Augustin, doctrine chrétienne 4029

CHAPITRE XIII. IL FAUT PARVENIR A TOUCHER L'AUDITEUR.


4029 29. Afin de condescendre à la faiblesse de ces esprits pour . qui la vérité reste insipide, si elle ne leur est présentée sous une formé attrayante, on a donné à l'art de plaire une grande place dans l'éloquence. Cependant il demeure sans effet sur ces coeurs endurcis à qui il ne sert de rien d'avoir compris l'orateur, et d'avoir été charmés par la beauté de son style. Que sert à un homme de confesser la vérité, de louer les charmes du discours, s'il ne se rend pas? N'est ce pas (73) l'unique fin que poursuit l'orateur dans tous les ressorts qu'il fait jouer? Quand il enseigne une chose qu'il suffit de croire ou de connaître, se rendre, c'est simplement en confesser la vérité. Mais quand on enseigne ce qui se doit faire, et cela dans le dessein qu'on l'accomplisse, c'est en vain qu'on produit la conviction, en vain qu'on plaît par la beauté du langage, si l'on ne détermine l'auditeur à agir. L'orateur chrétien qui veut atteindre ce but, doit donc non-seulement instruire et captiver l'attention par le charme de sa parole, mais encore toucher pour s'assurer la victoire. C'est à une éloquence forte et sublime de porter le coup décisif sur un auditeur, que la pleine démonstration de la vérité, revêtue même des ornements du style, n'a pu encore déterminer à se rendre.



CHAPITRE XIV. L'ART DE PLAIRE NE DOIT PAS NUIRE A LA VÉRITÉ NI A LA GRAVITÉ.


4030 30. L'art de plaire a été poussé si loin qu'on voit des hommes lire ce qui n'est pas à faire, ce qu'il faut au contraire éviter et détester, ce qui est si criminel et si honteux qu'on n'a pu l'inspirer qu'à des coeurs mauvais et corrompus; ils le lisent non pour l'approuver mais uniquement pour se laisser aller aux charmes du style. Daigne le Seigneur préserver son Eglise du désordre que le prophète Jérémie reproche à la synagogue:» «L'horreur et l'effroi se sont répandus sur la terre. Les prophètes prophétisaient l'iniquité; et les prêtres y applaudissaient, et mon peuple y prenait plaisir. Eh! que deviendrez-vous à l'avenir (1)?» O éloquence d'autant plus terrible quelle est plus pure, d'autant plus véhémente qu'elle est plus solide! O véritable cognée qui fend les rochers! Car Dieu le déclare par le même organe, la parole qu'il nous annonce par ses prophètes, est semblable à la cognée (2). Loin de nous, loin de nous de voir jamais les prêtres applaudir aux prédicateurs de l'iniquité, et le peuple de Dieu y prendre plaisir! Loin de nous, dis je, une semblable démence! Que deviendrions-nous à l'avenir? Que notre langage soit moins intelligible, moins agréable et moins touchant, je le veux, pourvu qu'il soit conforme à la vérité; que le soit la justice, et non l'iniquité qu'on écoute avec plaisir. Aussi demande-t-elle à être présentée sous une forme agréable.

1.
Jr 5,30-31 - 2. Jr 46,22

4031 31. Dans une assemblée sérieuse, comme celle dont parle le prophète: «Je vous louerai Seigneur, dans l'assemblée d'un peuple grave (Ps 34,18),» on regarde comme de mauvais goût cette délicatesse de style qui pour décrier, non des choses mensongères, mais des biens faibles et fragiles, emploie des phrases pompeuses, sonores, quine conviendraient même pas s'il s'agissait des biens solides et durables. Nous en avons un exemple dans une des lettres du bienheureux Cyprien. Que ce passage ait été ainsi écrit, par accident ou à dessein, il devrait apprendre à la postérité quel langage la pureté de la doctrine chrétienne a substitué à cette surabondance vaine et frivole, et quelle éloquence plus sérieuse et plus modeste elle a su adopter, comme on le voit dans les lettres postérieures du saint évêque, où on l'aime sans danger, et où on la cherche avec piété, sans parvenir que fort difficilement à l'imiter. Voici donc comment il s'exprime dans cette lettre: «Allons nous asseoir en ce lieu. La solitude voisine «nous y invite. La vigne y fait courir ses branches errantes à travers le treillage qui les sou«tient, d'où elle tombe en festons entrelacés, et forme en même temps par l'abri de ses feuil«les un berceau de pampres verts (2).» Il y a là une admirable et prodigieuse fécondité de paroles, mais cette profusion excessive serait déplacée dans un discours grave et sérieux. Ceux qui aiment ce genre de style, pensent qu'un genre plus sévère ne vient que de l'impuissance de s'exprimer ainsi, et ils ne voient pas que c'est à dessein qu'on l'évite. Mais le saint évêque a prouvé qu'il pouvait l'employer, puisqu'il l'a employé quelquefois, et qu'il le répudiait, puisque jamais plus il n'y a eu recours.

- 2. Cyr. ép. à Donat.

CHAPITRE XV. AVANT DE PARLER, L'ORATEUR DOIT PRIER.


4032 32. L'orateur chrétien qui ne traite que des sujets convenables, c'est-à-dire, conformes à la justice, à la sainteté et à la vertu, doit donc s'efforcer de parler d'une manière claire, attrayante et persuasive. Qu'il soit bien convaincu qu'il y parviendra, dans la mesure de son talent, plutôt par la ferveur de la prière, que par les ressources de l'éloquence. Qu'il prie donc pour lui-même et pour ceux à qui il va adresser la parole, et qu'il soit ainsi orateur (3), avant d'être prédicateur. L'heure de parler arrivée, avant de commencer

3. Orateur, en latin signifie autant celui qui prie Dieu que celui qui parle aux hommes.

(74) qu'il élève son âme altérée, pour. répandre ce qu'il aura puisé à cette source divine, et faire part à ses auditeurs de son abondance. Pour ceux qui ont étudié la matière, que de choses à dire sur tout sujet qui a trait à la foi et à là charité, et que de formes diverses sous lesquelles on peut les présenter! Et qui sait çe que, dans la circonstance présente, il convient mieux à l'orateur d'exposer, ou à l'auditeur d'entendre, sinon Celui qui voit le fond de tous les murs? Qui peut aussi nous faire dire ce qu'il faut, et comme il le faut, sinon Celui qui tient en ses mains notre parole et nous-mêmes (
Sg 7,16). Sans doute l'orateur doit d'abord apprendre tout ce qu'il doit connaître pour l'enseigner, et acquérir le talent de la parole, autant qu'il est nécessaire à un ministre de l'Eglise. Mais au moment même de parler, un esprit bien disposé n'a rien de plus sage à faire que de suivre ce conseil du Seigneur «Ne pensez ni à ce que vous devez dire, ni à la manière de l'exprimer. On vous donnera en effet dans le moment ce que vous aurez à dire; car ce n'est pas vous qui parlez, mais l'Esprit de votre Père qui parle en vous. (Mt 10,19-20)» Si l'Esprit-Saint parle en ceux qui pour Jésus-Christ se livrent aux persécuteurs, pourquoi ne parlerait-il pas également quand on donne, Jésus-Christ même à de dociles auditeurs?



CHAPITRE XVI. LES RÈGLES DE L'ÉLOQUENCE NE SONT PAS INUTILES, QUOIQUE DIEU LUI-MÊME FASSE LES DOCTEURS.


4033 33. Prétendra-t-on qu'il est inutile d'apprendre aux hommes ce qu'ils doivent enseigner et la manière de l'enseigner, puisque c'est l'Esprit-Saint qui fait les docteurs? Mais nous pourrons dire aussi qu'il est inutile de prier, parce que le Seigneur a dit: «Votre Père sait ce qui vous nécessaire avant que vous le lui demandiez (Mt 6,8);» que saint Paul ne devait nullement tracer à Tite et à Timothée ce qu'ils avaient à prescrire aux autres et la manière de le faire. Et pourtant quiconque a reçu la mission d'enseigner dans l'Eglise, doit avoir continuellement sous les yeux les trois lettres qu'il leur écrivait. Ne dit-il pas dans la première à Timothée: «Annonce ces choses, et les enseigne (1Tm 4,11)?» Il parle de ce qu'il avait dit auparavant . N'ajoute-t-il pas dans cette même épître: «Ne reprends pas les vieillards avec rudesse, mais avertis-les comme les pères (1Tm 5,1)?» Dans la seconde: «Propose-toi pour modèle, dit-il au même disciple, les saintes instructions que tu as entendues de moi. Mets-toi en état de paraître devant Dieu comme un ministre digne de son approbation; qui ne fait rien dont il ait sujet de rougir, et qui sait bien dispenser la parole de vérité (2Tm 1,13 2Tm 2,15).» Et un peu plus loin: «Annonce la parole, presse les hommes à temps, à contre temps, reprends, supplie, menace sans te lasser jamais de les tolérer et de les instruire (2Tm 4,2).» Ne dit-il pas à Tite qu'un évêque doit persévérer dans la doctrine de la foi, «afin qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine, et de convaincre ceux qui s'y opposent (Tt 1,9)?» Il ajoute: «Pour toi, instruis le peuple d'une manière qui soit digne de la saine doctrine. Enseigne aux vieillards à être sobres, etc. (Tt 2,1-2).» - «Prêche les vérités, exhorte et reprends avec une pleine autorité. Que personne ne te méprise. Avertis-les d'être soumis aux princes et aux magistrats (Tt 3,1)..» Que conclure de là? Dirons-nous que l'Apôtre est en contradiction avec lui-même quand d'un côté il affirme que c'est l'Esprit-Saint qui fait les docteurs, et que de l'autre il leur trace lui-même ce qu'ils doivent enseigner et la manière de l'enseigner? Ne faut-il pas en inférer que jamais l'on ne doit cesser, avec la grâce de l'Esprit divin, d'instruire les docteurs mêmes, et que cependant «ni celui qui plante, ni celui qui arrose ne sont quelque chose, mais Dieu seul qui donne l'accroissement (2Co 3,7)?» C'est pourquoi les plus saints ministres, les Anges mêmes seraient impuissants à nous apprendre à établir en nous la vie divine, si Dieu ne nous rendait dociles à sa volonté, selon cette parole du psalmiste: «Enseignez-moi à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu (Ps 92,10).» C'est pourquoi encore l'Apôtre, parlant à Timothée, comme un maître à son disciple, lui dit: «Pour toi demeure ferme dans ce que tu as appris et ce qui t'a été confié, sachant de qui tu l'as appris (2Tm 3,14).» Les remèdes corporels qu'un homme applique à un autre homme, n'opèrent que sur ceux à qui Dieu rend la santé. Dieu pourrait guérir sans le secours de ces remèdes, et sans le concours de sa puissance ils resteraient inefficaces; cependant on ne laisse pas que de les employer; ce qui devient un oeuvre de miséricorde ou de bienfaisance, quand la charité en est le principe. Ainsi en est-il de l'enseignement (75) de la vérité: il n'a d'autre efficacité que celle qui lui est communiquée par Dieu, qui pouvait sans le ministère d'aucun homme, donner son Evangile à l'homme.



CHAPITRE XVII. TROIS GENRES D'ÉLOQUENCE.

4034 31. L'orateur qui s'attache à persuader la vérité, et dans ce but, à instruire, à plaire et à toucher; doit donc unir à la prière tous ses efforts pour arriver à parler, ainsi que nous l'avons dit, d'une manière claire, attrayante et persuasive. Toutes les fois qu'il y réussit, il est véritablement éloquent, lors même que l'auditeur résisterait encore. C'est en vue de ce triple devoir de l'orateur, instruire, plaire et toucher, que le maître de l'éloquence romaine exige de lui les trois qualités suivantes: «être éloquent, c'est savoir parler des petites choses dans un style simple; des choses médiocres, dans un style tempéré, et des grandes choses avec un style sublime (1), comme si dans une seule et même phrase il eût uni la fin aux moyens, en disant: la véritable éloquence consiste a,traiter les petites choses dans un style simple, pour instruire; les sujets médiocres dans un style tempère, pour;plaire; et les grands sujets dans un style sublime, pour toucher.

1. Cicér. de l'Orateur.



CHAPITRE XVIII. L'ORATEUR CHRÉTIEN N'A QUE DES SUJETS RELEVÉS A TRAITER.

4035 35. Cicéron aurait pu nous montrer ces trois genres d'éloquence comme il les entendait, dans les causes profanes, mais non dans les matières religieuses qu'est appelé à traiter l'orateur chrétiens auquel nous nous adressons. Dans les causes profanes, on regarde comme simples les questions relatives aux biens de la fortune, et comme de la plus haute importance celles d'où dépend la vie ou la mort d'un homme. Les sujets étrangers aux intérêts de cette nature, et oit on ne s'attache à porter l'auditeur ni a une action ni à une résolution quelconque, mais uniquement à lui plaire, ont reçu le nom de sujets tempérés ou médiocres, comme tenant le milieu entre les uns et les autres. C'est ce qui leur a fait donner le nom qu'ils portent; car ce n'est pas proprement, mais abusivement que nous appelons médiocre ce qui est petit. Il en est autrement dans les matières religieuses; les discours que nous adressons au peuple, surtout du haut de la chaire sacrée; ont pour objet d'assurer aux hommes, non la vie du temps, mais celle de l'éternité, et de les préserver d'une perte sans retour; là tout est grand, tout est relevé dans la bouche de l'orateur chrétien, même quand il parle de l'acquisition ou de la perte des biens de ce mondé, quelle qu'en soit la valeur. Car la justice, pour s'appliquer à ces intérêts de peu de valeur, n'en devient pas moindre, selon cette parole du Seigneur: «Celui qui est fidèle dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes (Lc 16,10).» Ce qui en toi est petit, est petit; mais être fidèle dans les petites choses, c'est quelque chose de grand. La nature du centre qui exige l'égalité de toutes les lignes aboutissant à la circonférence, est la même dans un cercle étroit que dans un cercle plus étendu. Ainsi en est-il de la justice: si elle s'exerce dans les moindres choses, elle ne perd rien de sa grandeur.

4036 36. Voici du reste comme s'exprime l'Apôtre, au sujet des causes profanes; et de quoi y est-il question, sinon d'argent? «Comment se trouve-t-il quelqu'un parmi vous qui, ayant un différend avec son frère, ose l'appeler en jugement devant les infidèles, et non pas devant les saints? Ne savez-vous pas que les saints doivent un jour juger le monde? Or, si le monde doit être jugé par vous, êtes-vous indignes de juger des moindres choses? Ne savez-vous pas que nous jugerons les Anges? Combien plus les choses du siècle? Si donc vous avez des différends entre vous touchant les intérêts de cette vie, prenez plutôt pour juges ceux qui tiennent le dernier rang dans l'Eglise. Je le dis pour vous faire rougir, n'y a-t-il donc parmi vous aucun homme sage qui puisse être juge entre ses frères? Mais un frère plaide contre son frère, et cela devant des infidèles! C'est déjà certainement une faute que vous ayez des procès entre vous. Pourquoi ne supportez-vous pas plutôt qu'on vous fasse tort? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt la fraude? Mais vous-mêmes vous lésez, vous fraudez et vos propres frères! Ne savez-vous pas que les injustes ne seront point héritiers du royaume de Dieu (1Co 6,1-9)?» Pourquoi cette indignation de la part de l'Apôtre? pourquoi ces avertissements, ces reproches, ces réprimandes et ces menaces? Pourquoi dans sa parole ce ton si varié et si sévère pour exprimer (76) le sentiment qui l'agite? Pourquoi enfin ce style grandiose pour des choses si minimes? Les intérêts de ce siècle valaient-ils donc la peine qu'il en parlât ainsi? Non, sans doute; mais il parle pour la justice, la charité et la piété qui, aux yeux de tout esprit sensé, sont toujours de grandes choses, même dans les affaires de moindre importance.

4037 37. Sans doute si nous avions à enseigner aux hommes la manière de soutenir les intérêts temporels ou ceux de leurs proches devant les juges de l'Eglise, nous devrions leur apprendre à les traiter avec simplicité, comme des choses de peu de valeur. Mais nous parlons ici du langage d'un homme appelé à annoncer les grandes vérités qui nous préservent des maux éternels de l'enfer, et nous conduisent à l'éternel bonheur. Or, quelque part qu'on en parle, soit en public, soit en particulier, à un seul ou à plusieurs, à des amis ou à des ennemis, dans un discours suivi, ou dans une conférence, dans un traité, dans un livre, ou dans des lettres longues ou courtes, toujours ces vérités sont grandes et relevées. Parce qu'un verre d'eau froide est de soi la chose la plus simple et de la moindre valeur, s'en suit-il qu'on doive dédaigner aussi cet oracle du Seigneur, quand il affirme que celui qui aura donné ce verre d'eau à l'un de ses disciples, ne perdra pas sa récompense (Mt 10,42), et que l'orateur chrétien, en traitant ce sujet dans l'assemblée des fidèles, devra croire que sa parole n'a rien de grand pour objet, qu'il lui faudra laisser de côté le style tempéré et sublime pour se borner au style simple? Quand nous avons eu nous-même l'occasion de parler sur cette matière, et que nous l'avons pu faire assez heureusement, grâce à l'inspiration divine, n'avons nous pas vu, pour ainsi dire, jaillir de cette eau froide une flamme mystérieuse (2M 1,32), qui allait embraser les coeurs les plus glacés, et les porter aux oeuvres de miséricorde, dans l'espoir de la récompense céleste?


CHAPITE XIX. IL FAUT CEPENDANT VARIER LE STYLE.

4038 38. Cependant, bien que l'orateur chrétien M'ait que des sujets relevés à traiter, il ne doit pas toujours employer un style de cette nature. Qu'il prenne le style simple, pour enseigner; le style tempéré, pour louer ou blâmer; et quand il lui faut déterminer à agir un auditeur qui jusques là résiste, qu'il fasse alors jouer les grands ressorts de l'éloquence, et les plus propres à toucher les coeurs. Quelquefois, dans un même sujet relevé, il emploiera le style simple, pour instruire; le style tempéré, pour louer, et le style sublime pour ramener à la vérité un esprit qui en était éloigné. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus grand que Dieu? Et cependant n'apprenons-nous pas à le connaître? Pour enseigner l'unité des trois personnes divines, ne doit-on pas se servir d'un style simple, afin que l'intelligence humaine saisisse, autant qu'elle en est capable, un mystère aussi profond? Ne sont-ce pas des preuves, et non des ornements qu'il faut ici? Il ne s'agit pas de toucher l'auditeur, mais de l'instruire et de l'éclairer. D'un autre côté, pour louer Dieu en lui-même ou dans ses ouvrages, quelles peintures brillantes,. quels tableaux magnifiques, s'offrent à l'homme qui consacre toutes ses facultés à bénir Celui qui est au-dessus de toute louange, et que tout être loue néanmoins à sa manière! Et enfin si l'orateur voit que Dieu n'est pas honoré, ou qu'on adore avec lui, ou à sa place, des idoles, des démons ou d'autres créatures, alors qu'il s'élève au style sublime, pour faire ressortir l'énormité d'un tel désordre, et en détourner les hommes.



CHAPITRE XX. EXEMPLES TIRÉS DE L'ECRITURE POUR CHAQUE GENRE DE STYLE.


4039 39. Pour ne rien citer que de clair, voici un exemple de style simple tiré de l'Apôtre Paul: «Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n'entendez-vous point ce que dit la loi? Car il est écrit: Abraham eut deux fils, l'un de la servante, et l'autre de la femme libre. Mais celui de la servante naquit selon la chair, et celui de la femme libre naquit en vertu de la promesse. Tout ceci est une allégorie. Car ce sont les deux alliances, l'une sur le mont Sina, engendrant pour la servitude, est Agar; car Sina est une montagne d'Arabie qui représente la Jérusalem d'ici-bas, laquelle est esclave avec ses enfants; au lieu que la Jérusalem d'en haut est libre, et c'est elle qui est notre mère, etc. (Ga 4,21-26)» Tel est encore le raisonnement suivant: «Mes frères, je parle à la manière des hommes: Lorsque le testament d'un homme a été ratifié, nul ne le rejette ou n'y ajoute.
(77) «Or, les promesses ont été faites à Abraham et à celui qui naîtrait de lui. L'Ecriture ne dit pas: à ceux qui naîtront, comme parlant de plusieurs; mais comme d'un seul: et à celui qui naîtra de toi, c'est-à-dire au Christ. Voici donc ce que je dis: Dieu ayant ratifié un testament, la loi qui n'a été donnée que quatre-cent trente ans après, n'a pu le rendre nul, ni anéantir la promesse. Car si c'est par la loi qu'il y a héritage, ce n'est donc plus en vertu de la promesse. Or, c'est par la promesse que Dieu l'a donné à Abraham.» Le lecteur pouvait se demander: pourquoi la loi a-t-elle été donnée, si ce n'est point par elle que l'héritage nous est transmis? Aussi l'Apôtre se fait à lui-même cette objection: «Pourquoi donc la loi»? Et il répond: «Elle a été établie à cause des transgressions, jusqu'à ce que vint le rejeton pour lequel Dieu a fait la promesse, et remise par les anges aux mains d'un médiateur. Mais il n'y a pas de médiateur pour un seul, et Dieu est seul» Ici se présentait cette autre objection que saisit Apôtre: «La loi est-elle donc contraire aux promesses de Dieu? Nullement, répond-il,» et la raison en est que: «Si la loi qui a été donnée, avait pu vivifier, la justice s'obtiendrait réellement par la loi. Mais l'Ecriture a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse fût accomplie par la foi en Jésus-Christ en faveur des croyants, etc.. (Ga 3,15-22).» Il y a encore d'autres passages de ce genre. Ainsi l'orateur qui vient instruire, doit s'appliquer, non-seulement à éclaircir ce qui est obscur et à résoudre les difficultés, mais à éclaircir en même temps toutes les questions incidentes qui peuvent surgir, dans la crainte qu'elles ne détruisent ce qu'il veut établir. Cependant, il faut alors qu'il en ait la solution présente à l'esprit, pour ne pas soulever des difficultés qu'il ne pourrait résoudre. En traitant ainsi et en résolvant toutes les questions incidentes et celles qu'elles font naître à leur tour, la suite du raisonnement s'étend de plus en plus, en sorte que l'orateur a besoin d'une mémoire très fidèle et très active pour pouvoir revenir à son point de départ. Et néanmoins il est très important de réfuter toutes les objections à mesure qu'elles se présentent, de peur qu'on ne les soulève dans une circonstance où il n'y aura personne pour y répondre, ou qu'elles ne s'offrent à l'esprit d'un auditeur qui, forcé à garder le silence, s'en ira moins ton. vaincu qu'il ne pourrait l'être.


4040 40. Voici maintenant quelques passages de l'Apôtre où nous trouvons le style tempéré: «Ne reprends pas les vieillards avec rudesse, mais avertis-les comme tes pères; les jeunes hommes comme tes frères; les femmes âgées comme tes mères; les jeunes filles comme tes soeurs (1).»
Et ailleurs: «Je vous conjure, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de lui offrir vos corps comme une hostie vivante, sainte et agréable à ses yeux.» Ce genre de style règne dans presque toute cette exhortation, où l'Apôtre s'élève à la plus grande beauté; il y revêt la pensée de son ornement le plus naturel et le plus agréable: «Ayant tous des dons différents selon la grâce qui nous a été donnée, que celui qui a reçu le don de prophétie, en use selon la règle de la foi; que celui qui est appelé au ministère, s'y applique; à enseigner, enseigne; à exhorter, exhorte; à distribuer l'aumône, le fasse avec simplicité; à présider, soit attentif; à exercer les oeuvres de miséricorde, le fasse avec joie; charité sans déguisement; ayant le mal en horreur vous attachant au bien; vous aimant mutuellement d'un amour fraternel; vous honorant les uns les autres avec prévenance; empressés au devoir; fervents d'esprit; servant le Seigneur; vous réjouissant par l'espérançe; patients dans la tribulation, persévérants dans la prière, charitables pour soulager les nécessités des saints, prompts à exercer l'hospitalité. Bénissez ceux qui vous persécutent; bénissez et ne maudissez point. Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent; vous unissant tous dans les mêmes sentiments (2).» Et comme tout ce passage se termine gracieusement par cette période à deux membres: «N'aspirez pas à ce qui est élevé, mais accommodez-vous à ce qu'il y a de plus humble!» Il continue un peu plus loin: «Toujours appliqués à vos devoirs, rendez à tous ce qui leur est dû: à qui le tribut, le tribut; à qui l'impôt, l'impôt; à qui la crainte, la crainte; à qui l'honneur, l'honneur.» Toutes ces phrases découpées se terminent aussi par une période de deux membres: «Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer mutuellement.» Il ajoute ensuite: «La nuit est déjà fort avancée, et le jour approche. Renonçons donc aux oeuvres de ténèbres, et revêtons-nous des armes de lumière. Marchons avec bienséance comme du rapt le jour; non dans les excès de table

1.
1Tm 5,1-2 - 2. Rm 12,1

78

et les ivrogneries; non dans les dissolutions et les impudicités; non dans l'esprit de contention et d'envie, mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne cherchez pas à contenter la chair dans ses convoitises (Rm 13,6-8,13).» Si cette dernière phrase: «et carnis providentiam ne feceritis in concupiscentis,» eut été disposée de cette manière: et carnis providentiam ne in concupiscentiis feceritis, elle eût sans doute offert une cadence plus agréable; mais l'interprète a cru sagement devoir suivre l'ordre des termes dans l'original. A ceux qui connaissent assez le grec d'examiner quelle est l'harmonie de la phrase dans le texte dont s'est servi l'Apôtre. Pour moi, il me semble que la cadence fait défaut là où l'interprète a reproduit l'arrangement des termes.

4041 41. Il faut convenir que cet ornement du style, qui consiste dans les chutes harmonieuses, manque à nos écrivains sacrés. Est-ce le fait du traducteur, ou, ce que je crois plus volontiers, ces auteurs ont-ils rejeté à dessein ces ornements? c'est ce que je ne puis décider, et j'avoue sur ce point mon ignorance. Cependant qu'un homme habile à réformer ces cadences, arrange leurs périodes selon les règles de l'art; que pour cela, il remplace seulement quelques expressions par d'autres de même signification, ou intervertisse l'ordre des termes, je suis certain qu'il reconnaîtra que ces écrivains inspirés n'ont manqué d'aucun de ces mérites qu'on va chercher près des grammairiens et des rhéteurs, et auxquels on attache tant d'importance. Leurs écrits, même dans notre langue, mais surtout dans la langue originale, lui offriront souvent des beautés qu'on ne rencontrera jamais dans les oeuvres les plus vantées de la littérature profane. Mais en voulant donner plus de cadence à ces vérités sublimés et divines, il faut éviter de leur faire perdre de leur gravité. D'ailleurs l'art de la musique qui traite à fond de la mesure (2), a si peu manqué à nos prophètes, que le savant prêtre Jérôme a rapporté plusieurs vers tirés de quelques-uns de leurs ouvrages; il les a cités dans la langue hébraïque, il n'a pas voulu les traduire, pour en conserver la mesure et la beauté (3). Pour moi, si je puis exprimer mon sentiment, qui m'est plus connu qu'à tout autre et que celui de tout autre, autant j'aime à employer, selon mon faible talent, ces cadences mesurés dans mes discours; autant je préfère ne les rencontrer que rarement dans les divins oracles.

- 2. Entendez ici la Musique comme la représente sait Augustin dans le traité mémorable qu'il nous a laissé. Voir ci-dessus, tom. 3. - 3. S. Jérôme, Prologue sur le livre de Job.


4042 42. Quant au genre sublime, il diffère du style tempéré, moins par l'éclat des ornements, que par la vivacité des mouvements de l'âme. Il adopte la plupart de ces ornements, mais il ne les recherche pas, et il peut s'en passer. Il marche et se soutient de son propre mouvement, et quand la beauté de l'expression vient s'offrir, il la saisit plutôt par la grandeur de son sujet, que dans le dessein de plaire. Il lui suffit, pour atteindre son but, de trouver des termes convenables, non pas choisis avec art, mais dictés par l'élan du coeur. Qu'un guerrier courageux ait entre les mains une épée enrichie d'or et de pierreries, tout entier à la lutte, il se sert de son arme, non parce qu'elle est précieuse, mais parce qu'elle est une arme; mais il est toujours le même et aussi redoutable, quand il ne trouve d'autre arme que sa propre valeur. L'Apôtre veut que les ministres de l'Evangile souffrent patiemment tous les maux de cette vie, avec le soutien et les consolations des dons de Dieu. Le sujet est grand; il le traite d'une manière sublime et avec une grande richesse d'expressions. «Voici maintenant, dit-il, le temps favorable, voici maintenant les jours de salut. Ne donnant à personne aucun scandale, afin que notre ministère ne soit pas décrié; nous montrant au contraire comme des ministres de Dieu, rendons-nous recommandables en toutes choses par. une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les séductions, dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la bonté, par le Saint-Esprit, par une charité sincère, par la parole de vérité, par la force de Dieu, par les armes de la justice, à droite et,à gauche, dans la gloire et l'ignominie, dans la mauvaise et la bonne réputation; comme séducteurs, et cependant sincères; comme inconnus, et toutefois très connus; comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés, mais non mis à mort; comme tristes, mais toujours dans la joie; comme pauvres, mais enrichissant beaucoup d'autres; comme n'ayant rien, et possédant tout.» Quel entraînement encore dans ces paroles: «Pour vous, ô Corinthiens, notre bouche s'ouvre et mon coeur s'est dilaté (2Co 6,2-11),» et le reste qu'il serait trop long de rapporter!

4043 43. Ailleurs il encourage les Romains à surmonter (79) monter les persécutions de ce monde par la charité, et par une confiance assurée dans le secours de Dieu. «Nous savons, dit-il, que tout contribue au bien pour ceux qui aiment Dieu, pour ceux qu'il a appelés selon son décret; car ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût l'aîné entre beaucoup des frères; et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés; et ceux qu'il a appelés, il les a justifiés; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés.. Après cela que dirons-nous donc? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui? Qui accusera les élus de Dieu? Dieu qui les justifie? Qui les condamnera? Jésus-Christ qui est mort pour eux, qui de plus est ressuscité, qui est assis à la droite de Dieu, qui même intercède pour nous? Qui donc nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Est-ce la tribulation? est-ce l'angoisse? est-ce la persécution? est-ce la faim? est-ce la nudité? est-ce le péril? est-ce le fer? selon qu'il est écrit: On nous égorge tous les jours à cause de vous, Seigneur, on nous regarde comme des brebis de tuerie. Mais en tout cela nous triomphons par Celui qui nous a aimés. Car je suis assuré que ni mort ni vie, ni Anges ni principautés, ni choses présentes, ni choses futures, ni violence, ni ce qu'il y a de plus élevé, ni ce qu'il y a de plus profond, ni toute autre créature ne nous pourra séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur (Ga 4,10-20

4044 44. Quoique l'épître aux Galates soit écrite tout entière dans le style simple, excepté vers la fin où il devient orné, cependant, dans un certain passage, l'Apôtre se laisse aller à un mouvement où, sans aucun de ces ornements que nous avons admirés plus haut, il ne pouvait que s'élever au genre sublime: «Vous observez, dit-il, certains jours, certains mois, certains temps et certaines années. J'appréhende pour vous d'avoir en vain travaillé parmi vous. Soyez comme moi, parce que moi j'ai été comme vous, je vous en conjure, mes frères. Vous ne m'avez offensé en rien. Vous savez que je vous ai autrefois an«poncé l'Évangile, dans la faiblesse de la chair. Or cette épreuve à laquelle vous avez été mis à cause de ma chair, vous ne l'avez ni méprisée, ni repoussée; mais vous m'avez reçu comme Rm 8,28-39 un Ange de Dieu, comme le Christ Jésus. Où donc est votre bonheur? Car je vous rends ce témoignage, que s'il eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. Je suis donc devenu votre ennemi, en vous disant la vérité? Ils ont pour vous un attache ment qui n'est pas bon, puisqu'ils veulent vous séparer de nous afin que vous vous attachiez à eux. Il faut au reste s'attacher toujours au bien, et non pas seulement quand je suis présent «parmi vous. Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous, je voudrais maintenant être avec vous, pour diversifier mes paroles, car je suis embarrassé à votre égard (Jn 15,6).» Assurément il n'y a là ni antithèses, ni gradations suivies, ni phrases coupées, ni périodes harmonieuses; et cependant tout le discours ne perd rien de sa vivacité, nous la sentons à la lecture.




Augustin, doctrine chrétienne 4029