Augustin, de la Foi, Espérance et Charité - CHAPITRE LXIV. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS.

CHAPITRE LXIV. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS.

17. Toute division s'efface entre nous et les anges, même dès ici-bas, quand nos péchés nous sont remis. Aussi l'article du Symbole relatif à l'Eglise est-il immédiatement suivi du dogme de la rémission des péchés. C'est par là que subsiste l'Eglise qui est sur la terre, et qu'on ne voit pas périr sans ressources «ce qui avait été perdu et ce qui s'est retrouvé (1)». Quoiqu'on ait reçu le baptême, destiné à effacer par sa vertu régénératrice le péché originel et tout ensemble les péchés actuels qu'on aurait commis antérieurement par pensées, par paroles ou par action; quoique, dis-je, on ait reçu ce bienfait incomparable, qui est le principe d'une vie nouvelle et l'expiation de toute faute personnelle ou héréditaire; cependant on ne saurait vivre après avoir atteint l'âge de raison, sans la grâce de la rémission des péchés, si féconde que soit la conduite en actes de justice. En effet, les fils de Dieu, pendant leur vie périssable, ne cessent de lutter contre la mort. On a dit avec raison «que tous ceux qui se laissent régir par l'Esprit de Dieu sont ses enfants (2)»; toutefois ils ne sauraient être gouvernés par l'Esprit-Saint ni marcher dans la voie des enfants de Dieu sans s'abandonner de temps en temps, comme les enfants de l'homme, à la pente de leur propre esprit, sous l'impulsion «de cette chair corruptible (3)» et des passions: voilà comment ils tombent dans le péché. Mais les péchés diffèrent selon leur gravité, et si tout crime est un péché, il s'en faut bien que tout péché soit un crime. On peut donc dire que les saints, tant qu'ils sont sur la terre, mènent une vie pure de tout crime; «mais si nous prétendions que nous sommes sans péchés, nous nous tromperions nous-mêmes et la vérité ne serait point avec nous (4)».

1. Lc 15,24 - 2. Rm 8,14 - 3. Sg 9,15 - 4. 1Jn 1,8



CHAPITRE LXV. QUELS CRIMES REMET L'ÉGLISE. EN DEHORS DE L'ÉGLISE LES PÉCHÉS NE PEUVENT ÊTRE REMIS.

La sainte Eglise a-t-elle le pouvoir de remettre les crimes les plus énormes? Oui; sans. doute, et il ne faut pas désespérer de la miséricorde divine, si la pénitence est proportionnée au péché. Eût-on commis un crime assez grave pour être excommunié, la pénitence doit moins se mesurer à la durée qu'à la vivacité même du repentir: «car Dieu ne dédaigne pas un coeur contrit et humilié (1)». Cependant, le repentir étant un sentiment tout intérieur et qui d'ordinaire ne se révèle pas au dehors par les paroles on autres signes, de sorte qu'il n'est visible que pour celui «à qui nos gémissements ne sont pas cachés (2)»; les chefs de nos églises ont sagement déterminé la durée de la pénitence, afin de donner pleine satisfaction à l'Eglise même au sein de laquelle se remettent les péchés, pouvoir divin qui en dehors d'elle n'existe pas: car, elle a exclusivement reçu le don du Saint-Esprit (3), seul capable d'accorder la rémission des péchés, gage de la vie éternelle.




CHAPITRE LXVI. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS A POUR BUT DE PRÉVENIR LE JUGEMENT A VENIR.

Les péchés ne sont en effet remis que pour prévenir le jugement à venir. Avec quelle rigueur ne s'exécute pas en ce monde cet arrêt terrible: «Un joug pesant est sur les fils d'Adam, depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère jusqu'à leur sépulture dans le sein de leur mère commune (4)!» Les nouveau-nés, quoique régénérés dans le baptême, sont souvent en proie aux douleurs les plus cruelles. De là une conséquence fort simple: c'est que les sacrements ont pour effet de fortifier nos espérances dans les biens à venir, plutôt qu'ils ne sont un moyen d'acquérir ou de conserver les prospérités d'ici-bas. Il semble parfois que Dieu oublie le crime et le laisse impuni; non, le châtiment n'est que différé; ce n'est pas sans raison qu'on appelle jour du jugement, le jour où doit apparaître le Juge des vivants et des morts. Parfois au contraire la peine suit le crime, et, si ce crime a été remis, il n'entraîne aucun châtiment

1. Ps 1,19 - 2. Ps 37,18 - 3. 2Co 1,28 - 4. Si 40,1

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dans le siècle à venir. De là vient qu'en parlant des peines temporelles auxquelles les pécheurs rentrés en grâce avec Dieu sont condamnés ici-bas, et qui les préservent des peines futures, l'Apôtre dit: «Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés par le Seigneur: mais quand nous sommes jugés de la sorte, le Seigneur nous châtie, afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (1)».




CHAPITRE LXVII. TOUS LES FIDÈLES, QUELS QUE SOIENT LEURS CRIMES, SERONT-ILS SAUVÉS PAR LE FEU?

C'est une opinion particulière à certaines personnes, que si l'on reste fidèle au nom de Jésus-Christ, et qu'après avoir été incorporé à l'Eglise par le baptême, on ne s'en retranche ni par le schisme ni par l'hérésie, eût-on commis les plus grands crimes sans les effacer par la pénitence ou les racheter par l'aumône, et persévéré jusqu'au dernier soupir dans le péché, on échappera à la damnation en passant par le feu: le supplice aura sans doute une durée proportionnée aux fautes, mais il ne sera pas éternel. Les personnes qui, tout en restant catholiques, admettent cette opinion, me semblent dupes d'une pitié tout humaine pour les criminels: l'Ecriture divine répond tout le contraire quand on veut l'interroger. J'ai composé sur cette question un ouvrage intitulé De la Foi et des Oeuvres (2)! Là, selon les lumières que Dieu m'a communiquées, j'ai démontré que la foi qui sauve est celle dont l'apôtre Paul a nettement défini le caractère dans ce passage: «En Jésus-Christ ni la circoncision, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi agissant par la charité (3)». Or, si la foi n'est féconde qu'en mauvaises actions, nul doute, comme dit l'apôtre Jacques, «qu'elle ne soit morte en elle-même»: car, selon le même Apôtre, «que servira-t-il à quelqu'un de dire qu'il a la foi, s'il n'a pas les oeuvres? La foi pourra-t-elle le sauver (4)? A Mais si un homme chargé de crimes n'a besoin que de croire pour être sauvé par le feu, si c'est là le véritable sens du passage où le bienheureux Paul dit «qu'on sera sauvé, mais comme par le feu», il faut alors admettre que la foi est capable de sauver sans les oeuvres,

1. 1Co 11,31-32 - 2. Voir tome V. - 3. Ga 5,6 - 4. Jc 2,14-17

et par conséquent que Paul contredit son compagnon dans l'apostolat, que dis-je? se contredit lui-même, puisqu'il s'écrie plus loin «Ne vous y trompez pas: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les sodomites, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs du bien d'autrui, ne seront héritiers du royaume de Dieu (1)». Or, comment le ciel serait-il fermé à ces pécheurs endurcis dans le crime, si la foi en Jésus-Christ suffisait pour les sauver?




CHAPITRE LXVIII. DU FEU PURIFICATEUR EN CETTE VIE.

Comme le langage des Apôtres, sur ce point, est trop clair et trop explicite pour être taxé d'erreur, il ne reste plus qu'à lever toute contradiction entre ces témoignages incontestables et le passage un peu obscur où Paul déclare que «tous ceux qui auront surajouté au fondement, c'est-à-dire à la doctrine de Jésus-Christ, un édifice non d'or, d'argent et de pierres précieuses, mais de bois, de foin et de paille, seront sauvés par le feu, parce qu'ils auront bâti sur le véritable fondement». Or, le bois, le foin et la paille peuvent fort bien figurer ici un attachement aux choses du monde, honnête en soi, mais assez puissant pour rendre douloureuse la perte de ces biens éphémères. Jésus-Christ tient-il, dans un coeur dévoré de pareils regrets, la place fondamentale; en d'autres termes, sait-on mettre Jésus-Christ au-dessus de tout et aimer mieux perdre les biens du monde que la foi? On se sauve par le feu. Au contraire, aime-t-on mieux, dans les jours d'épreuves, s'attacher aux biens périssables du monde qu'à Jésus-Christ? on ne bâtit plus sur l'inébranlable fondement: car, on préfère alors l'accessoire au nécessaire, puisque la base d'un édifice en est l'élément essentiel. Le feu dont parle ici l'Apôtre n'est qu'une épreuve passagère de l'édifice élevé sur l'éternel fondement, soit en or, en argent ou en pierres précieuses, soit en foin, en paille ou en bois. Car il ajoute «Le feu montrera quelle est la qualité de l'ouvrage de chacun. Si l'ouvrage surajouté au fondement résiste au feu, on recevra une récompense: si l'ouvrage est consumé, on perdra son salaire, et on ne se sauvera qu'en passant parle feu (2)». L'un et l'autre

1. 1Co 6,9-10 - 2. 1Co 3,11-15

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ouvrage seront donc soumis à l'épreuve du feu. Ainsi le feu désigne la violence des tribulations, comme il est dit expressément dans un autre endroit de l'Ecriture: «Le feu éprouve les vases du potier, et l'affliction, le juste (1)». L'affliction, en effet, est parfois dans la vie l'épreuve du feu, que l'Apôtre signale. Supposons deux fidèles: l'un, tout occupé des choses du Seigneur et des moyens de lui plaire, bâtit, sur le fondement de la foi en Jésus-Christ un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses; l'autre, occupé du soin des choses du monde et des moyens de plaire à sa femme, bâtit sur le même fondement un édifice de bois, de foin et de paille (2): l'ouvrage du premier résiste à la flamme, parce qu'il n'est point attaché aux biens du monde et qu'il est insensible à leur perte; l'ouvrage du second est consumé, parce qu'on ne saurait perdre sans regrets des biens qu'on a possédés avec amour. Mais comme ce dernier, si on lui proposait de choisir entre Jésus-Christ et le monde, préférerait Jésus-Christ et qu'il sacrifierait ces avantages à sa foi, tout en regrettant d'en être privé, il se sauve sans doute, mais comme à travers un incendie: il est dévoré du regret d'avoir perdu les biens dont il était épris; mais son chagrin n'attaque ni ne consume le fondement inébranlable que sa solidité met à l'abri de toute atteinte.




CHAPITRE LXIX. DU FEU PURIFICATEUR DANS L'AUTRE MONDE.


Y a-t-il dans l'autre monde une épreuve analogue? Il n'y aurait là rien d'extraordinaire, et on peut se poser cette question. Par une loi plus ou moins mystérieuse, il peut y avoir des fidèles qui se purifient, dans les flammes, de leur attachement excessif aux choses d'ici-bas, et qui se sauvent en endurant un supplice dont la longueur est en rapport avec l'intensité de leurs désirs mondains mais il ne saurait être ici question de ceux «à qui le royaume du ciel est fermé», à moins qu'ils n'aient obtenu par une juste pénitence le pardon de leurs crimes. Par ce mot de juste pénitence, je veux surtout dire qu'ils ne doivent pas être pauvres d'aumônes: l'Ecriture, en effet, attribue. à l'aumône une vertu si puissante que le Seigneur prédit qu'il mettra les hommes à sa droite ou à sa

1. Si 27,6 - 2. 1Co 33-34

gauche, au dernier jour, selon qu'ils auront été féconds ou stériles en charités; car il doit dire aux uns: «Venez, bénis de mon Père, a possédez le royaume qui vous a été préparé»; et aux autres: «Allez au feu éternel (1)».




CHAPITRE LXX. SANS LA CONYERSION, L'AUMÔNE NE PEUT RACHETER LES CRIMES.


19. Qu'on ne se figure pas toutefois que l'aumône efface les crimes qui ferment le ciel, à mesure qu'on les commet; il faut d'abord changer de conduite. On trouvé dans l'aumône un moyen d'attirer la miséricorde de Dieu sur ses fautes passées, et non de l'acheter en quelque sorte et d'acquérir le privilège de pécher impunément. «Dieu n'a donné à personne le droit de mal faire (2)»; il a pitié de nos fautes passées et ne les pardonne que quand nous lui offrons une juste satisfaction.




CHAPITRE LXXI. L'ORAISON DOMINICALE EFFACE LES FAUTES LÉGÈRES.

Quant à ces fautes légères et fugitives de chaque jour qui sont inséparables de la vie humaine, l'Oraison dominicale suffit chaque jour pour les expier. «Notre Père qui êtes aux cieux» est une expression toute naturelle dans la bouche de ceux qui sont redevenus les enfants de Dieu par le baptême. Cette prière efface donc les fautes légères de chaque jour, elle sert même d'expiation aux fautes graves d'une vie passée dans le crime, si les fidèles renoncent à leurs désordres et reviennent à la vertu par la voie de la pénitence; mais il faut pour cela qu'après avoir prié Dieu sincèrement «de nous remettre nos dettes», qui ne sont jamais éteintes, nous lui disions avec la même sincérité: «comme nous remettons à ceux qui nous doivent»; en d'autres termes, il faut que nous pardonnions les premiers. C'est une aumône, en effet, que d'accorder le pardon à celui qui le sollicite.




CHAPITRE LXXII. FORMES DIVERSES DE L'AUMÔNE.

Tous les bons offices que peut rendre la pitié se rattachent à cette parole du Seigneur:

1. Mt 25,34-41 - 2. Si 15,21

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«Faites l'aumône et tout sera pur en vous (1)». Faire l'aumône, ce n'est pas seulement apaiser la faim du pauvre, éteindre sa soif, couvrir sa nudité, accueillir le voyageur, cacher le fugitif, visiter le malade ou le prisonnier, racheter le captif, soutenir le faible, guider l'aveugle, consoler l'afflige, soigner le blessé, remettre l'homme égaré dans sa route, donner conseil à celui qui est irrésolu, enfin prêter à chacun l'aide due réclame son état; c'est pardonner les offenses, c'est corriger un inférieur par une peine rigoureuse ou par des leçons sévères, tout en lui pardonnant du fond du coeur ou en priant Dieu de lui pardonner et l'aumône ici consiste non-seulement à pardonner l'offense ou le préjudice, mais encore à châtier ou à reprendre le coupable; car on suit à son égard les inspirations de la pitié. On oblige souvent les hommes malgré eux, en consultant moins leurs désirs que leurs intérêts, parce qu'ils n'ont point d'ennemis plus terribles qu'eux-mêmes, d'amis plus dévoués que leurs prétendus ennemis: dupes de cette illusion, ils rendent le mal pour le bien, et oublient que le chrétien doit répondre même au mal par la charité. L'aumône prend donc diverses formes, et, quand nous la faisons, nous contribuons à nous acquitter de nos dettes.




CHAPITRE LXXIII. L'AUMÔNE LA PLUS NOBLE EST DE PARDONNER A SES ENNEMIS.

De toutes les aumônes la plus sublime est celle qui consiste à pardonner sincèrement les offenses. Ce n'est pas un trait de grandeur d'âme que d'être bienveillant, généreux même envers un homme qui ne nous a jamais nui; le comble de la bienfaisance et de la magnanimité, c'est d'aimer notre ennemi, de n'opposer à, sa haine et à ses offenses que la charité et es bons offices, en obéissant à ce commandement du Seigneur: «Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent (2)». Mais les enfants de Dieu les plus parfaits atteignent seul cet idéal où chaque fidèle doit aspirer en substituant aux faiblesses humaines ce divin sentiment, à force de prières, de luttes et de victoires intérieures; il se rencontre moins de personnes qu'on pourrait le croire qui aient le magnifique

1. Lc 11,41 - 2. Mt 5,44

privilège de dire avec vérité: «Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs». Toutefois ce voeu est rempli, sans aucun doute, quand, trop imparfaits encore pour aimer notre ennemi, nous cédons à ses prières et lui pardonnons sincèrement les offenses que nous en avons reçues. Nous mêmes, en effet, sollicitons le pardon de nos fautes en faisant cette supplique: «Comme nous remettons nos dettes». N'est-ce pas dire: Accordez à nos prières le pardon de nos fautes, comme nous l'accordons nous-mêmes à nos ennemis quand ils viennent nous le demander.




CHAPITRE LXXIV. DIEU NE PARDONNE QU'A CEUX QUI PARDONNENT.

Il ne faut plus voir un ennemi dans l'homme qui, regrettant sa faute, va demander pardon à celui qu'il a offensé; on trouve autant de douceur à l'aimer qu'on y trouvait de répugnance quand son coeur était animé par la haine. Mais si les prières et le repentir du coupable ne peuvent réussir à nous toucher, ne croyons pas que le Seigneur nous remettra nos péchés. La vérité est incapable de tromper; or, peut-on avoir lu ou entendu lire l'Evangile sans savoir quel est Celui qui dit de lui-même «Je suis la Vérité (1)!» La Vérité donc, après nous avoir enseigné cette prière, ajoute, pour nous faire sentir toute l'importance de ce précepte: «Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous remettra aussi vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père céleste ne vous remettra point non plus vos péchés (2)». Quel éclat de tonnerre! S'il ne réveille pas, on n'est pas endormi, on est mort: Dieu, toutefois, peut ranimer les morts mêmes.




CHAPITRE LXXV. L'AUMÔNE NE PURIFIE PAS SI ON NE SE CORRIGE.


20. Les pécheurs qui vivent dans le crime sans songer à réformer leurs moeurs, et qui, au milieu de leurs attentats et de leurs désordres, ne laissent pas de prodiguer les aumônes, se bercent d'une idée chimérique, s'ils prennent à la lettre ces paroles du Seigneur: «Faites l'aumône, et tout sera pur pour vous (3)» . Ils ne les comprennent pas dans leur profondeur. S'ils veulent en découvrir le sens, qu'ils écoutent à

1. Jn 14,6 - 2. Mt 6,14-15 - 3. Lc 11,41

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qui Jésus-Christ les adresse: «Pendant qu'il parlait, un pharisien le pria de dîner chez lui, et Jésus y alla et se mit à table. Alors le pharisien raisonnant en lui-même, commença à se demander pourquoi Jésus ne s'était pas lavé les mains avant de dîner. Mais le Seigneur lui dit: Vous autres pharisiens vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais le dedans de vos coeurs est plein de rapines et d'iniquités. Insensés,celui qui a fait le dehors, n'a-t-il pas aussi fait le dedans? Cependant, donnez l'aumône de ce que vous avez et tout sera pur pour vous (1)». Eh quoi! les pharisiens n'avaient pas la foi en Jésus-Christ, ils étaient incrédules, ils n'étaient pas régénérés dans l'eau et le Saint-Esprit, et tout serait pur en eux à la seule condition de donner l'aumône dans le même esprit que la font ces pécheurs? Mais on est impur si on n'a pas été purifié par la foi de Jésus-Christ qui «purifie les coeurs (2)»; et, comme dit l'Apôtre: «Rien n'est pur pour les impurs et les infidèles: ils ont l'esprit et la conscience souillée (3)». Comment donc tout serait-il pur pour les pharisiens, à la seule condition de donner l'aumône sans avoir la foi? Or, comment auraient-ils eu la foi, eux qui ne voulurent ni croire en Jésus-Christ, ni se régénérer par sa grâce? Cependant, tout est vérité dans les paroles qu'ils ont entendues: «Faites l'aumône et tout sera pur en vous».



CHAPITRE LXXVI. L'AUMÔNE CONSISTE TOUT D'ABORD A PRENDRE PITIÉ DE SON AXE ET A BIEN VIVRE.

Veut-on suivre dans ses aumônes l'ordre naturel? il faut d'abord se la faire à soi-même. L'aumône est un effet de la pitié. Or il a été dit avec vérité: «Prends compassion de ton âme, pour plaire à Dieu (1)». Nous nous régénérons pour plaire à Dieu, qu'offense avec raison la tache de notre origine; c'est la première aumône que nous nous sommes faite: car, nous avons alors regretté notre indigence et soupiré après la miséricorde de Dieu, en reconnaissant la justice de l'arrêt qui nous avait condamnés au malheur, et dont l'Apôtre a dit: «La sentence provoquée par un seul a condamné tout le genre humain»; puis nous avons rendu grâces à cette charité infinie dont le même Apôtre a dit: «Dieu a fait éclater envers nous son amour, en ce que, quand nous

1. Lc 11,37-41 - 2. Ac 15,9 - 3. Tt 1,15 - 4. Si 30,24

étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous (1)». C'est ainsi qu'en faisant un sincère aveu de notre pauvreté et en aimant Dieu de l'amour même que nous tenons de la grâce, nous vivons avec piété et avec justice. Or, les pharisiens ne songeaient ni à leur indigence, ni à la charité de Dieu: ils se bornaient à donner le dixième de leurs biens et payaient la dîme des moindres légumes, au lieu de commencer par se prendre eux-mêmes pour l'objet de leur pitié et de leurs aumônes, et de suivre l'ordre naturel de la charité: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même (2)». Lors donc que Jésus leur reprochait de pousser trop loin la propreté extérieure et d'être tout souillés au-dedans par les rapines et les iniquités, il leur faisait comprendre qu'il y aune aumône que l'homme doit d'abord se faire à lui-même et qui seule est capable de purifier le cœur: «Du reste faites l'aumône, et tout sera pur en vous». Puis, pour leur faire sentir la force du précepte qu'ils négligeaient, et pour leur ôter la pensée qu'il ignorait leurs aumônes, il ajouta: «Malheur à vous, pharisiens», comme s'il eût dit: Je viens de vous apprendre l'espèce d'aumône que vous devez faire pour que tout soit pur en vous; «malheur à vous, pharisiens, qui payez la dîme de la menthe, de la rue et de toute sorte de légumes»; ces aumônes, je les connais; n'allez pas croire qu'elles sont le véritable objet de mes reproches: «vous négligez la justice et l'amour de Dieu (3)»; voilà l'aumône qui purifierait votre âme de toute souillure, comme l'eau purifie votre corps. Le mot tout, en effet, comprend à la fois l'âme et le corps: «Purifiez l'intérieur, est-il dit dans un autre endroit, et l'extérieur sera net (4)». Du reste, Jésus-Christ ne veut pas avoir l'air de rejeter les aumônes qui se font des biens temporels; car il ajoute aussitôt «Voilà ce qu'il fallait observer», c'est-à-dire, la justice et l'amour de Dieu, «sans négliger les autres choses (5)»,c'est-à-dire, les aumônes des biens de la terre.




CHAPITRE LXXVII. L'AUMÔNE N'EST EFFICACE QU'A LA CONDITION DE RENONCER A L'INIQUITÉ.

Qu'on ne s'imagine donc pas qu'à force d'aumônes en nature ou en argent, on puisse

1. Rm 5,8-9 - 2. Lc 10,27 - 3. Lc 11,42 - 4. Mt 23,26 - 5. Lc 11,42

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acheter le privilège de persévérer impunément dans les crimes et dans les désordres les plus abominables. C'est une erreur; car, on ne commet plus seulement le crime, mais on l'aime et on voudrait n'y renoncer jamais, si on était assuré de l'impunité. Or, «celui qui aime l'iniquité, hait son âme (1)», et celui qui hait son âme, loin d'en avoir pitié, la traite cruellement; en l'aimant selon le monde, il la hait selon Dieu. S'il voulait lui faire l'aumône qui purifierait toutes ses souillures, il la haïrait selon le monde et l'aimerait selon Dieu. Mais, si légère que soit une aumône, on ne peut la faire sans la recevoir soi-même de Celui qui ignore le besoin. De là cette parole: «Sa miséricorde me préviendra (2)».




CHAPITRE LXXVIII. DE CERTAINS PÉCHÉS QUI, AU JUGEMENT DES HOMMES, SONT DES ACTES INNOCENTS.


21. C'est Dieu et non l'homme qui pèse les fautes dans ses jugements et décide de leur gravité. Nous savons en effet que les Apôtres eux-mêmes ont eu des ménagements pour la faiblesse humaine. Telle est la concession que le vénérable Paul fait aux personnes mariées: «Ne vous privez point l'un et l'autre de votre droit, si ce n'est d'un consentement mutuel, pour peu de temps, afin de vaquer à la prière: après cela, revenez à l'usage du mariage, de peur que, ne pouvant garder la continence, Satan ne vous porte au mal». D'après ces paroles, il semblerait que les époux peuvent sans aucun péché avoir moins en vue les enfants qui sont la fin du mariage que les plaisirs des sens, et cela, pour éviter que l'incontinence ne les entraîne dans la fornication, l'adultère et dans tous les excès d'impudicité qu'on ne nomme pas et auxquels conduit la passion allumée par le tentateur; il semblerait, dis-je, que ce commerce ne renferme aucun péché, mais l'Apôtre ajoute: «Au reste, ce que je vous en dis, c'est par condescendance, et je n'en fais point un commandement (3)». Or, comment ne pas voir un péché dans un acte que l'Apôtre avec toute son autorité ne fait que pardonner? De même, quand il dit: «Comment se trouve-t-il quelqu'un parmi vous qui, ayant un différend avec son frère, ose l'appeler en jugement devant les méchants et non devant les saints?» et un peu plus

1. Ps 10,6 - 2. Ps 58,11 - 3. 1Co 7,5-6

bas: «Si donc vous avez des procès sur les affaires de ce monde, prenez pour juges les personnes mêmes qui tiennent le dernier rang dans l'Église. Je le dis à votre confusion: n'y a-t-il donc parmi vous personne d'assez sage pour être juge entre ses frères? Mais on voit un frère plaider contre son frère, et cela devant des infidèles (1)» A n'entendre que ces paroles, on pourrait croire qu'il y a péché, moins à avoir un procès qu'à le faire juger en dehors de l'Église; mais l'Apôtre ajoute aussitôt: «C'est déjà un péché d'avoir «des procès entrevous'». Donnerait-on pour excuse qu'on a le droit de son côté et qu'on est en butte à une injustice dont on voudrait se voir délivré par un arrêt des tribunaux? L'Apôtre va au-devant de ces prétextes et de ces excuses en ajoutant: «Que ne souffrez-vous plutôt l'injustice? Que ne vous résignez-vous à quelque dommage?» Je reviens ainsi aux paroles mêmes de Jésus-Christ: «Si quelqu'un veut vous faire un procès pour avoir votre robe, abandonnez-lui aussi votre manteau (2)»; et ailleurs: «Ne redemandez pas ce qui vous appartient à ceux qui vous le ravissent (3)». Dieu donc a défendu aux siens d'entrer en contestation avec les hommes pour des intérêts temporels, et c'est d'après ce principe que l'Apôtre voit un péché dans un procès. Cependant, comme il permet aux chrétiens de soumettre leurs différends à un tribunal chrétien, au sein de l'Église, et qu'il défend avec véhémence de prendre des juges hors de 1'Eglise, il est clair qu'il ne laisse cette liberté que par condescendance pour les faibles. C'est pour des fautes de ce genre, ou pour des péchés plus légers encore, que nous commettons par pensées et par paroles, et auxquels l'apôtre saint Jacques fait allusion quand il dit: «Nous faisons tous beaucoup de fautes (4)», qu'il faut plusieurs fois le jour prier le Seigneur «de nous remettre nos dettes» et surtout ne pas mentir à l'engagement que nous prenons «de remettre leurs dettes à nos débiteurs (5)».




CHAPITRE LXXIX. DE CERTAINS PÉCHÉS FORT GRAVES, QUOIQUE LÉGERS EN APPARENCE.

On serait tenté de regarder comme légères certaines fautes, si l'Écriture ne témoignait

1. 1Co 6,1-7 - 2. Mt 5,40 - 3. Lc 6,30 - 4. Ac 3,2 - 5. Mt 6,12

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qu'elles ont plus de gravité qu'on ne pense. Croirait-on que «celui qui appellera son frère «fou, sera condamné au feu de l'enfer», si la Vérité elle-même n'eût prononcé cet arrêt? Mais elle met le remède à côté du mal, en nous faisant immédiatement une loi de nous réconcilier avec nos frères: «Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-la devant l'autel et va auparavant te réconcilier avec ton frère (1)». Se figurerait-on encore qu'il y ait une faute grave «à observer les jours et les mois, les temps et les années», comme font ceux qui, pour commencer ou ne pas commencer certaines choses, se règlent sur les jours, les mois, les années, d'après le préjugé insensé qu'il y a des époques fatalement heureuses ou critiques? Mais on peut mesurer la gravité de ce péché à la terreur qu'il inspire à l'Apôtre et qui le fait parler ainsi aux Galates superstitieux: «Je crains bien d'avoir inutilement a travaillé parmi vous (2)».




CHAPITRE LXXX. L'HORREUR POUR LE CRIME S'AFFAIBLIT PAR L'HABITUDE.

Il y a plus: l'habitude affaiblit ou même efface le sentiment des péchés, quelle que soit leur énormité et leur abomination: on finit par ne plus s'en cacher, que dis-je? par les étaler et s'en vanter: «Le pécheur, dit le psalmiste, se loue dans les désirs de son âme, et celui qui fait le mal est béni (3)». Cette iniquité, qui s'affiche, est appelée un cri dans les saintes Lettres: «J'ai attendu», dit Isaïe à propos de la mauvaise vigne, «j'ai attendu qu'elle fît la justice, mais elle a fait «l'iniquité: elle n'a pas fait la justice, elle a élevé un cri (4)». On retrouve cette expression dans la Genèse: «Le cri de Sodome et de Gomorrhe s'est multiplié (5)». En effet, ces villes étaient un théâtre d'infamies qui, loin d'être réprimées, se commettaient au grand jour et étaient presque passées en loi. C'est ainsi que, de notre temps, l'habitude a tellement consacré des crimes moins abominables sans doute, mais fort répandus, que nous n'osons plus ni excommunier le laïque qui s'en rend coupable, ni même dégrader un clerc. De là ce

1. Mt 5,22-24 - 2. Ga 4,11 - 3. Ps 9,24 - 4. Is 5,7 - 5. Gn 18,20

cri qui m'échappa, il y a quelques années, en expliquant l'Epître aux Galates, quand j'arrivai à ce passage: «Je crains bien d'avoir travaillé pour vous inutilement: malheur, disais-je, aux crimes que des exemples rares nous font exécrer! Quant aux péchés ordinaires, quoiqu'ils aient fait couler le sang «du Fils de Dieu et qu'ils soient assez graves pour fermer l'entrée du ciel; que de fois avons-nous été conduits à les souffrir en les voyant trop fréquents! que de fois l'indulgence nous a-t-elle entraînés à en commettre quelques-uns! Puissions-nous, Seigneur, ne commettre pas tous les péchés que nous n'avons pu empêcher (1)!» Je ne sais; mais il me semble que je fus alors entraîné trop loin par la douleur.




CHAPITRE LXXXI. DEUX CAUSES DU PÉCHÉ: L'IGNORANCE ET LA FAIBLESSE: NÉCESSITÉ DE LA GRACE POUR SURMONTER CES OBSTACLES.


22. Je vais répéter ici un point de doctrine souvent expliqué dans mes ouvrages. Nos péchés se rattachent à deux causes: l'ignorance, qui nous empêche d'avoir connaissance de notre devoir, et la faiblesse, qui nous empêche de le remplir quand nous en avons conscience. Il faut sans doute combattre cette double maladie; cependant, nous succomberions dans cette lutte, si Dieu ne nous assistait, non-seulement en nous éclairant sur nos devoirs, mais encore en ajoutant à la lumière qui guérit l'intelligence un charme assez puissant pour nous rendre insensibles aux séductions des objets qui nous entraînent au péché, en pleine connaissance de cause; soit par le désir de les posséder, soit par la crainte de les perdre. Nous ne sommes pas alors simplement pécheurs, comme nous l'étions en péchant par ignorance; nous sommes prévaricateurs, puisque, étant instruits de la loi, nous osons faire ce qu'elle défend ou ne pas faire de plus ce qu'elle ordonne. Aussi, après avoir demandé pardon à Dieu de nos fautes: «Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs», il faut aussi le prier de nous conduire et de nous arracher au péché: et Ne nous induisez pas en tentation (2)»: il faut, dis-je, invoquer Celui que le Psalmiste appelle tout

1. Ga 5,35 - 2. Mt 6,12-13

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ensemble «sa lumière et son salut (1)», afin qu'il dissipe notre ignorance et fortifie notre faiblesse.




CHAPITRE LXXXII. LA PÉNITENCE EST UNE GRACE DE DIEU.

La pénitence même, quelque méritée qu'elle soit, quand l'Eglise l'inflige suivant ses lais, n'est pas toujours accomplie; cela vient de notre faiblesse; une fausse honte, qui n'est au fond que la crainte de déplaire, nous fait préférer l'estime du monde aux humiliations de la pénitence que la justice nous impose. Par conséquent, nous avons besoin de la miséricorde divine, non-seulement en faisant pénitence, mais encore pour nous y résoudre. Autrement l'Apôtre n'aurait pas dit de certains incrédules: «Peut-être Dieu leur donnera-t-il l'esprit de pénitence (2)». De même encore, avant de parler des larmes amères que versa Pierre, l'évangéliste nous dit. «Le Seigneur le regarda (3)».



CHAPITRE LXXIII. DU PÉCHÉ CONTRE LE SAINT-ESPRIT.

Si l'on refuse de croire que l'Église ale pouvoir de remettre les péchés, si on dédaigne ce don inestimable de la munificence divine, et qu'on expire dans-ce sentiment d'incrédulité, on se rend coupable d'un péché irrémissible contre l'Esprit-Saint, en qui les péchés sont remis par Jésus-Christ. C'est là une question fort délicate: je l'ai traitée dans un ouvrage spécial, et je l'ai éclaircie autant qu'il m'a été possible (4).




CHAPITRE LXXXIV. DE LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR.


23. J'arrive au mystère de la résurrection de la chair; il s'agit ici non de quelques résurrections miraculeuses suivies plus tard d'une seconde mort, mais de la résurrection définitive et pour l'éternité, semblable à celle de Jésus-Christ. Sur cette question, je ne sais comment être bref tout en répondant aux difficultés qu'elle soulève d'ordinaire: un point essentiel et qu'aucun -chrétien ne doit révoquer en doute, c'est que tous les hommes qui sont nés ou qui naîtront, qui sont morts ou qui mourront, reprendront un jour leur corps.


1. Ps 26,1 - 2. 2Tm 2,25 - 3. Lc 22,61 - 4. Voir serm. 71,tome VI.





Augustin, de la Foi, Espérance et Charité - CHAPITRE LXIV. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS.