F. de Sales, Lettres 1600

1600
Lettre écrite dans l'octave de l'Epiphanie. M. l'évêque de Genève est fait roi de la fève dans le couvent de la Visitation. Les soeurs lui font leur protestation de soumission, et lui demandent quelques nouvelles lois qu'il leur promet. Il a l'inspiration de se renouveler dans la ferveur par une revue de sa vie, pour se préparer à l'éternité. Il blâme l'entêtement d'une fille scrupuleuse. Il parle de monsieur son frère, qui était à la cour, et que l'on veut faire son coadjuteur. La cour, école de mortification. Le Saint ne respire que la croix, et fait estime singulière de la pauvreté.


8 janvier 1620.

O ma très-chère mère ! Dieu par sa bonté soit à jamais au milieu de notre coeur, pour y vivre et régner selon son bon plaisir. Que dirai-je à ce commencement d'année ? Je suis roi de bon jeu en votre maison, et nos soeurs en sont fort contentes, et m'ont envoyé, par écrit une grande protestation de leur soumission et obéissance, et m'ont demandé quelques nouvelles lois, selon lesquelles elles vivront : et je les méditerai pour leur en porter, quand je pourrai leur faire une exhortation que je m'essaierai de faire dans cette octave le plus gracieusement que je saurai j car j'ai déjà une idée agréable pour cela.

Sur le commencement de la semaine qui vient, je ferai ma revue pour un renouvellement extraordinaire,- que notre Seigneur m'invite de faire ; afin qu'à mesure que ces années périssables passent, je me prépare aux éternelles.

La soeur N. nous a donné bien de l'exercice, et ne veut encore pas cesser : car elle a un moule à part, auquel elle fait des péchés mortels, et opiniâtre qu'elle ne peut se communier pour cette occasion. Je lui fis une bonne correction, avec autant de vinaigre que d'huile, que je répéterai en changeant les mots si souvent, qu'elle opérera', moyennant la grâce de Dieu. Tout le reste va bien, surtout les jeunes sont gracieuses.

Monsieur N. est toujours à la cour, où il apprend la mortification de la propre volonté excellemment, et encore plus celle de l'impatience, activité et soudaineté ; car il faut demeurer trois heures et quatre à attendre les heures du service; beaucoup plus, certes, que quand il trouvait quelqu'une l'autel de la Visitation. Mais au reste, c'est la vérité qu'il fait des merveilles : et non-seulement notre chère Madame, mais son Altesse et tous les princes et princesses, seigneurs et dames le chérissent et l'estiment grandement ; et dès maintenant, sans que j'en aie parlé en sorte quelconque, on le va jeter dans la coadjutorerie, si Madame est de croire, afin que son premier aumônier soit évêque.

0 ma mère ! soit que la providence de Dieu me fasse changer de séjour, soit qu'elle me laisse ici (car cela m'est tout un), ne serai-je pas mieux de n'avoir pas tant décharge, afin que je puisse un peu respirer en la croix de notre Seigneur, et écrire quelque chose à sa gloire? Mon saint, c'est S. François avec l'amour de la pauvreté : mais je ne sais comme l'aimer cette aimable pauvreté ; car je ne la vis jamais de bien près : néanmoins en ayant ouï dire tant de bien à notre Seigneur, avec lequel elle naquit, vécut, fut crucifiée, et ressuscita, je l'aime et l'honore infiniment. Vive Jésus.




LETTRE CCCCXXX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE.

Sur la naissance du Sauveur.



Annecy, 8 janvier 1620.

O ma chère fille ! employons bien cette nouvelle année pour acquérir l'éternité. Je vous vois, ce me semble, autour de l'enfant de Bethléem, que lui baisant ses petits pieds, vous le suppliez qu'il soit votre roi. Demeurez là, ma très-chère. fille, et apprenez de lui qu'il est doux, humble, simple et amiable.

Que jamais votre âme, comme une abeille mystique, n'abandonne ce cher petit roi, et qu'elle fasse son miel autour" de lui, en lui, et pour lui, et qu'elle le prenne sur lui, duquel les lèvres sont toutes détrempées de grâces, et sur lesquelles bien plus heureusement que l'on ne vit sur celles de S. Ambroise (1), les saintes avettes, amassées en essaim, font leurs doux et gracieux ouvrages. Ma fille, je suis de plus en plus parfaitement votre,"etc.



(1) S. Ambroise, étant encore au berceau, dormait dans la cour du palais de son père : un essaim d'abeilles vint voltiger autour de son visage ; elles entraient dans sa bouche et en sortaient les unes après les autres, comme si elles eussent voulu y faire leur miel. Une domestique, chargée d'élever: cet enfant, craignant qu'elles ne lui fissent du mal, voulut les chasser ; mais le père, témoin de cet événement, le regardant comme un signe mystérieux, l'empêcha de le faire. Enfin ces mouches s'envolèrent, ce qui fit dire au père que cet enfant serait un jour quelque chose de grand, si Dieu le conservait. En effet, Ambroise devint un grand prélat et un grand docteur de l'Église, à laquelle il acquit S. Augustin par son éloquence.



LETTRE CCCCXXXI, A UNE SUPÉRIEURE DE LA VISITATION.

1602
Le Saint essaie de raccommoder un différend arrivé à l'occasion d'une vêture, par rapport aux ecclésiastiques qui devaient faire l'office de la cérémonie et la prédication. Quand les parents d'une fille donnent une dot raisonnable, il ne faut pas en tirer davantage. Les pénitences faites contre l'obéissance sont une tentation, et ne servent qu'à nourrir l'amour-propre.


11 janvier 1620.

Ma très-chère fille,

1. je confesse que je n'entends rien à toutes ces considérations cérémoniales, parce que je n'y ai jamais pensé. Quatre bonnes fois pour le moins j'ai prêché à Paris pour la réception des religieuses, qu'un simple prêtre a fait l'office : une fois j'ai fait la réception, qu'un père jésuite a prêché ; et en l'une et l'autre façon je ne laissais pas d'être ce que je suis. Quiconque prêche, il tient le lieu et fait la fonction de l'évêque : c'est pourquoi si le bon monsieur N. fait l'office, je ne vois pas qu'un autre ne puisse prêcher quel qu'il soit. Ni monsieur l'évêque de Nantes, ni monseigneur l'archevêque de Bourges n'en font nulle difficulté à Paris, ni je ne l'ai jamais faite ici à Sainte-Claire et à Sainte-Catherine.

Mais avec cela je confesse aussi que c'est une vraie humanité au bon monsieur N. de croire qu'il importe à sa réputation qu'il fasse ou ne fasse pas l'office, et même n'ayant pas le talent de la prédication, et crois, quant à moi, que ce soit au contraire : mais après cela, quel remède ? Car, de le divertir, c'est renverser son esprit. Il sera donc à propos que, si notre bon monsieur N. peut faire que messieurs ses parents ne le trouvent pas mauvais, ce soit lui qui fasse l'exhortation; et je ne puis deviner quelle raison ils peuvent avoir de le trouver mauvais, étant une chose si bonne et si honorable ; et toujours l'action sera plus autorisée par ce moyen que par aucun autre.

Que si cela ne se peut, il faudra prier quelque père religieux : car, que faire parmi ces imaginations ? Le jour est court ; et de disposer monseigneur à autre chose, il n'y a pas de l'apparence. Je vous assure, ma fille, qu'une fille de considération se faisant carmélite, je fis l'exhortation, et M. Duval, docteur en théologie, fit l'office, qui eût mieux prêché que moi, et moi mieux fait l'office que lui. O Dieu ! à quoi demeurons-nous accrochés ?

Or bien, voilà mon avis. Que s'il ne peut encore, il faudra faire l'office de la réception ayant dîné, et l'exhortation après diné. Au reste, ma très-chère fille, il est vrai, qui a son coeur et sa prétention en Dieu, il ne se sent point, au moins en la partie supérieure, des agitations des créatures ; et qui Ta au ciel, comme dit S. Grégoire à deux évêques, il n'est point tourmenté des vents de la terre.

2. Non-seulement je consens, mais j'approuve, ains j'exhorte de tout mon coeur, que quand les parents riches donnent raisonnablement, selon leur condition et moyens, qu'on ne fracasse point, pour tirer davantage! Comme, par exemple, en la fille qui fait son essai, j'aimerais cent fois mieux doucement avoir mille écus, que douze cents avec amertume, long et fâcheux tracas. L'esprit de Dieu est généreux, suave et humble : on gagnerait peut-être deux cents écus en disputant, mais on perdrait de réputation à quatre cents ; et on ôte encore le courage aux riches de laisser venir leurs filles, quand on exige si chichement tout ce qu'on peut. Voilà mon sentiment, voilà ce que je fais pratiquer ici.

3. Elle a raison, certes, la bonne fille, de croire que son humeur jeuneuse est une vraie tentation : ce l'a été, ce l'est, et ce le sera tandis qu'elle continuera de faire ces abstinences, par lesquelles, il est vrai, qu'elle affaiblit son corps et la volupté d'icelui ; mais par un pauvre échange elle renforce son amour-propre avec sa propre volonté : elle amaigrit son corps, et surcharge son coeur de la vénéneuse graisse de sa propre estime et de ses propres appétits.

L'abstinence qui se fait contre l'obéissance, ôte le péché du corps pour le mettre dans-le coeur. Qu'elle mette son attention à retrancher ses propres volontés, et bientôt elle quittera ces fantômes de sainteté auxquels elle se repose si superstitieusement. Elle a consacré ses forces corporelles à Dieu, ce n'est plus à elle à les ruiner, sinon quand Dieu l'ordonnera ; et elle n'apprendra jamais l'ordonnance de Dieu que par l'obéissance aux créatures que lé Créateur lui a données pour sa direction; Si faut, ma très chère fille, il la faut faire aider contre cette tentation; par les avis de quelque vrai serviteur de Dieu : car il faut plus d'une personne pour déraciner ces persuasions de sainteté extérieure, eis chèrement eboisies par la prudence de l'amour propre. Faites donc ainsi /.priez monsieur N., de l’instruire et fortifier contre cette tentation; et s'il est par lui trouvé bon, que ce soit même en votre présence.

4. Est-ce to'uti de boni, ma-très-chère fille, quand vous dites, nous sommes iprou pauvres, Dieu merci ! O que s'il était vrai, je dirais volontiers: Que vous êtes donc heureuses, Dieu merci! Mais je n'ose guère parler d'une vertu que je ne connais que par le récit infaillible du roi des pauvres, notre Seigneur; car quant à moi, je n'ai jamais vu la pauvreté de près.

Tenez-vous dans le train de la communion que nous vous dîmes, et dressez votre intention à runion de vutirc coeur à celui duquel vous recevez le corps et le coeur tout ensemble. Puis ne vous amusez pas à penser quelles sont les pensées de votre esprit pour cela, puisque de toutes ces pensées il n'y en a point qui soit votre pensée, que celle que délibérément, et (volontairement vous aurez acceptée, qui est de faire la communication pour l'union, et comme une union de votre coeur à celui de l'époux. "Votre;, etc.




LETTRE GCCGXXXII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE RELIGIEUSE DE LA VISITATION.

L'obéissance est préférable aux austérités volontaires, et la mortification du coeur à celle du corps. Le démon ne craint pas l'austérité, mais l'obéissance.


janvier 1620.

J'ai vu les suggestions que l'ennemi de votre avancement fait à votre coeur, ma très-chère fille ; et vois d'ailleurs, la grâce que le très-saint esprit de Dieu vous donne, pour vous maintenir forte et ferme dans la poursuite du chemin auquc Ui vous a mise. Ma très-chère fille, ce malin ne se soucie point que l'on déchire le corps, pourvu qu'on fasse toujours sa propre volonté : il ne craint, pas l'austérité, ains l'obéissance. Quelle plus grande austérité y peut il avoir que de tenir sa volonté sujette et continuellement obéissante.

Demeurez en-paix : vous êtes amatrice de ces volontaires pénitences, si toutefois pénitences se doivent nommer les oeuvres de l'amour-propre.

Quand vous prîtes l'habit après plusieurs prières et beaucoup de considérations, il fut trouvé bon que vous entrassiez en l'école de l'obéissance et de l'abnégation de votre propre volonté, plutôt que de demeurer abandonnée a votre propre jugement et à vous-même.

Ne vous laissez donc point ébranler mais demeurez où notre Seigneur vous a mise. Il est vrai que vous y avez de-grandes mortifications de coeur, vous y voyant si imparfaite, et digne d'être souvent corrigée et reprise : mais n'est-ce pas ce que vous devez chercher, que la mortification du coeur et la connaissance continuelle do votre propre abjection?

Mais, dites-vous, vous ne pouvez pas faire telle pénitence que vous voudriez. Ô ! dites-moi, ma très-chère fille, quelle meilleure pénitence peut faire un coeur qui fait faute, que de subir une continuelle croix et abnégation de son propre amour? Mais je dis trop : Dieu lui-même vous tiendra de la même main de sa miséricorde avec laquelle il vous a mise en cette vocation ; et l'ennemi n'aura point de victoire sur vous, qui, comme la première fille de ce pays-là, devez bien être éprouvée par la tentation et bien couronnée par la persévérance. Je suis tout vôtre, ma très-chère fille.,




LETTRE CGCCXXXIH, A MERE DU CHASTEL, SUPERIEURE DE LA VISITATION DE GRENOBLE.

1604
Manière de combattre l’amour-propre. C'est une tentation dangereuse pour une religieuse de préférer des dévotions particulières à celles qui sont de règle. Comment une telle religieuse doit être traitée par sa supérieure. Le bien et le mal ne dépendent pas du sentiment, mais du consentement.


14 janvier 1620.

1. Je vous écrivis avant-hier (1), ma très-chère fille y et répondis à vos deux lettres précédentes. O ma fille véritablement toute-bien-aimée de mon coeur! Faites bien ainsi; ne permettez, pas à votre esprit de considérer ses misères. Laissez faire à Dieu, il en fera quelque chose de bon. Nçi, faites guère de réflexions sur ce qu.ey.otr.q^iatupe mêlera avec vos actions : ces saillies, de l'amour propre doivent être négligées pour les désavouer deux ou trois fois le jour, on en est quitte. Il ne faut pas les rejeter à force de bras, il suffit de dire un petit non.

Vous avez raison; une fille qui est à Dieu, ne doit penser à la réputation; cela est impertinent. Quant à moi, dit David, je suis abject et méprisé: je n'ai point pour cela oublié vos justifications, (
Ps 119,141).

Que Dieu fasse et de notre vie, et de notre estime, et de notre honneur à son gré; puisque tout est à lui. Si notre abjection sert à sa gloire, ne devons-nous pas être glorieux d'être abjects ? Je me glorifie, disait l'apôtre, en mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (2Co 12,9). Quelle vertu de Jésus-Christ! l'humilité, l'acquiescement à l'abjection.

2. J'écris à cette pauvre chère fille. Je ne vis jamais une tentation plus manifeste et connaissable que celle-là : elle est presque sans fard et sans prétexte.

Rompre des voeux, pour jeûner ; présumer d'être bonne pour la solitude, sans être bonne pour la congrégation; vouloir vivre à soi-même, pour mieux vivre à Dieu ; vouloir avoir l'entière jouissance de sa propre volonté, pour mieux suivre la volonté de Dieu : quelles chimères ! Qu'une inclination, ou plutôt fantaisie et imagination chagrine, bigearre, dépiteuse, dure, aigre, amère, têtue, puisse être une inspiration : quelle contradiction ! Cesser de louer Dieu, et se taire de dépit es offices que la sainte Église ordonne, parce qu'on ne le peut louer en un coin selon son intention : quelle extravagance! Or sus, j'espère que Dieu retirera de la gloire de tout ceci, puisque cette pauvre chère fille se soumet en tout à ce qu'on lui commandera, et qu'elle révère votre présence.

Commandez-lui souvent, et lui imposez des mortifications opposées à ses inclinations, elle obéira ; et, bien qu'il semblera que ce soit par force, ce sera pourtant utilement, et selon la grâce de Dieu. Hélas ! ma chère fille, il est vrai, vous ne devez nullement faire différence entre votre âme et la mienne en la confiance que vous devez avoir avec moi : et prenez bien courage à faire les actes d'union et d'acquiescement à la volonté de Dieu, par la partie et pointe supérieure de l'esprit, sans vous étonner nullement de quoi vous n'avez point les sentiments de dévotion pendant vos langueurs, puisque les consentements et au bien et au mal peuvent être sans les sentiments, et les sentiments sans les consentements.

On ne doit pas être variable à vouloir changer, sans grande raison, de confesseur; mais on ne doit pas aussi être tout-à-fait invariable, y pouvant survenir des causes légitimes de changement; et lés évêques ne se doivent pas. lier si bien les mains, qu'ils ne puissent les changer quand il sera expédient, et surtout quand les soeurs, d'un commun consentement, le requerront, comme aussi de père spirituel. Je n'ai nul loisir. Vive Jésus, en tout et partout, et surtout au milieu de nos coeurs ! Amen.

(1) C'est la lettre du \\ janvier précédent.,i n,



LETTRE CCCCXXXIV, A SOEUR DE GERARD, RELIGIEUSE A LA VISITATION DE GRENOBLE.

1605
Le Saint écrit à une religieuse qui avait la tentation de sortir de son ordre pour passer dans un autre plus austère, par esprit d'inconstance; il l'en détourne de toutes ses forces, et lui donne des avis conformes à son état.


Annecy, 14 janvier 1620.

Ma très-chère fille,

... la cogitation de sortir a toutes les véritables marques de tentation qu'on saurait trouver : mais Dieu soit loué de quoi en cet assaut le donjon n'est pas encore rendu, ni (comme je pense) prêt à se rendre. O Dieu ! ma très-chère fille, gardez-vous bien de vouloir sortir. Il n'y a point d'entre-deux entre votre sortie et votre perte : car ne voyez-vous pas que vous ne sortiriez jamais que pour vivre à vous-même, de vous-même, par vous-même, et en vous-même, et ce d'autant plus dangereusement, que ce serait sous prétexte d'union avec Dieu, qui toutefois n'en veut point avoir, ni n'en aura jamais point avec les solitaires retirés, particuliers et singuliers, qui quittent leur vocation, leurs voeux, leur congrégation par amertume de coeur, par chagrin, avec esprit et par dégoût de la société, de l'obéissance, des règles et saintes observances.

Oh ! ne voyez-vous pas S. Siméon Stylite (1) si prompt à quitter sa colonne, sur l'avis des anciens et vous, ma très-chère fille, vous ne quitterez pas vos abstinences sur l'avis de tant de gens de bien, qui n'ont nul intérêt de vous les faire quitter que pour vous faire rendre quitte et exempte de votre propre amour ? Or sus, ma très-chère fille, chantez meshui le cantique de l'amour : O que c'est une chose douce et bonne, de voir des soeurs habiter ensemble (
Ps 133,1) ! Traitez rudement votre tentation; dites-lui : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu... Va en arrière, Satan... Tu adoreras te Seigneur ton Dieu, et à icelui seul tu serviras (Mt 4,7 Mt 4,10).

Je vous laisse à penser, ma très-chère fille : faire les génuflexions au saint Sacrement comme par dépit, ensuite de la tentation, quelle plus grande marque de tentation peut-on avoir? La force des inspirations est humble, douce, tranquille et sainte. Et comme donc peut être inspiration votre inclination, qui est si dépiteuse, dure, chagrine et tempétueuse ? Retirez-vous de là, ma très-chère fille; traitez cette tentation comme on traite celles de blasphème, de trahison, d'hérésie, de désespoir : ne devisez point avec elle, ne capitulez point, ne l'écoutez point : traversez-la le plus que vous pourrez, par des fréquents renouvellements de vos voeux, par de fréquentes soumissions à la supérieure.- Invoquez souvent votre bon ange, et j'espère, ma très-chère soeur, que vous trouverez la paix et la suavité de l'amour du prochain. Ainsi soit-il. Je vous écris sans loisir : mais faites ce que je vous dis. Chantez au choeur toujours plus constamment, à mesure que la tentation dira : Taisez-vous, â la façon de ce saint aveugle. La paix du Saint-Esprit soit avec vous.


(1) Siméon Stylite fut berger jusqu'à l'âge de treize ans ; il entra alors dans un monastère, d'où il sortit quelque temps après pour s'enfermer dans une cabane. Après y être resté trois ans, il alla se placer sur une colonne haute de trente-six coudées, sur une montagne près d'Antioche, où il fit la pénitence la plus austère jusqu'à sa mort, arrivée en 461, à soixante-neuf ans. Il y a des choses si surprenantes dans l'histoire de ce Saint, que quelques écrivains les ont révoquées en doute ; mais ils ne faisaient pas attention que Théodoret et plusieurs autres écrivains ecclésiastiques respectables les ont écrites en partie comme témoins oculaires.



LETTRE CCCCXXXV, A MADAME LA PRINCESSE DE PIÉMONT (2).

1608
Le Saint la félicite sur la grâce de son baptême et de son arrivée en Piémont.


Annecy, 30 janvier 1620.

Madame, puisque, grâces à Dieu, vous voilà enfin arrivée au lieu auquel vous deviez achever le voyage de votre bienheureuse venue en ces états, il m'a semblé que je puis meshui présenter tle mes lettres à votre altesse, tandis qu'elles ne lui seront point désagréables. Et j'espère que celle-ci aura ce bonheur, comme écrite seulement pour contribuer, en la façon que je puis, mon sentiment à la joie publique et générale que toutes les provinces de la sujétion de votre altesse reçurent en ce jour anniversaire, qui vous représente celui auquel par votre naissance Dieu vous donna à la France, et treize ans après, par votre mariage, il vous donna à cet état, dans lequel chacun bénira et louera à l'envi cet agréable jour.

Mais moi, madame, comme le plus obligé du monde, je le bénis et bénirai incomparablement, par les plus ardents souhaits que mon âme puisse faire, que ce jour soit à jamais compté entre les jours que Dieu a créés pour sa gloire ; que ce soit un jour d'élite entre les jours qui sont destinés aux humains pour les acheminer à l'éternité.

Que le jour auquel, madame, vous fûtes faite chrétienne, fasse jour à la consolation de toute la chrétienté ; et fasse ce même jour, auquel vous avez été faite notre très-honorée dame et princesse, reluire la sérénissime maison de Savoie en une heureuse et toujours auguste postérité de votre altesse.

Ce sont les voeux, madame, que je fais, prosterné en esprit devant la divine bonté, à laquelle, selon le rang qu'il vous a plu me donner au service de votre altesse, j'offre et consacre tous les jours votre précieuse vie, afin que par sa divine providence il lui plaise de la multiplier une longue suite d'années, la sanctifier par une sainte fertilité d'actions chrétiennement royales, et qu'à la fin elle la glorifie par la couronne de l'immortalité. Je fais en toute humilité la révérence à votre altesse, de laquelle, madame, je suis très-humble, etc.

(2) Marie-Christine de France, fille de Henri IV et de Marie de Médicis, née le 18 février 1606, et mariée à l'âge de treize ans, le 18 février 1619, au prince de Piémont, Victor-Amédée.


LETTRE CCCCXXXVI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A M. LE BARON DE LA TOURNELLE,

CONSEILLER D'ÉTAT DE SON ALTESSE LE DUC DB SAVOIE, ET SON AMBASSADEUR EN SUISSE.

(Tirée du premier monastère de la ville de Lyon.)

Le Saint lui témoigne le regret de n'avoir pu faire avoir une chapelle à son fils, et lui en dit les raisons, etc.



Annecy, 2 février 1620.

Monsieur, je loue Dieu et vous remercie humblement de la part et douceur que vous avez donnée à votre curé, qui, je m'assure, l'emploiera à rendre meilleur service à l'Église, et ne puis que recevoir à beaucoup de faveur la mémoire qu'il vous plaît d'avoir de la "ferme et réciproque amitié de nos pères, laquelle de ma part je cultiverai fort affectionnément en toutes les occasions èsquelles mon pouvoir s'étendra de vous rendre service.

Que si la chapelle dont vous m'écrivez était en ma main, très-volontiers je la contribuerais à votre contentement pour la retraite de monsieur votre fils, religieux en Suisse; mais monsieur le doyen la possédera encore toute l'année de son noviciat, après laquelle il en veut disposer en faveur d'un parent qui lui est si proche, et à vous, monsieur, que quand il me l'a eu nommé et dit ses raisons, il m'a ôté tout-à-fait le courage d'intercéder pour tout autre, et même que M. de Monthon, de la nomination duquel est ladite chapelle, préférera aussi celui-là à quiconque pourrait venir, puisqu'il lui est aussi proche qu'à vous, monsieur, qui sous la faveur de S. A. ne tarderez pas, comme j'espère beaucoup, sans avoir des aussi bonnes commodités pour monsieur votre fils ; et moi je désirerai toujours le moyen de m'y pouvoir employer.

Cependant, monsieur, cette même amitié ancienne qu'il vous a plu de me marquer, m'oblige à vous communiquer l'honneur que S. A. a fait ces jours passés à mon frère, qui est auprès de Madame, l'ayant nommé son coadjuteur et successeur en cet évêché, avec une gratification d'autant plus honorable, que c'a été sans que je l'aie jamais ni demandé, ni fait demander : de sorte, monsieur, qu'à mon manquement vous aurez un autre évêque, qui étant mon frère, sera ensuite, comme moi, votre très-humble, etc.



LETTRE CCCCXXXVII, A LA MÈRE ANGÉLIQUE ARNAULD, ABBESSE DE PORT-ROYAL.

1613
(Tirée de la sacristie de Saint-Nicolas du Chardonnet.)

Compliment de condoléance sur la mort de son père (1). Il la loue sur son exactitude à observer sa règle. Il lui propose des remèdes aux pensées de vanité. Le secret doit être inviolable dans les personnes qui gouvernent et dirigent les autres. Remèdes aux distractions durant l'oraison.

(1) Voyez la lettre du 14 mai suivant, écrite à la même abbesse, où le Saint parle expressément de cette mort, arrivée le 29 décembre 1619.


Annecy, 4 février 1620.

1. O ! ma très-chère fille, que vous puis-je dire sur ce trépas ! Notre bonne mère (2) de la Visitation m'en a donné l'avis ; mais en même temps elle m'écrit qu'elle avait vu madame votre mère et ma très-chère fille votre soeur Catherine de Gênes, braves, résolues et vaillantes, et que M. du Belley avait reçu de vos lettres, par lesquelles vous lui témoigniez votre assurance en cette occasion.

Je n'en doutais pas, ma très-chère fille, que Dieu n'eût soin de votre coeur en ces occurrences, et que s'il le blessait d'une main, il n'appliquât son baume de l'autre ; il frappe et guérit (
Jb 15,18) ; il mortifie et vivifie (1S 2,6) ; et tandis que nous-pouvons lever les yeux et regarder dans la providence céleste, l'ennui ne nous saurait accabler. Mais c'est donc assez, ma très-chère fille, Dieu et votre bon ange vous ayant consolée, je n'y mets plus la main ; votre amertume très-amère est en paix (Is 38,17). Qu'est-il besoin d'en plus parler? à mesure que Dieu tire à soi, pièce après pièce, les trésors que notre coeur avait ici bas, c'est-à-dire ce que nous y affectionnions, il y tire notre coeur même (cf. Mt 6,21); et puisque je n’ai plus de père en terre, dit S. François, je dirai plus librement, notre Père qui est es cieux (Mt 6,9). Ferme, ma très-chère fille, tout est à nous, et nous sommes à Dieu (1Co 3,22-23).

J'ai célébré pour cette âme, et célèbre tous les jours avec mémoire particulière d'icelle devant Dieu. Mais, ma fille, et nos soeurs Catherine de Sienne, Anne et Marie, que font-elles, les pauvres filles ? Elles sont constantes, n'est-ce pas ? car elles sont nos soeurs. De M. d'Andilly et de M. Arnauld mon fils, il n'en faut pas douter. Certes, quand je me souviens comme M. d'Andilly me parla de son petit François, j'en suis encore consolé. La paix de Dieu soit toujours au milieu de nos coeurs. Amen.

2. (4) Je réponds désormais à vos deux dernières lettres du 19 novembre et 14 décembre. Il est vrai, je suis merveilleusement accablé d'affaires ; mais vos lettres, ma fille, ne sont pas des affaires; ce sont des rafraîchissements et allégements pour mon âme : cela soit dit pour une bonne fois.

C'est beaucoup qu'extérieurement vous soyez plus observatrice de la règle. Dieu forma premièrement l'extérieur de l'homme, puis il inspira le spiracle de la vie au dedans, et cet extérieur fut fait en homme vivant (Gn 2,7). Les humiliations, dit notre Seigneur, précèdent et introduisent bien souvent l'humilité ; continuez en cet extérieur qui est plus aisé, et petit à petit l'intérieur s'accommodera.

O Dieu, ma fille! je vois vos entortillements dans ces pensées de vanité ; la fertilité jointe à la subtilité de votre esprit, prête la main à ces suggestions : mais de quoi vous mettez-vous en peine? Les oiseaux venaient becqueter sur le sacrifice d'Abraham que faisait-il? avec un rameau qu’il passait souvent sur l'holocauste, il les chassoit (Gn 15,9-11). Ma fille, une petite simple prononciation de quelques paroles de la croix chassera toutes ces pensées, du moins leur ôtera toute nuisance. O Seigneur ! pardonnez à cette fille du vieil Adam, car elle ne sait ce qu'elle fait (cf. Lc 23,34). O femme ! voilà ton père sur la croix, il faut chanter tout doucement, Deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles (Lc 1,52). Je dis qu'il faut faire ces rejets tout doucement, simplement, et comme si on les disait par amour, et non pour la nécessité du combat.

3. Accoutumez-vous à parler un peu tout bellement, et à aller, je veux dire, marcher tout bellement, à faire tout ce que vous ferez, doucement et bellement, et vous verrez que dans trois ou quatre ans vous aurez rangé tout-à-fait cette si subite soudaineté. Mais souvenez-vous bien de faire ainsi tout bellement, et parlez tout bellement es occasions où la soudaineté ne vous pressera point, et où il n'y aura nulle apparence de la crainte ; comme par exemple à vous mettre au lit, à vous lever, à vous asseoir, à manger ; quand vous parlerez avec notre soeur Marie ou Anne, ou avec notre soeur Isabelle ; en somme, en tout et partout, ne vous en dispensez point.

Or, je sais bien que parmi tout cela vous ferez mille échappées le jour, et que toujours ce naturel si actif fera des saillies ; mais il ne m'en chaut pas, pourvu que ce ne soit pas votre volonté, votre délibération, et que toujours vous apercevant de ces mouvements, vous tâchiez de les apaiser.

Prenez bien garde à ce qui peut offenser le prochain, et à ne rien découvrir de secret qui lui puisse nuire; et s'il vous arrive, tâchez à réparer le tort tant que vous pourrez sur le champ. Ces menues envies ne sont rien, ains elles sont utiles, puisqu'elles vous font voir clairement votre amour-propre, et que vous faites l'acte contraire.

4. Mais, ma fille, cet amour de la propre excellence n'est-il pas gracieux en cette fille, que je vous ai tant recommandée, et qui en vérité m'est chère comme mon âme. Car, qu'y a-t-il de plus gentil que cette petite aversion, laquelle produit d'être appelée fille de cette pauvre mère ; mais demandez-lui, je vous prie, si elle a encore point de sentiments de quoi je l'appelle ma fille, et si elle voudrait point que je l'appelasse ma mère. O vrai Dieu ! qu'il lui a coûté d'efforts pour me dire cette petite niaiserie! certes, ma fille, je ne sais pas combien lui coûte, mais je ne voudrais pour rien du monde qu'elle ne me l'eût dit, puisqu'en cela elle a pratiqué une si profonde résignation et confiance envers moi.

Elle est derechef encore plus agréable, quand elle me défend de dire ceci à cette pauvre mère. O ma fille, dites-lui que ces menues communications de son âme à la mienne, entrent en un lieu d'où elles ne sortent jamais qu'avec congé de celle qui les y met. Au reste, ma très-chère fille, je ne sais pas ce que cette fille m'a fait ; mais je trouve ses misères qu'elle me décrit si naïvement, si bien remarquées, que rieiii plus. Or, dites-lui qu'elle m'écrive toujours simplement, et qu'encore qu'étant là auprès d'elle, elle ne m'eût jamais montré des lettres qu'elle écrivait à ses soeurs, maintenant si j'y étais, elle n'en ferait nulle difficulté ; car elle me connaît bien mieux qu'elle ne faisait pas, et sait bien que je ne suis pas d'humeur méprisante.

5. Pour l'oraison, ma très-chère fille, je trouve bon que vous lisiez un peu dans votre Théotime (1), afin d'arrêter votre esprit, et que de temps en temps, à mesure que vous apercevrez que vous êtes en distraction, vous disiez tout bellement des paroles contraires à Notre-Seigneur. Mais voyez-vous, ne vous étonnez pas de ces distractions : si j'étais sainte, si je parlerais au pape, et semblables; car pour être fort vaines, elles n'en sont que plus parfaitement distractions; et n'y faut nul autre remède que de ramener doucement le coeur à son objet.

Je vous ai répondu à tout, ma très-chère fille. O Dieu ! saluez un peu bien tendrement de ma part la pauvre chère soeur ainée : mon coeur regarde le sien avec compassion. Je sais qu'il est tellement en notre Seigneur, que non pas même ce rude coup n'a su lui bter la paix intérieure : mais son ennui et ses appréhensions auront été grandes. Cette soeur m'est chère tout extraordinairement. Dieu soit à jamais notre tout. Amen. Je suis en lui tout vôtre d'une façon que la seule Providence vous peut faire concevoir. La grâce, paix, et consolation du Saint-Esprit soit avec vous (cf. 1Co 1,3 Ac 9,31). Amen.

(Mon frère est toujours auprès de Madame. Oserais-je saluer le petit frère Simon et la chère petite soeur ! Mais ma fille Marie Angélique, certes, je la salue de tout mon coeur, et le bon M. Manceau (1), et quand vous la verrez, votre grande amie et ma chère soeur de la Croix. Dieu soit au milieu de votre coeur. Amen. )

(2) La mère de Chantal.
(4) Ici commence ce qui est dans mon exemplaire. Paris, 1645.1 vol. in 4°. A la suite des sermons, la lettre 55e ne contient pas le dernier alinéa de cette lettre ; ainsi il ne renferme ni le commencement ni la fin. L'édition de 1663 la présente de même ; il y manque aussi le commencement et la fin.
(1) C'est le Traité de l'Amour de Dieu.
(I) Confesseur de Port-Royal, et en particulier de la mère Angélique.




F. de Sales, Lettres 1600