Augustin, de ce qui est bien dans le mariage.



CHAPITRE PREMIER. SOCIÉTÉ PRIMITIVE DE L'HOMME ET DE LA FEMME.


1. Chaque homme constitue, par lui-même, une partie du genre humain; et la nature humaine est essentiellement faite pour la société, où elle trouve d'immenses et précieux avantages, ainsi que la puissance de l'amitié. Aussi Dieu a-t-il voulu que tous les hommes fussent enfants d'un même père, afin de maintenir entre eux une société réciproque, basée non-seulement sur la similitude de genre, mais sur les liens de parenté. L'union de l'homme et de la femme est donc le premier lien naturel de la société humaine. Remarquons qu'ils ne furent pas l'objet d'une création distincte, qui les eût rendus étrangers l'un à l'autre; c'est de l'homme que Dieu forma la femme, pour marquer qu'en la tirant de la poitrine de l'homme, c'est dans le coeur que résiderait leur force d'union réciproque (Gn 2,21-22). On dit de ceux qui cheminent ensemble et qui ont les yeux fixés sur le même but, qu'ils marchent côte-à-côte. Un autre lien de société est formé par les enfants, le seul fruit honorable, non pas de l'union, mais des relations conjugales de l'homme et de la femme. Même en dehors de ces relations, il peut y avoir dans chacun des deux sexes un rapprochement de parenté et d'amitié, très-compatible avec l'autorité de l'un et la soumission affectueuse de l'autre.


CHAPITRE II. DE LA PROPAGATION DES ENFANTS EN DEHORS DU PÉCHÉ.



2. On a souvent demandé quelle eût été, en dehors du péché, la génération des premiers hommes que Dieu avait bénis en ces termes: «Croissez et multipliez-vous et couvrez la face de la terre». Mais nous ne voyons aucune nécessité ni d'étudier cette question, ni de chercher à la résoudre, puisque le péché est malheureusement un fait qui a soumis les corps à la mort, et qu'aujourd'hui il ne peut y avoir d'union qu'entre des corps mortels. On a émis sur ce point des opinions aussi nombreuses que différentes, et il serait bien difficile de préciser celle qui se rapproche le plus de la vérité des divines Ecritures. Les uns soutiennent qu'en dehors du péché les enfants auraient pris naissance sans aucune relation nécessaire des époux, par l'effet seul de la toute-puissance du Créateur. Dieu peut, sans aucun doute, former les enfants en dehors de tout concours des parents, lui qui a pu former la chair de Jésus-Christ dans le sein virginal de Marie, et qui, pour me faire comprendre des infidèles eux-mêmes, donne aux abeilles une naissance à laquelle le mélange des sexes est absolument étranger. D'autres soutiennent que la bénédiction dont il est parlé, avait été prononcée dans un sens mystique et figuratif; en sorte que ces paroles «Remplissez la terre et soyez-en les maîtres (Gn 1,28)», doivent s'entendre de la plénitude et de la perfection de la vie, tandis que ces autres «Croissez et multipliez», ne signifient que le progrès de l'esprit et l'abondance de la vertu. C'est dans ce sens que le Psalmiste a dit: «Vous me multiplierez dans mon âme par la vertu (Ps 27,3)». Eu effet l'homme n'eut d'enfants par la succession ordinaire que quand, grâce au péché, la mort fut devenue sa destinée.
D'autres prétendent que nos premiers parents n'avaient pas reçu un corps spirituel mais un corps animal, que l'obéissance aurait rendu spirituel et dès lors capable de l'immortalité.
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Cette immortalité n'eût pas attendu la mort qui est entrée dans le monde par la jalousie de Satan (Sg 2,24) et est devenue le châtiment du péché; mais elle eût été l'oeuvre de cette transformation dont parle l'Apôtre: «Ensuite nous qui vivons, qui sommes laissés sur la terre, nous serons ravis avec eux dans les nuées à la rencontre du Christ (1Th 4,16)». D'après cette opinion, le corps des premiers époux était mortel, en vertu de sa conformation première, et cependant ils ne seraient pas morts sans le péché, contre lequel Dieu avait porté une menace de mort. Supposez que Dieu eût menacé ce corps d'une blessure parce qu'il était vulnérable; si ce corps n'eût point désobéi, tout vulnérable qu'il était, il n'aurait point été blessé. De même rien n'empêchait que la génération fût possible à des corps susceptibles, dans une certaine mesure, d'un progrès continuel, sans toutefois passer par la vieillesse ou au moins par la mort, jusqu'à ce que fût réalisée la bénédiction en vertu de laquelle ils devaient remplir toute la terre. Dieu voulut que les vêtements des Hébreux dans le désert se conservassent intacts pendant quarante ans (Dt 29,5). A combien plus forte raison, si l'homme fût resté obéissant, Dieu aurait-il accordé à son corps une certaine permanence heureuse, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à une transformation plus parfaite, non point par l'effet de la mort, qui chasse l'âme du corps, mais par l'effet du passage de la mortalité à l'immortalité, de la qualité animale à la qualité spirituelle.


CHAPITRE 3. TROIS PREMIERS AVANTAGES.

Laquelle de ces opinions est la vraie? Peut-on en imaginer d'autres encore, tout en se fondant sur les paroles de la bénédiction primitive? De telles questions nous entraîneraient trop loin.

3. Contentons-nous de dire que, vu la condition où nous sommes créés et que nous connaissons, de naître et de mourir, l'union de l'homme et de la femme est en elle-même un bien réel. En effet cette union est si précieuse aux yeux de l'Ecriture, que la femme, du vivant de son premier époux, ne peut en épouser un autre, fût-elle renvoyée par lui. Réciproquement, l'homme renvoyé par sa femme ne peut en épouser une autre jusqu'à ce que la première soit décédée. Dans l'Evangile le Sauveur affirme la bonté du mariage, non-seulement en défendant à la femme de quitter son mari, si ce n'est en cas de fornication (1), mais encore en acceptant d'assister lui-même à un mariage (2). Ce fait, à lui seul, prouve là la proposition que j'avance.
L'honorabilité du mariage ne résulte pas seulement de la création des enfants, mais encore du besoin naturel à des sexes différents de faire entre eux société. Autrement le mariage ne serait pas convenable entre vieillards, surtout s'ils avaient perdu leurs enfants ou s'ils n'en avaient jamais eu. Or ce mariage entre vieillards, tous le regardent comme légitime; l'ardeur juvénile des époux n'existe plus, mais il suffit que l'affection les unisse. Aussi regardons-nous comme un signe de perfection dans les époux de renoncer, d'un consentement mutuel, aux relations conjugales; dès lors plus ils sont parfaits, plus tôt ils y renoncent, non pas que par là ils se soient mis dans l'impossibilité physique de répondre, dans la suite, à une volonté réciproque; du moins se sont-ils procuré la gloire de se refuser ce qui leur était permis; et quand les époux se rendent réciproquement le respect et les autres devoirs, leurs membres fussent-ils glacés et presqu'éteints par l'âge, le mérite de la chasteté leur reste; chasteté du coeur et d'esprit d'autant plus sincère, d'autant plus sûre, qu'elle est plus calme et plus tranquille. De plus le mariage a encore cet heureux résultat de tourner vers le but honnête de la propagation des enfants, l'incontinence, même vicieuse, des jeunes gens. C'est ainsi que l'union conjugale change en bien le mal même de la concupiscence. Ensuite l'affection paternelle réprime et rend plus honnêtes les ardeurs de la chair. La volupté la plus ardente devient tout à coup un sentiment sérieux dans les époux, à la pensée qu'en s'unissant ils vont mériter les titres de père et de mère.


CHAPITRE IV. AUTRE AVANTAGE DANS LE MARIAGE LA FIDÉLITÉ CONJUGALE.


4. Quant au devoir conjugal, malgré l'intempérance qui l'accompagne quelquefois, toujours est-il qu'il est, de la part des époux, matière à fidélité réciproque. Cette fidélité,

1. Mt 19,9 - 2. Jn 2,2

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aux yeux de l'Apôtre, donne un droit si réel, qu'il ne craint pas de l'appeler une puissance «La femme, dit-il, n'a pas puissance sur son corps, elle appartient à l'homme. Celui-ci à son tour n'est pas dans une condition différente, son. corps est en la puissance de sa femme (1)». Violer cette fidélité, c'est se rendre coupable d'adultère; ce qui arrive quand, au mépris du pacte conjugal, poussé par la passion ou attiré par les séductions d'une personne étrangère, on a avec elle des relations coupables. La fidélité est détruite à l'instant même, et cette fidélité, en ce qui regarde les choses corporelles et humiliantes, est toujours un grand bien de l'âme, car elle doit être préférée à la vie même du corps. Une paille légère n'est rien en face d'une grande quantité d'or; cependant que la fidélité ait pour objet de la paille ou de l'or, elle a toujours son prix et la même importance.
Invoquera-t-on la fidélité pour s'autoriser à commettre le péché? Je m'étonnerais qu'il y eût alors fidélité. Quelle qu'elle soit, cependant, il suffit de la violer, pour devenir par cela même plus coupable, excepté dans le cas où l'on y renonce pour revenir à la vraie fidélité, c'est-à-dire pour corriger sa volonté et renoncer au péché. Par exemple, tel malfaiteur se trouve trop faible pour attaquer seul un voyageur; il trouve un complice, et tous deux s'engagent à réaliser ce crime et à partager le butin. Mais le crime à peine commis, l'un des deux criminels s'empare seul des dépouilles. L'autre gémit et se plaint de la violation des engagements contractés envers lui. Qu'il se souvienne plutôt qu'avant tout il avait à se montrer fidèle à ses obligations envers la société humaine, et que le premier de ses devoirs était d'empêcher qu'un homme fût injustement dépouillé, lui qui sent si vivement l'iniquité d'une infidélité commise dans un pacte criminel. Il est donc doublement coupable et doublement criminel. Au contraire si, regrettant tout à coup la faute commise, il refuse sa part des dépouilles et demande qu'elles soient rendues à leur véritable possesseur, on ne pourra évidemment l'accuser d'infidélité. De même, supposé qu'une femme, après avoir violé la foi conjugale, reste fidèle au complice de son adultère, elle serait coupable; elle le serait plus encore en se rendant infidèle à l'un et à l'autre: Mais qu'elle se repente de son

1. 1Co 7,4

crime, qu'elle revienne à la foi conjugale, qu'elle rompe avec ses engagements et renonce à ses joies adultères, et j'affirme qu'elle ne sera plus regardée ni comme infidèle, ni comme adultère.


CHAPITRE V. QUAND Y A-T-IL MARIAGE ENTRE L'HOMME ET LA FEMME.


5. Un homme et une femme qui ne sont liés par aucun mariage antérieur, ont ensemble des relations charnelles, non pas précisément dans le but d'avoir des enfants, mais uniquement par incontinence; et cependant ils nourrissent la ferme résolution de se garder une fidélité réciproque. On demande si l'on peut voir en cela un mariage véritable. On le peut certainement pourvu que leur engagement soit perpétuel, pourvu aussi que, sans se proposer peut-être la génération des enfants, ils ne l'évitent pas de propos délibéré et ne s'y opposent pas criminellement. Mais si l'une ou l'autre de ces conditions manque, il n'y a plus mariage à nos yeux. En effet, qu'un homme conserve une femme en attendant qu'il trouve à en épouser une autre qui lui agrée davantage, pour l'honneur ou pour la richesse, je dis que dans son coeur il commet l'adultère, non pas précisément contre celle qu'il désire trouver,mais contre celle qu'il entretient sans avoir l'intention de l'épouser. Et si cette dernière connaît les dispositions de son séducteur, elle est coupable parce qu'elle n'est liée à lui par aucun engagement matrimonial. Toutefois si, même alors, elle reste fidèle; si, après le mariage de son complice, elle n'a aucune volonté de se marier et se dispose à vivre dans la continence absolue, je crois qu'alors je ne pourrais pas l'accuser d'adultère. Tous affirment du reste et sans hésiter, qu'elle pèche dans les relations qu'elle a avec un homme dont elle n'est pas l'épouse. Supposons maintenant que, dans ses désordres, du moins quant à ce qui la regarde, elle ne se propose autre chose que d'avoir des enfants, et, qu'en dehors de ce but, tout la fasse souffrir, je dis qu'elle l'emporte sur un grand nombre de matrones qui, sans être proprement adultères, forcent des maris qui voudraient rester dans la continence, à leur rendre le devoir conjugal, non pas dans le but d'avoir des enfants, mais uniquement pour satisfaire l'ardeur de la (109) concupiscence qui les dévore, usant ainsi avec intempérance d'un droit qui leur appartient. Et cependant leur mariage reste bon en lui-même, par cela seul qu'elles sont mariées; car elles le sont, afin de restreindre cette concupiscence dans des limites légitimes, en dehors desquelles elle déborderait sans mesure et sans frein, appuyée sur l'indomptable faiblesse de la chair, tandis que le mariage produit l'union indissoluble et force à la fidélité; de plus la chair, par elle-même, se porte immodérément aux oeuvres qui lui sont propres; le mariage, au contraire, couvre du voile de la chasteté, la génération elle-même; car, s'il est honteux d'user passionnément d'un mari, c'est faire preuve d'honnêteté de ne connaître que son mari et de ne recevoir que de lui les honneurs de la maternité.


CHAPITRE VI. DU DEVOIR CONJUGAL.

On trouve des maris qui poussent l'incontinence jusqu'à méconnaître l'état embarrassé de leurs épouses. Mais si les époux se livrent à l'immodestie et à la honte, c'est la faute des hommes et non du mariage.

6. Et même, dans l'usage immodéré du mariage, usage que l'Apôtre leur permet mais qu'il ne commande point, et qui a un tout autre but que celui de la génération des enfants; quoique alors ils cèdent à l'entraînement de leurs moeurs dépravées, le mariage a encore l'efficacité de les soustraire à l'adultère ou à la fornication. En effet, ce n'est pas le mariage qui commande cet acte, mais c'est le mariage qui l'excuse. Dès lors si les époux s'appartiennent l'un à l'autre pour la génération des enfants, but premier assigné à la société humaine dans notre existence mortelle, ils s'appartiennent aussi comme remède à la faiblesse de la chair, et se trouvent l'un à l'égard de l'autre, dans une sorte de servitude pour étouffer jusqu'aux désirs illicites et pour ne pouvoir garder l'un ou l'autre perpétuellement la continence, sans un consentement réciproque. Voilà pourquoi «l'épouse n'a point puissance sur son corps, il appartient au mari; de même celui-ci n'est plus le «maître de son corps, c'est la femme (1)». Donc, en dehors même de la génération, les faiblesses et l'incontinence imposent aux

1. 1Co 7,4-6

époux cette servitude réciproque, comme préservatif contre une honteuse corruption inspirée par le démon et nourrie par l'incontinence soit de l'un des époux, soit des deux ensemble. Le devoir conjugal, quand il a pour but la génération, n'est point une faute; accompli uniquement pour satisfaire la concupiscence, mais entre époux, en gardant la fidélité conjugale et dans la mesure du devoir, il n'excède pas le péché véniel; tandis que l'adultère et la fornication sont toujours péchés mortels. D'où il suit que la continence absolue est bien plus parfaite que le devoir conjugal, même quand il n'a pour but que la génération.


CHAPITRE VII. INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE.

Garder la continence, c'est l'état le plus parfait; rendre le devoir conjugal est une chose permise; l'exiger en dehors des nécessités de la génération, c'est un péché véniel; commettre la fornication ou l'adultère, c'est un péché mortel. La charité conjugale exige donc que l'un des époux, sous prétexte de mériter davantage, se garde bien d'être pour l'autre une cause de damnation. Car «celui qui renvoie sa femme, sauf le cas de fornication, la pousse à l'adultère (1)». En effet, le pacte nuptial est si sacramentel qu'il n'est pas même rompu par la séparation des époux. Tant que son époux est vivant, eût-elle été renvoyée par lui, la femme commet l'adultère en connaissant un autre homme; et le mari, en la renvoyant, s'est fait la cause de ce crime.

7. Puisqu'il est permis de renvoyer sa femme surprise en adultère, est-il aussi permis d'en épouser une autre? L'Ecriture donne lieu, sur ce point, à une difficulté assez grave. L'Apôtre, promulguant en cela un précepte du Seigneur, déclare que la femme ne doit point se séparer de son mari; et que, si, elle s'en sépare, elle doit rester sans mari, ou se réconcilier avec le sien (2). En voici la raison. En se séparant d'un mari qui n'est point adultère et en suspendant toute relation conjugale, elle exposerait son époux à tomber dans l'adultère ou l'impureté. Mais elle peut en toute justice se réconcilier avec lui, soit en tolérant son inconduite, si pour elle-même la continence est impossible, soit surtout en le ramenant à des sentiments meilleurs. Dès lors je ne vois pas

1. Mt 5,32 - 2. 1Co 7,10-11

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sur quoi l'on peut s'appuyer pour soutenir que l'homme, dont la femme est adultère, peut, après l'avoir quittée, en épouser une autre, puisque, dans le même cas, la femme ne peut convoler à de nouvelles noces. S'il ne peut en épouser une autre, c'est que le lien conjugal d'abord formé dans le but d'avoir des enfants est tellement indissoluble, qu'il ne peut être rompu pour chercher la génération dans un autre mariage. Autrement, tel homme dont la femme est stérile, pourrait la renvoyer et en épouser une autre, avec laquelle il aurait des enfants. Or, agir ainsi serait un crime; la loi en vigueur de nos jours et appuyée sur la coutume romaine, ordonne de n'avoir qu'une seule femme vivante; et cependant après le divorce pour cause d'adultère, de la part de l'un ou de l'autre des deux époux, il pourrait encore naître des enfants, s'il était permis de contracter un nouveau mariage. La loi divine le défend d'une manière absolue, et c'est là ce qui prouve à tout homme réfléchi la force irrésistible du lien conjugal. Pourrait-il en être ainsi, si le sacrement ne venait fortifier la faiblesse humaine et s'imposer aux hommes jusqu'à leur faire craindre un châtiment infaillible, s'ils renoncent au lien conjugal, où s'ils cherchent à le dissoudre? Une séparation peut avoir lieu, mais l'union des époux ne sera, pas brisée; ils resteront époux, même après s'être séparés, et s'ils s'abandonnent à la licence de leurs moeurs, ils se rendent coupables d'adultère à l'égard de ceux avec lesquels ils restent unis, la; femme à l'égard de son mari et réciproquement. Le mariage, jusqu'à ce point indissoluble, n'est possible que dans la cité de notre Dieu et sur sa montagne sainte (1).


CHAPITRE VIII. LE DIVORCE CHEZ LES GENTILS ET CHEZ LES JUIFS. LE MARIAGE EST UN BIEN, QUOIQUE MOINDRE.

Il n'en est point ainsi du mariage parmi les nations païennes. Chez elles, par le fait seul de la répudiation, et sans que la justice humaine s'en occupe aucunement, la femme peut épouser un autre mari, et réciproquement. Moïse, de son côté, cédant à la dureté des Israélites, semble leur avoir permis quelque chose de semblable en les autorisant à donner le libelle de répudiation (2). Et en cela je trouve

1. Ps 40,7 - 2. Dt 24,1 Mt 19,8

plutôt la condamnation que l'approbation du divorce.

8. «Le mariage doit donc être honorable en «tout et le lit nuptial immaculé (1)». En disant que le mariage est bon en lui-même, nous ne parlons pas d'une bonté relative, comparativement à la fornication; autrement mariage et fornication ne seraient que des maux, dont l'un seulement serait plus grand que l'autre. Ou bien la fornication serait bonne parce qu'elle est un moindre mal que l'adultère, puisque c'est une plus grande faute de violer le mariage d'autrui, que de s'attacher à une concubine. L'adultère, à son tour, serait bon, parce qu'il est un moindre mal que l'inceste, car souiller sa mère est un plus grand crime que de violer une femme étrangère; ainsi de suite, en descendant jusqu'à ces hontes que l'Apôtre défend de nommer, tout sera bon, comparé à ce qui est pire (2). La fausseté d'un tel raisonnement est évidente. Le mariage et la fornication ne sont pas deux maux, dont l'un serait plus grand que l'autre. Au contraire le mariage et la continence sont deux biens, dont l'un est supérieur à l'autre. De même, la santé et l'état de souffrance ne sont pas deux maux, dont l'un serait plus grand que l'autre, tandis que la santé et l'immortalité sont deux biens, dont l'un est supérieur à l'autre. Enfin la science et la vanité ne sont pas deux maux, à condition que celui-ci soit le plus grand; mais la science et la charité sont deux biens, celle-ci l'emporte sur la première. «La «science sera détruite», dit l'Apôtre, et cependant elle est nécessaire en cette vie; «quant à la charité elle ne tombera jamais (3)».De même cette génération mortelle qui est le but du mariage, disparaîtra, tandis que la continence qui est ici-bas un commencement de vie angélique, restera éternellement.
De même donc que les jeûnes des pécheurs sont moins méritoires que les festins des justes, de même le mariage des filles fidèles l'emporte sur la virginité des filles qui n'ont pas la foi. Toutefois, dans ces hypothèses, ce n'est pas le festin que nous préférons au jeûne, mais la justice au péché; ce n'est pas le mariage que nous préférons à la virginité, mais la foi à l'impiété. Enfin si les justes mangent quand il en est besoin, c'est afin de se montrer bons maîtres à l'égard du corps leur esclave, et de lui accorder ce qui est juste et équitable,

1. He 13,4 - 2. Ep 5,12 - 3. 1Co 13,8

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tandis que le jeûne des pécheurs sacrilèges tourne directement au service des démons. De même si les filles fidèles se marient, c'est pour avoir, avec leurs époux, des relations chastes et modestes, tandis que dans une fille païenne la virginité est une véritable fornication contre le vrai Dieu. Marthe, en servant les saints, faisait une bonne action; mais Marie faisait encore mieux en se prosternant aux pieds du Seigneur et en recueillant sa parole (Lc 10,39-42). Nous louons en Suzanne la chasteté conjugale (Da 13); mais en cela même elle est inférieure à Anne la veuve, et surtout à la Vierge Marie (Lc 1,27 Lc 2,36-37). Les femmes qui, sur leur fortune, fournissaient le nécessaire à J.- C. et à ses disciples, faisaient bien; mais ceux-là faisaient mieux encore qui renonçaient à tout pour suivre plus facilement le Sauveur. Or, dans toutes ces circonstances, et ceux qui abandonnaient tout et ceux qui imitaient Marthe et Marie, ne pouvaient aspirer à un état plus parfait qu'en quittant l'état moins parfait. D'où il suit que le mariage ne doit pas être considéré comme un mal, bien que dans le mariage on ne puisse pratiquer ni la chasteté viduelle ni l'intégrité virginale. De même les fonctions de Marthe n'étaient pas mauvaises, bien que sa soeur, si elle l'eût imitée, n'aurait pas fait ce qui était mieux. Enfin ce n'est pas un mal de donner l'hospitalité à un juste ou à un prophète, bien qu'on ne doive point avoir de maison, quand on veut suivre Jésus-Christ jusqu'à la perfection.


CHAPITRE IX. EN QUOI CONSISTE LA BONTÉ DU MARIAGE.


9. Il est à remarquer que parmi les dons de Dieu, il en est que l'on doit rechercher pour eux-mêmes, tels sont la sagesse, la santé, l'amitié; il en est d'autres qui ne sont nécessaires que comme moyens, tels sont la science, la nourriture, la boisson, le sommeil, le mariage et les relations conjugales. Parmi les derniers actes les uns sont nécessaires à la sagesse, telle est la science; les autres sont nécessaires à là santé, tels sont la nourriture, le breuvage, le sommeil; d'autres enfin sont nécessaires à l'amitié, comme le mariage et l'acte qui lui est propre; car c'est sur lui que repose la propagation du genre humain, pour qui les relations de l'amitié sont un bien si grand. Quant aux biens qui sont nécessaires comme moyens, celui qui n'en use pas dans le but qui leur est assigné, pèche tantôt véniellement, tantôt mortellement. Au contraire c'est bien agir que d'en user d'une manière subordonnée à leur but; mais ne pas en user quand ils ne sont pas nécessaires, c'est agir bien mieux encore. Les désirer quand le besoin s'en fait sentir, c'est bien; mais c'est mieux encore de ne pas en vouloir, car c'est pour nous un état plus parfait de ne pas en avoir besoin. D'où il suit qu'il est bon de se marier, parce qu'il est bon de créer des enfants, d'être mère de famille (1Tm 5,14). Mais il est mieux de ne pas se marier, car il est mieux, pour le bien même de la société, de ne pas avoir besoin du mariage. Je m'explique ainsi, parce qu'aujourd'hui nous trouvons, non-seulement parmi ceux qui sont engagés dans le mariage, mais même parmi ceux qui s'abandonnent à des relations coupables, où le Créateur change le mal en bien, assez d'hommes à qui il accorde de nombreux enfants et de riches successions, pour qu'on puisse contracter de saintes amitiés. De là vient qu'aux premiers âges du monde, dans le but de multiplier les enfants de Dieu, de prophétiser et de préparer la naissance du Prince et du Sauveur de tous les peuples, les saints ont dû user du mariage, non pour eux-mêmes, mais pour servir d'instrument aux desseins de Dieu. Aujourd'hui que, parmi tous les peuples, on voit se former avec activité des unions toutes spirituelles, pour établir la sainte et véritable société, on ne doit pas laisser ignorer à ceux même qui n'aspirent au mariage que dans le désir d'avoir des enfants, qu'il serait mieux pour eux d'embrasser l'état plus parfait de la continence.


CHAPITRE X. OBJECTION CONTRE LA CONTINENCE.


10. Mais, dira-t-on, qu'arriverait-il si tous les hommes embrassaient la continence? que deviendrait le genre humain? Plût à Dieu que tous eussent ce désir, inspiré «parla charité «d'un coeur pur, d'une bonne conscience, et «d'une foi véritable (1Tm 1,5)»; la cité dé Dieu serait plus promptement remplie, et la fin du monde arriverait plus tôt! N'est-ce pas là ce que désirait l'Apôtre quand il s'écriait: «Je voudrais que tous vous fussiez comme moi?» Et ailleurs: «Voici ce que je vous dis, mes frères; le temps est court, que ceux qui ont des femmes - 112 - vivent comme n'en ayant point; que «ceux qui pleurent soient comme ne pleurant point, et ceux qui sont dans la joie comme n'y «étant pas, que ceux qui achètent soient comme s'ils n'achetaient pas, et que ceux qui usent de ce monde soient comme n'en usant pas, car la figure de ce monde passe. Or je veux que vous soyez sans aucune sollicitude». Plus loin il ajoute: «Celui qui n'est pas marié, ne recherche dans ses pensées que ce qui peut plaire à Dieu; tandis que celui qui est engagé dans le mariage, s'occupe des choses du monde et cherche à plaire à sa femme. La «femme mariée a le coeur partagé; celle qui ne l'est pas, n'est préoccupée que des choses du Seigneur, pour se rendre sainte de corps et d'esprit; tandis que celle qui est mariée se préoccupe des choses du monde et cherche à plaire à son mari». De là je conclus qu'à l'époque où nous sommes, il n'y a que ceux qui ne peuvent vaincre l'incontinence qui doivent se marier, selon cette sentence du même Apôtre: «Ceux qui ne sont pas maîtres d'eux-mêmes, qu'ils se marient, car il vaut mieux se marier que de brûler».

11. Même pour ceux-là, le mariage n'est pas un péché; je le dis d'une manière absolue, sans aucune pensée de comparer le mariage à la fornication et de le montrer comme un moindre péché, car tout moindre qu'il serait, ce serait toujours un péché. Qu'opposerions-nous à cette parole évidente de l'Apôtre: «Qu'il fasse comme il l'entend; en se mariant il ne pèche pas»; et à cette autre: «En prenant une épouse, vous n'avez pas péché; et en se mariant, la vierge ne pèche pas (1Co 7,28-36)?» Après des témoignages aussi formels, il n'est plus permis de douter que le mariage soit un péché. Ce n'est donc pas le mariage sous forme de pardon que l'Apôtre permet; quelle absurdité de dire que ceux à qui l'on accorde le pardon n'ont pas péché! Ce qu'il accorde sous forme de pardon ou d'indulgence, ce sont ces relations matrimoniales qui se font par incontinence, non pas pour le seul motif de la génération, et quelquefois même sans aucun but de créer. Le mariage, loin d'exciter ces relations nécessaires, réclame pour elles l'indulgence et le pardon; pourvu toutefois qu'elles ne se multiplient pas jusqu'à ne laisser aucun temps destiné à la prière et qu'elles ne dégénèrent pas en abus contre les lois de la nature.

C'est cet abus que l'Apôtre stigmatisait quand il parlait de l'affreuse corruption des hommes impudiques et impies (Rm 1,26-27). Il n'y a de permises et de vraiment matrimoniales que les relations nécessaires pour procurer la génération. Tout ce qui se fait en dehors de cette nécessité est inspiré, non plus par la raison, mais par la passion. Et cependant, si, en ne l'exigeant pas, on se contente de rendre le devoir à l'autre époux, pour le soustraire au crime de la fornication, on fait acte de soumission conjugale. Si les deux époux sont victimes de la même concupiscence, leurs relations ne sont plus entièrement conformes aux lois du mariage. Si pourtant ils préfèrent ce qui est honnête à ce qui est déshonnête, c'est-à-dire ce qui est du mariage à ce qui n'en est pas, l'Apôtre les regarde comme dignes d'indulgence et de pardon. Ce n'est pas le mariage qui leur inspire cette conduite, mais il intercède en leur faveur, pourvu qu'ils n'éloignent pas la miséricorde divine, soit en ne se privant aucun jour pour se livrer à la prière, cette privation, comme le jeûne, donnerait du poids à leurs supplications; soit en changeant l'ordre de la nature, ce qui devient un crime horrible pour des époux.


CHAPITRE 11. DE L'USAGE CONTRE NATURE. COMBIEN LA VIRGINITÉ L'EMPORTE SUR LE MARIAGE.


12. Quand l'usage du mariage se fait dans l'ordre naturel, mais en dehors de la procréation, il n'est que péché véniel pour l'épouse, mais il est péché mortel pour la concubine. Au contraire, l'usage contre nature, tout horrible qu'il est dans une concubine, le devient bien plus encore pour les époux. Tel est l'ordre établi par le Créateur et imposé à la créature dans les choses dont l'usage est permis, excéder le mode légitime est une faute beaucoup plus pardonnable qu'elle ne l'est si elle se commet dans les choses défendues, lors même que l'abus serait très-rare. Voilà pourquoi on tolère dans le mariage et dans les matières permises certaines licences immodérées, pour empêcher que la passion n'entraîne à ce qui est défendu. Ainsi, quelle que soit l'assiduité dont on obsède une épouse, on se rend par là beaucoup moins coupable qu'on ne le serait en cédant, ne fût-ce que très-rarement, à la - 113 - fornication. Mais si l'homme veut changer à l'égard de son épouse l'ordre de la nature, cette épouse est beaucoup plus coupable de permettre ce désordre sur elle, que si elle le permettait sur une autre. L'honneur conjugal, c'est la chasteté dans la génération, et la fidélité à rendre le devoir; telle est l'oeuvre propre du mariage, oeuvre proclamée exempte de toute faute dans ces paroles de l'Apôtre: «En prenant une épouse, vous n'avez pas péché; la vierge en se mariant, ne pèche pas; qu'elle fasse selon ses désirs, mais en se mariant elle ne pèche pas». Quant à exiger immodérément le devoir conjugal, l'Apôtre a dit plus haut qu'il en faisait l'objet du pardon accordé aux époux.

13. «La personne qui n'est pas mariée», dit l'Apôtre, «se préoccupe de glorifier le Seigneur et de se rendre sainte de corps et d'esprit». Mais ces paroles ne doivent pas être entendues dans ce sens, que l'épouse chrétienne, si elle observe les règles de la chasteté, ne soit pas sainte de corps. En effet, c'est à tous les fidèles qu'il a été dit: «Ignorez-vous que vos corps sont le temple de l'Esprit-Saint, que vous avez reçu de Dieu (1Co 6,19)?» Si donc les époux se montrent fidèles à eux-mêmes et à Dieu, leurs corps sont saints. Cette sainteté, loin d'être détruite par un époux païen, reflue de l'épouse chrétienne sur l'époux infidèle, et de l'époux chrétien sur son épouse infidèle. C'est l'Apôtre qui nous l'affirme par ces paroles: «L'homme infidèle a été sanctifié par son épousé, et la femme infidèle a été «sanctifiée par notre frère (1Co 7,14)».
Cette proposition ne fait que confirmer celle qui établit pour les vierges une sainteté plus grande que pour les épouses, sainteté qui obtiendra une récompense proportionnée à son degré de mérite. La raison en est que la virginité permet de tourner vers Dieu toutes ses pensées. En effet, la femme fidèle, tout en observant les lois de la pudeur conjugale, ne peut pas ne penser qu'au Seigneur; sa perfection est donc moindre, puisqu'elle a aussi les pensées du monde en cherchant à plaire à son mari. C'est d'elle que l'Apôtre a parlé en disant que le mariage lui impose la nécessité de penser aux choses du monde et de chercher à plaire à son époux.




Augustin, de ce qui est bien dans le mariage.