pauvre pays, et auquel il est malaisé de trouver des sommes après tant de remuements et troubles.

3. J'ai appris que M. de Bertille (1) m'a fait l'honneur de m'envoyer le livre que je désirois ; mais je ne doute point qu'il l'aura confié à mon frère, qui n'en aura pas eu le soin proportionné au prix que je fais de tout ce qui part dudit seigneur de Bertille, de la bienveillance duquel je suis autant jaloux que nul autre. J'écris sur ce sujet à mon frère, afin que; s'il ne l'a perdu, je le puisse avoir par la première commodité.

Je me suis extrêmement réjoui du bon succès des affaires des pères jésuites (2) en France, à laquelle société, comme vous savez, je désire et souhaite toute bonne et sainte prospérité, qui ne lui peut jamais arriver que par la renaissance de son ancienne vertu et piété, à laquelle cette excellente compagnie peut infiniment contribuer, étant favorisée du zèle de sa majesté, comme elle va être, à ce qu'on me dit. Je ne sais comme je dois vous remercier de tant de faveurs que vous me faites ; l'amas des obligations en est si grand, que j'en ai l'esprit et le coeur tout saisis. Je prie continuellement notre Seigneur pour votre santé et contentement, et suis inviolablement, monsieur, votre, etc.

L'argent de bon (3) qui doit être à Gex, les pensions des ministres payées, est entre les mains des ministres même, qui opiniâtrent autant pour ne le rendre pas, que pour aucun article de leur foi. Mais je verrai si à Dijon je pourrai y mettre du remède.


(1) Ces affaires du pays de Gex consistaient dans le rétablissement de la religion catholique.
(2) M. Frémiot, archevêque de Bourges, était le frère de madame la baronne de Chantal. Il en est parlé ailleurs.
(3) S. François demandait que les biens ecclésiastiques dont les ministres protestants s'étaient emparés et jouissaient, fussent rendus aux curés et autres ecclésiastiques qui devaient être employés dans le bailliage de Gex, selon l'intention du roi.
(4) C'est pendant ce carême que le saint prélat fit connaissance avec la baronne de Chantal.
(5) Les jésuites, qui avaient été bannis de France par arrêt du parlement, s'étaient retirés en partie à Dijon, qui n'était pas alors du royaume.
(6) C'est la veuve de M. le duc de Mercoeur, qui a fait un si grand rôle pendant le temps de la ligue, et qui s'est enfin soumis au roi Henri IV. Le saint prélat avait fait son oraison funèbre à Notre-Dame de Paris. Elle est dans le volume des Sermons. On peut y avoir recours pour connaître à fond la noblesse du sang et les belles qualités de ce prince.
(1) C'est celui qui a été depuis cardinal, et le fondateur de la congrégation de l'oratoire de France. Il en est parlé ailleurs.
(2) Le roi Henri IV, bien informé de leur mérite et de ce qui les regardait, les rappela. Cela s'accorde fort bien avec l'estime que leur marque en toute occasion, et surtout en celle-ci, M. de Genève. Ce grand monarque se connaissait en vrai mérite, et savait lui rendre justice, aussi bien que notre saint.
(3) C'est-à-dire l'argent qu'il a de surplus.




LETTRE XLIX, A SA SAINTETÉ LE PAPE CLÉMENT VIII.

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Il supplie sa sainteté de trouver bon qu'il s'absente pour quelque temps de son diocèse, afin d'aller prêcher le carême à Dijon, où sa présence est nécessaire pour les affaires ecclésiastiques.



Annecy, Février ou mars 1604.

Reverendissimo Padre,

1. Fra le molte miserie di questa diocesi, una è la divisione della giurisdizione temporale di essa, essendo che, sebbene la maggior parte è sottoposta al serenissimo duca di Savoja, niente di manco una parte potabilissima è sotto alla corona di Francia ; e da questa diversità di principi, nasce in me una necessità di trattar e star bene con ambidue, e con li loro luogotenenti e parlamenti, o vero senati; nel che non ho poca difficoltà, massi me della banda di Francia, essendo che loro sanno ch'io sono Savojardo, e che della Savoja sono feudatario; e perché il parlamento di Digione è superiore di quella parte délia diocesi che ô in Francia, cinque difficoltà in questa mu-tatione ho da trattare con esso.

La prima è per conto del bailliagio di Gex, per gli béni ecclesiastici, del quale (sebbene sono pochi, perché in tre luoghi soli vi si fa esercizio cattolico) bisogna litigare con un consi-gliere di esso parlamento.

La seconda, del modo di visitare quella parte della diocesi, perché è proibito di cavare alcun denaro del popolo, ne per fabbriche di chiesa, ne per altro.

La terza, che quelli popoli nuovamente separati della Savoja domandano un vicario foraneo.

La quarta, che sebbene, per li ufficii fatti con diligenza dell’illustriss. sign. nunzio appostolico di Francia, non si tratta più di stabilir l'esercizio eretico nel luogo di Seissel, tuttavia vengo avvertito che, se io non dô particolare informazione delle circostanze che debbono impedire tal sta-bilimento, non sarà là cosa sradicata, ma sola-mente quietata.

Et la quinta, che molti cattolici di Gex, che per via dell'edito délia libertà, che chiamano, potrebbono aver l’ezercizio cattolico nelle loro parocchie, non hanno chi proponga le loro sup-pliche, ne chi ne faccia la sollicitazione.

2. Per questo, beatissimo padre, son sforzato di andare, dopo di aver avuta licenza da s. al-tezza di Savoja, in detto Digione, fuori della diocesi, ma çapo délia parte délia diocesi che ora è in Francia, dove io farô quel tanto che Iddio mi concédera in servizio di quelle nego-ziazioni sopra scritte, et del tutto dai'ô raguaglio ad ambidue l'illustriss. signori nunzii di V. S. di Francia e di Savoja.

Non credero giammai che V. B. debba riprovar questa poca assenza, che son sforzato di fare per li bisogni délia diocesi, la quale io lascio molto ben provvista nelle cose spirituali e spero di rividere frà due mesi ; massime perché quelli sig. di quella città, sapendo la nécessita mia di andare costì, mi hanno pregato di volervi fare le prediche quadragesimali.

E stimando che quella fatica gioverebbe a cavar con più prestezza e favore li negozii miei dalle mani loro, ho liberamente acconsentito. Nientedimeno non ho voluto lasciar di darne conto à V. S. si, come io desidero di fare di tutte mie azioni, le quali da beneplacito apostolico in tutto e per tutto hanno da esser regolate : e cosi chiedendo la santa benedizione da V. B., baçioli con humilité li santi piedi.





Très-saint Père,

Entre plusieurs misères de ce diocèse, une des principales est la division de la juridiction temporelle. Car, quoique la plus grande partie soit sujette au sérénissime duc de Savoie, il y en a -cependant une autre très-notable qui appartient, à la couronne de France. Cette diversité de puissances fait qu'il me faut nécessairement traiter avec toutes les deux, et les ménager, aussi bien que leurs lieutenants et leurs parlements ou sénats. Ainsi je n'ai pas peu d'embarras, principalement du côté de la France, parce que je suis originaire et feudataire de la Savoie, ce que les François n'ignorent pas; et parce que le parlement de Dijon étend sa juridiction sur la partie de ce diocèse qui appartient à la France, cela forme cinq difficultés.

La première regarde les biens ecclésiastiques du bailliage de Gex ; car, quoiqu'ils soient peu considérables, vu que l'exercice de la religion catholique n'a lieu que dans trois endroits, nous ne laissons pas d'être obligés de plaider pour lesdits biens avec un conseiller au parlement de Dijon.

La seconde difficulté consiste dans la façon de procéder à la visite de cette partie du diocèse ; parce qu'il nous est défendu de tirer aucune contribution du peuple, ni pour la fabrique des églises, ni sous quelque autre prétexte que ce soit.

La troisième difficulté naît de ce que ces peuples, nouvellement démembrés de la Savoie, demandent un vicaire forain.

Là quatrième est qu'encore que, par la diligence de l'illustrissime nonce apostolique de France, on ne parle plus d'établir l'exercice de l'hérésie à Seissel ; néanmoins, si je ne donne une instruction particulière sur les circonstances qui doivent empêcher cet établissement, la chose ne sera jamais bien assurée, mais ne fera que languir.

Enfin le dernier inconvénient est qu'un nombre de catholiques de Gex, qui, à la faveur de l'édit qui accorde la liberté de conscience, pourront facilement obtenir l'exercice de la religion dans leurs paroisses, n'ont personne qui présente leurs requêtes, et qui sollicite pour eux.

C'est pourquoi, très-saint père, après avoir obtenu la permission de son altesse sérénissime, je suis forcé d'aller à Dijon, ville qui est à la vérité hors de mon diocèse, mais dont relève la partie qui est maintenant à la France. J'y travaillerai à arranger les choses selon toute l'étendue du pouvoir que Dieu me donnera, et j'en rendrai compte aux illustrissimes nonces de France et de Savoie.

Je m'assure que votre sainteté approuvera la courte absence que je suis obligé de faire pour les besoins de ce diocèse, que je laisse abondamment pourvu des secours spirituels, et que j'espère revoir dans deux mois, vu principalement que messieurs les principaux de cette ville, sachant la nécessité que j'avais d'y aller, m'ont invité d'y prêcher le carême.

Je n'ai pas hésité à me rendre à leurs instances, espérant que ce voyage pourra contribuer beaucoup à terminer avec plus de promptitude et d'avantage mes affaires qu'ils ont entre leurs mains. Néanmoins, je n'ai pas voulu partir sans le faire savoir à votre sainteté ; désirant lui rendre compte de cela, comme de tout le reste de mes actions, que je veux toujours régler selon le vouloir du successeur du prince des apôtres. Demandant donc votre sainte bénédiction, je me prosterne très-humblement pour baiser vos pieds sacrés. J'ai l'honneur d'être avec le plus profond, respect, etc.



LETTRE L, A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME LE DUC DE SAVOIE.

217
Il le remercie de ce qu'il lui a permis de prêcher le carême à Dijon, parce que cela pourra être favorable aux affaires ecclésiastiques de son diocèse.

Janvier ou février 1604.

Monseigneur

Il y a quelque temps que monsieur de Vilette m'assura de la part de votre altesse qu'elle aurait agréable que j'allasse à Dijon ce carême, et que j'y prêchasse, pour y avoir plus de faveur aux affaires ecclésiastiques de Gex et que je dois traiter avec la cour du parlement de ce pays-là. Sur cette assurance je m'y en vais, monseigneur, toujours égal à moi-même, au désir extrême que j'ai de rendre très-humble service et obéissance à votre altesse, avec toutes les preuves d'une inviolable fidélité. Je n'y serai que le moins que je pourrai, comme étant hors de l'air de ma tranquillité. Que plût à Dieu, monseigneur; que les nouvelles qui coururent, il y a quelques mois de ça, de la restitution de Gex à votre altesse, fussent autant certaines qu'elles sont considérables ! J'en aurais ce particulier contentement, de voir la sainte religion assurée en tout mon diocèse, sans employer ni tant de peines ni tant de soins, comme je suis obligé de faire maintenant.
Je fais en toute humilité la révérence à votre altesse, et prie Dieu pour sa prospérité, désirant l'honneur d'être toute ma vie, etc.


LETTRE LI, A MADAME ROSE BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE.

270
Consolations contre les souffrances corporelles. Avis touchant les importunités des tentations. Traité abrégé ou exposition de la paix de l'âme et de l'humilité.

Après le 18 avril 1604 (éd. d'Annecy: Sales, 15-18 avril 1605).

Ma très-chère soeur,

1. voici le grand mot qui me rend si absolument vôtre : c'est Dieu qui le veut, et je n'en doute nullement. Il n'y a point de meilleur titre que celui-là en tout le monde. Vous aurez déjà su toutes les nouvelles de ma guérison, laquelle est si entière, que j'ai prêché le carême tout entièrement. Mon mal aussi fut peu de chose, ce me semble ; mais les médecins qui croyaient que j'étais empoisonné, donnèrent tant de crainte à ceux qui m'aiment, qu'il leur était avis que je leur échappais des mains. Tout au sortir du lit je vous écrivis, et m'assure que vous avez la lettre. Depuis encore vous ai-je écrit, mais parmi la presse d'un monde d'affaires qui m'empêchèrent de vous beaucoup entretenir, comme j'eusse beaucoup désiré de faire, ne me manquant jamais le sujet, pour l'extrême contentement que j'y prends.

Non-seulement votre laquais, mais monsieur notre bon et cher père m'a fait savoir combien de maux vous avez soufferts, et de quelle sorte lui en est compassionné. Notre Seigneur en soit béni! voilà le chemin du ciel le plus assuré et le plus royal ; et, à ce que j'entends, vous êtes pour y demeurer quelque temps, puisque, à ce que m'écrit notre bon père, vous êtes encore es mains des médecins et chirurgiens. J'ai sans doute une extrême compassion à vos souffrances, et les recommande souvent à notre Seigneur, afin qu'il vous les rende utiles, et qu'au sortir d'icelles on puisse dire de vous, comme il fut dit du bon homme Job : En toutes choses il ne pécha oncques, mais il espéra en son Dieu (
Jb 1,22).

Courage, ma bonne soeur, ma bonne fille; voyez votre époux, notre roi, comme il est couronné d'épines et tout déchiré sur la croix, en sorte que l’on pourrait compter tous ses os (Ps 21,18).

Considérez que la couronne de l'épouse ne doit pas être plus douce que celle de l'époux ; et si on l'a tellement décharné, qu'on ait pu compter tous ses os, il est bien raisonnable qu'on en voie l'un des vôtres. Comme la rose est entre les épines (3), ainsi ma bien-aimée est entre les filles (Ct 2,2). C'est le lieu naturel de cette fleur, c'est le plus propre aussi de l'épouse. Acceptez mille fois le jour cette croix, et la baisez de bon coeur, pour l'amour de celui qui vous l'envoie. C'est sans doute qu'il vous l'envoie par amour, et comme un riche présent. Représentez-vous souventefois le Sauveur crucifié tout vis-à-vis de vous, et pensez qui souffre plus de l'un ou de l'autre, et vous trouverez votre mal beaucoup moindre. Mon Dieu ! que vous serez éternellement heureuse, si vous souffrez pour Dieu ce peu de maux qu'il vous envoie!

(3) C'est une allusion que fait le Saint au nom de l'abbesse, qui s'appelait Rose.


2. Vous ne vous abuserez point en vous imaginant que je suis près de vous en ces tribulations : je le suis de coeur et d'affection, et prononce souvent devant votre époux vos souffrances et travaux (Ps 142,3) (1), et en sens une grande consolation. Mais, ma chère fille, ayez confiance, soyez ferme : Si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu (Jn 11,40). Que pensez-vous que soit le lit de la tribulation ? Ce n'est autre chose que l'école de l'humilité : nous y apprenons nos misères et faiblesses, et combien nous sommes vains, sensibles et infirmes. Hé bien, ma très-chère fille, sur ce lit-là vous avez découvert les imperfections de votre âme. Et pourquoi, je vous prie, plutôt là qu'ailleurs, sinon parce qu'ailleurs elles demeurent dedans l'âme, et là elles sortent dehors ? L'agitation de la mer émeut tellement les humeurs, que ceux qui entrent sur icelle pensant n'en avoir point, ayant un peu vogué, connaissent bien qu'ils en sont pleins, par les convulsions et vomissements que ce branle déréglé leur excite. C'est un des grands profits de l'affliction, que de nous faire voir le fond de notre néant, et de faire sortir au-dessus la crasse de nos mauvaises inclinations. Mais quoi ! pour cela faut-il se troubler, ma chère fille? non sans doute : c'est lors qu'il faut émonder et épurer davantage notre esprit, et se servir avec plus de force de la confession que jamais.

Cette inquiétude d'importance, et d'autres inquiétudes dont vous avez été assaillie, et qui ont laissé de la peine en l'esprit, ne m'étonnent point, puisqu'il n'y a rien de pis. Ne vous troublez donc point, ma fille bien-aimée. Se faut-il laisser emporter au courant et à la tourmente ? Laissez enrager l'ennemi à la porte ; qu'il heurte, qu'il bue-que, qu'il crie, qu'il hurle, et fasse du pis qu'il pourra : nous sommes assurés qu'il ne saurait entrer dans notre âme que par la porte de notre consentement! Tenons-la bien fermée, et voyons souvent si elle n'est pas bien close ; et de tout le reste ne nous en soucions point, car il n'y a rien à craindre.

(1) Pronuntio, je prononce, c'est-à-dire, j'expose, je représente.


Vous me demandez que je vous envoie quelque chose touchant la paix de l'âme et l'humilité : je le ferais volontiers, ma très-chère fille, mais je ne sais si je le saurai faire en si peu de loisir. Comme j'ai à vous récrire, en voici trois ou quatre mots, ma fille bien-aimée. C'est par une inspiration divine que vous m'interroge de la paix de l'âme (1) et de l'humilité ensemblement; car c'est bien la vérité que l'une ne peut être sans l'autre.

Rien ne nous trouble que l'amour-propre (2) et l'estime que nous faisons de nous-mêmes. Si nous n'avons pas les tendretés ou attendrissements de coeur, les goûts et sentiments en l'oraison, les suavités intérieures en la méditation, nous voilà en tristesse : si nous avons quelques difficultés à bien faire, si quelque difficulté s'oppose à nos justes desseins, nous voilà empressés à vaincre tout cela et nous en défaire, avec de l'inquiétude. Pourquoi tout cela? Parce que sans doute nous aimons nos consolations, nos aises, nos commodités. Nous voudrions prier dans l'eau de naffe (3), et être vertueux à manger du sucre ; et nous ne regardons point au doux Jésus, qui, prosterné en terre, sue sang et eau de détresse (Mc 14,35 Lc 22,44-45) pour l'extrême combat qu'il sent, en son intérieur, entre les affections de la partie inférieure de son âme et les résolutions de la supérieure.

L'amour-propre est donc une des sources de nos inquiétudes : l'autre est l'estime que nous faisons de nous-mêmes (5). Que veut dire que, s'il nous arrive quelque imperfection ou péché, nous sommes étonnés, troublés et impatients? Sans doute, c'est que nous pensions être quelque chose de bon, résolu et solide ; et partant, quand nous voyons par effet qu'il n'en est rien, et que nous avons donné du nez en terre, nous sommes trompés, et par conséquent troublés, offensés et inquiétés. Que si nous savions bien qui nous sommes, au lieu d'être ébahis de nous voir à terre, nous nous étonnerions comment nous pouvons demeurer debout. C'est là l'autre source de notre inquiétude : nous ne voulons que des consolations, et nous nous étonnons de reconnaitre et toucher au doigt notre misère, notre néant et notre imbécillité.

(1) Traité abrégé de la paix de l'âme, avant-propos.
(2) Art: I« : Causes du trouble intérieur. 1" section, première cause : L'amour-propre.
(3) L'eau de naffe est une eau de senteur que quelques-uns prennent pour l'eau de fleurs d'orange ou de fleurs de citron.
(5) 11e section, seconde cause : L'estime de soi-même.


3. Faisons trois choses, ma très-chère fille, et nous aurons la paix (6). Ayons une attention bien pure de vouloir en foutes choses l'honneur de Dieu et sa gloire : faisons le peu que nous pourrons pour cette fin-là, selon l'avis de notre père spirituel ; et laissons à Dieu tout le soin du reste. Qui a Dieu pour objet de ses intentions, et qui fait ce qu'il peut, pourquoi se tourmente-t-il ? pourquoi se trouble-t-il? qu'a-t-il à craindre? Non, non, Dieu n'est pas si terrible à ceux qu'il aime ; il se contente de peu, car il sait bien que nous n'avons pas beaucoup.

(6) IIe article : Moyens d'acquérir la paix ultérieure. 1" section, premier moyen : Im pureté d'intention.


Et sachez, ma chère fille, que notre Seigneur est appelé prince de paix en l'Écriture (Is 9,6), et que partant, partout où il est maître absolu, il tient tout en paix. Il est vrai néanmoins qu'avant que de mettre la paix en un lieu, il y fait la guerre (cf. Mt 10,34-36 - 1), séparant le coeur et l'ame de ses plus chères, familières et ordinaires affections, comme sont l'amour démesuré de soi-même, la confiance de soi-même, la complaisance en soi-même, et semblables telles affections. Or, quand notre Seigneur nous sépare de ces passions si mignonnes et si chéries, il semble qu'il écorche le coeur tout vif, et l'on a des sentiments très-aigres; on ne peut presque qu'on ne débatte de toute l'âme, parce que cette séparation est sensible.

Mais tout ce débattement d'esprit n'est pourtant pas sans paix, lorsqu'enfin accablés de cette détresse, nous ne laissons pas pour cela de tenir notre volonté résignée (2) en celle de notre Seigneur, et la tenons là clouée sur son divin bon plaisir; ni ne laissons nullement nos charges et l'exercice d'icelles, mais les exécutons courageusement. De quoi notre Seigneur nous donna l'exemple au jardin ; car, tout accablé d'amertume intérieure et extérieure, tout son coeur se résigna doucement à son père et en sa divine volonté, disant : Mais votre volonté soit faite et non la mienne (Lc 22,42) ! et ne laissa pour toutes ses angoisses de venir trois fois voir ses disciples et les admonester (Cf. Mt 24,40-45). C'est bien être prince de paix, que d'être en paix parmi la guerre, et vivre en douceur parmi les amertumes.

(1) IIe section, second moyen : Le combat des passions.
(2) IIIe section, troisième moyen : La résignation à ta volonté de Dieu,


De ceci je désire que vous tiriez ces résolutions (A). La première, c'est que bien souvent nous estimons avoir perdu la paix, parce que nous sommes en amertume; et néanmoins nous ne l'avons pas perdue pourtant : ce que nous connaissons, si pour l'amertume nous ne laissons pas de renoncer à nous-mêmes et vouloir dépendre du bon plaisir de Dieu, et nous ne laissons pas pour cela d'exécuter la charge en laquelle nous sommes.

(4) IIIe article, Conséquences à tirer de tout ce qui a été dit ci-dessus. I" section, première conséquence.



La seconde (1), c'est qu'il est force que nous souffrions de l'ennui intérieur, quand Dieu arrache la dernière peau du vieil homme pour le renouveler en l'homme nouveau, qui est créé selon Dieu (Ep 4,22-24) ; et partant, nous ne devons nullement nous troubler de cela, ni estimer que nous soyons en la disgrâce de notre Seigneur.

La troisième (3), c'est que toutes les pensées qui nous rendent de l'inquiétude et agitation d'esprit ne sont nullement de Dieu, qui est prince de paix : ce sont donc des tentations de l'ennemi, et partant, il les faut rejeter et n'en tenir compte.

(à) Il faut en tout et partout vivre paisiblement. Nous arrive-t-il de la peine, ou intérieure ou extérieure, il la faut recevoir paisiblement. Nous arrive-t-il de la joie, il la faut recevoir paisiblement, sans pour cela tressaillir. Faut-il fuir le mal, il faut que ce soit paisiblement, sans nous troubler; car autrement en fuyant nous pourrions tomber, et donner loisir à l'ennemi de nous tuer. Faut-il faire du bien, il le faut faire paisiblement ; autrement nous ferions beaucoup de fautes en nous empressant : jusque-même à la pénitence, il la faut faire paisiblement. Voici, disait ce pénitent (Is 38,17), que ma très-amère amertume est en paix.

Lisez, ma bonne fille, lés chapitres 13,16 et 17 du Combat spirituel, et les ajoutez à ce que j'ai dit ; et pour le présent cela suffira. Si j'avais ici mes papiers, je vous enverrais un traité que je fis à Paris pour ce sujet, en faveur d'une fille spirituelle, et religieuse d'un digne monastère, qui en avait besoin et pour soi et pour les autres, Si je le trouve, à la première fois je vous l'enverrai.

Quant à l'humilité (6), je n'en veux guère dire ; ainsi seulement que votre chère soeur de N. vous communique ce que je lui en ai écrit. Lisez bien ce que la mère Thérèse en a dit au Chemin de perfection (7). L'humilité fait que nous ne nous troublons pas de nos imperfections, nous ressouvenant de celles d'autrui : car pourquoi serions-nous plus parfaits que les autres? et, tout de même, que nous ne nous troublons point de celles d'autrui, nous ressouvenant des nôtres : car pourquoi trouverons-nous étrange que les autres aient des imperfections, puisque nous en avons bien? L'humilité rend notre coeur doux à l'endroit des parfaits et des imparfaits, à l'endroit de ceux-là par révérence, à l'endroit de ceux-ci par compassion. L'humilité nous fait recevoir les peines doucement, sachant que nous les méritons ; et lesbiens avec révérence, sachant que nous ne les méritons pas. Et, quant à l'extérieur, j'approuverois que tous les jours vous fissiez quelque acte d'humilité, ou de paroles ou d'effet : j'entends de paroles qui sortent du coeur ; de paroles, comme vous humiliant à une inférieure ; d'effet, comme faisant quelque moindre office ou service, ou de la maison ou des particulières.

(1) IIe section, seconde conséquence.
(3) IIIe section, troisième conséquence.
(4) IVe article, Avis importants.
(6) V article : Des effets de l'humilité.
(7) C'est un livre que sainte Thérèse a composé.


4. Ne vous fâchez pas de demeurer au lit sans méditation ; car endurer les verges de notre Seigneur n'est pas un moindre bien que méditer. Non, sans doute ; car il est mieux d'être sur la croix avec notre Seigneur que de la regarder seulement. Mais je sais bien que là, dessus le lit, vous jetez mille fois le jour votre coeur es mains de Dieu, et c'est assez. Obéissez bien aux médecins ; et quand ils vous défendront quelque exercice, ou de jeûne, ou d'oraison mentale, vocale, ou même d'office, hormis la jaculatoire, je vous prie, tant que je puis et par le respect et par l'amour que vous me voulez porter, d'être fort obéissante ; car Dieu l'a ainsi ordonné (cf. Si 38,1). Quand vous serez guérie et bien fortifiée, reprenez tout bellement votre chemin, et vous verrez que nous irons bien loin, Dieu aidant; car nous irons où le monde ne peut atteindre, hors-ses limites et confins.

Ma chère fille, vous m'écrivez que vous êtes partout la cadette ; mais vous vous trompez, les fruits que j'espère de vous étant plus grands que de nulle autre. Croyez, je vous supplie, que je n'ai rien plus à coeur que votre avancement devant Dieu ; et, si mon sang y était utile, vous verriez bien en quel rang je vous tiens. Je laisse à part l'extrême confiance que vous avez en moi, qui m'oblige avec un extrême zèle à votre bien. Vous voudriez, ce me dites-vous, m'envoyer votre coeur. Croyez que je le verrais de bon oeil ; car je l'aime tendrement, et me semble qu'il est bon, puisqu'il est voué à notre Seigneur. Mais vous savez le rendez-vous de nos coeurs : là ils se peuvent voir les uns les antres malgré la distance des lieux.

5. Parlez à ce bon père, dont je vous ai parlé, de votre intérieur: il aura assez de conformité avec moi, et moi avec lui, pour ne point distraire votre esprit à la diversité des chemins, laquelle aussi lui serait fort nuisible. Bref, recevez-le comme un autre moi-même. Mais avec cela je vous prie de faire en sorte que cet autre bon père, qui a désiré de vous aider, ne puisse pas reconnaitre que vous ne le goûtez pas ; parce qu'à l'avenir il sera utile pour être employé à l'oeuvre que vous et moi désirons, pour obtenir quelque chose du Saint-Père.

Mais que ce mot ici ne vous échauffe point, car il faut surtout aller bellement et pied à pied : l'édifice en sera plus ferme; et ne faut nullement donner aucune alarme de rien qui se passe, afin que les bénédictions du ciel viennent en notre terre comme la rosée sur l'herbe (Dt 32,2), que l'on voit descendre avant que de s'en apercevoir; et ainsi faut-il conduire imperceptiblement tout votre dessein jusqu'au comble de sa perfection. Et courage, ma chère et bien-aimée fille, Dieu nous en fera la grâce. Quant à cet antre bon père, j'approuve que vous l'oyiez et l'écoutiez, et qu'encore vous vous prévaliez de ses conseils en les exécutant; mais non en ce qu'ils se trouveront contraires aux projets que nous avons faits de suivre en tout et partout l'esprit de suavité et de douceur, et de penser plus à l'intérieur des âmes qu'à l'extérieur. Mais en tout vous devez participer avec moi, puisque.je suis votre chétif père.

6. Non, ma chère fille, je n'ai jamais cru qu'il fût à-propos que les religieuses eussent aucune chose en particulier, tant qu'il sera possible; mais je peux avoir dit que, tant que les supérieures le permettent, les particulières peuvent user de cette liberté-là avec préparation d'esprit de tout quitter et mettre en commun quand les supérieures l'ordonneront. C'est pourquoi il est expédient d'ôter peu à peu les particularités, et de rendre les nécessités et les commodités communes et égales entre les soeurs, et ainsi faire manquer les farines d'Egypte avec la manne tombée dans votre désert.

Ma mère, qui vous offre tout son service, et celui de tous les siens, continue au désir qu'elle avait d'avoir l'honneur de voir ma soeur auprès de vous (cf. Ex 14). C'est une de ses grandes passions et des miennes : Dieu veuille que ce soit avec autant de votre consentement.

Il n'était jà besoin de me faire des excuses de la lettre ouverte; car mon propre coeur voudrait être ouvert devant vos yeux, si ses imperfections et imbécillités ne vous donnaient trop d'ennui. Vivez, je vous supplie, avec moiy en toute assurance ; et croyez que je ne désire rient tant que de vous voir avec un esprit tout plein de charité, laquelle est tonte franche et saintement libre. Et pourquoi dis-je ceci ? parce qu'il me semble que vous avez quelque appréhension de m'offenser. Je ne suis nullement tendre et douillet eu cet endroit, et particulièrement avec les âmes, l'amitié desquelles est enracinée sur le mont de Calvaire avec la croix de notre Seigneur.

7. J'écris à celle de vos filles que vous désirez, le plus proprement que j'ai su pour son mal. Oh! que notre S. Bernard dit divinement bien que l'office de la charge des âmes ne regarde pas les âmes fortes! car celles-là vont à leur propre pied ; mais il regarde les âmes faibles et languissantes, lesquelles il faut porter et supporter sur les épaules de la charité, laquelle est toute puissante. La pauvrette est de la seconde sorte, languissante sous les mélancolies et embarrassements de diversité de faiblesse, qui semblent accabler sa vertu. Il faut l'aider tant qu'on pourra, et laisser le reste à Dieu. Je ne finirais jamais de vous écrire, si je suivais mon inclination pleine d'affection. Mais c'est assez : la messe m'appelle, où je vais présenter notre Seigneur à son père pour vous, ma très-chère fille, et pour toute votre maison, pour obtenir de sa divine bonté son Saint-Esprit, qui adresse toutes vos actions et affections à sa gloire et pour votre salut. Je le supplie qu'il vous préserve de vaincs tristesses et inquiétudes, et qu'il se repose en votre coeur, afin que votre coeur se repose en lui. Amen.

Nota. S. François de Sales ayant, en 1605, au mois d'août, obtenu une entière mainlevée des revenus que les ministres protestants du bailliage de Gex tiraient sur les bénéfices ecclésiastiques, et ayant encore enlevé à leur secte deux gentilshommes considérables et une grande quantité d'autres personnes, ils en enragèrent tellement, dit Auguste de Sales, page 290, que, pour témoigner leur bonne volonté, ils trouvèrent le moyen de lui faire avaler du poison. Cela le fit tomber dans une fièvre très-violente, dont on ne douta pas qu'il ne dût mourir ; mais les médecins ayant reconnu la cause de la maladie, lui donnèrent du contrepoison, et rendirent leur fureur inutile. En peu de temps même il reprit ses forces, et fut en état d'aller à pied, dès le mois de septembre, d'Annecy à Thonon, à Notre-Dame-de-Compassion, pour rendre grâce à Dieu, non-seulement de sa guérison, mais encore plus de la conversion des peuples du Chablais, de Ternier, de Gaillard et de Gex.




F. de Sales, Lettres 208