Bernard sermons 3015

DEUXIÈME SERMON POUR LE PREMIER JOUR DU CARÊME. Comment nous devons nous convertir au Seigneur.

1. Maintenant donc, dit le Seigneur Tout-Puissant, convertissez-vous à moi, de tout votre coeur, dans les jeûnes, dans les larmes et dans les gémissements. Déchirez vos coeurs, non vos vêtements (Jl 2,12-13). » Que veut dire le Seigneur, quand il nous ordonne, mes bien aimés frères, de nous convertir à lui? En effet, n'est-il point partout et ne remplit-il point l'univers entier de sa présence ? Où me tourner pour me tourner vers vous, Seigneur mon Dieu? Si je monte dans le ciel, vous y faites votre demeure, et si je descends dans l'enfer, vous y êtes présent (Ps 138,8). Que voulez-vous que je fasse ? Où me tourner pour me tourner vers vous ? Est-ce en haut, est-ce en bas? Est-ce à droite, est-ce à gauche, que je me tournerai ? Mes frères, ces paroles cachent une pensée, un secret qui n'est dévoilé qu'aux amis. C'est un mystère du royaume de Dieu, il n'en est parlé ouvertement qu'aux apôtres, dans le tuyau de l'oreille, quant au reste des hommes, il ne leur est parlé qu'en paraboles. « Si vous ne vous convertissez, dit-il, et si vous ne devenez semblables à ce petit enfant, vous n'entrerez point, dans le royaume des cieux (Mt 18,3).» Je comprends parfaitement maintenant en quel sens il veut que nous nous tournions vers lui. C'est vers lui enfant, qu'il veut que nous nous tournions, afin que nous apprenions de lui qu'il est doux et humble de coeur; il ne nous a été donné enfant que pour cela. Sans doute il est grand aussi, mais il ne l'est que dans la cité de Dieu, à qui s'adressent ces paroles : « Séjour de Sion, tressaille d'allégresse et loue le Seigneur, parce que le grand Saint d'Israël est dans ton sein (Is 12,6). » O homme, pourquoi t'enfles-tu? Pourquoi t'élèves-tu sans cause ? Pourquoi ces pensées de grandeur et ces regards toujours dirigés vers ce qui est élevé et qui ne peut être bon pour toi? Sans doute, le Seigneur est grand, mais ce n'est pas en tant que tel qu'il t'est proposé en exemple ; s'il faut louer sa grandeur, on ne saurait en même temps l'imiter. Sa magnificence est également élevée, tu ne pourras jamais l'égaler, en vain tu t'enflerais au point d'en crever, jamais tu ne pourras y atteindre. Il est dit ; « L'homme descendra au fond de son coeur et Dieu sera éleva» (Ps 63,8). » En effet, Dieu est élevé, mais il regarde les choses basses et humbles et ne voit que de loin celles qui sont élevées (Ps 137,6). » Telle est la loi de la piété, et c'est pour l'établir que vous avez tant souffert, Seigneur. S'il nous avait indiqué la voie de la grandeur, et que ce fut la seule qui conduisit au salut de Dieu, que ne feraient point les hommes pour s'élever? Avec quelle charité ils se renverseraient les uns les autres, et se fouleraient aux pieds ? Avec quelle impudence ils ramperaient sur les pieds et sur les mains, pour arriver en haut, et pour s'élever au dessus de tous leurs semblables? Or, il est certain que ceux qui veulent s'élever au dessus de leurs voisins, rencontreront bien des difficultés, auront beaucoup de rivaux, trouveront bien des contradicteurs, bien des gens qui s'efforceront aussi de s'élever de leur côté. Au contraire, rien de plus facile que de s'humilier si on le veut. Voilà, mes bien-aimés, ce qui nous rend tout à fait inexcusables et ne nous laisse pas la ressource du voile le plus léger.

2. Mais voyons maintenant comment nous pourrons nous tourner vers cet enfant, vers ce maître de mansuétude et d'humilité : « Convertissez-vous à moi, dit le Seigneur, de tout votre coeur. » Mes frères, si le Seigneur s'était contenté de nous dire : « convertissez-vous, sans rien ajouter, peut-être aurions-nous pu répondre : c'est fait, vous pouvez maintenant nous prescrire autre chose. Mais il nous parle là, si je l'entends bien, d'une conversion toute spirituelle, qui ne saurait être l'oeuvre d'un seul jour; plût au ciel même qu'elle pût s'accomplir pendant le cours entier de la vie présente. Quant à la conversion du corps, si elle est seule, elle est nulle, car cette sorte de conversion, qui n'en est pas une véritable, n'est qu'une vaine apparence de conversion. Combien à plaindre est l'homme qui, tout entier adonné aux choses du dehors, et oublieux de son intérieur, se croit quelque chose tandis qu'il n'est rien ! il se trompe lui-même. « Je me suis répandu comme l'eau, dit le Psalmiste, et tous mes os se sont disloqués (Ps 21,5).» Un autre Prophète a dit aussi : « Des étrangers ont dévoré toute sa joie et il ne s'en est même point aperçu (Os 7,9). » Comme il ne regarde que l'extérieur il croit que tout va bien pour lui, parce qu'il ne voit point le ver qui le ronge à l'intérieur. Il a toujours la tonsure, ses vêtements n'ont point changé, il pratique ses jeûnes et chante l'office aux heures indiquées, mais « son coeur est bien loin de moi, dit le Seigneur (Mc 7,6). »

3016 3. Mais veuillez remarquer quel est l'objet de votre (a) amour ou de votre crainte, de votre joie ou de votre tristesse, et vous trouverez que vous avez un coeur mondain sous l'habit du religieux, un coeur pervers sous les dehors de la conversion. Le coeur est en effet tout entier dans ces quatre sentiments, et je crois que c'est d'eux qu'il faut entendre ces mots, convertissez-vous à Dieu de tout votre coeur. Que votre coeur se convertisse donc, c'est-à-dire, qu'il n'aime que Dieu ou du moins que pour Dieu; que votre crainte se convertisse également à lui, car toute crainte qui n'a pas Dieu pour objet, ou ne se rapporte pas à lui, est mauvaise. De même que votre joie et votre tristesse se convertissent à lui de la même manière. Or il en sera ainsi, si vous ne vous affligez ou ne vous réjouissez qu'en lui. Que peut-il se voir, en effet, de plus pervers, que de se réjouir quand on a mal fait, et d'être heureux des pires choses ? D'un autre côté toute tristesse qui est selon la chair donne la mort (2Co 7,10). Si donc vous vous affligez à cause de vos péchés ou de ceux du prochain, c'est bien, et votre tristesse est salutaire. Si vous vous réjouissez des grâces de Dieu, votre joie est sainte, et vous pouvez la goûter en toute sécurité dans le Saint-Esprit. Vous devez même vous réjouir, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, du bonheur de vos frères, et gémir de même de leurs malheurs, selon ce qui est écrit : « Soyez dans la joie avec ceux qui s'y trouvent, et dans les larmes avec ceux qui en versent (Rm 12,15). »

a — Les Anciens ne reconnaissaient que ces quatre passions, parce que toutes les autres découlent de celles-là. Saint Bernard s'exprime comme eux, ainsi qu'on peut le voir encore dans le quatorzième sermon sur le Psaume quatre-vingt-dixième, n. 9 dans le cinquantième des Sermons divers, n. 2 et 3, dans le quatre-vingt-cinquième sermon sur le Cantique des cantiques n. 5, dans le cinquième livre de la Considération,9 et dans le traité de l'Amour de Dieu n. 23.

3017 4. Toutefois il faut bien se garder de mépriser même la conversion du corps, attendu qu'elle n'est pas une preuve sans importance de la conversion du coeur. Voilà pourquoi, dans le passage que j'ai cité, le Seigneur, après avoir dit : «de tout votre coeur, » ajoute : « dans le jeûne, » ce qui ne concerne que le corps. Mais à ce sujet, je veux que vous sachiez bien, mes frères, que vous devez jeûner non-seulement des aliments du corps, mais de tout ce qui flatte la chair et de tout ce qui est un plaisir pour le corps. Je dis plus, vous devez jeûner plus rigoureusement de vices que de pain. Il est même un pain dont je ne veux pas que vous jeûniez jamais, de peur que vous ne tombiez en défaillance le long du chemin ; et si vous ne savez de quel pain je veux parler, je vous dirai que c'est du pain de vos larmes, selon les paroles mêmes de mon texte: « dans le jeûne, dans les larmes et les gémissements. » En effet, le regret de notre vie passée réclame de nous des gémissements, et le désir de la félicité future doit faire couler nos larmes. Le Prophète a dit : « Mes larmes ont été mon pain le jour et la nuit, quand on me disait tous les jours, où est ton Dieu (Ps 41,4). » La nouveauté de cette vie a peu de charmes pour celui qui ne gémit point sur le passé, qui ne déplore point les péchés qu'il a commis, et qui ne pleure point sur le temps perdu. Si vous ne pleurez point, c'est que vous ne sentez pas les blessures de votre âme, les coups portés à votre conscience. De même vous ne ressentez pas un bien vif désir des joies futures si vous ne les appelez point tous les jours avec larmes, et vous les connaissez bien peu, si votre âme ne refuse pas toute consolation jusqu'à ce qu'elle en jouisse.

5. Puis, le Prophète continue : « déchirez vos coeurs et non point vos vêtements. » Ces paroles sont évidemment un reproche adressé à la dureté de coeur et aux vaines superstitions des Juifs. En effet, ils déchiraient volontiers leurs vêtements mais non leurs coeurs. Comment d'ailleurs auraient-ils pu déchirer des coeurs de pierre qu'on ne pouvait même circoncire. « Déchirez vos coeurs, dit donc le Prophète, et non vos vêtements. Où est parmi nous celui dont la volonté tient ordinairement un peu trop de l'entêtement ? Que celui-là déchire son coeur avec le glaive de l'esprit, qui n'est autre que la parole de Dieu. Qu'il le brise et se hâte de le réduire en poudre, car ce n'est point se convertir à Dieu de tout son coeur, que de le faire sans l'avoir brisé. Et jusqu'à ce qu'on le retrouve dans cette Jérusalem dont toutes les parties sont dans une parfaite union entre elles, il nous sera toujours prescrit bien des choses : Or si nous péchons en un point de la loi, nous sommes coupables comme l'ayant violée tout entière (Jc 2,10). Le sage a dit : « L'esprit du Seigneur est multiple (Sg 7,22); » or comment suivre un esprit multiple si on ne se multiplie soi-même. Mais écoutez un homme que Dieu avait- trouvé selon son coeur. « Mon Dieu, mon coeur est préparé, dit-il, mon coeur est prêt (Ps 56,8). » Préparé à l'adversité, préparé pour la prospérité : prêt pour les grandes choses, prêt pour les humbles, il est prêt à tout ce que vous ordonnerez. Voulez-vous faire de moi un pasteur de brebis? voulez-vous me placer à la tête des peuples? Mon coeur est tout prêt, Seigneur, mon coeur est préparé. Qui est comme David, disposé à sortir, ou à entrer, ou hier. à marcher à la volonté du Roi ? Il disait encore, en parlant des pécheurs : « Leur coeur s'est épaissi comme le lait, mais pour moi je me suis appliqué à la méditation de votre loi (Ps 118,70). » La dureté du coeur, l'obstination de l'esprit ne viennent que de ce que nous méditons notre propre volonté, au lieu de méditer la loi de Dieu.

3018 6. Eh bien, mes chers amis, déchirons donc nos coeurs, et conservons nos vêtements intacts. C'est un bon vêtement que la charité, un excellent vêtement que l'obéissance. Heureux ceux qui la conservent avec soin, pour ne point aller nus. D'ailleurs, «bienheureux ceux dont les péchés sont couverts (Ps 31,5) ; » or, « La charité couvre une multitude de péchés (Jc 20). » Oui, déchirons nos coeurs, selon ce qui est dit, pour conserver entiers ces vêtements-là, comme a été conservée intacte la robe du Sauveur. Non-seulement se déchirer le coeur est un moyen de conserver sa robe entière, mais c'est même la manière d'en faire une robe traînante, et de couleurs variées, telle que celle que le Patriarche Jacob a donnée au fils qu'il aimait plus que tous ses autres enfants (Gn 37,3). C'est en effet le moyen de persévérer dans les vertus et de donner à la vie entière de belles et harmonieuses couleurs. C'est de ce déchirement du coeur que vient la beauté de celle qui est la fille du Roi, au milieu des franges d'or et des divers vêtements dont elle est environnée (Ps 44,15). Cependant on peut encore entendre d'une autre manière ce déchirement du coeur, en ce sens que s'il est mauvais, il faut, en le déchirant, l'ouvrir à la componction et, s'il est dur, l'ouvrir à la compassion. En effet, n'ouvre-t-on point un ulcère pour livrer passage à l'humeur corrompue qu'il renferme ? Pourquoi donc ne déchirerait-on point le coeur pour qu'il se répande par les entrailles de la charité ? il est doublement boit qu'il soit ainsi déchiré, pour que le virus du péché ne demeure point enfermé et caché dans le coeur, et pour que nous ne fermions point les entrailles de la miséricorde à notre prochain dans le besoin, afin que nous puissions, nous aussi, obtenir miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est Dieu et béni par-dessus tout, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.






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TROISIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Du jeûne quadragésimal.

1. Mes bien-aimés, je vous prie d'observer avec toute la dévotion possible, le jeûne quadragésimal, non-seulement à cause de l'abstinence qui nous y est prescrite, mais aussi et bien plus encore, pour le mystère caché sous ce jeûne. Si nous avons jeûné le reste de l'année avec piété, pendant ce saint temps, nous devons le faire avec bien plus de piété encore. Si donc il y a quelque chose de plus rigoureux dans ce jeûne que dans les autres, n'est-il pas tout à fait indigne de vous de vous plaindre d'observances que l'Église entière pratique avec nous ? Jusqu'à ce jour, nous jeûnons seuls jusqu'à none, maintenant tout le monde, princes et rois, clercs et laïcs, nobles et roturiers, pauvres et riches, enfin tout le monde jeûnera avec nous jusqu'à vêpres. Je ne vous le rappelle, mes frères, que dans la crainte qu'il ne s'en trouve parmi vous qui n'observent pas avec assez de dévotion, le jeûne qui commence, découragés, en esprit, au souvenir des difficultés qu'ils ont éprouvées à pratiquer le premier jeûne. En effet, votre ennemi fait tout ce qu'il peut pour amoindrir notre holocauste, le priver du mérite de la piété, le rendre moins agréable à Dieu, empêcher notre âme de goûter les charmes de la joie spirituelle, et pour l'affaiblir, de même que l'indulgence affaiblira la loi du jeûne. Avertis de ses ruses, tenons-nous bien sur nos gardes contre lui. Puisque Dieu aime ceux qui lui donnent de bon coeur, et que notre âme, dans ces dispositions, s'ouvre davantage à l'espérance, ayons sous les yeux l'exemple de l'Église entière, afin de nous exciter à observer le jeûne avec le plus de dévotion possible.

2. Mais qu'ai-je besoin de vous parler de ceux qui partagent nos jeûnes? N'avons-nous point en matière de jeûne des modèles, que dis-je, des instituteurs excellents? Avec quelle dévotion devons-nous observer le jeûne qui nous vient, comme un héritage, de Moïse même, le saint à qui il fut donné, par une prérogative refusée aux autres prophètes, de s'entretenir avec Dieu face à face? Avec quelle ferveur ne devons-nous point le pratiquer, quand il nous est recommandé par Elie, le prophète qui a été enlevé au ciel dans un char de feu? Que de milliers d'hommes, depuis lors, ont succombé sous les coups de la mort, dont la loi est générale, et lui, protégé par la main de Dieu même, a échappé jusqu'à présent à ses atteintes. Mais si le jeûne est grand à nos yeux à cause de Moïse et d'Élie, qui sont grands il est vrai, mais qui néanmoins sont nos compagnons d'esclavage, combien plus doit-il l'être, en pensant qu'il nous est recommandé par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a jeûné lui-même aussi, pendant quarante jours et quarante nuits ! Quel est, je ne dis pas le moine, mais simplement le chrétien qui fera difficulté de pratiquer le jeûne dont le Christ lui a donné l'exemple. Après tout, nous devons imiter son jeûne avec d'autant plus de piété, mes frères bien-aimés, qu'il est plus certain que c'est pour nous, non pour lui, qu'il a lui-même jeûné.

3020 3. Jeûnons donc, mes très-chers frères, jeûnons avec piété pendant ce saint temps de carême, comme des hommes qui n'ignorent pas que leur quadragésime se compose de plus de quarante jours, attendu que, pour nous, elle dure tout le temps de cette malheureuse vie, pendant laquelle, avec le secours de la grâce de Dieu, qui nous est assurée par les quatre évangiles, nous devons pratiquer les dix commandements de Dieu. Ceux qui,croient que ces quelques jours suffisent pour faire pénitence, se trompent étrangement, attendu qu'il est certain que la vie entière n'est donnée que pour cela. En effet, le Prophète a dit : « Cherchez le Seigneur , » non-seulement pendant quarante jours, (mais pendant tout le temps qu'on peut le trouver et invoquez-le pendant qu'il est tout près de vous (Is 55,6).» Certainement ce ne sera plus le moment de l'invoquer, alors qu'il ne sera plus près de personne, et que pour les uns il sera présent, et pour les autres, infiniment éloigné. Mais ces mots mêmes, il est auprès de vous, indiquent, assez clairement que nous ne le possédons point encore; néanmoins on peut aisément le trouver et l'avoir. Qui est celui qui vous semble avoir été le plus prochain de cet homme qui est tombé dans les mains des voleurs (Lc 10,36)? N'est-ce pas celui qui a eu pitié de lui? Ainsi; puisque pendant tout ce temps de miséricorde, le Seigneur est tout proche, cherchez-le, mes très-chers frères, pendant qu'on peut le trouver, et invoquez-le tandis qu'il est tout, près de vous.

4. C'est donc avec la plus grande ferveur que pendant la présente quarantaine, nous devons rechercher celui qui en fait la meilleure partie, et qui est le mystère figuré par ce saint temps. En conséquence, si notre zèle s'est un peu ralenti pendant le reste de l'année, il est à propos qu'il se ranime dans la ferveur de notre esprit. Si nous n'avons péché due par la bouche, que la bouche seule observe le jeûne, mais si tous les autres membres de notre corps ont péché aussi, pourquoi ne jeûneraient-ils point comme elle? Que notre oeil jeûne donc, puisqu'il a porté le ravage dans notre âme : que notre oreille jeûne également, que notre langue, que nos mains, que notre âme elle-même jeûne aussi. Les yeux jeûneront en se privant de tout regard de curiosité et de pétulance, et expieront, en demeurant humblement baissés, tout le mal qu'ils ont fait en se portant librement partout. Les oreilles que le mal chatouille, se sèvreront de fables, de nouvelles, de tout entretien oiseux et de tout ce qui n'a point rapport au salut. La langue se privera de détraction et de murmure, de paroles inutiles, vaines ou bouffonnes, elle se privera également quelquefois, à cause de l'importance de la loi du silence, des choses mêmes qu'il semblerait nécessaire de dire. La main s'interdira non-seulement tout signe inutile, mais toute couvre qu'il ne lui est point prescrit de faire. Quant à l'âme, son jeûne, à elle, sera surtout de renoncer à ses vices et à sa volonté propre. Puisque sans ce jeûne tout le reste est rejeté de Dieu, « attendu, dit le Prophète, que votre volonté se trouve au jour de votre jeûne comme elle est les autres jours (Is 58,3). »



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QUATRIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Du jeûne et de la prière.

1. Puisque l'époque du jeûne quadragésimal, que j'engage vos charités à pratiquer avec dévotion, est arrivée, je crois bon de vous exposer comment il faut jeûner, et les fruits qu'on doit retirer du jeûne. En premier lieu, en nous privant de l'usage des choses même permises nous méritons le pardon des choses défendues que nous avons faites auparavant. Or, qu'est-ce à dire, nous obtenons le pardon du mal que nous avons fait, sinon que, par un jeûne de courte durée, nous rachetons des jeûnes éternels? En effet, nous avons mérité l'enfer, or, il n'y a là ni aliment, ni consolation, ni fin. Le mauvais riche y demande une goutte d'eau, et ne peut l'obtenir (Lc 16,94). Il est donc une chose bonne et salutaire que le jeûne, puisque par là on se rachète de jeûnes et de supplices éternels, en même temps qu'on se purifie de ses péchés. Non-seulement le jeûne efface nos péchés, mais il déracine nos vices, nons-seulement il nous fait obtenir notre pardon, mais il nous fait acquérir des grâces; non-seulement, dis-je, il nous purifie de nos péchés passés, mais encore il éloigne ceux que nous pourrions commettre encore.

2. Je vais plus loin, et j'avance une chose que vous avez bien souvent éprouvée vous-mêmes, si je ne me trompe; c'est que le jeûne nous fait prier avec plus de piété et de confiance. Aussi, voyez comme le jeûne et la prière vont bien ensemble, c'est, pour parler avec l'Écriture, « Comme deux frères dont l'un vient en aidé à l'autre et qui se consolent mutuellement (Pr 18,19). » La prière obtient la force de jeûner, et le jeûne mérite la grâce de prier. Le jeûne fortifie la prière, et la prière sanctifie le jeûne, en même temps qu'elle l'offre à Dieu. A quoi nous servirait, en effet, notre jeûne, s'il restait sur la terre ? Dieu nous préserve qu'il en soit ainsi ! qu'il s'élève donc de terre sur l'aile de la prière. Mais ce n'est point assez d'une aile, il faut lui en donner une seconde. L'Écriture a dit : « La prière du juste pénètre les cieux (Qo 35,20). » Que notre jeûne, s'il veut s'élever sans peine vers les cieux, s'appuie sur les deux ailes de la prière et de la justice. Or, qu'est-ce que la justice, sinon une vertu qui consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient. Cessez donc de ne faire attention qu'à Dieu. Vous avez des devoirs à remplir envers vos supérieurs et envers vos frères, et Dieu ne veut pas que vous ne teniez que peu de compte de ceux qu'il estime beaucoup lui-même. Ce n'est pas sans raison crue l'Apôtre a dit : «Ayez soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes (Rm 12,1-7). » Peut-être vous diriez-vous j'ai fait assez, si Dieu est content de ce que je fais, qu'ai-je à me mettre en peine de ce que pensent les hommes? Or, soyez bien certains qu'il ne saurait avoir pour agréable tout ce que vous ferez au scandale de ses enfants, et contre la volonté de celui à qui vous deviez obéir comme à son représentant. Le Prophète a dit : « Ordonnez un jeûne saint, et convoquez une assemblée (Jl 2,15). » Or, que veulent dire ces mots: convoquez une assemblée ? N'est-ce point : conservez l'union, chérissez la paix, et aimez vos frères. L'orgueilleux Pharisien observait bien le jeûne, il faisait un jeûne saint, il jeûnait même deux fois la semaine, et rendait grâces à Dieu : mais il ne convoquait point d'assemblée, car il disait au contraire : « de ne suis point Comme je reste des hommes (Lc 18,11). » Aussi, son jeûne, ne s'appuyant que sur une aile, ne put monter jusqu'aux cieux. Pour. Vous, mes frères, lavez donc vos mains dans le sang du pécheur.; et ayez bien soin que votre jeûne ait ses deux ailes, je veux dire la pureté et la paix, sans quoi nul ne saurait voir Dieu. «Sanctifiez votre jeûne, » si vous voulez que la pureté d'intention et une prière pieuse le portent aux pieds de la majesté de Dieu. «Convoquez une assemblée, » c'est-à-dire qu'il soit favorable à l'union. « Louez Dieu avec le tambour et la flûte (Ps 150,4) » c'est-à-dire que la mortification de la chair et la concorde marchent de front.

3022 3. Puisque j'ai dit quelques mots du jeûne et de la justice, il convient que je vous parle un peu aussi de la prière. Or, plus la prière peut être efficace, si elle est faite comme il faut; plus aussi l'ennemi du salut est habile à en paralyser les effets. En effet, il arrive souvent que l'efficacité de la prière est détruite par la pusillanimité de l'esprit, et par une crainte excessive. C'est ce qui a lieu quand on est tellement préoccupé de sa propre indignité, qu'on ne peut tourner les yeux vers la bonté de Dieu. « En effet, l'abîme appelle l'abîme Ps. 41,8). » Un abîme de fange appelle un abîme de ténèbres; mais un abîme de miséricorde appelle un abîme de misère. Le coeur de l'homme est lui-même un abîme, et un abîme insondable. Mais si mon iniquité est grande, votre charité, ô mon Dieu, l'est bien davantage. Aussi, quand, se repliant sur elle-même, mon âme se sent troublée, pour moi je me rappelle la multitude de vos miséricordes, et je respire à ce souvenir, et lorsque je descends au fond de mes impuissantes (a) je ne veux me rappeler que votre justice.

a On remarque ici une différence de version entre les éditions et les manuscrits des rouvres de saint Bernard : ainsi, au lieu de « je descends au fond de mes impuissantes, etc., » Horstius a lu : « je descends au fond de tes impuissantes, etc. » Mais le sens de ce sage nous a fait préférer la première leçon qui rapporte ces impuissantes à la faiblesse l'âme.

3023 4. Mais de même, que c'est un danger pour la prière d'être trop défiante, ainsi eu est-ce un non moindre, peut-être même plus grand, d'être trop confiante. Écoutez ce que le Seigneur dit à son Prophète, au sujet de ceux qui prient avec cet excès de confiance. « Criez sans cesse, et faites retentir votre voix comme une trompette (Is 58,1), etc.» « Comme une trompette, » dit-il, parce que ceux qui prient avec un excès de confiance, doivent être repris avec une grande véhémence. En effet, il n'y a que ceux qui ne se sont point encore trouvés eux-mêmes, qui me cherchent. Ce que je dis là ce n'est point pour ôter aux pécheurs la confiance de la prière, mais je veux qu'ils prient comme un peuple qui a commis l'iniquité, non pas comme un peuple dont toutes les oeuvres sont justes. Qu'ils prient pour obtenir le pardon de leurs péchés, avec un coeur contrit et humilié comme ce Publicain qui s'écriait : « Seigneur ayez pitié de moi pauvre pécheur (Lc 18,13).» Or pour moi, il y a excès de confiance lorsque, avec une conscience où règne encore le péché, où le vice domine, on a de grandes et orgueilleuses pensées de soi et peu d'inquiétude de l'état dangereux de son âme. Le troisième défaut de la prière est la tiédeur, c'est lorsqu'elle ne procède pas d'une vive affection. La prière trop défiante ne peut pénétrer le ciel, parce qu'une crainte excessive paralyse l'âme, en sorte que sa, prière, non-seulement ne peut monter aux cieux, mais ne peut même sortir de ses lèvres. La prière tiède monte, mais avec langueur et avec défaillance, parce qu'elle manque de vigueur. Quant à la prière trop confiante, elle ne monte que pour tomber; elle trouve de la résistance au ciel, non-seulement elle n'obtient point grâce, mais même elle offense Dieu; au contraire, une prière pleine de foi, d'humilité et de ferveur ne saurait manquer de pénétrer le ciel, d'où elle ne peut descendre les mains vides.


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CINQUIEME SERMON POUR LE CARÊME. Il y a trois sortes de prières.

1. La charité que je ressens pour vous, mes frères, me presse de vous adresser la parole, cédant à ses instances, je le ferais même plus souvent si je n'en étais empêché par mes nombreuses occupations. Il n'y a pas lieu de s'étonner que je sois plein de sollicitude pour vous, quand, je trouve en moi-même une si ample matière à sollicitude, et tant de motifs d'inquiétude. En effet, quand je songe à ma propre misère, et aux périls de toute sorte qui m'assiègent, il n'est pas douteux que mon âme tremble pour elle-même. Or ma sollicitude pour chacun de vous n'est pas moindre que celle que je ressens pour moi, puisque je ne vous aime pas moins que je ne m'aime moi-même. Celui qui lit au fond des coeurs voit combien mon âme est même plus remplie de sollicitude pour vous, qu'elle ne l'est pour elle. Ne vous étonnez point, mes frères, si je suis rempli de crainte et de sollicitude pour vous, quand je vous vois plongés dans une telle misère et entourés de si grands périls. En effet, comme on ne le voit que trop clairement, nous portons avec nous un piège, partout nous avons avec nous notre ennemi, je veux parler de ce corps qui est né, et qui a grandi dans le péché; de cette chair, dis-je, qui a été profondément corrompue à sa naissance, et qui se trouve bien plus viciée encore par ses mauvaises habitudes. Voilà d'où vient que la chair est en lutte si violente contre l'esprit, murmure sans cesse, supporte impatiemment le joug de la discipline, souffle à l'esprit des désirs mauvais, se révolte contre la raison même, et se montre inaccessible à toute crainte.

2. Ajoutez à cela que le rusé serpent, qui n'a d'autre désir, d'autre velu, d'autre ambition que de répandre le sang des âmes, s'entend avec la chair, lui vient en aide, et s'en sert même pour nous attaquer. Sa grande affaire est de trouver le mal, d'allumer les désirs de la chair, de souffler, si je puis parler ainsi, le feu naturel de la concupiscence par ses suggestions empoisonnées, et d’enflammer les mouvements mauvais ; il ne cesse de préparer les occasions de pécher et de tenter le coeur des hommes par mille artifices mauvais. Il sait nous lier les mains avec nos propres cordes, et, comme on dit, se servir des verges que nous lui donnons, pour nous fouetter, en sorte que par lui la chair qui a été donnée à notre âme pour l'aider, ne contribue qu'à notre ruine et devient pour nous un danger.

3025 3. Mais à quoi bon montrer le mal si on ne peut apporter ni consolation ni remède ? Sans doute le péril est grand, grande aussi est la lutte que nous avons à soutenir contre l'ennemi domestique, d'autant plus qu'ici-bas, il est dans sa patrie et nous nous sommes des étrangers ; il habite dans son pays d'origine, et nous, nous ne sommes que des voyageurs qui passent, des exilés. La lutte est aussi grande et dangereuse, attendu que c'est contre les ruses et les stratagèmes du démon que nous avons à livrer de fréquents, que dis-je, de continuels combats; c'est un ennemi que nous ne pouvons pas même apercevoir, dont la nature subtile et la longue expérience de la malice ne favorisent que trop les ruses. Pourtant il ne dépend que de nous de n'être point vaincus si nous ne voulons l'être, car aucun de nous, dans cette lutte, n'a le dessous qu'il ne le veuille. « Ton appétit est en ton pouvoir, ô homme, est il dit, et tu peux le maîtriser (Gn 4,7). » L'ennemi peut exciter en toi le mouvement de la tentation, mais il ne dépend que de toi de donner ou de refuser ton consentement, bien plus, il ne dépend que de toi d'asservir si bien ton ennemi, que tout, pour toi, coopère au bien. Voici par exemple que ton ennemi allume en toile désir de la bonne chère , te suggère des pensées d'orgueil ou d'impatience, excite les mouvements de la concupiscence; refuse seulement ton consentement, et toutes les fois que tu le refuseras, tu acquerras une couronne.

4. Toutefois, on ne peut nier que toutes ces épreuves ne soient pénibles et même dangereuses ; mais pourtant, au plus fort même de la lutte, si nous résistons courageusement, nous sentons dans l'âme la pieuse tranquillité qui vient d'une bonne conscience. Je crois aussi que si nous avons hâte de chasser de notre esprit toutes ces pensées, dès que nous remarquons leur présence, notre âme s'élève contre elles avec une force toute particulière, et l'ennemi, couvert de confusion, se retire loin de nous, et n'est pas disposé à se représenter de sitôt. Mais qui sommes-nous et qu'est notre force pour résister à de pareilles tentations? Voilà précisément ce que cherchait Dieu, voilà où il voulait nous mener, afin que, voyant notre faiblesse, et persuadés que nous n'avons de secours qu'en lui, nous recourrions à sa miséricorde en toute humilité. Aussi, vous prié-je, mes frères, de tenir toujours à votre portée le sûr refuge de la prière, dont je me souviens de vous avoir dit quelques mots il y a peu de temps, en finissant un sermon.

3026 5. Mais quand je vous parle de la prière, il nie semble entendre au fond de votre coeur, certaines réflexions inspirées par la sagesse humaine, que j'ai moi-même entendues, plusieurs fois dans le mien. A quoi; tient-il, en effet, que, rie cessant presque jamais de prier, il soit si rare que noirs recueillions quelques fruits de la prière. ? Il semble que nous nous retrouvons après avoir prié, ce que nous étions auparavant. Personne ne nous répond ,un mot, personne ne nous accorde rien, il semble vraiment que c'est en pure perte que nous prenons la peine de prier. Mais qu'est-ce que le Seigneur nous dit dans son Évangile? « Ne jugez point selon l'apparence, mais jugez selon la justice (Jn 7,24). » Or qu'est-ce que juger selon la justice, si ce n'est juger selon la foi? puisque le juste vit de la foi (Ha 2,4). Rapportez-vous-en donc au jugement de la foi, non à ce que vous éprouvez, puisque la foi ne trompe point et que l'expérience nous induit en erreur. Or où trouver, la vérité de la foi, sinon dans les promesses du Fils de Dieu lui-même qui nous dit : « Tout ce que vous demanderez dans la prière, croyez que vous le recevrez, et qu'il vous sera fait selon que vous le désirerez, (Mt 21,22). » Par conséquent, qu'aucun de vous , mes frères, ne regarde sa prière comme étant de peu do valeur, attendu que celui que nous prions, je puis vous l'affirmer, est loin d'en faire peu de cas. Elle n'est pas encore tombée de nos lèvres, que déjà il l'a fait inscrire dans son livre, et nous pouvons être assurés d'une chose, c'est que s'il ne nous accorde pas ce que nous lui demandons, il nous donnera certainement quelque chose qu'il sait devoir nous être plus utile. Car nous ne savons point ce qu'il faut que nous demandions dans nos prières. Mais il aura pitié de notre ignorance, et, recevant notre prière avec bienveillance, s'il ne nous accorde point ce qui ne peut nous être d'aucun bien, ou ce dont nous n'avons point encore besoin, notre prière n'est point stérile pour cela.

6. Non, elle ne le sera, point, surtout si noirs faisons ce qui, nous est recommandé parle Psalmiste, c'est-à-dire si nous mettons nos délices dans le Seigneur. En effet,, David, le saint roi, nous dit : « Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur demande (Ps 36,4). » Mais que nous engagez-vous à faire, ô prophète de Dieu , en nous disant de mettre nos délices dans le Seigneur, comme s'il ne dépendait que de nous de le faire? Nous savons bien ce que c'est que de mettre ses délices dans le boire et le manger, dans le sommeil, dans le repos et dans toutes les autre choses qui se trouvent sur la terre, vrais quelles délices Dieu peut-il nous offrir pour que noirs mettions nos délices en lui? Mes frères, des hommes du monde peuvent s'exprimer ainsi, mais vous, vous ne le pouvez point. En effet, quel est celui parmi vous qui n'ait point éprouvé par lui-même les délices d'une. bonne conscience? Qui de vous n'a pas ressenti les délices de la chasteté, de l'humilité et de la charité? Il n'y a rien là qui ressemble aux délices du boire et du manger, ou de tout autre plaisir semblable ; cependant il y a en cela de véritables délices bien plus grandes même que ces dernières; ce sont des délices qui ont quelque chose de divin, rien de charnel, et lorsque nous mettons nos délices dans ces choses-là, c'est en Dieu que nous les mettons.


3027 Mais peut-être y a-t-il bien des personnes qui se plaignent qu'elles n'éprouvent que bien rarement ce goût plus délicieux et plus doux que le miel et le rayon du miel, parce qu'elles sont empêchées de le goûter par la tentation. Elles agissent avec bien plus de courage, si elles pratiquent la vertu de toutes leurs forces et de tout leur coeur, non point pour le plaisir qu'elles trouvent dans cette pratique, mais uniquement pour plaire à Dieu, et je ne doute point qu'elles ne suivent l'avis du Prophète qui a dit : « Mettez vos délices dans le Seigneur, » attendu qu'il n'a pas voulu parler du sentiment mais de la pratique. Le sentiment n'est, en effet, rien de plus qu'une jouissance, la pratique est une vertu. « Mettez donc vos délices dans le Seigneur, » c'est-à-dire tendez à cela, efforcez-vous de trouver vos délices en lui, « et le Seigneur alors exaucera les voeux de votre coeur, » c'est-à-dire, comme de juste, les voeux que la raison approuve. Il n'y a pas là motifs à vous plaindre, c'est plutôt une raison pour vous de témoigner votre reconnaissance de tout votre coeur, puisque tel est le soin que Dieu prend de vous, que toutes les fois que, sans le savoir, il vous arrive de demander quelque chose d'inutile, il ne vous exauce point, mais au contraire il vous accorde en échange quelque chose de meilleur. C'est ainsi qu'un père, selon la chair, quand son enfant lui demande du pain, s'empresse de lui en donner, mais s'il lui demande un couteau dont il ne croit pas qu'il ait besoin, il le lui refuse, et aime mieux lui couper lui-même son pain ou le lui faire couper par un de ses serviteurs, afin qu'il ne coure aucun danger et n'ait aucune peine.


3028 Quant aux voeux du coeur, je les crois de trois sortes ; hors de là je ne vois point ce qu'un élu peut demander de plus. Les deux premiers ont rapport aux choses de cette vie, ce sont les biens de l'âme et du corps le troisième a rapport au bonheur de la vie éternelle. Ne vous étonnes point si je vous dis qu'on doit demander à Dieu les biens du corps, car ces biens-là ne viennent que de Dieu, comme tous les biens spirituels. C'est donc à lui que nous devons demander et de lui que noirs devons attendre tout ce qui nous est nécessaire pour nous faire vivre à son service. Mais il faut demander plus souvent et avec plus de ferveur encore les biens spirituels, tels que la grâce de Dieu, et les vertus de l'âme : et ce que nous devons demander avec une entière piété et de toute l'ardeur de nos désirs, c'est surtout la vie éternelle, où le bonheur de l'âme sera comble et parfait.


3029 Mais dans ces trois voeux, pour que ce soient des eaux du coeur, trois choses sont nécessaires. Or dans le premier, peut se cacher le désir de choses superflues, dans, le second, quelque souhait impur, et dans le troisième, quelque sentiment d'orgueil. En effet, il n'est pas rare qu'on demande les choses temporelles pour satisfaire la volupté, et les vertus par Tine pensée d'ostentation ; enfin, il y en a qui désirent la vie éternelle, non pas dans un sentiment d'humilité, mais en se fondant sur la pensée, de leurs propres mérites. Je ne dis point que la grâce qu'on a reçue ne doit point nous donner confiance en la prière, mais je , dis, que personne ne doit fonder sur elle la pensée qu'il sera exaucé. Ces premiers dons doivent contribuer seulement à nous en faire attendre de plus grands encore de celui qui, clans sa miséricorde, nous les a accordés. En conséquence bornons nos prières pour les choses temporelles aux seules nécessaires. Quant aux biens de l'âme., que notre prière soit faites: dans une grande pureté d'intention, et se soumette en toutes choses au, bon plaisir de Dieu; enfin due nos voeux, pour obtenir 1a vie éternelle, soient pleins d'humilité et ne se fondent, comme de juste, que sur la miséricorde de Dieu.




Bernard sermons 3015