Augustin, doctrine chrétienne 4009

CHAPITRE VI. LA SAGESSE JOINTE A L'ÉLOQUENCE DANS LES AUTEURS SACRÉS.


4009 9. On demandera peut-être si nos auteurs sacrés, dont les écrits divinement inspirés nous offrent un code si autorisé et si salutaire des plus pures doctrines, ont été doués non-seulement de sagesse, mais aussi d'éloquence. Pour moi et pour ceux qui partagent mes sentiments, cette question n'offre aucune difficulté. Partout où je puis les comprendre, rien ne me parait plus sage et en même temps plus éloquent. J'ose même avancer que tous ceux qui saisissent fidèlement leur pensée, comprennent aussi qu'ils ne pouvaient parler autrement. De même qu'il y a une éloquence qui sied mieux à la,jeunesse, et une autre plus convenable à l'âge mûr et que l'éloquence cesse de porter ce nom, dès qu'elle n'est plus en rapport avec l'orateur; de même il y à une éloquence propre à ces hommes divins, revêtus d'une autorité souveraine. Telle a été la leur. Nulle autre ne leur convenait, et la leur ne pouvait convenir à d'autres; elle leur est essentiellement propre; plus elle paraît simple, plus elle s'élève au dessus des orateurs profanes, non par l'enflure, mais par la solidité. Là où je ne puis sonder la profondeur de leurs écrits, j'avoue que leur éloquence est pour moi moins sensible; et néanmoins je ne. doute pas qu'elle ne soit la même que dans les passages que je comprends. Il convenait même que dans ces salutaires et divins oracles, il se mêlât à l'éloquence une obscurité qui servit aux progrès de notre intelligence, non-seulement par la découverte de la vérité, mais aussi par un utile exercice.

4010 10. Je pourrais même, si j'en avais le loisir, montrer dans les livres sacrés de ceux que la Providence divine nous a donnés pour nous-instruire, et nous faire passer de ce siècle corrompu au siècle bienheureux, toutes les qualités et tous les ornements d'éloquence dont se glorifient ces hommes qui préfèrent l'enflure de leur langage à la majesté de nos auteurs inspirés. Mais ce qui me charme le plus dans ces grands hommes, ce n'est pas ce qu'ils ont de commun avec les orateurs et les poètes païens. Ce que j'admire, ce qui m'étonne, c'est que, par une éloquence qui leur est propre, ils ont usé de l'éloquence profane, demanière à lui donner place dans leurs discours, sans l'y laisser dominer. La négliger; c'était la condamner; lui donner trop d'éclat, c'était en faire parade; alternative qu'ils ne pouvaient admettre. Aussi là où un esprit éclairé en découvre les caractères, telle est la nature de la pensée, que les paroles ne paraissent point cherchées, mais comme placées d'elles-mêmes pour la signification des choses; vous diriez que lorsque la sagesse sort de sa demeure, qui est le coeur du sage, l'éloquence la suit sans être appelée, comme une esclave dont elle ne se sépare jamais.



CHAPITRE VII. TRAITS D'ÉLOQUENCE TIRÉS DE L'ECRITURE.

4011 11. Quelle clarté saisissante, et en même temps quelle sagesse dans ces paroles de l'Apôtre! «Nous nous glorifions dans nos tribulations, sachant que la tribulation produit la patience, la patience l'épreuve, et l'épreuve l'espérance. Or, cette espérance ne nous trompe point, parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs parle Saint-Esprit qui nous a été donné (Rm 5,3-5).» Quel savant assez ignorant, pour ainsi m'exprimer, oserait prétendre que l'Apôtre s'est attaché à suivre les règles de l'art? Ne serait-il pas la risée de tous les chrétiens, éclairés ou non? et cependant il y a là une figure que les Grecs appellent climax et nous gradation, pour ne pas dire échelle, figure dans laquelle les expressions ou les pensées s'enchaînent les unes aux autres, comme ci-dessus, où la patience est liée à la tribulation, l'épreuve à la patience, et l'espérance à l'épreuve. Il y a même dans ce passage un autre genre de beauté. A la suite de ces phrases coupées et dé tachées, appelées par les grecs cvla, et commata, qui se prononcent séparément, vient ce qu'on appelle une période, dont les membres s'énoncent d'une manière suspensive, jusqu'à la fin du dernier. La première de ces phrases détachées qui précédent la période, est celle-ci: «La tribulation produit la patience»; la seconde: «la patience l'épreuve»; et la troisième: «et l'épreuve l'espérance.» Vient ensuite la période qui renferme aussi trois membres, dont le premier est: «Or, l'espérance ne nous trompe (67) point»; le second: «parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs»; le troisième: «par l'Esprit-Saint qui nous a été donné», Ces observations font partie de l'enseignement méthodique de l'art. Si donc nous disons que l'Apôtre n'a pas cherché à en observer les règles, nous sommes loin de soutenir qu'en lui l'éloquence n'ait pas accompagné la sagesse.

4012 12. Dans sa seconde épître aux Corinthiens, il reprend quelques faux Apôtres d'entre les Juifs qui parlaient mal de lui. Contraint de faire son propre éloge, il se l'impute comme une folié; mais quelle sagesse et quelle éloquence dans ses paroles! L'éloquence toutefois ne fait qu'accompagner la sagesse qui le dirige; la sagesse marche la première, sans repousser l'éloquence qui la suit. «Je vous le dis encore une fois: que personne me prenne pour un insensé, ou du moins, supportez ma folie, et permettez-moi de me glorifier aussi un peu. Croyez, si vous voulez, que ce je dis, je ne le dis pas selon Dieu, mais que je fais paraître de l'imprudence dans ce que je prends pour un sujet de me glorifier. Puisque plusieurs se glorifient selon la chair, je puis bien aussi me glorifier comme eux. Car, étant sages comme vous êtes, vous souffrez sans peine les imprudents. Vous souffrez même qu'on vous asservisse, qu'on vous dévore, qu'on prenne votre bien, qu'on vous traite avec hauteur, qu'on vous frappe au visage. C'est à ma confusion que je le dis; car je reconnais que nous avons été faibles en ce point. Mais pour ce qui est des autres avantages qu'ils osent s'attribuer eux-mêmes, je veux bien faire une imprudence, en me rendant en cela aussi hardi qu'eux . Sont-ils Hébreux? Je le suis aussi. Sont- ils Israélites? Je le suis aussi. Sont-ils de la race d'Abraham? J'en suis aussi. Sont-ils ministres de Jésus-Christ? Quand je devrais passer pour imprudent, j'ose dire que je le suis encore plus qu'eux. J'ai plus souffert de travaux, plus reçu de coups, plus enduré de prisons; je me suis souvent vu tout près de la mort. J'ai reçu des, Juifs, en cinq fois différentes, quarante coups moins un. J'ai été battu de verges par trois fois; une fois j'ai été lapidé; j'ai fait naufrage trois fois; j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer; j'ai été souvent dans les voyages, dans les périls sur les fleuves, dans les périls de la part des voleurs, dans les périls de la part de ceux de ma nation, dans les périls de la part des païens, dans les périls au milieu des villes, dans les périls au milieu des déserts, dans les périls sur la mer, dans les périls entre les faux frères. J'ai souffert toutes sortes de ta figues et de travaux, les veilles fréquentes, la faim, la soif, les jeûnes réitérés, le froid et la nudité. Outre les maux extérieurs, le soin que j'ai des Églises attire sûr moi une foule d'affaires qui m'assiègent tous les jours. Qui est faible, sans que je m'affaiblisse avec lui? Qui est scandalisé, sans que je brûle? S'il faut se glorifier de quelque chose, je me glorifierai de mes peines et de mes souffrances (2Co 11,16-30).» La moindre attention découvre dans ces paroles un trésor de sagesse, et la nature la plus endormie y sent coule un torrent d'éloquence.

4013 13. Un critique judicieux reconnaîtra que ces phrases coupées, ces membres et ces périodes, dont je parlais plus haut, disposés avec une admirable variété, ont imprimé à ce discours ce cachet particulier, cette forme d'animation et de vie qui charme et entraîne les plus ignorants. Au début de notre citation, c'est une suite de périodes. La première est très courte, car elle n'a que deux membres: toute période ne peut en avoir moins, mais elle peut en renfermer davantage. Voici donc cette première: «Je vous le dis encore une fois: que personne ne me prenne pour un insensé». Vient la seconde de trois membres ou du moins, supportez ma folie, et permettez-moi de me glorifier aussi un peu». La troisième en renfermé quatre: «A l'égard. de ce que je vous dis, je ne parle pas selon le Seigneur, mais je fais paraître de l'imprudence, dans ce que je prends pour un sujet de me glorifier.» La quatrième n'en a que deux: «Puisque plusieurs se glorifient selon la chair, je puis bien me glorifier comme eux.» La cinquième de même Car étant sages comme vous l'êtes, vous souffrez sans peine les imprudents.» «La sixième encore deux: Vous souffrez même qu'on vous asservisse.» Suivent trois phrases détachées: «Qu'on vous dévore, qu'on prenne votre bien, qu'on vous traite avec hauteur.» Puis trois autres membres: Qu'on vous frappe au visage; c'est à ma confusion que je le dis, car je reconnais que nous avons été faibles en ce point.» Ensuite une période de trois membres: «Mais pour ce qui est des autres avantages qu'ils osent s'attribuer eux-mêmes, je veux bien faire une imprudence, en me rendant en cela aussi hardi qu'eux.» Ici se succèdent trois interrogations avec autant de réponses, toutes en phrases coupées: «Sont-ils Hébreux? Je le suis aussi. Sont-ils Israëlites? (68) «Je le suis aussi. Sont-ils de la race d'Abraham? Je le suis aussi.» Aune quatrième et semblable interrogation, la réponse se fait, non par une phrase détachée, mais par un membre: «Sont-ils ministres de Jésus-Christ? Quand je devrais passer pour imprudent à le dire, je le suis encore plus qu'eux». Après, sans plus d'interrogation, se déroulent quatre phrases coupées: «J'ai plus souffert de travaux, plus enduré de prisons, plus reçu de coups, j'ai été plus sou vent exposé a la mort.» Ici vient s'interposer une courte période, dont les membres se distinguent par une prononciation suspensive, et dont le premier est: «Cinq différentes fois de la part des Juifs,» auquel se rattache le second: «j'ai reçu trente-neuf coups de fouet.» Ensuite reparaissent des phrases détachées, au nombre de trois: «J'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois, trois fois j'ai fait naufrage». Puis un membre seul: «j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer». Après se déroulent avec grâce quatorze phrases courtes et concises: «J'ai été souvent dans les voyages, dans les périls sur les fleuves, dans les périls de la part des voleurs, dans les périls de la part de ceux de ma nation, dans les périls de la part des païens, dans les périls au milieu des villes, dans les périls au milieu des déserts, dans les périls sur la mer, dans les périls entre les faux frères; j'ai souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, les veilles fréquentes, la faim et la soif, les jeûnes réitérés, le froid et la nudité.» Ensuite une période de trois membres: «Outre ces maux extérieurs, une foule d'affaires m'assiègent tous les jours, le soin que j'ai de toutes les Eglises.» A cette période rattachent par interrogation: «Qui est faible sans que je m'affaiblisse? Qui est scandalisé sans que je brûle?» Enfin ce passage magnifique, qui permet à peine de respirer, se termine par une période à deux membres: «S'il faut se glorifier de quelque chose, je me glorifierai de mes peines et de mes souffrances.» Quelle beauté, quel charrue inexprimable deus l'art avec lequel l'auteur a su, après ce grand mouvement d'éloquence, amener cette simple narration, comme pour se reposer et reposer avec lui l'auditeur! «Dieu, qui est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ béni dans tous les siècles, sait que je ne mens point (2Co 11,31).» Il raconte ensuite brièvement les périls qu'il a courus, et la manière dont il y a échappé.



4014 14. Il serait trop long d'analyser ainsi le reste de ce discours, et de montrer les beautés de même genre renfermées partout ailleurs dans nos livres saints. Que serait-ce si j'avais, voulu faire ressortir, rien que dans repassage emprunté à Saint Paul, l'emploi de ces figures de langage qu'enseigne la rhétorique? N'en aurais-je pas trop dit pour les hommes sages, et pas encore assez pour ceux qui étudient les règles de l'art? Dans les écoles, on donne une haute importance à tous ces préceptes; on les achète à grand prix, et on les vend avec ostentation. Je crains même que les détails dans lesquels je suis entré, ne se ressentent de cette vanité que je condamne. Mais je devais répondre à ces faux savants qui regardent nos écrivains sacrés- comme méprisables, sinon pour ne pas faire preuve, du moins pour rie pas faire parade de cette éloquence pour la quelle ils sont passionnés.

4015 15. On croira peut-être que j'ai choisi l'Apôtre saint Paul, comme le seul modèle d'éloquence que nous ayons. S'il a dit quelque part: «Fussé-je inhabile pour la parole, je ne le suis pas pour la science (2Co 11,6),» c'est plutôt une concession qu'il a faite à ses détracteurs, que l'aveu d'un défaut qu'il aurait reconnu en lui. Cette interprétation serait la seule admissible, s'il eût dit: «Je «suis inhabile pour la parole, mais non pour la science.» Il n'hésite pas d'avouer qu'il possède la science, sans laquelle il ne pouvait être le docteur des nations; et si nous citons quelques passages, de lui comme modèles d'éloquence, nous les tirons de ces épîtres que ses détracteurs mêmes, qui méprisaient sa parole quand il était présent, ont reconnues pour être pleines de force est de gravité (2Co 10,10).
Je vais donc parler aussi de l'éloquence des Prophètes, qui ont fait un si fréquent usage des figures. Mais plus la vérité y est enveloppée d'expressions métaphoniques, plus on la goûte avec délices quand elle. est dévoilée. Je dois m'arrêter ici à des citations où je ne sois pas obligé d'interpréter le sens, mais où je puisse me borner à faire ressortir le mérite du style. Je les emprunterai de préférence, au livre de ce prophète qui nous apprend que son emploi était de garder les troupeaux, et que Dieu le tira de là pour l'envoyer prophétiser à son peuple (Am 7,14-16). Je ne suivrai point la version des Septante. Cette version, faite sous une inspiration particulière de l'Esprit-Saint, semble, en certains endroits, avoir apporté les choses autrement que l'original, pour (69) avertir le lecteur d'y chercher un sens spirituel; c'est ce qui fait que parfois elle est plus obscure, parce que le style en est plus figuré. Je prendrai la version latine faite sur l'hébreu par le prêtre Jérôme, versé dans l'une et l'autre langue.

4016 16. Voici donc comment s'élève Amos, d'humble habitant des champs devenu prophète, quand il attaque les hommes impies, superbes, dissolus, et foulant aux pieds la charité fraternelle: «Malheur à vous qui vivez en Sion dans l'abondance de toutes choses, et qui mettez votre confiance en la montagne de Samarie, grands qui êtes les chefs du peuple, qui entrez avec une pompe fastueuse dans les assemblées d'Iraël! Passez à Chalané et voyez. Allez de là dans Emath la grande, et descendez à Geth, au pays des Philistins, et dans les royaumes qui dépendent de ces villes. Examinez si les terres qu'ils possèdent sont plus étendues que les vôtres, vous que Dieu réserve pour le jour de l'affliction, et qui êtes prêts d'être asservis à un roi barbare; qui dormez sur des lits d'ivoire, et vous étendez mollement sur votre couche; qui mangez les agneaux gras, et les génisses choisies de tout le troupeau.; qui chantez aux accords de la harpe. Ces hommes ont cru qu'ils étaient pour l'harmonie les rivaux de David; et ils boivent le vin dans de larges coupes, et ils répandent sur eux les parfums les plus exquis, insensibles à la ruine de Joseph (Am 6,1-6).» Si ces docteurs infatués de l'éloquence, qui méprisent nos prophètes comme des ignorants, étrangers aux délicatesses du langage, eussent eu à traiter le même sujet en présence des mêmes auditeurs, et s'ils eussent voulu le traiter convenablement, je le demande, auraient-ils désiré s'exprimer autrement.

4017 17. Et-il rien de plus parfait à désirer pour les oreilles les plus délicates? Avec quel éclat, dès le début, l'invective vient frapper les coeurs endormis, pour les réveiller! «Malheur à vous qui vivez en Sion dans l'abondance de toutes choses, et qui mettez votre confiance en la montagne de Samarie, grands qui êtes les chefs des peuples, qui entrez avec une pompe fastueuse dans les assemblées d'Israël!» Ensuite, pour montrer l'ingratitude qu'ils professent à l'égard du Dieu qui leur avait donné un si vaste royaume, en mettant leur confiance dans la montagne de Samarie, où se pratiquait le culte des idoles: «Passez, dit-il, à Chalané et voyez. Allez de là dans Emath la grande, descendez à Geth au pays des Philistins, et dans les royaumes qui dépendent de ces villes; examinez «si les terres qu'ils possèdent sont plus étendues «que les vôtres.» Tous ces noms qui spécifient les lieux, Sion, Samarie, Chalané, Emath la grande, Geth des Philistins, ne sont-ils pas autant d'éclats de lumière qui ornent le récit? Quelle charmante variété encore dans tous ces mots: «Vous qui êtes dans l'abondance, qui mettez votre confiance, passez, allez, descendez!»

4018 18. Il annonce ensuite et comme conséquence, la captivité qui est sur le point d'arriver sous le règne d'un roi impie: «Vous qui êtes réservés pour le jour de l'affliction, et prêts d'être as«servis à un roi barbare.» Il décrit alors leurs oeuvres de mollesse et de prodigalité en ces termes: «Vous qui dormez sur des lits d'ivoire, et vous étendez mollement sur votre couche, qui mangez les agneaux les plus gras et les génisses choisies de tout le troupeau.» Ces six membres forment trois périodes dont chacune en renferme deux. Il ne dit pas: «Qui êtes réservés pour le jour de l'affliction, qui êtes prêts d'être asservis à un roi barbare, qui dormez sur des lits d'ivoire, qui vous étendez mollement sur votre couche, qui mangez les agneaux les plus gras et les génisses choisies de tout le troupeau.» Sans doute il y aurait eu une véritable beauté à voir ces six membres se dérouler sous le même pronom autant de fois répété, et d'entendre la voix de l'orateur les distinguer chacun séparément; mais la forme la plus parfaite était de les réunir deux à deux sous le même pronom, exprimant aussi trois pensées, dont la première regarde l'annonce de la captivité: «Vous qui êtes réservés pour le jour de l'affliction, et prêts d'être asservis à un roi barbare;» la seconde, la mollesse de ce peuple: «Qui dormez sur des lits d'ivoire, et vous étendez mollement sur votre couche;» la troisième, leur intempérance brutale: «Qui mangez les agneaux les plus gras, et les génisses choisies de tout le troupeau.» Le lecteur est libre de prononcer séparément chacun des membres et d'en faire six, ou de prononcer le premier, le troisième et le cinquième, d'une manière suspensive, de façon à lier le second membre au premier, le quatrième au troisième et le sixième au cinquième, et à former trois belles périodes, chacune de deux membres, dont la première montre 1e malheur qui menace ces hommes; la seconde, leur volupté et leur mollesse; la troisième, leur intempérance et leurs prodigalités.

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4019 19. Il attaque ensuite leur passion désordonnée pour les plaisirs de l'oreille. Mais après avoir dit «Vous qui chantez aux accords de la harpe; n sachant que l'exercice modéré de la musique n'est pas incompatible avec la sagesse, tout à coup par un tour admirable d'éloquence, il suspend l'invective, cesse de s'adresser à ces hommes, quoiqu'il parle toujours d'eux, pour nous apprendre à distinguer la musique inspirée par la sagesse de celle que produit la passion. Ainsi il ne dit pas: Vous qui chantez aux accords de la harpe, et qui vous croyez en musique les rivaux de David. Mais après ces paroles que des hommes dissolus méritaient d'entendre: «Qui chantez aux accords de la harpe», le prophète étale en quelque sorte aux yeux des autres leur ignorance, en ajoutant: «ils se sont crus en musique les rivaux de David et ils boivent le vin dans de larges coupes, ils répandent sur eux les parfums les plus exquis.» La meilleure manière de prononcer cette période, est de faire une suspension aux deux premiers membres, pour terminer au troisième.

4020 20. Quant à ces paroles qui terminent: «Et ils sont insensibles à la ruine de Joseph,» on peut les prononcer comme un seul membre de phrase, ou y faire une suspension, de sorte qu'il y ait une période de deux membres, le premier: «Et ils sont insensibles,» le second: «à la ruine de Joseph..» Avec quelle admirable délicatesse l'auteur, au lieu de dire: Ils sont insensibles à l'affliction de leur frère, a mis pour le mot frère, celui de Joseph, désignant ainsi tous les frères sous le nom propre de celui qui dut aux siens la réputation la plus éclatante, par les maux qu'il en reçut et par les bienfaits dont il. les combla. J'ignore assurément si la rhétorique que j'ai apprise et enseignée, pourrait revendiquer une semblable figure. Mais tout ce qu'elle renferme de beauté, la douce impression qu'elle fait sur ceux qui la lisent et la comprennent, il est inutile de l'expliquer à quiconque ne la sent pas.

4021 21. Il y a d'ailleurs dans ce passage que nous venons de citer comme exemple, bien d'autres traits d'une véritable éloquence. Mais on en apprend moins encore, à un auditeur sensible, par l'analyse la plus exacte, qu'on ne le ravit en le lui récitant avec âme. De telles paroles ne sont pas le fruit d'un art purement humain; c'est l'Esprit divin qui les a inspirées, en y mêlant l'éloquence avec la sagesse. Si, comme l'ont remarqué et avoué des orateurs très distingués, on n'a. pu découvrir et formuler méthodiquement tout ce qu'enseigne l'art oratoire, qu'en en voyant l'application dans les oeuvres du génie, qu'y a-t-il d'étonnant qu'on le retrouve dans les écrits des hommes envoyés par Celui-là même qui est la source auteur de tout génie? Reconnaissons donc que nos auteurs et nos docteurs sacrés ont su à la sagesse joindre l'éloquence, et cette éloquence seule convenait à leur caractère.




CHAPITRE VIII. L'OBSCURITÉ DES AUTEURS SACRÉS N'EST PAS A IMITER.


4022 22. Les extraits que nous avons cités comme modèles d'éloquence, offrent un sens clair et facile à saisir; mais dans d'autres passages le langage de nos écrivains sacrés est voilé et obscur, et ce serait une erreur de vouloir les imiter sous ce rapport. Cette obscurité a un but utile et salutaire; elle doit servir à exercer et à développer l'esprit du lecteur, à le prémunir contre l'ennui et à exciter son ardeur dans la recherche de la vérité; elle sert aussi à éveiller les impies soit pour ménager leur conversion, soit pour leur dérober la connaissance de nos mystères. De là un don spécial, correspondant à cette obscurité, déposé dans la suite des temps au sein de l'Eglise,je veux dire le don d'intelligence et d'interprétation de l'Ecriture. Ceux qui l'expliquent, ne doivent donc pas s'exprimer comme si leur propre parole, revêtue d'une égale autorité, devait recevoir à son tour une nouvelle interprétation; toujours et avant tout ils doivent s'attacher à se faire comprendre, par la simplicité et la clarté de leur langage, en sorte qu'il n'y ait qu'un esprit excessivement borné qui ne puisse les saisir, et que ce qui entrave ou retarde l'intelligence, tienne plus à la subtilité et à la profondeur du sujet qu'à la forme de l'expression.



CHAPITRE IX. MANIÈRE DE TRAITER LES SUJETS DIFFICILES ET OBSCURS.


4023 23. Il y a effectivement des vérités qui par elles-mêmes ne sont pas intelligibles, ou qu'on parvient à peine à saisir, malgré l'exposition la plus claire et la plus lumineuse. On ne doit jamais les traiter en présence du peuple, ou (71) très-rarement, quand il y a urgence. Il convient mieux de le faire dans des conférences particulières, ou dans des livres qui ont la propriété de s'attacher le lecteur qui les comprend, et de ne pas être à charge à celui. qui refuse de les lire, faute de les entendre. Ne négligeons pas un devoir aussi noble que celui de communiquer aux autres, par toutes les explications possibles, l'intelligence des vérités dont nous sommes nous-mêmes en possession,, quand nous. trouvons un auditeur ou un interlocuteur animé du désir de s'instruire, et capable de saisir enfin ce qu'on lui expose; et ici appliquons-nous à enseigner; non pas avec éloquence, mais avec la plus saisissante clarté.



CHAPITRE X. IMPORTANCE DE LA CLARTÉ DANS LE DISCOURS.


4024 24. L'orateur qui s'attache à la clarté dans le discours, laissera parfois de côté une expression plus choisie et plus harmonieuse, pour prendre celle qui rend plus nettement sa pensée. Ce qui a fait dire à un écrivain, parlant de ce genre de style, qu'il se distinguait par une certaine négligence très soignée (1). Mais s'il rejette les ornements, ce n'est pas pour devenir bas et rampant. Telle doit être l'application d'un sage docteur à bien instruire, qu'il préfère à une expression plus obscure et ambiguë, par cela même qu'elle est plus latine et savante, une expression familière, qui sur les lèvres du vulgaire présente un sens clair et déterminé. Ainsi l'interprète sacré n'as pas craint de traduire: «Non congregabo conventicula eorum de sauguinibus; je ne serai point l'auteur de ces assemblées où ils se réunissent pour répandre les sangs des victimes (Ps 15,4)»; parce qu'il a jugé, dans l'intérêt de la pensée, devoir mettre au pluriel, en cette circonstances, le mot sanguis, qui en latin ne s'emploie qu'au singulier. Et pourquoi un docteur chrétien, s'adressant à des ignorants, ferait-il difficulté de dire ossum pour os, dans la crainte que cette syllabe ne soit prise pour celle qui, au pluriel, fait ora, bouche; et non ossa, os; surtout quand on parle à des oreilles africaines ne sachant distinguer si une syllabe est longue ou brève? A quoi sert la pureté d'un terme, s'il n'est compris de celui qui l'entend? Et à quoi bon parler, si celui à qui on s'adresse pour se faire comprendre, ne comprend pas? Si vous voulez instruire, rejetez tous les mots qui n'instruisent pas. Choisissez de préférence, quand vous le pouvez, les expressions pures, faciles à saisir; et si,vous ne le pouvez, parce que ces expressions manquent, ou qu'elles ne s'offrent pas à votre esprit, servez vous d'autres moins correctes, pourvu qu'elles soient propres à transmettre clairement votre pensée.

1. Cicer. Orateur.

4025 25. C'est, non seulement dans les conférences entre deux ou plusieurs personnes, mais surtout dans les discours adressés au peuple, qu'il faut s'attacher à se rendre intelligible. Dans une conférence, on peut adresser des questions; mais dans une assemblée où un seul se fait entendre, pendant que de toutes parts les yeux sont fixés sur lui en silence, il est contraire à l'usage et à la bienséance de se faire expliquer ce que l'on n'a pas compris. C'est pourquoi l'orateur doit avoir grand égard à ce silence obligatoire de l'auditeur. Ordinairement dans un auditoire animé du désir d'être éclairé, il se produit un certain mouvement qui indique qu'il a compris; jusque là, il faut retourner son sujet sous différentes formes, faculté que n'a pas celui qui prononce un discours préparé et appris mot à mot. Une fois certain qu'on a été compris, on doit,terminer ou passer à un autre sujet. Si on plaît en mettant la vérité en lumière, on devient insipide en s'arrêtant à une question désormais bien connue, et dont l'auditeur n'attendait que la solution. On peut plaire aussi sans doute en parlant de choses connues, quand on s'attache moins à la pensée qu'à la forme dont on la revêt. Si la forme, sans être nouvelle pour l'auditeur, le charme toujours, elle l'impressionne presqu'autant dans la bouche d'un lecteur que dans celle d'un orateur. Car quand un sujet est traité avec talent, non seulement on le lit une première fois avec plaisir, mais encore on le relit avec satisfaction dans la suite, si on n'en a pas perdu tout souvenir, et tous l'écoutent volontiers. Raviver la mémoire d'une chose oubliée, c'est en instruire de nouveau. Mais je ne parle pas ici de la manière de plaire, je parle de la manière d'instruire ceux qui ont le désir de l'être, et le moyen par excellence est de ne présenter que la vérité, et de la rendre intelligible à l'auditeur. Une fois ce but atteint, inutile de s'arrêter plus longtemps à la démontrer: mais, s'il est nécessaire, qu'on en fasse ressortir l'importance, pour la graver vivement dans le coeur, et cela brièvement, pour prévenir l'ennui.

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CHAPITRE 11. INSTRUIRE CLAIREMENT ET AGRÉABLEMENT.


4026 26. Telle est l'éloquence de l'enseignement, laquelle consiste, non à rendre agréable ce qui déplaît, ni à faire pratiquer ce qu'on négligé, mais à éclaircir ce qui était obscur. Si cependant elle est dépourvue d'agrément, l'effet ne se produit que sur un petit nombre d'esprits sérieux, qui s'attachent courageusement à connaître la vérité; malgré la forme grossière et triviale sous laquelle on la leur présente, dès qu'ils l'ont saisie ils s'en nourrissent avec délices: car le caractère distinctif des esprits sages est d'aimer dans les paroles ce qu'elles ont de vrai, et non les paroles elles-mêmes. A quoi bon une clef d'or, si elle ne peut nous ouvrir? Et qu'importe une clef de bois, si elle nous ouvre, quand nous ne cherchons qu'à ouvrir ce qui était fermé? Mais sous certain rapport, il en est de ceux qui s1ntruisent comme de ceux qui mangent; pour prévenir le dégoût, il faut assaisonner les aliments même les plus nécessaires de la vie.



CHAPITRE XII. L'ORATEUR DOIT INSTRUIRE; PLAIRE ET TOUCHER.


4027 27. Un célèbre auteur a donc dit avec raison que l'orateur doit instruire, plaire et toucher. Il ajoutait qu'instruire est une nécessité, que plaire est pour l'agrément et que le triomphe est de toucher (1). Le premier de ces trois devoirs, la nécessité d'instruire, se rapporte au sujet en lui même, et les deux autres à la manière de s'exprimer. L'orateur qui parle pour instruire, doit donc se regarder comme n'ayant rien dit encore, tant que l'auditeur ne l'a pas compris. Dire ce que l'on comprend soi-même, n'est pas encore l'avoir dit pour celui qui n'a point compris; maison l'a suffisament dit, dès qu'on s'est fait comprendre, quelle que soit la manière dont on s'est exprimé. Si d'un autre côté, on veut plaire ou toucher, la forme n'est plus indifférente; on doit choisir celle qui fera atteindre le but. Comme pour soutenir l'attention de l'auditeur il faut plaire; il faut le toucher pour le déterminer à agir. Vous lui plaisez par un discours agréable, et vous l'avez touché, s'il aime ce que vous lui promettez, s'il craint le mal dont vous le menacez, s'il hait ce que vous condamnez, s'il embrasse ce que vous lui conseillez, s'il s'afflige des maux dont vous gémissez, s'il prend part à la joie que vous lui offrez, s'il a pitié de ceux dont vous lui dépeignez la misère, s'il fuit ceux dont vous lui faites craindre la société; en un mot si vous employez tout ce qu'une grande éloquence a de plus énergique pour remuer les coeurs, non pour leur apprendre ce qu'ils doivent faire, mais pour les déterminer à accomplir des devoirs déjà connus.

1. Rm De l'Orateur.


4028 28. S'ils étaient dans l'ignorance, il faudrait les instruire, avant d'essayer de les toucher. Peut-être la simple connaissance des choses suffira pour les émouvoir, sans qu'il soit nécessaire de recourir aux grands ressorts de l'éloquence. On doit le faire cependant, si les circonstances l'exigent, c'est-à-dire, quand ils savent ce qu'il faut faire, et ne le font pas. Voilà ce qui prouve la nécessité d'instruire. Car si les hommes restent libres de pratiquer ou non ce qu'ils savent, comment prétendre qu'ils doivent faire ce qu'ils ignorent? D'un autre côté, il n'est pas toujours nécessaire d'émouvoir, parce que l'instruction ou le charme de la parole suffit quelquefois pour, gagner l'auditeur. Et si le triomphe est de savoir toucher, c'est qu'on peut instruire et plaire, sans entraîner. Mais à quoi aboutissent ces deux conditions, sans la dernière? J'ajouterai qu'il n'est pas toujours indispensable de plaire, puisque dans la simple exposition de la vérité qui se fait en instruisant, on ne s'attache pas directement à plaire par la forme sous laquelle on la présente; c'est la vérité qui, par elle-même et de sa nature, charme dès qu'elle est connue. Souvent le mensonge mis à nu et bien prouvé jouit du même privilège. Il plaît, non comme mensonge, mais parce qu'il est vrai qu'il est mensonge, et on écoute volontiers la parole qui le démontre et le prouve.




Augustin, doctrine chrétienne 4009