Augustin, 83 questions - 31. - Opinion de Cicéron sur la nature de la vertu et ses différentes espèces.

32. - L'un peut-il comprendre une chose moins qu'une autre, et l'intelligence d'une même chose peut-elle aller ainsi jusqu'à l'infini?

Comprendre une chose autrement qu'elle n'est c'est se tromper, et se tromper c'est ne comprendre pas ce en quoi on se trompe. Donc celui qui comprend une chose autrement qu'elle n'est, ne la comprend pas. Rien ne peut donc être compris que comme il est. Or quand nous ne comprenons pas une chose comme elle est, c'est comme si nous ne la comprenions pas, puisque nous ne la comprenons pas comme elle est. Il ne faut donc point douter qu'il existe une manière parfaite de comprendre, laquelle ne saurait être dépassée; par conséquent que l'intelligence de. chaque chose n'a pas des degrés infinis et que nul ne peut la comprendre plus qu'un autre.


33. - De la crainte.

Il est évident pour tout le monde que la crainte ne peut avoir que deux objets: ou de perdre ce qu'on aime et qu'on possède, ou de ne pas obtenir ce qu'on espère. Comment donc celui qui aime à ne pas craindre et qui y est parvenu, pourrait-il craindre de perdre cette disposition? Il est bien des choses que nous - aimons, que nous possédons et que nous craignons de perdre; c'est pourquoi nous les conservons avec crainte; mais personne ne peut conserver avec crainte l'exemption même de la crainte. D'autre part celui qui désire être exempt de crainte et n'y est pas encore parvenu, et pourtant espère y parvenir, ne doit pas craindre de n'y pas parvenir. En effet, cette crainte ne serait pas autre chose que la crainte de la crainte. Or toute crainte a un objet en aversion et rien n'a d'aversion pour soi. Donc la crainte n'est pas un objet de crainte. Ne trouve-t-on pas juste de dire que la crainte craint quelque chose, puisque c'est l'âme qui craint quand elle éprouve de la crainte? Qu'on fasse attention à une chose facile à comprendre: c'est qu'on ne peut craindre qu'un mal à venir et prochain. Or il est nécessaire que celui qui craint fuie quelque chose; donc celui qui craint de craindre est le plus absurde des hommes, puisque, tout en fuyant, il a la chose même qu'il fuit. En effet puisqu'on ne peut craindre que l'arrivée d'un mal, craindre que la crainte n'arrivé, c'est embrasser le mal même qu'on repousse. Or s'il y a là, comme de fait, contradiction, celui qui n'aime pas autre chose que de ne pas craindre, est absolument exempt de crainte. C'est pourquoi il est impossible de n'aimer que cela et de ne pas le posséder.
Mais ne doit-on aimer que cela, c'est une autre question. En tout cas celui que la crainte n'abat pas, n'est point ruiné parla cupidité, affaibli par l'inquiétude, agité par le souffle de la vaine joie. En effet, la cupidité n'étant autre chose que l'amour des choses passagères, s'il les désirait, il devrait incessamment craindre ou de les perdre s'il les possédait, ou de ne pas les obtenir. Or il ne craint pas, donc il ne désire pas. De même si son âme était tourmentée par l'inquiétude, il faudrait nécessairement, qu'il fût agité par la crainte, parce que ceux qui sont inquiets des maux présents, craignent aussi les maux à venir. Or il est exempt de crainte; donc aussi d'inquiétude. Enfin en se livrant à la vaine joie, il se réjouirait des choses qu'il peut perdre, par conséquent il devrait craindre de les perdre. Or il est absolument exempt de crainte; donc il ne se livre en aucune façon à la vaine joie.


34. - Ne doit-on aimer que d'être sans crainte?

Si c'est un vice de ne pas craindre, il ne faut pas le désirer. Or l'homme parfaitement heureux ne craint pas et n'est cependant point vicieux. Donc ce n'est pas un vice de ne pas craindre. Mais l'audace est un vice; donc tout homme qui ne craint pas n'est pas pour cela (436) audacieux, bien qu'aucun audacieux ne craigne. De même encore aucun cadavre ne craint. Par conséquent, puisque l'exemption de la crainte est commune à l'homme parfaitement heureux, à l'audacieux et au cadavre, mais que le premier la possède par la tranquillité de l'âme, l'audacieux par la témérité, le cadavre par l'insensibilité; il faut l'aimer, puisque nous voulons être heureux; mais ne pas l'aimer seule, puisque nous ne voulons être ni audacieux ni cadavres.


35. - Que faut-il aimer?

1. Puisque tout ce qui ne vit pas ne craint pas, et que pourtant on ne nous décidera pas à ne plus vivre pour être exempts de crainte, il faut donc désirer de vivre sans crainte.D'autre part comme une vie exempte de crainte n'est pas à désirer si elle est privée de l'intelligence, il faut donc désirer de vivre sans crainte avec l'intelligence. Mais ne doit-on désirer que cela? Ne doit-on pas aussi désirer l'amour? Oui certes; puisque sans lui on n'aimerait pas même ce que nous venons de dire. Mais si on aime l'amour à cause des objets qu'il faut aimer, il n'est pas juste de dire qu'il est aimé lui-même; car aimer n'est pas autre chose que de rechercher un objet à cause de lui-même. Faut-il donc rechercher l'amour pour lui-même, quand la privation de l'objet aimé produit une incontestable misère? De plus comme l'amour est un mouvement et que tout mouvement tend à quelque chose, demander ce qu'il faut aimer c'est demander quel est l'objet auquel nous devons tendre. Donc s'il faut aimer l'amour, il ne faut cependant pas aimer tout amour. En effet, il y a un amour coupable, qui entraîne l'esprit à des choses au-dessous de lui; on l'appelle plus proprement passion, et il est la racine de tons les maux. Il ne faut donc rien aimer de ce qui peut faire défaut à l'amour qui persévère et qui jouit. Quel est donc l'objet qu'il faut désirer d'aimer, sinon celui qui ne peut jamais faire défaut tant qu'on l'aime?
Or cet objet est possédé en même temps que connu. Mais connaître l'or ou un objet corporel ce n'est pas le posséder; on ne doit donc pas l'aimer. D'autre part comme on peut aimer,,sans le posséder, non-seulement un objet indigne d'amour, comme un corps doué de beauté, par exemple, mais aussi des objets dignes d'être aimés, comme la vie heureuse; et encore comme on peut posséder sans aimer, des chaînes, par exemple: on demande avec raison si quelqu'un peut ne pas aimer quand il le possède, c'est-à-dire quand il le connaît, l'objet qu'on ne peut connaître sans le posséder? Or nous voyons des hommes apprendre le calcul, par exemple, dans le seul but de s'enrichir ou de plaire à leurs semblables et rapporter leur science acquise à la même fin qu'ils se proposaient en l'acquérant. Cependant posséder une science est la, même chose que la connaître; il peut donc se faire qu'on possède, sans l'aimer, une chose qu'il suffit de connaître pour la posséder. Du reste personne ne peut parfaitement posséder ou connaître le bien qu'il n'aime pas. En effet comment connaître l'étendue d'un bien dont on ne jouit pas? Or on ne jouit pas quand on n'aime pas; donc celui qui n'aime pas ce qu'il faut aimer ne le possède pas, quoique cet objet puisse être, aimé sans être possédé. Donc on ne peut connaître la vie heureuse et être malheureux; car si on doit l'aimer et on le doit, la connaître c'est la posséder (1).

1 Rét. l. I. ch. 26.

2. Cela posé, qu'est-ce que vivre heureux, sinon connaître et posséder quelque chose d'éternel? Il n'y a en effet que l'éternel dont on soit sûr qu'il ne peut être enlevé à celui qui l'aime; et il est de plus cet objet qu'on ne peut connaître sans le posséder. Car ce qui est éternel est la plus excellente de toutes les choses, et pour cela nous ne pouvons le posséder que par ce qu'il y a de plus excellent en nous, l'intelligence. Or posséder par l'intelligence, c'est posséder par la connaissance, et il n'est pas possible de connaître un bien parfaitement sans l'aimer parfaitement. Pourtant l'intelligence n'est pas seule à aimer, comme elle est seule à connaître. En effet l'amour est une inclination; et si, dans les autres parties de l'âme, cette inclination est d'accord avec l'intelligence et la raison, l'esprit pourra vaquer à la contemplation de l'éternel avec une paix et une tranquillité parfaite. Donc les autres parties doivent aussi aimer cette chose si grande que l'intelligence seule peut connaître. Et comme l'objet aimé affecte nécessairement celui qui l'aime, il en résulte que l'éternel, une fois aimé, communique à l'âme son éternité. Ainsi, en résumé, la vie heureuse est celle qui est éternelle.Or quel être éternel, si ce n'est Dieu, peut communiquer à l'âme son éternité? Mais l'amour des choses dignes d'être aimées, s'appelle avec plus de justesse charité ou dilection. C'est pourquoi il faut méditer de toute la ferveur de notre âme ce très-salutaire commandement: (437) Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit (Mt 22,37);» et aussi ces paroles du Seigneur Jésus: «Or la vie éternelle, c'est de vous connaître, vous seul vrai Dieu, et Celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (2Jn 17,3).»


36 .- Des moyens de nourrir la charité.

1. J'appelle charité, l'amour de, ce qui n'est point à mépriser, comparé à celui qui aime; c'est-à-dire de ce qui est éternel, et qu'on peut aimer éternellement. Donc Dieu et l'âme qui l'aime forment la charité proprement dite; charité très pure, parfaite même, s'il ne s'y adjoint aucun autre amour (3): nous lui donnons aussi le nom de dilection. Or quand Dieu est plus aimé que l'âme elle-même, en sorte que l'homme aime mieux être à lui qu'à soi, c'est alors, qu'il consulte véritablement et au plus haut degré possible les intérêts de son âme, et par conséquent ceux de son corps; car, en ce cas, nous n'en prenons plus soin par sensualité, mais en acceptant simplement ce qui s'offre à nous et nous tombe sous la marin. Or le poison qui tue la charité, c'est l'espoir d'acquérir ou de conserver des choses temporelles: son aliment, c'est l'affaiblissement de la cupidité; sa perfection, l'absence de toute cupidité. Le signe de son progrès, c'est la diminution de la crainte; la marque de sa perfection, l'exemption de toute crainte; parce que, d'une part, «la cupidité est la racine de tous les maux (4);» et que de l'autre la charité, «parfaite chasse la crainte (5).» Donc quiconque veut nourrir la charité, doit s'attacher à diminuer la cupidité.
Or la cupidité n'est pas autre chose que le désir d'acquérir ou de conserver des choses temporelles; et le commencement de sa diminution est la crainte de Dieu, du seul être qu'on ne puisse craindre sans l'aimer. En effet on tend ainsi à la sagesse, et rien de plus vrai que ces paroles: «La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse (6).» Car il n'est personne qui n'ait plus d'aversion pour la douleur que d'attrait pour le plaisir; jusque-là que nous voyons les bêtes les plus cruelles renoncer aux voluptés les plus sensibles par crainte de la souffrance; et c'est quand cette disposition est passée chez elles en habitude, que nous les disons domptées et apprivoisées. Mais comme l'homme a la raison; que la raison, quand elle est misérablement pervertie et mise au service de la passion,

- 3 Rét. l. 1,ch, 26. - 4 1Tm 6,10 - 5 1Jn 4,13 - 6. Si 1,16

lui fait entendre qu'il ne doit point craindre ses semblables, puisque les fautes secrètes peuvent rester inconnues; qu'elle va même jusqu'à lui suggérer les ruses les mieux combinées pour tenir ses péchés secrets: il en résulte que les hommes que la beauté de la vertu ne charme pas encore, sont plus difficiles à dompter que les bêtes féroces, à moins qu'ils ne soient détournés du péché par la crainte des châtiments que leur annoncent en toute vérité des hommes saints et divins, et qu'ils ne finissent. par reconnaître que ce qu'ils cachent aux hommes ne saurait échapper à l'oeil de Dieu. Or pour inspirer à un homme la crainte de Dieu, il faut d'abord lui persuader que tout est gouverné par la divine Providence; ce qui s'obtiendra moins par des raisonnements, peu compris de celui qui n'a pas encore goûté la beauté de la vertu, que par des exemples, soit récents, s'il s'en rencontre, soit tirés de l'histoire, particulièrement de celle qui par l'attention de la divine Providence elle-même est revêtue de la sublime autorité de la religion, tant dans l'ancien que dans le nouveau Testament. Mais il faut parler en même temps de la punition des péchés et de la récompense des bonnes actions.
2. Après avoir persuadé au pécheur qu'il est plus facile qu'il ne le pense de se débarrasser de l'habitude de pécher, on commence à lui faire goûter la douceur de la piété, à lui peindre les charmes de la vertu, en sorte que la liberté de l'amour l'emporte à ses yeux sur la servitude de la crainte. Puis, après les avoir initiés aux sacrements de la régénération, qui doivent nécessairement produire une profonde impression, il faut faire saisir aux fidèles la différence qui existe entre les deux hommes: le vieil homme et l'homme nouveau, l'homme extérieur et l'homme intérieur, l'homme terrestre et l'homme céleste; c'est-à-dire entre celui qui s'attache aux biens charnels et temporels et celui qui recherche les biens spirituels et éternels. Il faut aussi les prévenir qu'ils n'ont point à attendre de Dieu des biens périssables et passagers, lesquels peuvent affluer même chez les méchants; mais des biens solides, éternels, pour l'acquisition desquels on doit mépriser profondément les prétendus biens et maux de ce monde. On aura soin alors de leur mettre sous les yeux le magnifique. l'incomparable modèle de l'Homme-Dieu qui, après avoir montré en lui par tant de miracles une si grande puissance, a pourtant dédaigné ce (438) que les hommes ignorants estiment comme de grands biens, et supporté ce qu'ils regardent comme de grands maux. Et de peur qu'on ne redoute d'autant plus d'embrasser ce genre de vie qu'on l'honore davantage, il faut démontrer par les promesses et les exhortations du Christ, par la multitude innombrable des apôtres, des martyrs, des saints qui ont marché sur ses traces, qu'on ne doit point désespérer d'en faire autant.
3. Les attraits des voluptés charnelles une fois surmontés, il faut veiller à ne point laisser s'introduire le désir de plaire aux hommes, soit par quelques actions éclatantes, soit par une continence ou une patience héroïque, soit par des largesses, soit par un renom de science ou d'éloquence. A ce désir de plaire se rattache aussi l'ambition des honneurs. Or, à toutes ces félicitations, il faut opposer ce qui est écrit sur le mérite de la charité, sur le vide de la vaine gloire, et faire sentir combien il est honteux de chercher l'approbation de gens qu'on ne voudrait pas imiter. En effet ou ils sont méchants, et il n'y a pas de gloire à obtenir leurs éloges; ou ils sont bons, et il faut les prendre pour modèles. Or ceux qui sont bons ne le sont que par la vertu, et la vertu ne recherche rien de ce qui est au pouvoir d'autres hommes. Donc celui qui imite les bons, n'est point avide des louanges humaines, et celui qui imite les méchants est indigne de toute louange. Que si tu ne cherches à leur plaire, que pour les aider à aimer Dieu, ton désir change de but. Mais celui qui cherche à plaire doit nécessairement craindre, d'abord de pécher en secret et d'être rangé aux yeux du Seigneur parmi les hypocrites; puis, s'il cherche à plaire par de bonnes oeuvres, de perdre en courant après cette récompense, celle que Dieu a promise.
4. Après avoir vaincu cette passion, on doit se tenir en garde contre l'orgueil. Difficilement daigne-t-on se mêler aux hommes quand on ne désire plus leur plaire, et qu'on se croit rempli de vertus.. Ici donc la crainte est encore nécessaire, de peur dé se voir enlever ce qu'on semble avoir (Mt 25,29), et d'être jeté, pieds et mains liés, dans les ténèbres extérieures (Mt 22,13). Ainsi la crainte de Dieu n'est pas seulement le commencement, mais la perfection de la sagesse; et le sage est celui qui aime Dieu plus que tout et le prochain comme lui-même. Quant aux périls et aux difficultés qui sont à redouter dans cette voie, et aux remèdes qu'il faut y apporter, c'est une autre question.


37. - De celui qui est toujours né.

Il vaut mieux. être toujours né que de naître toujours; car celui qui naît toujours n'est pas encore né, et s'il naît toujours, il n'a jamais été et ne sera jamais né. En effet autre chose est de naître, autre chose d'être né. Par conséquent celui qui n'est jamais né, n'est jamais fils; et le fils, parce qu'il est né, est toujours fils; il est donc toujours né.


38. - De la conformation de l'âme.

Comme autre chose est la nature, autre chose l'éducation et autre chose l'usage, bien que tout cela s'entende d'une même âme, sans diversité de substance; de plus, comme autre chose est l'esprit, autre chose la vertu, et autre chose la tranquillité, bien que tout cela appartienne à une seule et même substance; et comme enfin l'âme est d'une autre substance que Dieu, bien qu'elle soit son oeuvre, et que Dieu lui-même est cette adorable Trinité, que beaucoup connais sent de nom, bien peu en réalité: il faut étudier avec grand soin le sens de ces paroles du Seigneur Jésus: «Nul ne vient à moi, si mon Père ne l'attire (1); Nul ne vient à mon Père que par moi (2); Lui-même vous enseignera toute vérité (3).»

39. - Des aliments.

Qu'est-ce qui reçoit une chose et la transforme? L'animal recevant la nourriture, Qu'est-ce qui est reçu et transformé? Cette même nourriture. Qu'est-ce qui est reçu sans être transformé? La lumière reçue par les yeux et le son par les oreilles. Or c'est l'âme qui reçoit tout cela par l'entremise du corps. Mais que reçoit-elle par elle-même pour se l'assimiler? Une autre âme qu'elle rend semblable à elle- même en la recevant dans son amitié. Mais quelle est la chose qu'elle reçoit par elle-même sans la transformer? La vérité. C'est pourquoi il faut comprendre ce qui a été dit à Pierre: «Tue et mange (4),» et ce qui est écrit dans l'Evangile Et la vie était la lumière des hommes (5).»

40. - La nature des âmes étant la même, pourquoi les volontés des hommes diffèrent-elles?

De la diversité des points de vue naissent, dans les âmes, des appétits divers; de la diversité des appétits naissent des procédés différents pour acquérir; de la diversité des procédés résultent des habitudes différentes, et, des habitudes différentes, des volontés diverses. Or c'est l'ordre des choses qui

1 Jn 6,44 - 2 Jn 14,6 - 3 Jn 16,13 - 4 Ac 10,13 - 5 Jn 1,14

439

constitue les divers points de vue: ordre mystérieux, mais certainement établi parla divine Providence. Il ne faut cependant point conclure que les natures des âmes soient diverses parce que les volontés le sont, puisque la volonté de la même âme change selon la différence des temps. En effet le même homme désire tantôt être riche, et tantôt être sage au mépris des richesses; et dans l'ordre des goûts temporels, le même homme embrassera d'abord le négoce, puis l'état militaire.


41. - Puisque Dieu a fait toutes choses, pourquoi ne les a-t-il pas faites égales?

Parce qu'elles ne seraient pas toutes choses, si elles étaient égales; car alors n'existerait point cette multitude d'espèces qui forme l'univers, renfermant des créatures de premier ordre, de second ordre, ainsi de suite jusqu'au dernier rang; et c'est ce qu'on appelle toutes choses.

42. - Comment le Christ a-t-il été tout à la fois dans le sein de sa mère et dans le ciel?

Comme la parole de l'homme est entendue par une multitude,. et entendue tout entière par chaque auditeur.


43. - Pourquoi le Fils de Dieu a-t-il apparu sous la forme humaine, et l'Esprit-Saint sous la forme d'une colombe?

Parce que le Christ est venu pour donner aux hommes un modèle de conduite, tandis que l'Esprit n'a apparu que pour indiquer le bien-même où l'on parvient par une vie vertueuse. Or si l'un et l'autre ont pris une forme visible c'est pour que les hommes charnels puissent, par des degrés mystérieux, passer des objets perçus par les yeux du corps, à des objets que l'intelligence seule peut comprendre. C'est ainsi que les paroles bruissent et passent, tandis que les choses qu'elles expriment, quand on traite un sujet divin et éternel, ne passent point comme elles.


44. - Pourquoi le Fils de Dieu est-il venu si tard et non immédiatement après le péché de l'homme?

Parce que toute beauté vient de la souveraine beauté, qui est Dieu; or la beauté temporelle consiste dans la succession des choses qui meurent et se remplacent. Ainsi dans tout homme, chaque âge, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, a sa beauté particulière. Donc comme on serait absurde de ne désirer que la jeunesse pour l'homme soumis à la marche du temps, car ce serait ne vouloir pas des charmes propres aux autres phases de la vie, de même on serait absurde de ne souhaiter qu'un seul âge à tout le genre humain, qui a, aussi bien que l'homme, différentes périodes dans son existence. Orle Maître céleste chargé d'offrir le modèle d'une vie parfaite, n'a pu venir qu'au temps de la jeunesse (1). C'est la pensée de l'Apôtre, quand il parle d'enfants placés sous la garde de la loi comme sous celle d'un pédagogue (2), jusqu'à l'arrivée de celui qui devait venir et qui avait été promis par les prophètes. Autre en effet est la conduite de la Providence quand elle agit sur de simples individus, autre celle qu'elle tient quand elle pourvoit aux intérêts du genre humain tout entier. Tous les individus qui sont parvenus à la véritable sagesse, ne l'ont pu que parce que la même vérité les a éclairés, selon les exigences de leurs différents âges; mais pour que cette vérité rendît le peuple sage, le Christ s'est fait homme juste à l'âge convenable du genre humain.


45. - Contre les mathématiciens ou astrologues

1. Les anciens ne donnaient pas le nom de mathématiciens à ceux que nous nommons ainsi aujourd'hui, mais aux hommes qui calculaient le temps et les mouvements du ciel et des astres; personnages dont les saintes Ecritures ont dit avec beaucoup de raison: «Ceux-là non plus ne méritent point de pardon. Car s'ils ont pu venir à bout de pénétrer les secrets de la création, comment n'ont-ils su avec moins d'effort «encore, trouver le Créateur (3)?» En effet l'âme humaine qui juge des choses visibles, peut comprendre quelle vaut mieux qu'elles toutes. Mais en même temps se reconnaissant sujette au changement, à raison de ses retards ou de ses progrès dans les voies de la sagesse, elle trouve au dessus d'elle une vérité immuable; et en s'y attachant selon ce qui est écrit: «Mon âme s'est attachée à vous (4),» elle devient heureuse, puisqu'elle trouve au dedans d'elle le Créateur et Maître de toutes les choses visibles, et qu'elle ne cherche plus rien au dehors dans le monde visible, pas même dans les corps célestes qu'on ne parvient pas à connaître ou qu'on ne connaît que très-difficilement et sans profit, à moins qu'à travers leur beauté extérieure on ne trouve l'architecte qui habite au dedans, et crée dans l'âme des beautés supérieures, puis dans le corps des beautés inférieures.
2. Quant à ceux qui s'appellent maintenant mathématiciens et veulent faire dépendre nos actions des corps célestes, nous vendre aux étoiles et recevoir de nous le prix de la vente, ce qu'on

1 Rét. l. 1,ch. 26. - 2 Ga 3,23-24 - 3 Sg 13,8-9 - 4 Ps 42,9

440

peut leur opposer de plus vrai et de plus bref c'est qu'ils ne parlent que sur la foi de constellations. Or, selon eux, on distingue dans les constellations différentes parties, dont, disent-ils trois cent soixante forment le zodiaque; le ciel en parcourt quinze en une heure, en sorte que, dans cet espace d'une heure, quinze de ces parties apparaissent. Puis ils divisent chacune de ces parties en soixante minutes; mais dans ces constellations, bases de leurs prédictions, ils ne trouvent point de division de minutes.
Cependant la conception de deux jumeaux, produit d'un même acte conjugal, au rapport des médecins dont la science est bien plus fondée, bien plus claire, a lieu dans un espace de temps moindre que deux secondes. Pourquoi donc une si grande différence d'actions, d'événements, de volontés chez deux hommes dont la conception a été nécessairement soumise à la même constellation? Pourquoi le mathématicien n'a-t-il vu qu'une constellation pour deux comme pour un? Que s'ils s'en tiennent aux constellations de la naissance, les jumeaux les confondent encore, puisque le plus souvent ils sortent du sein maternel de telle manière qu'il faut encore en revenir aux portions de minutes: divisions de temps que les mathématiciens ne distinguent ni ne peuvent distinguer dans les constellations? On dit qu'ils ont souvent prédit la vérité; la raison en est que les hommes perdent le souvenir de leurs mensonges et de leurs erreurs; uniquement attentifs à ce qui arrive conformément à leurs oracles, ils oublient ce qui les dénient; .ils ne se souviennent que de ce qui est survenu, non par la puissance de cet art absolument nul, mais par l'effet de quelque obscur jeu du sort. Et si l'on veut en faire honneur à leur science, il faudra aussi attribuer la puissance divinatoire à des parchemins écrits; car il en sort souvent les réponses qu'on désire. Or si un manuscrit contient souvent, par hasard, un vers qui annonce l'avenir, peut-on s'étonner que de l'esprit d'un homme sorte aussi une prédiction, non par calcul, mais par hasard?


46. - Des idées.

1. Platon est, dit-on, le premier qui ait employé ce mot (1). Non qu'avant lui, les choses que l'on appelle idées n'existassent pas ou ne fussent comprises par personne; mais on leur avait peut-être donné d'autres noms, car on peut nommer comme l'on veut une chose inconnue qui n'a point encore de nom consacré par


1. Cité de Dieu l. 7,ch. 28.

l'usage. Mais il est invraisemblable ou qu'il n'y ait pas eu de philosophes avant Platon, ou qu'ils n'aient pas compris ce que Platon appelle des idées, quel que soit le sens attaché à ce mot, puisque les idées ont une telle valeur que faute de les comprendre, on ne saurait être philosophe. Il est aussi à croire qu'il y a eu des sages ailleurs qu'en Grèce, comme,Platon lui-même l'atteste non-seulement par les voyages qu'il entreprit pour se perfectionner dans la sagesse, mais encore par ses écrits. Or il faut penser que ces sages, s'il y en eut ont connu les idées, quoiqu'ils les désignassent sous un autre nom. Mais en voilà assez sur ce point: étudions la chose en elle-même, car elle vaut la peine d'être soigneusement considérée, exactement comprise, et laissons à chacun la liberté de lui donner quel nom il voudra, pourvu qu'il la connaisse.
2. Nous pouvons traduire en latin le mot idées par formes ou espèces, pour nous conformer au sens littéral. Si nous les appelons raisons, nous nous écartons de l'étymologie: car le mot grec logos, signifie raison, et non idées. Néanmoins en adoptant ce mot, on ne s'éloigne pas de la vraie signification. En effet les idées sont certaines formes principales, certaines raisons fixes et immuables des choses, lesquelles n'ont point été formées et sont par conséquent éternelles, permanentes et contenues dans l'intelligence divine. Et bien qu'elles ne naissent ni ne meurent, nous disons cependant que c'est sur elles qu'est formé tout ce qui peut naître et mourir, tout ce qui naît et meurt. Or nous ajoutons que l'âme raisonnable seule peut les contempler par la meilleure partie de son être, c'est-à-dire par l'intelligence et la raison, qui est comme sa face et son oeil intérieur et intelligible. Nous affirmons de plus que toute âme raisonnable n'est pas apte à cette contemplation, mais seulement celle qui est sainte et pure, c'est-à-dire celle qui possède 1'oeil capable de voir ces choses, l'oeil sain, net, serein, semblable aux objets mêmes qu'il désire considérer.
Or quel homme religieux, imbu de la vraie foi, fût-il encore incapable de cette contemplation, oserait nier, ou plutôt n'avouera que tout ce qui existe, c'est-à-dire appartient à un genre, à une nature propre, a reçu de Dieu l'existence; que c'est par Dieu que vit tout ce qui vit; que le bien-être de tout ce qui existe dans l'univers, l'ordre même qui règle le cours du temps et préside aux changements des êtres variables, (441) est établi et maintenu parce législateur souverain? Cela posé, et admis, qui osera dire que Dieu a tout créé d'une manière déraisonnable? Si on ne peut le dire ni le croire, il faut donc que tout ait été créé avec raison. Or la raison d'être n'est pas la même pour l'homme que pour le cheval: il serait absurde de le penser. Chaque être a donc été créé pour une raison propre. Mais où devons-nous croire que, ces raisons existent, sinon dans l'intelligence même du Créateur . En effet il n'y voyait rien hors de lui qui pût lui servir de type dans ce qu'il voulait faire une telle supposition serait sacrilège. Mais si ces raisons de toutes choses créées ou à créer sont contenues dans l'intelligence divine; s'il ne peut rien y avoir dans l'intelligence divine qui ne soit éternel et immuable; si, de plus, ce sont ces premières raisons des choses que Platon appelle des idées il s'ensuit que non-seulement les idées existent, mais qu'elles sont vraies parce qu'elles sont éternelles, permanentes dans leur forme et immuables, et c'est par leur participation que tout existe, de quelque manière qu'il existe. Or l'âme raisonnable l'emporte sur toutes les créatures; elle est proche de Dieu, quand elle est pure; et dans la proportion où elle lui est unie par la charité, elle se trouve comme remplie et illuminée par cette lumière intelligible, à l'aide de laquelle elle voit, non par les yeux du corps mais par ce qu'elle a de meilleur en elle-même, par son intelligence, elle voit, dis-je, ces rai sons et goûte un grand bonheur à les contempler. Du reste, comme nous l'avons dit, qu'on appelle ces raisons idées, ou formes, ou espèces' ou raisons, peu importe; il est permis à beaucoup d'hommes de donner des noms à leur choix, mais il n'est donné qu'à bien peu de voir la vérité.


47. - Pourrons-nous un jour voir nos pensées?

On demande souvent comment, après la résurrection et la transformation du corps, qui est promise aux saints, nous pourrons voir nos pensées. Jugeons-en par analogie d'après la partie de notre corps qui reçoit le plus de lumière. Nous devons croire que les corps glorieux, que nous espérons revêtir un jour, seront très-lumineux et de substance éthérée (1). Or, si déjà maintenant les mouvements de l'âme se trahissent souvent par les yeux, il est probable qu'aucun ne nous échappera, quand nous aurons entièrement revêtu ce corps céleste, en comparaison duquel nos yeux actuels ne sont q'une chair grossière .

I Rét. l. 1,ch. 26; Cité de Dieu l. 23,ch. 20.




48. - Des choses à croire.

Il y a trois espèces de choses à croire: les unes que l'on croit toujours sans jamais les comprendre, comme l'histoire qui déroule la marche du temps et les actions humaines; les autres que l'on comprend dès qu'on les croit, comme les raisonnements humains sur les nombres ou toute autre science; en troisième lieu, celles que l'on croit d'abord et que l'on comprend ensuite, comme tout ce qui regarde les choses divines, dont l'intelligence n'appartient qu'aux coeurs purs, c'est-à-dire à ceux qui observent les règles prescrites pour bien vivre.


49. - Pourquoi les enfants d'Israël offraient-ils des animaux en sacrifice?

Parce qu'il y a aussi des sacrifices spirituels, dont ce peuple charnel devait présenter les images, afin que ce peuple esclave figurât le peuple nouveau (1). Cette différence des deux peuples se remarque dans chacun de nous, en ce que chacun est forcé d'agir selon le vieil homme, dès le sein de sa mère jusqu'à l'adolescence: époque où l'on n'est plus assujetti aux inclinations de la chair, mais où la volonté peut se porter aux choses spirituelles et être intérieurement régénérée. Or ce que la nature et la discipline opèrent dans un homme bien élevé, il était très-convenable que la divine Providence le reproduisit proportionnellement dans tout le genre humain.


50. - De l'égalité du Fils.

Dieu a dû engendrer égal à lui, celui qu'il a engendré; car il n'a pu engendrer meilleur que lui, puisqu'il n'y a rien de meilleur que Dieu. En effet, s'il l'eût voulu sans le pouvoir, t'eût été impuissance, s'il l'eût pu sans le vouloir, t'eût été jalousie. Donc il a dû engendrer son Fils égal à lui-même.



Augustin, 83 questions - 31. - Opinion de Cicéron sur la nature de la vertu et ses différentes espèces.