Bernard sermons 702

DEUXIÈME SERMON. De l'obéissance, de la patience, et de la sagesse ou de l'obligation de nous connaître nous-mêmes , c'est-à-dire de nous connaître en tant qu'hommes.

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1. Je vous en prie, mes frères, au nom de notre salut commun, saisissez aveu empressement l'occasion qui vous est offerte d'opérer votre salut. Je vous en conjure au nom de la miséricorde, pour laquelle vous avez tant fait, afin d'être dans le cas qu'il vous fût fait miséricorde, faites maintenant ce pour quoi vous êtes venus, eu pour quoi vous ires montés des fleuves de Babylone. «Nousnous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone, a dit le Prophète, et là nous avons pleuré au souvenir de Sion (
Ps 131,1).» Ici vous n'avez à vous occuper du soin d'élever dus enfants, ni de plaire à vos épouses, ni des marchés et du négoce, ni même du vivre et du vêtement: la malice du jour et la sollicitude de la vie, en grande partie, ne sont point faites pour sous; car Dieu vous a cachés dans l'endroit le plus secret de son tabernacle. Aussi, mes bien chers frères, «Soyez dans un saisit repos, et considérez que c'est lui qui est Dieu (Ps 45,11).» Mais pour est arriver la il vous faut auparavant faire eu sorte de voir qui vous êtes, selon ce mot du Prophète: «Que les hommes sachent bien qu'ils bonhommes (Ps 9,21).» C'est à cette double considération que doit être consacrée votre vocation, selon cette prière d'un saint: Mon Dieu, faites que je vous connaisse et que je nie connaisse. Or, comment peut se connaître un homme qui a peur du travail et de la douleur? Et comment peut savoir qu'il est homme celui qui n'est point préparé à ce pourquoi l'homme est né? Or, il est dit: «L'homme naît pour le travail (Jb 5,7).» Quant à la douleur, il n'y a que celui qui n'est pas né dans la douleur qui puisse douter qu'il soit né pour la douleur; mais les cris de la mère qui enfante, indiquent la douleur, en même temps que les pleurs et les vagissements de celui qu'elle enfante, indiquent le travail. Le Prophète a dit: «Vous considérez, Seigneur, le travail et la douleur (Ps 9,37).» Le travail dans l'action et la douleur dans la souffrance. Aussi quelqu'un qui savait qu'il était homme se déclarait-il, avec humilité, prêt à l'un et à l'autre à la fois. «Mon coeur est prêt, Seigneur, dit-il, mon coeur est prêt (Ps 56,8).» Et, pour montrer plus clairement encore cette double préparation, il dit, en parlant de l'action: «Je suis prêt et ne suis point troublé, je suis tout prêt à garder vos commandements (Ps 118,60);» et, en parlant de la souffrance: «Je suis préparé à souffrir les châtiments, et ma douleur est continuellement présente à mes yeux (Ps 37,18).»

2. Il n'est personne qui puisse se vanter d'échapper à cette double étreinte dans cette misérable vie; il n'y a pas un seul enfant d'Adam qui vive sans travail, pas un sans douleur. Si on y échappe une fois, c'est pour y retomber plus lourdement une autre fois. Le Prophète a dit: Ils ne participent point aux travaux des hommes, et ils n'éprouveront point les fléaux auxquels les autres hommes sont exposés (Ps 72,5):» il ne faut pas croire pour cela qu'ils sont toujours exempts de travail et de peine, car «c'est ce qui les rend superbes,» continue le Prophète; or, ce n'est pas un petit travail, et «ils se couvrent de leurs crimes et de leurs impiétés,» qui sont de redoutables fléaux, s'il est vrai, comme le Seigneur nous en donne l'assurance, qu'il n'y a pas de joie pour les impies (Is 56,21). S'ils ne ressentent plus ni l'anxiété du travail, ni les coups des fléaux, leur insensibilité mérite est une preuve de l'excès de leurs souffrances: Le pauvre sue dans son travail corporel, mais le riche a-t-il moins de fatigue dans les travaux de l'esprit? Ils ouvrent la bouche, l'un pour bailler de faim, l'autre de satiété, mais ce dernier bien souvent ne souffre pas moins que le pauvre. Enfin, les démons eux-mêmes , non pas seulement les hommes , font et souffrent, bon gré, malgré, ce que la divine Providence leur a ménagé.

3. D'ailleurs ce qu'on nous recommande ce n'est pas l'obéissance des lépreux, ni la patience du chien, voilà pourquoi nous ne demandons point simplement que la volonté du Seigneur se fasse, il est évident, en effet, qu'elle s'accomplit en toutes choses, et par toutes choses, car qui est-ce qui résiste à sa volonté? Mais nous demandons qu'elle se fasse «sur la terre comme dans les cieux (Mt 1,19).» Il ne me semble pas moins nécessaire, après les deux prières par lesquelles nous demandons à notre Père, qui est dans les cieux, que son nom soit sanctifié, et que son règne arrive, d'ajouter encore celle-ci: que votre volonté soit faite, et que le tout soit «sur la terre comme dans les cieux.» Après tout, en quel lieu son nom n'est-il pas sanctifié.? En quel endroit son règne n'est-il point arrivé? puisque, au seul nom de Jésus, tout genou fléchit dans le ciel, sur la terre, et dans les enfers (Ph 2,10) 2» Je vous connais, dit l'esprit malin lui-même, je sais que vous êtes le Fils de Dieu (Mc 1,24). Mais ce nom est sanctifié d'une manière bien autre et bien différente dans les cieux, où il est salué par ces cris d'une joie inénarrable: «Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées (Is 6,3).» De même non-seulement il règne sur la terre, mais il règne encore dans les enfers, car il a le pouvoir de la vie et de la mort. Mais son royaume n'est pas du tout le même dans ceux qui le servent malgré eux, et dans ceux qui le servent de bon coeur.

4. L'obéissance est une bonne nourriture, car le Seigneur lui-même nous a dit: «Ma nourriture à moi, c'est de faire la volonté de mon Père (Jn 4,34).» Le Prophète a dit aussi: «Vous mangerez des travaux de vos mains; vous êtes heureux, et tout vous réussira (Ps 122,2).» C'est également une excellente nourriture que la patience du pauvre, qui ne périra jamais, que le pain des larmes, le pain de la douleur. Mais à l'une et à l'autre il faut un assaisonnement, sans lequel elles sont fades et ne peuvent redonner des forces, sans lequel même elles ne sauraient donner que la mort à ceux qui les prennent. Oui, mes frères, ces deux nourritures sont fort dures, et si on n'y mêle un condiment qui en relève le goût elles font un, plat qui ne peut donner que la mort. Or quel condiment plus savoureux que celui de la sagesse? C'est le vrai bois de vie de Moïse, qui rend douces les eaux amères de Marath (Ex 15,4); c'est la petite mesure de farine d'Élisée qui rend douce la bouillie des Prophètes (2R 4,4); c'est le feu que Dieu a ordonné d'entretenir à perpétuité sur l'autel (Lv 6,12), c'est l'huile dont le manque fut cause que la porte de la salle des noces fut fermée aux vierges folles (Mt 25,12); c'est le sel qui ne doit jamais manquer au sacrifice, selon les prescriptions de la loi (Lv 2,13). Voilà pourquoi nous appelons insipides les gens qui manquent de sagesse, pourquoi aussi le Seigneur veut que nous ayons du sel (Mc 9,49), pourquoi enfin l'Apôtre nous recommande d'avoir une conversation assaisonnée du sel de la sagesse (Col 4,6).

5. Toutefois, il me semble que la sagesse que je veux ajouter en troisième à l'obéissance et à la patience peut se diviser en trois, en sorte que notre assaisonnement se composerait en quelque sorte lui-même de trois herbes différentes. En effet, il faut de la justice dans l'intention, de la gaieté dans l'action, de l'humilité dans les pensées intimes. Notre obéissance ou notre patience seraient insipides et fades, en quelque sorte, au palais de Dieu, s'il n'était lui-même la cause de tout ce que nous faisons ou souffrons, attendu que tout ce que nous faisons c'est pour la gloire de Dieu que nous devons le faire, et que nous sommes heureux, lion point si nous souffrons quelque chose, mais si nous le souffrons pour la justice. Il faut éviter aussi la faiblesse d'âme et la tristesse dans tout ce que nous avons à faire ou à souffrir, attendu que «Dieu aime celui qui donne avec gaieté (2Co 9,7).» Enfin, la gaieté et la dévotion de la volonté, on le sait, a spécialement rapport à cette préparation dont je vous ai parlé précédemment. Mais ce qu'il faut éviter plus que tout, c'est l'orgueil; car quiconque a des pensées orgueilleuses, ce qu'il fait et ce qu'il souffre ne sort qu'à la vanité, or, je ne sache pas de goût plus désagréable, ou plus contraire que celui-1à à la Vérité. Voyez-vous comme; il est important à l'homme de savoir qu'il est homme, pour être prêt à obéir au commandement de Dieu, et à souffrir ses fléaux; et aussi, puisqu'il ne petit ici bas éviter entièrement ni le travail, ni la douleur, pour s'appliquer désormais à supporter l'un et l'autre, de telle sorte qu'ils se changent pour lui en une nourriture salutaire? En effet, il est dit . «Mieux vaut l'obéissance que les victimes (1S 15,22),» et ailleurs, «L'homme patient vaut mieux que l'homme fort (Pr 16,32).» C'est la désobéissance qui a causé la mort dans le monde. L'expérience est là pour nous tous, car tous nous ne sommes sujets à la mort qu'à cause d'elle. Quant à l'impatience, elle est la perte de l'âme, selon ce mot du Seigneur: «C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes (Lc 21,19).» Il en est de même de la sagesse dont je vous ai parlé, elle n'est pas moins nécessaire que les deux autres an salut, car ce n'est pas seulement par leur désobéissance, ou par leur impatience, que ceux à qui l'obéissance ou la patience a fait défaut ont péri, niais c'est aussi par leur folie, que ceux qui n'ont point eu de sagesse se sont perdus.

6. Or, tout cela, mes frères, c'est afin que les hommes sachent bien qu'ils sont hommes et destinés à agir et à souffrir. Il fut un temps où l'homme était dans l'action et la méditation, agissant sans souffrir, et méditant sans travail, c'était quand il se trouvait placé dans le paradis pour y travailler et le garder. Après cela, s'il ne fût point tombé de cet. état, il devait un jour en être tiré, pour ne plus se livrer enfin avec bonheur qu'à la contemplation, de même que, du rang inférieur où il se trouve maintenant, il doit tomber plus bas encore, s'il ne fait pas tous ses efforts pour se relever; mais alors il n'y aurait plus pour lui que la souffrance, attendu que dans l'enfer il n'aurait plus ni à agir, ni à raisonner, mais à souffrir. Il était heureux lorsque son corps n'appesantissait point son âme, et rie la corrompait pas non plus, mais il eût été bien plus heureux encore s'il en était arrivé à ce point, de n'avoir plus besoin d'agir, de percevoir plus complètement et plus parfaitement la sagesse, d'aimer gratuitement son corps, comme s'il n'avait en besoin de lui en quoi que ce fût. C'eût été le plus bel ordre, et ce le sera encore lorsqu'il s'établira. Il ne faut pas désespérer, en effet, de voir le temps où le corps pourra dire à l'âme comme l'âme dit à Dieu: «Vous n'avez pas besoin de mes biens (Ps 15,2); vous nie comblerez de joie par la vue de votre visage (Ps 15,11).» C'est alors que nous serons au sein de la plénitude et complètement rassasiés, c'est quand votre gloire aura apparu. Car, pour ce qui est de l'espérance que nous avons de voir notre corps se réformer et devenir semblable au corps glorieux du Seigneur, ce ne sera que le fruit d'une sorte de surabondance qui fera que nous nous réjouirons avec bonheur sinon uniquement dans sa propre glorification. «Votre femme, est-il dit, sera à côté de votre maison comme. une vigne, qui porte beaucoup de fruits (Ps 127,3).» Votre chair sera donc honorée, mais selon sa mesure, elle ne sera point placée au milieu de la maison, mais à côté, non en face de vous, mais à droite ou à gauche. «Vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes oliviers (Ps 51).» Ainsi les oeuvres ne vous manqueront pas non plus, mais ces oeuvres ce sont celles que vous faites maintenant, non pas des oeuvres qui vous aurez à faire alors, selon cette autre parole de l'Écriture: «Leurs oeuvres les suivront (Ap 14,13).» D'ailleurs, quoique nous félicitions le Seigneur et rendions grâces à Dieu. sur les choses que nous avons faites avec la grâce, nous ne leur donnerons pourtant point la première place, mais nous les mettrons autour de la table.

7. Quant à présent, nous trouvant dans la région des corps, nous sommes soumis aux corps, et depuis le jour où nos parents ont transgressé la loi du Seigneur, non-seulement c'est pour nous le temps d'agir, mais même c'est de celui souffrir, c'est pour nous tous le règne du travail et de la douleur. Sans doute, un morceau de pain d'orge est une nourriture bien dure à manger; mais après avoir offensé son roi, le soldat, chassé de son palais, sera peut-être forcé, si délicat qu'il soit, de se retirer auprès de son unique serviteur, et là de se tenir dans l'obscurité et d'accepter chez lui nue nourriture à laquelle il n'est pas accoutumé; d'échanger les délices de la table du roi contre les mets des paysans, et sa noble couche contre la paille de l'esclavage, selon ces paroles du Prophète des lamentations: «Ceux qui mangeaient dans la pourpre, on embrassé l'ordure et le fumier (Lm 4,5).» En parlant ainsi , le Prophète déplorait le sort surtout des nobles créatures qui, après avoir oublié leur condition première , ne voient même pas leur misère présente, non-seulement ne font pas , attention à ce qu'elles souffrent, mais encore en sont venues au point de regarder des maux presque extrêmes comme de grands biens. Voilà ce qui lui faisait dire, en parlant de lui-même: «Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge indignée du Seigneur (Lm 3,1).»

8. Connaissons, mes frères, et déplorons nos infortunes présentes. Que chacun de nous éclate en pieuses lamentations et dise: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24)?» Tâchons de nous dérober aussi quelquefois nous-mêmes, de nous soustraire, ne serait-ce qu'une heure, à ces fâcheuses occupations, de lancer nos âmes, et de décocher nos murs vers ce qui est leur bien d'autant plus doux qu'il est plus naturel. C'est là ce que signifient ces paroles: «Soyez dans un saint repos, et voyez que c'est moi qui suis Dieu (Ps 45,11).» Or, cette vue n'est pas une vue des veux, mais du cour, car le Seigneur a dit: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,8).» C'est donc le fait du coeur de voir Dieu, et il n'a besoin, pour cela, d'aucun instrument étranger. C'est le vrai pain de l'âme, dont le Prophète parlait, quand il s'écriait: «Mon coeur s'est desséché , parce que j'ai oublié de manger mon pain (Ps 101,5).» Certainement, quand nous disons: Il n'y a rien de plus facile que de dire, c'est par comparaison avec la difficulté de faire, attendu que la langue tourne bien plus facilement que la main, et, a plus tôt fait de dire un mot que la main de faire quelque chose. Mais penser est encore plus facile que parler et agir, attendu que, dans la pensée , c'est par sa propre bouche que l'âme parle, par ses propres yeux qu'elle voit, et par ses propres mains qu'elle agit, quoique elle se trouve quelquefois contrainte de travailler au milieu de ses gémissements et d'arroser sa couche de larmes de la componction. Cela vient de ce que notre vie s'est tellement approchée de l'enfer, qui est l'endroit de la souffrance, que nous ne pouvons plus agir, que dis-je? que nous ne pouvons même plus penser sans souffrance. En effet, notre action n'est-elle point passive (a) en quelque sorte, et n'y a-t-il pas un travail, une fatigue même dans l'acte de penser? Hélas, hélas! je suis la génisse d'Éphraïm qui s'est accoutumée à fouler le grain, à porter le joug, et à ne connaître plus le repos (Os 10,12)! Quand viendrai-je, et quand paraîtrai-je devant la face de mon Dieu (Ps 41,3)? Quand toutes ces choses cesseront-elles , quand viendra le temps où il n'y aura plus ni larmes, ni cri, ni douleur, ni travail? Quand donc mon âme s'enivrera-t-elle de l'abondance des biens de la maison de Dieu, et boira-t-elle au torrent qui coule sans fin des voluptés divines? Quand se sentira-t-elle absorbée tout entière dans la contemplation de la lumière si sereine de Dieu? O mes petits enfants, aspirons aux portiques du Seigneur , soupirons sans cesse vers eux. C'est là qu'est la patrie pour nous, aspirons-en du moins les senteurs, et saluons-là de loin. Ainsi soit-il.

a Dans un autre endroit, saint Bernard dit que le Christ est dans sa vie une action passive, et dans sa mort, une passion active. Voir le sermon pour le mercredi saint, n. 21.



TROISIÈME SERMON. Sur le cantique du roi Ézéchias: «Lorsque je ne suis encore qu'à la moitié de mes jours, etc.»

703 (Is 38,10)


1. Les hommes sanguinaires (a) et trompeurs ne diminueront point. leurs jours de moitié (Ps 54,24), mais ils persévéreront dans leur vieillesse jusqu'à la mort, et cela parce qu'ils ne craignent pas le Seigneur. Quant à l'homme qui est invité, par la crainte de Dieu, à la sagesse, à l'instant même il diminue ses jours de moitié, en s'écriant dans sa crainte: «Je m'en vais aux portes de l'enfer (Ps 38,10).» Mais lorsque la crainte de l'enfer a commencé à apaiser son ardeur au mal, il se met à chercher la consolation dans le bien, attendu qu'il faut que l'homme se console d'une manière ou d'une autre. La bonne consolation est celle qui repose sur l'espérance du salut éternel, où, par la grâce de Dieu, il retrouve la vie et la gaieté, loin du péché qui élevait un mur de séparation entre lui et Dieu. Lorsqu'il commence à faire des progrès dans la crainte de Dieu, comme c'est proprement ce qui s'appelle vivre avec piété en Jésus-Christ, il ne peut éviter, selon le témoignage même de la sainte Écriture, de souffrir la persécution (2Tm 3,12); en sorte que sa joie, récente encore, se change en tristesse, et la douleur du bien qu'il a à peine effleurée du bout des lèvres, s'il m'est permis

b L'auteur des Fleurs de saint Bernard rapporte ce passage dans son livre VIII. chapitre 33.

de parler ainsi, en amertume, et lui fait dire: «Ma harpe est devenue un instrument de deuil, et mes chants ne sont plus que des lamentations (Jb 30,31).» Il pleure donc plus amèrement la perte de cette douceur qu'il n'avait pleuré auparavant d'avoir goûté à la douceur du péché, et il demeure dans ces larmes jusqu'à ce que, par la grâce de Dieu, la consolation rentre dans son âme. A peine y est-elle revenue, qu'il reconnaît que la tentation qu'il a soufferte était une épreuve plutôt qu'une désolation. Or les épreuves tendent à nous instruire, non point à nous détruire, selon ce mot de l'Écriture: «Vous visitez l'homme au matin de sa vie, et aussitôt vous le mettez à l'épreuve (Jb 7,18).» Voilà ce qui fait que, connaissant le profit qu'il recueille de la tentation, bien loin de la fuir, il l'appelle de tous ses voeux, et s'écrie «Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (Ps 25,2).» Ces fréquentes alternatives de la grâce qui la visite, et de la tentation qui l'éprouve, font faire des progrès à l'âme; car en même temps que la visite de la grâce l'empêche de tomber dans le découragement, celle de la tentation ne lui permet pas de s'enorgueillir. A peine son oeil intérieur est-il purifié par un tel exercice, que la lumière sur laquelle elle aspire à fixer fidèlement ses regards, lui apparaît, mais accablé par le poids de son propre corps, elle retombe bon gré mal gré sur elle-même. Cependant, après avoir goûté, pendant quelque temps, combien le Seigneur est doux, elle en retient la saveur au palais de son coeur, lorsqu'elle est rentrée en elle-même, ce qui la fait soupirer, non plus après un de ses biens, mais après lui. C'est même' en cela que consiste la vraie charité qui ne cherche pas ses intérêts ainsi que les dispositions d'un fils qui n'aime que son père, et ne recherche point son propre avantage. La crainte ne saurait faire qu'un esclave qui ne songe qu'à ce qui lui est avantageux; et l'espérance, qu'un mercenaire, qui ne voit que le profit à faire.

2. Évidemment Ézéchias a passé par ces degrés, et il a voulu les faire connaître à ceux qui doivent y passer aussi, quand il s'est écrié: «A la moitié de mes jours, je m'en vais aux portes de l'enfer (Is 38,10).» C'est comme s'il avait dit: Le jour où, déposant l'image de l'homme terrestre, j'ai commencé à porter celle de l'homme céleste, je conçus dans la crainte, comme on dit, et je, m'écriai: «Je vais aux portes de l'enfer.» Mais la crainte n'était pas du désespoir en moi, «j'ai cherché le reste de mes années,» pour commencer enfin à vivre pour moi, après avoir vécu jusqu'alors contre moi. Or je les ai cherchées ces années auprès de celui qui a dit: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15,5).» En effet, sans lui je ne pouvais, je ne dis point venir à lui, mais pas même me retourner de son côté, car je ne suis qu'une vapeur qui passe, et ne sait revenir sur ses pas (Ps 77,39). «J'ai donc cherché le reste de mes années, et, après l'avoir trouvé, car celui qui excite à le chercher ne le refuse point à ceux qui le cherchent, aussitôt j'ai éprouvé la vérité de cette parole du Sage «Mon Fils, lorsque vous entrerez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et dans la crainte du Seigneur et préparez votre âme à la tentation (Si 2,1).» Aussi, quand je me sentais pressé par la tentation, et qu'il me semblait que je me trouvais comme circonvenu dans les espérances du salut que je venais de concevoir, je me suis écrié: «je ne verrai pas le Seigneur Dieu dans la terre des vivants,» comme j'avais eu la présomption de l'espérer aux jours de mon abondance; car «j'avais dit dans cette abondance je ne saurais jamais déchoir (Ps 29,7);» je ne faisais point réflexion que c'est par un pur effet de votre bonté, Seigneur, non pas par ma propre force, que vous m'aviez affermi dans l'état florissant où j'étais. Aussi «avez-vous détourné votre visage de moi, et je me suis trouvé tout rempli de trouble (Ps 29,9),» attendu que je ne dois plus voir le Seigneur Dieu, c'est-à-dire le Père, dans la terre des vivants. «Je ne verrai plus l'homme;» sans doute le Fils de Dieu dont il est dit: «Il est homme, qui l'a connu (Jr 17)?» «ni celui qui habite dans le repos,» c'est-à-dire le Saint-Esprit dont il est écrit. «Sur qui mon esprit se reposera-t-il, sinon sur l'humble et le paisible (Is 66,2)?»

3. Il ajoute après cela: «Les enfants que j'ai engendrés,» c'est comme s'il avait dit: les enfants de mes oeuvres que j'avais commencé à mettre au monde dans la crainte, afin qu'on putdire de notre âme: «elle avait beaucoup d'enfants, elle est tombée à rien (1S 2,5), m'ont été enlevés, ils ont été roulés.» Mais cette pieuse lignée «Qui m'a été enlevée, qui a été roulée comme on roule la tente des bergers,» et mise en réserve pour un temps, non rejetée pour toujours. Il continue: «ma vie a été coupée comme le fil que coupe le tisserand,» pour que je susse bien que le progrès de ma vie n'est pas entre mes mains; mais dans celles du Tout-Puissant, de même que la toile est sous la main du tisserand, d'autant mieux «qu'il la tranche lorsqu'elle ne faisait que commencer,» à son principe même, en sorte qu'il a repris ce qu'il me donnait. Toutefois si ma force a, défailli elle ne m'a pas pourtant abandonné tout à fait, au point, de laisser croire que celui qui avait pu commencer n'a pas pu achever. Mais qu'ai-je besoin de m'étendre davantage? J'ai pu bientôt me convaincre de cette vérité que «c'est dans la faiblesse que la puissance éclate davantage (2Co 12,9),» et je me suis écrié: «c'est un bien que vous m'ayez humilié (Ps 118,71).» J'ai vu par là en effet, «dès le matin, que vous termineriez ma vie le soir même,» c'est-à-dire que vous me consommeriez moi-même. Ce n'est pas air matin seulement de votre visite, ou le soir de la tentation, mais dans l'un et dans l'autre, que consiste la perfection pour moi. J'étais un insensé, moi qui me contentais «d'espérer jusqu'au matin,» puisque David dit: «Israël doit espérer dans le Seigneur depuis le point du jour jusqu'à la nuit (Ps 129,6).» Mais comme j'étais faible dans mon espérance, il a brisé comme un lion tous mes os:» je veux dire la force dans laquelle je mettais imprudemment toute ma confiance pour l'avenir, sous l'aile tutélaire de la grâce. Mais qui est celui qui a brisé ainsi mes os, sinon le diable notre ennemi, qui rôde comme un lion rugissant, et cherche quelqu'un à dévorer? Mais vous, Seigneur, vous me relevez de cette humiliation et de cette épreuve qui m'ont brisé, «et vous ne finirez ma vie que le soir,» attendu que c'est du soir et du matin que se compose un jour tout entier.

4. Voilà pourquoi je bénirai le Seigneur, comme j'ai appris à le faire, en tout temps, c'est-à-dire, le matin et le soir (Ps 48,19), non pas à la manière de ceux qui ne vous bénissent que lorsque vous leur faites du bien; non pas comme ceux qui ne croient que pour un temps, et se retirent lorsque la tentation s'approche (Lc 8,13); mais je dirai avec les saints: «Si nous recevons le bien de la main de Dieu, pourquoi donc n'en recevrions-nous pas aussi le mal (Jb 2,10)?» Le matin «je crierai donc comme le petit de l'hirondelle vers le Seigneur,» et le soir, «Je gémirai comme la colombe,» c'est-à-dire, lorsque le matin de la grâce me sauvera, je me réjouirai comme l'hirondelle et je ferai comme elle entendre ma voix pour remercier la grâce de sa visite: puis, quand viendra le soir, le sacrifice du soir ne fera point défaut, je gémirai comme la colombe, et répandrai des larmes dans la tribulation. Voilà comment le matin et le soir seront également consacrés à Dieu, puisque le soir sera donné aux larmes et le matin à la joie. Oui, à la nuit tombante, je serai plongé dans le deuil et l'affliction, après avoir joui du bonheur et de la joie du matin. Dieu aime également le pécheur dans la componction et le juste dans les joies de la dévotion, de même qu'il hait le juste ingrat autant que le pécheur que rien ne trouble. Certainement, «semblable au petit de l'hirondelle,» on me verra voler ça et là, m'occuper des emplois de Marthe, et donner joyeusement à tout ceux qui se trouveront dans la nécessité. «Je gémirai comme la colombe;» sur ce qui résiste en même temps que je verrai ce qui reste. Voilà ce que je ferai le matin et le soir, c'est-à-dire avant et après, selon ce que Laban a dit, en parlant de celles qui étaient le type de ces deux époques de la vie: «Ce n'est pas la coutume chez nous de marier les plus jeunes avant leurs aînées (Gn 29,26), bien qu'on passe indifféremment de l'une à l'autre. C'est, je pense, ce que Job veut faire entendre quand il dit: «si je m'endors je dis aussitôt: quand me lèverai-je, et de même quand je me lève, j'aspire au soir (Jb 7,4).» Si, arrivé au soir de la contemplation, il était en repos, il aspirait au matin pour ressusciter à l'action, de même que, fatigué aussi, il attendait le soir pour revenir avec bonheur, aux doux loisirs de la contemplation.

5. On peut désigner également parle ramage de la babillarde hirondelle, et par les gémissements de la plaintive colombe, les chants de l'Eglise, et les secrets soupirs de la prière; mais il semble qu'un sentiment intermédiaire doive être préféré si on lient compte des paroles suivantes: «Mes yeux se sont lassés à force de regarder en-haut.» Soit qu'on entende le mot d'Ezéchias, en ce sens que ses yeux sont devenus plus fils et plus pénétrants à force de regarder en-haut et de contempler les choses sublimes et élevées, soit qu'il faille le prendre dans le sens d'affaiblis, de privés de leur pénétration première, selon cette expression d'un Prophète: «Mes yeux sont devenus languissants dans l'attente de vos promesses (Ps 118,82),» et de cette autre: «Je me suis souvenu de Dieu, et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir, je me suis exercé dans la méditation, et mon esprit est tombé en défaillance (Ps 76,4),» enfin, soit qu'on l'entende d'une manière, soit qu'on l'entende de l'autre, il n'en désigne pas moins la contemplation. D'ailleurs, le dernier sens paraît plus en rapport avec le contexte. En effet, Ézéchias ajoute: «Je souffre une violence extrême.» C'est comme s'il avait dit: Seigneur, ce n'est pas de mon plein gré, mais bien malgré moi que je me vois détourné, arraché de votre contemplation; attendu que «le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et que cette demeure de terre abat l'esprit par la multitude des soins qu'elle exige. (Sg 9,15).» Répondez donc pour moi, ô vous qui êtes mon Créateur, vous qui connaissez la condition de ma nature. Si ce sont mes péchés qui sont cause de cela; s'il ne faut point s'en prendre au vice de la nature, mais à mes détestables habitudes, n'en répondez pas moins pour moi, en attachant mes péchés à la croix, en les effaçant par votre sang, afin qu'il n'y ait plus rien qui nuise à ma contemplation. «Car que dirai-je, ou bien que me répondra-t-il, puisque c'est lui qui me fait souffrir ces maux?» Vers quel autre que lui tournerai-je mes regard, ou quel autre répondra pour moi? Car ce n'est que lui, non point un autre qui m'a fait la difficulté, ou plutôt l'impossibilité où je me trouve, en me frappant de cette sentence: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (Gn 3,19).»

6. Si au lieu de ces mots: «c'est lui qui m'a fait souffrir,» on lit «c'est moi qui me suis fait souffrir,» 1e roi Ézéchias s'en prend à lui-même, comme s'il avait voulu faire retomber sur son auteur la faute dont il charge la nature, et s'impute le tout à lui et à ses péchés, en s'écriant: «Que dirai-je et que me répondra-t-il, puisque c'est moi qui ai fait le mal?» C'est-à-dire ce que je souffre, et que j'ai mérité de souffrir en péchant. Il n'y a qu'une chose à faire pour moi: «C'est de repasser devant vous, Seigneur, toutes les années de ma vie dans l'amertume de mon âme.» Évidemment je ne suis pas digne de penser à vous avec douceur: je ferai ce que je puis; je penserai à moi dans l'amertume de mon âme. Vous habitez une lumière inaccessible, et je ne saurais, de mes faibles regards, contempler longtemps l'éclat de votre lumière, aussi reviens-je avec confusion aux ténèbres habituelles et familières de mon ancienne vie, non pas pour y demeurer étendu encore avec tin plaisir mortel, mais pour les punir, et pour les repasser dans l'amertume de mon âme. Il aurait fallu, si c'eût été possible, que je revinsse à la vie une seconde fois, si je puis parler ainsi, puisque j'ai mal vécu; mais comme je ne le saurais, du moins je repasserai devant vous toutes mes années passées, dans l'amertume de mon âme; Je referai ainsi, par la pensée, ce que je ne puis refaire par l'action. Je les repasserai devant vous, parce que ce n'est que contre vous que j'ai péché; afin que vous me justifiiez pendant que je me condamnerai, et que vous l'emportiez en miséricorde quand vous me jugerez vous-même. Sans doute j'y avais pensé bien des fois auparavant; mais comme ce qui peut m'arrêter n'a point encore été assez puni, je reviens de nouveau à repasser toutes ces choses dans l'amertume de ma vie , jusqu'à ce qu'elles soient si bien extirpées, qu'elles ne puissent plus causer aucun obstacle.

7. Ce zèle, je le pense, ne sera point stérile; «car c'est ainsi que l'on vit,» ou plutôt puisque c'est ainsi que l'on vit, non point selon la chair, mais selon l'esprit. «Si la vie de mon coeur et de mon esprit se passe dans de telles dispositions,» c'est-à-dire non moins dans la considération de ce que je suis que dans la contemplation de ce que vous êtes, Seigneur, «vous me châtierez» de plus en plus,«et vous me rendrez la vie.» Or, je suis repris et châtié, quand je rentre avec des sentiments de componction au-dedans de moi, et je reviens à la vie, dès que, me relevant un peu, je puis vous contempler de quelque manière que ce soit. Ainsi, vous me reprendrez en me montrant à moi-même , et vous me rendrez la vie en vous montrant à moi. Or, il faut nécessairement que vous me vivifiiez «car c'est dans la paix que j'ai trouvé la plus profonde amertume.» J'ai souffert, en effet, une bien grande amertume pour mes péchés, dans le commencement de ma conversion, c'est même ce qui m'a fait pousser ce cri: «Je vais descendre aux portes de l'enfer.» j'en ai ressenti une bien plus grande encore, à cause des terreurs dont étaient accompagnés les progrès de ma conversion, et qui me faisaient dire: «Je ne verrai point le Seigneur Dieu dans la terre des vivants.» Mais après que les péchés et les terreurs qui m'assaillaient le plus ordinairement, se sont trouvés expiés par la pénitence ou assoupis, je n'en ai pas moins senti dans cette paix une incroyable amertume, à cause du manque de contemplation. Mais vous, Seigneur, qui d'un côté, par pitié pour moi, m'avez pardonné mes péchés, et par votre secours, m'avez fait vaincre mes tentations, vous me rendrez maintenant la joie de votre salut. C'est là le sens des paroles d'Ézéchias , quand il continue: «Vous avez délivré mon âme et l'avez empêchée de périr,» a dans le conflit de ses vices et dans le choc de ses tentations, et vous avez jeté derrière vous tous mes péchés,» selon la multitude de vos miséricordes.

8. Ce n'est pas sans raison que vous avez agi ainsi «car ce n'est, pas l'enfer qui vous bénira,» l'enfer, dis-je, où j'étais déjà presque tombé quand je me vis renversé pas le choc de mes tentations; or «si Dieu ne m'eût assisté il s'en serait fallu de peu que mon âme ne fût tombée dans l'enfer (Ps 93,17); mais la mort ne vous louera point non plus,» la mort, dis-je, dont je sentais les étreintes, lorsque je gisais encore victime de mes péchés. «Et ceux qui descendent dans le lac ne s'attendront point à voir votre vérité.» Je veux parler de ceux qui, après avoir goûté la douceur de la contemplation, tombent ensuite dans le lac du désespoir. La mort, c'est l'état de ceux qui gisent dans leurs péchés avant leur conversion. L'enfer, c'est celui de l'âme qui succombe à la tentation après avoir obtenu la rémission de ses péchés; enfin le lac est le gouffre qui engloutit ceux qui tombent dans le désespoir après avoir connu la contemplation. Car plus on s'est élevé haut, plus la chute est grave et la brisure certaine. «Non, par conséquent, l'enfer,» je veux dire ceux qui, après leur conversion, se laissent encore vaincre par la tentation, «ne vous louera point, Seigneur, non plus que la mort,» c'est-à-dire ceux qui ne se sont point encore ni convertis ni confessés, qui se réjouissent du mal qu'ils font, et sont dans la joie pour les pires choses (Pr 2,14 et ). Il est clair, en effet, que la confession d'un mort est comme si elle n'était pas. «Et ceux qui descendent dans le lac, ne s'attendront point à voir votre vérité: «Je veux parler de ceux qui ont eu le malheur de rouler du faite de la contemplation de Dieu dans le lac de leur propre défiance, ce qui ne manque jamais d'arriver, quand on se laisse absorber par une tristesse excessive, après avoir connu les excès de la joie. Mais «ce sont les vivants, ô mon Dieu, oui ce sont les vivants qui vous loueront.

Or, il y en a qui sont vivants selon la chair et morts selon l'esprit, de même qu'il y en a qui sont morts en même temps selon la chair et selon l'esprit; or, ni les uns ni les autres ne vous loueront et ne vous béniront, Seigneur. Mais «les vivants et les vivants seuls confesseront vos louange,» je veux dire ceux qui seront vivants, non-seulement selon la chair, mais aussi selon l'esprit, voilà ceux qui vous béniront, «comme je le fais aujourd'hui.» Or, par cette grâce, j'espère vivre de cette double vie. Mais continuons.

9. «Le Père annoncera votre vérité à ses enfants.» La vérité n'est point révélée au serviteur, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître (Jn 15,15). Le mercenaire n'est pas non plus admis à le contempler, parce qu'il ne recherche que son propre avantage. Mais le Père fera connaître sa vérité au fils qu'il entend lui dire: «Toutefois, ô mon Père, que votre volonté soit faite (Mt 26,39).» Ainsi, au serviteur, Dieu révèle sa puissance; au mercenaire, sa félicité et au fils, sa vérité. Ce n'est pas que ces choses en Dieu soient distinctes les unes des autres; car, pour lui, être puissant, heureux et vrai, c'est tout un; mais c'est que le créateur est diversement connu de ses créatures, à raison des divers sentiments et des différents rapports de ces mômes créatures. En effet , il est dit: Vous serez saint, Seigneur, avec celui qui est saint, et à l'égard de celui qui n'est pas droit, vous aurez aussi comme des détours (Ps 17,26). Écoutons le langage du fils: «Seigneur , sauvez-moi,» Pourquoi s'exprime-t-il ainsi? Peut-être, est-ce pour ne point brûler dans l'enfer, et n'être point frustré de sa récompense. Non , répond-il, «Mais, pour chanter tous les jours de notre vie, nos cantiques à votre gloire dans la maison du Seigneur.» Je ne recherche pas mon salut, dit-il, pour échapper aux peines de l'enfer, ou pour régner dans les cieux , mais pour vous louer éternellement avec ceux dont il a été dit: «Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Ps 83,5).» Le serviteur dit de son côté: «Je m'en vais aux portes de l'enfer,» le mercenaire dit du sien: «Je ne verrai pas le Seigneur Dieu dans la terre des vivants,» et le Fils: «Nous chanterons tous les jours de notre vie nos cantiques dans la maison du Seigneur.» Ce qui a bien du rapport avec cette autre exclamation: «Ouvrez moi les portes de la justice , afin que j'y entre et que je rende grâce au Seigneur (Ps 117,19).» Que celui qui a peur d'aller aux portes de l'enfer et celui qui désire voir Dieu pour se reposer, cherchent l'un et l'autre leurs propres intérêts. Mais celui qui aspire à chanter des cantiques dans la maison du Seigneur, n'a pas la pensée d'échapper à un péril, de même qu'il ne soupire point après certains avantages, il n'est évidemment préoccupé que de l'amour de celui qu'il ambitionne de louer tous les jours de sa vie. C'est donc avec raison qu'est loué dans l'éternité Celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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