Bernard sermons 7070

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SOIXANTE-DIXIÈME SERMON: De la vigilance et de la sollicitude qu'il faut apporter au soin du salut.

«Nous sommes en spectacle au monde, aux anges et aux hommes (1Co 4,9).» Oui, en spectacle aux bons et aux méchants, car les uns sont tenus en éveil par la passion de l'envie et les autres par la compassion et la miséricorde; ces sentiments les empêchent les uns et les autres de nous perdre jamais de vue, car, en même temps que les premiers ne souhaitent que notre ruine, les seconds ne soupirent qu'après notre avancement. Nous sommes dans un temps d'épreuve, placés entre, le paradis et l'enfer, établis en quelque sorte entre le cloître et le monde. De part et d'autre on a l'oeil ouvert sur toutes nos actions et on se dit: Oh! s'il pouvait passer dans notre camp! Il est vrai, que s'ils s'expriment ainsi, c'est dans des intentions bien différentes, si on ne peut dire que ce soit avec une volonté moins forte chez les uns que chez les autres. Mais si tous les yeux sont ainsi dirigés sur nous, où se portent les nôtres, et pourquoi sont-ils les seuls qui se détournent de nous? Objet d'une si grande attention à gauche et à droite, il n'y a que nous qui affectionnons de n'avoir point les yeux sur notre vie, que nous qui négligions de nous considérer. Et cependant nous n'avons pas l'ombre de crainte de ceux qui peuvent nous tromper, ni, aucun respect du moins pour les esprits angéliques qui exercent les fonctions de serviteurs de Dieu auprès de nous. «Les justes attendent que vous me rendiez justice (Ps 141,8),» dit le Prophète, et «les pécheurs m'ont attendu pour me perdre (Ps 118,95),» continue-t-il ailleurs. D'un côté l'enfer et de l'autre la couronne me sont préparés, et, placé entre les deux, puis-je bien m'occuper de bagatelles et prendre plaisir à bâiller? Est-ce ainsi que je suis insensible aux attraits du désir et à la crainte du danger, sans crainte et sans désir là où il faudrait le plus en avoir, et où il est très pernicieux que je ne ressente ni l'un ni l'autre? Levons-nous donc enfin, mes frères, et n'ayons pas reçu notre âme en vain, notre âme, dis-je, pour laquelle d'autres que nous veillent avec tant d'ardeur les uns pour son bien et les autres pour son mal. Ce n'est pas peu de chose que ce que les ennemis attaquent avec une telle vigueur, et les concitoyens attendent avec tant d'ardeur.

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SOIXANTE ET ONZIÈME SERMON.

1. La morale entière, parfaite, consiste principalement en deux choses: à fuir le vice et à rechercher la vertu, attendu qu'il ne suffit pas d'éviter le mal si on ne fait pas le bien. C'est ce qui faisait dire au Psalmiste: «Eloignez-vous du mal et faites le bien (Ps 36,27).» Fuyons donc le vice et embrassons la verni. Rappelons-nous, en quelques mots, quelques traits de l'histoire sainte. La famine contraint . Israël à aller en Egypte, et là, il trouve un nouveau maître, perd sa liberté et devient esclave (Gn 13,2). Pour avoir fixé son séjour dans ce pays, il est soumis au pouvoir de Pharaon qui fait tuer tous ses enfants mâles et ne conserve la vie qu'aux filles. Israël est condamné à de durs travaux de mortier et de briques, Pharaon ne lui donne que de la paille pour son travail et la famine le contraint à servir (Ex 1,14).

2. Ce n'est ni la disette de pain, ni la soif d'eau, mais le besoin d'entendre la parole de Dieu qui pousse bien des hommes à entrer en Egypte. La parole de Dieu est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (Jn 1,9). Aussi le Psalmiste dit-il: «Le précepte du Seigneur est plein de lumière et il éclaire les yeux (Ps 18,9).» Quiconque marche à l'éclat de cette lumière ne marche pas dans les ténèbres, il a au contraire la lumière de la vie. De la lumière des préceptes, on passe à celle des récompenses. Ceux qui souffrent la disette de cette parole divine sont forcés d'entrer dans l'Egypte, je veux dire dans les ténèbres. Ils se trouvent, en effet, tout environnés des ténèbres de l'ignorance et soumis à la domination du Pharaon, je veux dire du diable, qui est le prince de l'Egypte, c'est-à-dire des ténèbres. Selon ce mot de l'Apôtre: «Nous n'avons point à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes du monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux, contre les esprits de malice répandus dans les airs (Ep 6,12).» Sous le joug du Pharaon, on fait des ouvrages de terre, je veux dire sans consistance et mal propres. Il donne de la paille, c'est-à-dire des pensées légères; or la paille fait un feu léger et se consumé en un moment; ainsi en est-il des mauvaises pensées que le démon nous envoie; elles s'allument promptement dans notre esprit au consentement de la mollesse de la chair. Mais si nous nous étudions à résister aux hommes, avec l'aide de Dieu, elles ne tarderont point à s'éteindre. C'était en brûlant de la paille que les Israélites cuisaient l'argile et durcissaient les briques. Or, les mauvaises pensées, qui sont de la boue, sont soumises au feu de la paille de la délectation, et, quand elles, se traduisent en actes, alors elles sont cuites, et quand elles passent en coutumes, elles sont durcies comme la brique.

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SOIXANTE-DOUZIEME SERMON: Bienheureux l'homme qui ne s'est pas laissé aller au conseil des impies



1. «Bienheureux l'homme qui ne s'est pas laissé aller au conseil des impies (Ps 1,1).» Là piété est la vertu de ceux qui croient en Dieu et le servent; car la piété n'est autre que le culte de Dieu (Jb 20,70) Or, ce culte consiste en trois choses: dans la foi, l'espérance et la charité qui sont invisibles. Or, les impies, les hommes qui ne servent point Dieu, ceux qui sont dans la pensée de préférer les choses visibles aux invisibles, les terrestres aux célestes, manquent de ces vertus. A leur tête, est le diable, leur chef, le premier qui se soit éloigné de la piété et qui devint impie, et par ses ruses dépouilla de leur piété les hommes qui étaient dans le paradis terrestre, pour leur faire partager ses égarements et son iniquité. Il séduisit donc Ève, qui elle-même séduisit son mari. C'est encore ainsi que le démon suggère la révolte à la chair, la chair à l'esprit, et que se fait un conseil d'impie. Ils se disent en effet les uns aux autres: «N'ayons tous qu'une même bourse (Pr 1,14).» Ils mettent alors chacun une obole dans la mémoire qui est comme leur bourse commune; l'obole du démon est la suggestion, celle de, la chair, la délectation, et celle de l'esprit, le consentement. Puis chacun y puise comme dans un trésor commun, de quoi se procurer l'aliment qui lui convient; la chair y puise de quoi se consumer, je veux parler d'un feu qui ne s'éteint plus; l'esprit y puise la mauvaise conscience, c'est le ver qui ne meurt pas; quant au démon, il y puise le sang de l'une et de l'autre.

2. Or, on se rend au conseil (a) des impies de quatre manières différentes. Les uns y vont traînés malgré eux; les autres y sont attirés par certains attraits; ceux-ci se laissent séduire par ignorance, et ceux-là s'y rendent spontanément. A ces quatre sortes d'hommes, il faut quatre vertus qui sont comme autant d'armes pour résister et ne pour se point laisser aller dans le conseil des impies. A ceux qui y sont entraînés malgré eux, ce qu'il faut, c'est la force pour pouvoir résister jusqu'à la fin aux menaces, aux tourments et aux pertes. Ceux qui se sentent attirés par de certains attraits, ils ont besoin de la vertu de tempérance qui réprime les désirs illicites et ne permet à l'âme ni de céder aux promesses ni de se laisser amollir par les flatteries. Quant à ceux qui se laissent séduire par ignorance, ils ont besoin de prudence pour discerner l'utile de l'inutile et pour apprendre ce qu'il faut retenir et ce qu'il faut rejeter. Ceux qui s'y rendent spontanément ont besoin de justice; la justice, en effet, est la rectitude de la volonté qui n'aime ni pécher ni consentir au péché. La justice et la force ont leur siège dans la volonté, attendu que c'est la volonté qui doit être juste et forte. Or, voici dans quel ordre agit la justice: elle commence par rejeter le mal, puis elle propose le bien. Elle semble avoir fait défaut à Adam qui consentit au mal et renonça ainsi à ce qui était bien. La prudence et la tempérance ont leur siège dans la raison, car c'est la raison qui doit être prudente et tempérée. En effet, la prudence n'est autre chose que la raison instruite par la grâce à éviter le contact de l'injustice à cause de la justice. Elle évite non-seulement l'injustice ouverte, mais encore tout ce qui est, en quelque manière que ce soit, contraire à la justice; elle ne tient pas tant compte de ce qui est permis que de ce qu'il est bon de

a Guillaume, l'auteur des Fleurs de saint Bernard reproduit ce passage dans son livre 9, chapitre XX; il reproduit un autre passage au chapitre XXI, II. 3.



faire. Elle fuit les richesses et les autres choses semblables, non pas parce qu'elles sont illicites, mais parce qu'elles sont ordinairement un obstacle à la justice. C'est à cause de ceux qui agissent ainsi par un sentiment d'hypocrisie qu'il est dit: «A cause de la justice.» La justice est la perfection de l'âme raisonnable. Les autres vertus, telles que la force, la tempérance, la prudence, qui conservent la justice et l'empêchent de se perdre ou de s'affaiblir, ont toutes rapport à l'acquisition ou à la conservation de cette vertu. Mais, quand la justice est parfaite et qu'elle est passée à l'état de sentiment de l'âme, elle se confond avec les trois autres vertus, attendu qu'elle est forte, prudente et tempérée.

3. «Heureux l'homme qui ne se laisse point aller:» se laisser aller est le propre de ceux qui sont inconstants, et peuvent céder au moindre souffle. Il en est qui n'évitent ce défaut qu'en devenant obstinés, ils ne cèdent à aucun conseil, et tiennent avec entêtement à leurs projets. Aussi le Psalmiste a-t-il ajouté ces mots: «et qui ne s'est point arrêté,» c'est-à-dire qui n'est ni léger ni entêté. La voie des pécheurs est le monde, où leur volonté propre, qui n'est autre que l'orgueil, est la source de tous les maux, de même que la volonté commune est celle de tous les biens: «Et qui ne s'est point assis dans la chaire de pestilence.» Or, c'est être assis que d'enseigner aux autres à pécher par son exemple. Or, cette chaire repose sur quatre pieds, dont le premier est la malice, le second le mépris de Dieu, le troisième l'irrévérence, et le quatrième la ruse. La malice consiste dans l'amour et le goût du mal, mais dans l'amour du mal pour le mal, comme le font le diable et quelques méchants. Or, comme il arrive parfois que ceux-ci craignent Dieu, sinon d'une crainte bonne, du moins d'une crainte qui leur fait appréhender de faire des pertes temporelles, ou de subir quelques peines corporelles, ils en viennent jusqu'au mépris de Dieu même, et deviennent plus mauvais encore: voilà comment le mépris de Dieu est le second pied de la chaire de pestilence. Il pourrait se faire qu'on aimât le mal, qu'on méprisât Dieu, mais qu'on fût encore retenu par la crainte des hommes avec qui on vit! voilà d'où vient le troisième pied, je veux dire l'irrévérence qui aggrave le mal, et qui détruit la crainte de Dieu et des hommes. Pour la consommation de la malice, vient le quatrième pied de la chaire de pestilence, je veux dire la ruse, qui nous apprend à nous servir des trois autres, et mêle l'huile avec le venin, et le miel avec le vinaigre. Le haut de cette chaire, l'endroit où se place celui qui s'assoit dedans, est la puissance. En effet, si celui qui a tout ce que je viens de ire est puissant, ou s'il peut attirer le puissant à lui, le séduire par ses conseils, et le porter au mal, alors il fait beaucoup de mal. Après cela vient le coussin sur lequel il s'assoit doucement. Or, un coussin est fait de plumes légères d'oiseaux, ce qui rappelle la vaine gloire, et la faveur populaire, dont les hommes se repaissent avec délices, et se montrent fiers. Il se met ensuite un escabeau sous les pieds, pour qu'ils ne touchent point la terre. En effet, les hommes de cette sorte ne font pour la plupart aucune action terrestre, ils feignent d'en faire de spirituelles pour mieux tromper. Leur doctrine est semblable à la peste, elle couvre et désole beaucoup d'endroits.

4. «Mais sa volonté est dans la loi du Seigneur (Ps 1,2).» Dans le précédent verset, le Psalmiste nous a dit ce qu'il faut rejeter, il nous apprend ce qu'il faut désirer dans celui-ci. Dans l'un il nous est dit quelque chose d'analogue à ceci: «Détournez-vous du mal.» Dans l'autre c'est comme s'il nous était recommandé «de faire le bien,» car marcher dans la loi n'a pas d'autre sens. Mais comme on ne parcourt point la voie des commandements de Dieu des pieds du corps, mais par les «sentiments de l'âme, voilà pourquoi le Psalmiste dit: «Sa volonté est dans la voie du Seigneur.» En effet, selon saint Grégoire, vouloir, pour l'esprit, c'est marcher. Or, la voie des commandements est parcourue par trois personnes qui semblent y lutter à la course, par l'esclave, par le mercenaire et par le Fils. Il y a deux coursiers qui traînent le char, ce sont la menace et la promesse. L'esclave est monté sur la menace, et le mercenaire sur la promesse. L'un et l'autre conduisent le char, l'un par la crainte et l'autre par la cupidité, et chacun a son aiguillon qui le pousse. Il n'y a que le Fils qui ne soit ni frappé par la crainte, ni excité par la cupidité, mais qui est poussé par l'esprit de dilection, et qui est porté sur le char sans fatigue et sans blessures: «Tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu sont fils de Dieu (Rm 8,14).» Ce char a aussi quatre roues, je veux parler des quatre affections de l'âme bien connues, l'amour et la joie, la crainte et la tristesse. En effet, les méchants aiment les choses temporelles, et sont dans la joie quand ils ont mal agi; mais la crainte et une tristesse éternelle suivent cet amour et cette crainte. Quant aux élus à qui il est dit: «Le monde sera dans la joie et vous dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie (Jn 16,20),» ils prennent la crainte et la tristesse pour roues de devant, et l'amour et la tristesse pour roues de derrière, car pour eux la crainte se change en amour, et la tristesse en une joie éternelle.

5. Il faut remarquer que la route de la loi de Dieu se fait en six jours. Le premier jour est le gémissement du coeur, le second la confession de la bouche, le troisième l'aumône de notre propre bien, le quatrième est le travail corporel, le cinquième le renoncement à notre propre volonté, et le sixième le mépris de la mort. Le septième jour est le repos des six premiers dans l'espérance du huitième jour qui est celui de la résurrection. «Il médite jour et nuit cette loi sainte (Ps 1,2).» En quelque état que l'homme se trouve, il ne doit jamais s'éloigner de la loi du Seigneur, mais il faut qu'aux jours mauvais il se rappelle les bons jours, et qu'aux bons jours il se rappelle constamment les mauvais. On peut aussi entendre par le jour et la nuit la vie contemplative et la vie active, qui sont toutes les deux contenues dans la loi du Seigneur.


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SOIXANTE-TREIZIÈME SERMON: L'insensé a dit dans son coeur, il n'y a point de Dieu

«L'insensé a dit dans son coeur, il n'y a point de Dieu.» Dieu est un, il est vrai, un comme substance, et pourtant si ce n'est par suite de vérité en lui, du moins par l'effet de changement en nous, il semble avoir un goût différent selon ceux qui le goûtent. En effet, l'âme qui le craint ne lui trouve que le goût de la justice et de la puissance, et celle qui l'aime, que celui de la bonté et de la miséricorde. Voilà pourquoi le même Prophète dit ailleurs: «Le Seigneur a 'parlé une fois et j'ai entendu ces deux choses; la puissance appartient à Dieu, et la miséricorde est à vous, Seigneur (Ps 66,2).» Entendre cela ou le goûter, c'est la même chose, attendu que l'un et l'autre se font par une seule et même âme parfaitement simple. Le Seigneur n'a donc point parlé qu'une fois, il a engendré le Verbe, et nous, par ce seul Verbe, nous avons entendu et goûté ces deux choses, «la puissance est à Dieu, et la miséricorde est à vous, Seigneur.» Mais il faut être tout à fait insensé pour ne trouver à Dieu le goût ni de la crainte ni de l'amour. Que celui qui en est là s'instruise tant qu'il lui plaira, pour moi je lui refuserai le nom de sage tant qu'il ne craindra ni n'aimera Dieu. Comment, en effet, pourrais-je dire consommé en sagesse celui qui n'a pas même encore le commencement de la sagesse? Car «le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu Ps 110,9):» et la consommation est l'amour: l'espérance en est le milieu (Si 1,16 et Pr 1,7). Celui à qui la crainte ne fait pas trouver à Dieu un goût de justice, ni l'amour un goût de miséricorde, dit certainement dans le fond de son coeur: il n'y a pas de Dieu, car pour lui ce n'est pas un Dieu, qu'un Dieu qu'il ne tient ni pour bon ni pour juste.

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SOIXANTE-QUATORZIÈME SERMON: Ils se sont corrompus et sont devenus abominables dans toutes leurs affections

«Ils se sont corrompus et sont devenus abominables dans toutes leurs affections; il n'y en a pas un qui fasse le bien, il n'y en a pas un seul (Ps 13,2 Ps 52,7).» L'âme a sa corruption (a) comme le corps a la sienne. Celle de l'âme est de trois sortes, et celle du corps est de quatre, car le corps se compose de quatre éléments, et l'âme de trois puissances. Celle-ci, en effet, a la puissance raisonnable, la concupiscible et l'irascible. La puissance raisonnable est en pleine santé quand l'âme connaît la vérité, elle se corrompt quand elle est atteinte par l'orgueil, mais sa corruption est de deux sortes dans la connaissance d'elle-même et dans celle de Dieu. La vaine gloire corrompt la concupiscence, et l'envie, la colère. La corruption du corps s'appelle aussi abomination, et se produit de quatre manières, selon les quatre éléments qui le composent. Il y a quatre choses qui corrompent le corps. la curiosité, la loquacité, la cruauté et la volupté. Or, on divise le corps en quatre parties, où chacun des éléments a particulièrement son siège. Ainsi, c'est dans les yeux que se trouve le feu; dans la langue qui forme la voix est l'air; la terre a sa place dans les mains dont le propre est le tact, et l'eau dans les organes de la génération. Or, ces quatre parties du corps sont corrompues par une quadruple peste; je veux dire par la curiosité qui corrompt les yeux, par la loquacité qui corrompt la langue, par la cruauté qui corrompt les mains, et par la volupté qui corrompt les organes de la génération. Voilà comment les hommes deviennent «corrompus et abominables,» corrompus dans leur âme, abominables dans leur corps; corrompus devant Dieu, abominables devant les hommes. «Il n'y en a pas qui fassent le bien, il n'y en a pas un seul.» Il y a quatre sortes de gens dont aucune, si ce n'est une, ne fait le bien. En effet, il y en a qui ne comprennent et ne cherchent point Dieu, ceux-là sont morts. Il y en a qui le comprennent, mais ne le cherchent point; ce sont les impies. Il en est d'autres qui le cherchent mais sans le comprendre, et ceux-là sont des insensés, Enfin, il s'en trouve qui comprennent Dieu et le cherchent, et ceux-là sont des saints, les seuls dont on puisse dire, ils font le bien.

a Tout ce passage se trouve reproduit dans les Fleurs de saint Bernard, livre VII, chapitre XXXVII.


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SOIXANTE-QUINZIÈME SERMON: Ils ont multiplié leurs infirmités et ensuite ils ont précipité leurs pas

«Ils ont multiplié leurs infirmités et ensuite ils ont précipité leurs pas (Ps 15,3).» Pourquoi les hommes diffèrent-ils de faire pénitence pendant la vie et fondent ils tant d'espérance sur leur dernière confession? Comment peuvent-ils penser que dans le court intervalle d'une heure il leur sera possible de rappeler à eux tous les membres de leur âme, dont les concupiscences et les désirs se sont répandus dans tout l'univers, et se trouvent attachés par une sorte de glu dans tous les lieux du monde? Je ne dis pas, dit le Seigneur, que je ne sauve point quelques-uns de ces hommes, car je puis en un moment rappeler tout à moi; mais «je ne les réunirai point pour des sacrifices sanglants (Ps 15,5),» c'est-à-dire je ne réunirai point ceux qui persévèrent dans le sang jusqu'au jour où le nombre de leurs infirmités force le péché à les quitter, plutôt qu'il ne les force à quitter eux-mêmes le péché. Je ne rassemblerai pas beaucoup de ces gens-là, dit le Seigneur. S'il m'en souvient bien, dans toutes les Ècritures, on ne trouve que le larron de l'Évangile qui ait été sauvé ainsi: ne vous laissez donc point aller à l'espérance périlleuse, d'une pareille grâce, car non-seulement l'esprit souffle où il veut, mais il ne souffle que quand il veut; il ne lui est pas difficile de donner, en un instant, une contrition parfaite, quand il y en a tant d'autres qui s'exercent à en avoir une pendant si longtemps. D'ailleurs, qui vous dit que celui que vous méprisez comme vous le faites, voudra vous venir ainsi en aide? Sans doute, l'esprit de sagesse est plein de bonté, mais il ne saurait délivrer celui qui s'est maudit de sa propre bouche (Sg 1,6); or, écoutez celui qui .se trouve en ce cas: «Maudit celui qui pèche dans l'espérance du pardon.»


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SOIXANTE-SEIZIÈME SERMON: Vous l'avez prévenu de bénédictions et de douceurs


«Vous l'avez prévenu de bénédictions et de douceurs (Ps 20,3).» Il nous faut trois bénédictions, une bénédiction prévenante, une adjuvante et une consommante. La première est une bénédiction de miséricorde; la seconde une bénédiction de gràce, et la troisième une bénédiction de gloire. La miséricorde prévient notre conversion, la grâce l'aide, et la gloire en fait la consommation. Si Dieu ne donne point cette bénédiction, notre terre ne peut donner un fruit de salut, car nous ne saurions ni commencer le bien tant que nous ne sommes point prévenus par la grâce, ni le faire, si nous ne sommes aidés de la grâce, ni être consommés dans le bien aussi longtemps que nous ne sommes pas remplis par la grâce. Mais, de ces trois grâces, ce n'est pas sans raison que nous trouvons plus douce celle qui nous prévient, non-seulement sans aucun mérite de notre part, mais malgré tant de démérites, et qui fait que tandis que nous sommes enfants de colère et artisans d'oeuvres de mort, Dieu a sur nous des pensées de paix, alors surtout quand au lieu de lui demander qu'il ait de ces pensées sur nous, nous l'en détournons par nos attaques; au lieu de l'invoquer, nous le provoquons; au lieu d'appeler, nous repoussons l'esprit bon, l'esprit de vie, l'esprit d'adoption. Quelle douceur peut trouver ailleurs une âme qui n'en trouve point dans une telle miséricorde? C'est donc avec raison que la bénédiction qui prévient est appelée une bénédiction de douceur, attendu que celle qui aide est une bénédiction de force, et celle qui consomme une bénédiction de plénitude.


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SOIXANTE DIX-SEPTIÈME SERMON: Un peuple que je ne connaissais point a embrassé mon service


«Un peuple que je ne connaissais point a embrassé mon service (Ps 17,48).» - Il n'y aurait rien de bien surprenant qu'un peuple connu de Dieu le servît; mais qu'un peuple qu'il ne connaissait point le serve et lui obéisse à la parole, voilà ce qui est vraiment glorieux. Or, les gens connus de lui, et ceux qu'il ne connaît point, les hommes qui le connaissent et ceux, qui ne le connaissent point sont de quatre sortes différentes; les uns, en effet, sont connus de Dieu et le connaissent eux-mêmes; les autres ne sont point connus de lui et ne le connaissent point; ceux-ci sont connus de Dieu, mais ne le connaissent point eux-mêmes; ceux-là ne sont point connus de lui et pourtant le connaissent. Le connaître de Dieu est de rendre heureux ceux qu'il connaît; et le connaître de l'homme est de rendre grâces. Aussi ceux qui sont connus de Dieu et le connaissent eux-mêmes, sont-ils les saints anges, créés heureux par lui, ils sont sans cesse occupés à chanter ses louanges, et à vaquer à son service. Quant à ceux qui ne sont point connus de lui et qui ne le connaissent pas non plus, ce sont des pauvres qui sont pauvre; malgré eux; ni l'abondance des biens temporels ne les enrichit, ni le service

b L'auteur des Fleurs de saint Bernard reproduit ce sermon dans son livre VIII. Chapitre VIII.



de Dieu ne les rend heureux. Pour ceux qui sont connus de Dieu, mais ne le connaissent point, ce sont les riches du siècle; comblés de toute sorte de biens qu'ils possèdent en abondance, et pressés par les désirs charnels de ce siècle, ils n'attachent jamais leur coeur aux choses du ciel. Ceux qui ne sont point connus et qui ne connaissent point, ce sont les pauvres volontaires; ni la tribulation, ni la misère, ni aucun autre péril ne sauraient les séparer de la charité de Dieu. Ces derniers sont éprouvés de bien des manières différentes et fatigués par de bien pénibles tribulations, selon ce qui est écrit: «La fournaise éprouve les vases du potier, et la tentation éprouve les hommes justes (Qo 27,6).» C'est d'eux encore que le Psalmiste parle en ces termes: «O mon Dieu, mon Dieu, jetez sur moi vos regards, pourquoi m'avez-vous abandonna (Ps 21,1)?» Ne vous semblent-ils pas inconnus de Dieu ceux qui le prient de jeter un regard sur eux? Et pourtant quoiqu'ils paraissent abandonnés, cependant ils connaissent Dieu; quant à ceux qui le connaissent, le même Psalmiste ajoute aussitôt dans le même psaume: «Mon Dieu, je crierai pendant le jour, et vous ne m'écouterez point, je crierai aussi pendant la nuit, et on ne me regardera point comme fou à cause de tout cela ((Ps 21,2).» C'est donc d'eux que Dieu même a dit: «Un peuple que je ne connaissais point a embrassé mon service.» C'est comme s'il avait dit ouvertement à ses anges: Que faites-vous si vous ne me servez, vous que je rends heureux, quand ceux-là que j'abandonne dans leur pauvreté se consacrent à mon service? Qu'est-ce encore que vous m'obéissiez, vous qui voyez ma face, quand ceux-là même qui entendent seulement ma parole, sans me voir, m'obéissent aussi? Car si les anges voient Dieu, les hommes ne font qu'entendre sa parole; ils l'entendent, dis-je, et ils lui obéissent, afin de mériter de devenir, un jour, semblables aux anges et de contempler sa face. Ainsi, c'est en écoutant sa parole qu'on mérite de le voir, et c'est en le voyant qu'on est récompensé de l'avoir écouté. Mais il faut commencer par l'écouter, on ne le voit qu'ensuite, selon ce mot de l'Écriture: «Écoute, ma fille, et vois (Ps 44,11).» Par conséquent quiconque désire voir Dieu, dans l'avenir, doit commencer par l'écouter dans le présent, et par lui obéir à la parole.





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SOIXANTE-DIX-HUITIÈME SERMON.

Il y a trois choses: les tentes, les parvis et les maisons. Dans les tentes, se trouvent tous les justes qui vivent et travaillent encore dans leur chair, car c'est sous la tente que vivent les ouvriers et les soldats. Les tentes ont un toit, mais elles n'ont point de fondations et sont portatives; de même les justes n'ont point de fondement dans le présent; ils sont à la recherche de la cité permanente qui a ses fondements dans les cieux. En effet, leur foi, qui est leur fondement,n'est pas dans les choses t de la terre, mais dans le. Seigneur. Ils ont aussi un toit, c'est-à-dire ils sont abrités et protégés par la grâce. Les parvis touchent à la maison et ils ont une certaine étendue; c'est là que se trouvent les âmes saintes une fois séparées de leur corps, qui ont de l'étendue et délivrées des entraves de la chair. Les parvis ont un fondement mais n'ont point de toits; c'est parce que les âmes qui sont dans l'amour de Dieu ne s'écroulent point, ce qui faisait dire au Psalmiste: «Nos pieds étaient fermes, (Ps 121,2),» mais elles n'ont point le toit, car elles attendent encore leur couronnement qui ne peut trouver place que dans la résurrection de leurs corps. Mais, après la résurrection, elles seront avec les anges dans la maison qui a un fondement et un toit. Son fondement, c'est la stabilité de l'éternelle béatitude, dont le toit est la consommation et la perfection.





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SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME SERMON: «Mon coeur est prêt, ô mon Dieu, mon coeur est prêt"

(Ps 56,1).» Mes frères, la voie royale ne se détourne ni à droite ni à gauche. Or, s'il est facile de trouver un homme qui soit préparé une fois, il ne l'est pas autant d'en trouver un qui le soit deux fois. Si Dieu lui dit: «Chassez l'esclave et son fils (Gn 21,10),»je veux parler des oeuvres de la chair, il n'hésite pas; mais s'il lui dit: «Immole-moi ton fils que tu aimes, ton fils Isaac,» il ne peut entendre ces mots avec assez de patience pour paraître, par la grâce de l'utilité et de l'unité, supporter la perte de l'objet de ses affections. Pourquoi donc le serviteur de Jésus-Christ ne rejetterait-il point tout ce qui a rapport au plaisir de la chair? Mais se voir privé avec égalité d'âme de ses joies spirituelles quand l'obéissance l'exige, ou lorsque un motif de charité fraternelle le demande, voilà qui est offrir à Dieu un holocauste vraiment grand et d'agréable odeur. Toutefois n'oubliez pas que, dans ce sacrifice, c'est moins Isaac que le bélier de la révolte qu'on immole.







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QUATRE-VINGTIÈME SERMON: Ah que c'est une chose bonne et agréable que les frères soient bien unis ensemble

1. «Ah que c'est une chose bonne et agréable que les frères soient bien unis ensemble (Ps 132,1)!» Il y a une union naturelle, une union charnelle, une union virtuelle, une union morale, une union spirituelle, une union sociale, une union personnelle, une union principale. L'union naturelle est celle du corps et de l'âme; l'union charnelle est celle de l'homme et de la femme; c'est d'elle qu'il a été dit: «ils seront deux dans une même chair (Gn 2,25).» L'union virtuelle est celle qui unit l'homme à lui-même, l'empêche de se répandre sur divers objets et lui fait demander une seule chose au Seigneur (Ps 26,4). L'union morale est celle qui nous unit au prochain; c'est d'elle que le Psalmiste parle en ces termes: «Il fait habiter les hommes de même sentiment ensemble (Ps 67,6).» L'union spirituelle est celle qui nous unit à Dieu; l'Apôtre en parle ainsi: «Celui qui demeure attaché à Dieu est un même esprit avec lui (1Co 6,17).» L'union sociale se trouve parmi les anges qui ont tous le même vouloir et le même non-vouloir. L'union personnelle existe dans le Christ, quant à l'union principale et substantielle, elle n'existe que dans la Sainte Trinité.

2. «Comme il est bon et agréable.» Il y a des choses qui sont bonnes et agréables, et il y en a qui ne sont ni agréables ni bonnes, de même il y en a qui sont bonnes sans être agréables et d'autres. qui sont agréables sans être bonnes. Celles qui ne sont que bonnes sans être agréables, conduisent à celles qui sont bonnes et agréables tout à la fois; mais celles qui ne sont qu'agréables sans être bonnes, elles mènent aux choses qui ne sont ni agréables ni bonnes. Les choses qui sont bonnes sans être agréables ce sont: la continence, la patience, la discipline; celles qui sont agréables mais ne sont pas bonnes, c'est la volupté, la curiosité, la vanité. Quant à celles qui ne sont ni bonnes ni agréables, c'est l'envie, la tristesse, l'impatience. Les choses qui sont bonnes et agréables, c'est l'honnêteté, la charité, la pureté. Pour obtenir ce bien et cet agréable, il faut en même temps l'union morale et l'union vertueuse. Or, ce qui trouble la première, c'est la pusillanimité et la légèreté. La pusillanimité nous fait renoncer à nos bons propos, et la légèreté nous en fait changer. La seconde union se trouve troublée par l'obstination, les soupçons et la feinte. L'obstination ne veut pas recevoir le prochain, le soupçon ne croit pas au prochain, et la feinte ne s'unit point à lui. L'espérance des biens éternels chasse la pusillanimité, et une humble obéissance détruit la légèreté. Quant à l'obstination, elle disparaît devant l'humilité; le soupçon et la feinte s'effacent devant la charité.




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