Augustin, des moeurs. - CHAPITRE IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN.

CHAPITRE IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN.


6. Ne pouvant échapper à cette rigueur de conclusion, admirez donc la justesse de l'enseignement catholique. Il distingue le bien par excellence, le bien par nature et par essence, et le bien qui n'est tel que par participation, ce dernier tirant du souverain bien de quoi être bien lui-même, sans que le souverain bien cesse pour cela de demeurer en lui-même et sans qu'il perde quoi que ce soit. Le bien par participation, c'est la créature à laquelle on peut nuire par défaut. Mais ce défaut ne peut être attribué à Dieu, car Dieu est l'auteur de l'existence, j'allais dire de l'essence des choses. Ainsi nommer le mal, c'est définir sa nature; loin d'être une essence ou substance il n'est qu'une privation; il implique donc toujours l'idée d'une nature à laquelle il peut nuire. Cette nature n'est pas le souverain mal, puisqu'en lui nuisant on lui enlève un bien; elle n'est pas davantage le souverain bien, puisqu'elle peut perdre une partie de son bien, et que si elle est appelée bonne ce n'est pas parce qu'elle est le bien, mais parce qu'elle y participe. Ce n'est pas non plus par nature qu'une chose est bonne; car ayant été créée c'est à sa création même qu'elle doit d'être bonne. Ainsi donc Dieu est le souverain bien, et tout ce qu'il a fait est bien, quoiqu'à un degré moindre que lui-même. Ne serait-ce pas une absurdité de prétendre que les oeuvres sont égales à l'artisan, et les créatures au Créateur? Est-ce assez pour vous convaincre? Voulez-vous quelque chose de plus explicite encore?



CHAPITRE V. TROISIÈME DÉFINITION DU MAL.


7. Je demande pour la troisième fois quelle est la nature du mal. Vous me répondrez peut-être: le mal c'est la corruption. Et en effet peut-on nier que ce soit là un des caractères généraux du mal? Nous l'avons déjà défini: ce qui est contre nature, ce qui nuit. Quant à la corruption, on comprend qu'elle n'a aucune réalité par elle-même, elle n'existe que dans la substance qu'elle atteint; car la corruption n'est pas elle-même une substance. D'un autre côté l'objet qu'elle atteint n'est pas davantage la corruption, il n'est pas le mal. Une chose qui se corrompt, c'est une chose qui est privée de son intégrité et de sa pureté. Donc ce qui n'a aucune pureté ne peut être soumis à la corruption; et ce qui a la pureté, ne tire sa bonté que de sa participation à la pureté. Disons encore que ce qui est corrompu est perverti; se pervertir c'est n'avoir plus d'ordre. Or le bien c'est l'ordre. Ainsi ce que la corruption attaque, n'est pas dépourvu de bien, et c'est précisément pour cela qu'il peut en être privé par la corruption. Donc si votre royaume des ténèbres était privé de tout bien, comme vous le dites, il ne serait soumis à aucune corruption. Et en effet que pourrait alors lui enlever la corruption? et si elle ne peut rien enlever elle n'est plus corruption. Osez dire, si vous le pouvez, que Dieu et le royaume de Dieu peuvent être soumis à la corruption, quand vous ne trouvez pas matière à corruption dans le royaume de Satan, tel que vous le décrivez!



CHAPITRE VI. CE QUI PEUT ÊTRE SOUMIS A LA CORRUPTION.


8. Et la lumière catholique, qu'enseigne-t-elle ici? Vous le supposez déjà: elle enseigne la vérité même en disant qu'il n'y a que les substances créées qui puissent être corrompues. Quant à la substance incréée, qui est le souverain bien, elle est incorruptible; et la corruption même ou le souverain mal, elle ne peut pas davantage être corrompue, puisqu'elle n'est pas une substance. Si vous me (523) demandez ce qu'elle. est, voyez où elle conduit tout ce qu'elle corrompt. Par elle-même elle détruit tout ce qu'elle touche. Tout ce qui est frappé de corruption, déchoit de ce qu'il était, la permanence lui, devient impossible, l'être lui-même ne tarde pas à disparaître. L'être, en effet, et la permanence sont corrélatifs. Voilà pourquoi on dit de l'Etre souverain et par excellence qu'il demeure en soi. Si quelque chose change pour devenir meilleur, ce n'est pas à cause de sa permanence même, mais parce qu'il inclinait vers le mal, et perdait de son essence. Une telle perte ne peut avoir pour auteur celui qui est l'auteur même de l'essence. Donc certaines choses changent pour devenir meilleures, et ainsi elles tendent vers l'être; une telle mutation ne peut s'appeler perversion mais bien plutôt retour et conversion. Toute perversion, en effet, est une destruction de l'ordre. Tendre à l'être c'est donc tendre à l'ordre, et l'obtenir c'est obtenir l'être, autant du moins qu'il est permis à la créature. L'ordre réduit à une certaine convenance ce qu'il dispose. Etre, c'est être un; plus une chose acquiert d'unité, plus elle a d'être. C'est l'oeuvre de l'unité de produire la convenance et la concorde dans toutes les choses composées, et c'est ce qui leur donne la mesure de leur être. Quant aux choses simples, elles sont par elles-mêmes puisqu'elles ont l'unité. Celles qui ne sont pas simples imitent l'unité par l'accord de leurs parties, et la mesure de leur être est la mesure même de leur union. L'ordre produit donc l'être, et le désordre le non être; ce désordre s'appelle aussi perversion ou corruption. D'où je conclus que tout ce qui se corrompt tend à la destruction. Je vous laisse maintenant le soin de considérer où mène la corruption afin que vous puissiez découvrir le souverain mal. Ce souverain mal, en effet, ne peut être que le terme auquel conduit la corruption.



CHAPITRE VII. RIEN NE SE CORROMPT ENTIÈREMENT, GRÂCE A LA BONTÉ DE DIEU.


9. Mais la bonté de Dieu ne souffre pas que la corruption produise ses derniers effets. Elle organise la situation des choses défaillantes elles-mêmes, en sorte qu'elles occupent la place qui leur convient, jusqu'à ce que, par des mouvements bien ordonnés, elles remontent au degré d'où elles sont descendues. S'agit-il même des âmes raisonnables, de ces natures armées de la toute-puissance du libre arbitre? Si elles s'éloignent de lui, il les met dans les rangs inférieurs de la création, à la place qui leur convient. Ainsi deviennent-elles misérables par le fait de ce jugement de Dieu, qui réalise l'ordre en leur assignant la place qu'elles ont méritée. De là cette parole que vous couvrez de vos invectives: «Je fais les biens et je crée les maux (1).» Par ce mot créer, on entend ici ordonner, régler. Aussi lit-on dans la plupart des manuscrits: Je fais les biens et je règle les maux. Faire, c'est donner l'être à ce qui ne l'avait pas; régler, ordonner, c'est disposer les choses à devenir meilleures. C'est cet ordre que Dieu emploie à l'égard des choses qui défaillent ou qui tendent à cesser d'être, non pas à l'égard de celles qui déjà ont atteint leur but. On a dit en toute vérité que la divine Providence ne laisse aucun être retourner au néant.


10. Nous pourrions développer plus longuement cette maxime; mais il est inutile d'insister davantage quand on discute avec vous. On a dû vous montrer la porte du salut, mais vous en désespérez pour vous-mêmes et poussez au même désespoir les ignorants et les simples. En effet, ce qui pourrait vous ouvrir c'est uniquement la bonne volonté; cette volonté que la divine clémence enrichit de la paix, ainsi que le dit ce cantique de l'Évangile: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2)!» Il vous suffit d'entrevoir comme conclusion de cette discussion religieuse sur la nature du bien et du mal, que tout ce qui est reçoit de Dieu tout son être; et s'il déchoit de cet être, ce n'est pas le fait de Dieu; mais il n'échappe jamais à la divine Providence qui ne laisse pas alors de lui assigner sa place dans l'ordre général. Si vous n'en êtes pas encore convaincus, je ne vois plus d'autre parti à prendre que de traiter d'une manière plus minutieuse les divers points que je viens d'exposer. Pour aller plus haut, l'intelligence a besoin d'être précédée par la piété et l'innocence.



1. Is 45,7 - 2. Lc 2,14

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CHAPITRE VIII. LE MAL N'EST POINT UNE SUBSTANCE.


11. A ma question sur la nature du mal, quelles réponses pouvez-vous faire, sinon que le mal c'est ce qui est contre nature, ce qui nuit, ce qui corrompt, et d'autres semblables? Mais en les développant, je vous ai montré que vos erreurs faisaient naufrage. Il ne vous reste plus, comme d'ailleurs vous en avez l'habitude, qu'à parler en enfant, et vous allez me dire peut-être, que le mal c'est le feu, le venin, les bêtes féroces et autres choses semblables. Répliquant à un adversaire qui soutenait qu'aucune substance ne peut être le mal, l'un des principaux fauteurs de cette hérésie, celui qui nous parlait avec le plus d'attrait et le plus fréquemment, nous disait: Je voudrais placer un scorpion dans la main de cet homme et m'assurer s'il oserait ne pas la retirer. S'il la retirait, il prouverait par là même et malgré ses paroles que le mal peut être une substance, car il n'oserait nier que cet animal soit une substance. Ce n'était pas à son adversaire qu'il tenait ce langage, mais à nous, lorsqu'effrayés nous lui rapportions ce que celui-ci avait dit. Quelle réponse puérile et vraiment bonne pour des enfants! Pour peu en effet qu'on ait reçu d'instruction, ne comprend-on pas facilement que ces sortes de créatures blessent, lorsqu'elles sont dans des conditions défavorables, qu'elles ne blessent pas dans des conditions contraires, et que souvent même elles ont leur utilité? Mais en vérité, si par lui-même ce venin était mauvais, la première victime qu'il devrait faire ce serait le scorpion lui-même. Et nous voyons au contraire que si l'on parvenait à le lui arracher entièrement, l'animal périrait infailliblement. Ainsi c'est un mal pour son corps de perdre ce qu'il est nuisible au nôtre d'avoir; et réciproquement c'est un bien pour lui d'avoir ce qu'il nous est bon de ne pas posséder. Ce poison dès lors est-il en même temps un bien et un mal? Assurément non. Le mal c'est ce qui est contraire à la nature, aussi bien pour l'animal que pour nous; ce désordre n'est évidemment pas une substance, car il en est l'ennemi. D'où vient cela, direz-vous? Voyez ses effets et vous le saurez, pourvu toutefois qu'il vous reste encore quelque lumière intérieure. Il dépouille de l'être tout ce qu'il frappe: Dieu au contraire est l'auteur de l'essence; dès lors, vous ne pouvez voir une essence dans une chose qui en prive une autre de l'être. Par conséquent l'être c'est ce qui n'implique aucun désordre; ce qui en impliquerait un, n'est rien.


12. A Athènes, si nous en croyons l'histoire, une femme aux moeurs déréglées, à force de boire peu à peu du poison qui servait à faire mourir les condamnés, en vint jusqu'à n'en éprouver aucune atteinte pour sa santé. Plus tard elle se trouva elle-même condamnée à mort; elle prit la dose ordinaire de poison, mais comme elle en avait l'habitude, elle n'en mourut pas. On fut tout étonné de ce prodige, et on envoya cette femme en exil. Si donc le poison est mauvais par lui-même, allons-nous conclure que cette femme avait agi de manière qu'il ne fût pas mauvais pour elle? Quelle absurdité plus manifeste! Mais parce que c'est l'inconvenance même qui est un mal, une habitude modérée a produit une certaine convenance entre le poison et son corps. Autrement quel artifice aurait pu la soustraire aux suites de l'inconvenance? Et cela parce que ce qui est réellement un mal, nuit à tous et toujours. L'huile est une nourriture fortifiante pour nos corps; au contraire elle est fortement nuisible à beaucoup d'animaux, spécialement à ceux qui ont six pieds. L'ellébore est tantôt une nourriture, tantôt un remède, tantôt un poison. Le sel pris en trop grande quantité, devient également un poison, et cependant de combien de jouissances et d'avantages n'est-il pas la source pour le corps? L'eau de la mer aspirée par les animaux terrestres est nuisible; comme bain elle leur est très-salutaire; prise des deux manières, elle est pour les poissons joie et santé. Le pain nourrit l'homme et il tue l'épervier: La boue elle-même, dont l'odeur et le contact répugnent, ne rafraîchit-elle pas en été, et ne sert-elle pas de remède contre les blessures faites parle feu? Quoi de plus vil que le fumier? quoi de plus abject que fa cendre? Et cependant ils sont d'une si grande utilité pour la fécondité des campagnes, que Stercution, l'inventeur de ce procédé, qui en a conservé le nom, a mérité chez les Romains de recevoir les honneurs divins.


13. Mais pourquoi m'arrêter à ces détails qui sont innombrables? Les quatre éléments avec lesquels nous sommes continuellement en contact, autant ils sont utiles par leur convenance, autant ils deviennent nuisibles dans des (525) conditions contraires. L'air nous fait vivre; sommes-nous ensevelis sous la terre ou dans l'eau, nous périssons, tandis qu'un grand nombre d'animaux trouvent leur vie à ramper sous le sable ou dans une terre légère; quant aux poissons, à peine mis à l'air ils périssent. Le feu corrompt nos corps, mais employé avec modération, il nous soustrait au froid et éloigne une multitude de maladies. Ce soleil que vous adorez, cet objet le plus beau entre les choses nuisibles, fortifie les yeux de l'aigle, blesse les nôtres et obscurcit nos regards. Cependant aidés par l'habitude nous parvenons nous aussi à fixer son disque sans danger. Nous permettez-vous de le comparer à ce poison que la femme athénienne a su adoucir par l'habitude? Considérez donc un peu et réfléchissez; si quelque substance peut être le mal par cela seul qu'elle blesse quelqu'un, cette lumière que vous adorez pourrez- vous l'innocenter entièrement? Concluez donc que le mal général c'est l'inconvenance en vertu de laquelle un rayon de soleil peut obscurcir les yeux, quoique pour eux la lumière soit la joie par excellence.



CHAPITRE IX. INANITÉ DES FABLES MANICHÉENNES


14. J'ai insisté sur ces détails afin que vous cessiez de soutenir que le mal c'est la terre dans toute sa profondeur et toute son étendue; que le mal c'est un esprit errant sur la terre; que le mal ce sont les cinq antres des éléments, celui des ténèbres, celui des eaux, celui des vents, celui du feu, celui de la fumée; que le mal ce sont les animaux nés dans chacun de ces cinq éléments: les serpents dans les ténèbres, les poissons dans les eaux, les oiseaux au milieu des vents, les quadrupèdes dans le feu, les bipèdes dans la fumée. Si la réalité répondait à vos descriptions, tous ces êtres n'auraient jamais existé. Tout ce qui est, par cela seul qu'il est, a été nécessairement créé par le Dieu suprême, puisque en tant que l'on est on participe à la bonté. Si la douleur et la faiblesse sont un mal, il y avait là des animaux d'une si grande force corporelle, que vous prétendez que leurs fruits avortés, après avoir servi à former le monde, sont tombés du ciel sur la terre et n'ont pu mourir: tel est du moins l'enseignement de votre secte. Si la cécité est un mal, ils voyaient; si c'est la surdité, ils en tendaient. Si le mutisme est un mal, ils possédaient un langage assez articulé pour oser déclarer la guerre à Dieu même, et ce fut la conséquence, dites-vous, d'un discours véhément prononcé dans une assemblée générale. Si la stérilité est un mal, il y avait là une grande fécondité pour produire des enfants. Si l'exil est un mal, ils étaient chez eux sur la terre, et habitaient leur propre pays. Si la servitude est un mal, quelques-uns parmi eux étaient sur le trône. Si la mort est un mal, ils avaient la vie et ils l'avaient tellement que vous proclamez hautement que, même après la victoire de Dieu, leur esprit ne pouvait mourir.


15. D'où vient donc, je le demande, que dans le souverain mal je trouve tant de biens opposés à ces maux dont j'ai parlé? Si ce ne sont pas des maux, dites-moi enfin s'il est encore possible qu'une substance comme telle puisse être un mal. Si la faiblesse n'est pas le mal, un corps faible le sera-t-il davantage? Si la cécité n'est pas le mal, les ténèbres le seront-elles davantage? Si la surdité n'est pas le mal, un sourd le sera-t-il davantage? Si le mutisme n'est pas le mal, un poisson le sera-t-il davantage? Si la stérilité n'est pas le mal, comment un animal stérile le sera-t-il? Si l'exil n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal exilé, ou dans un animal envoyant quelqu'un en exil? Si la servitude n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal qui sert ou qui force quelqu'un à servir? Si la mort n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal condamné à mort ou donnant lui-même la mort? Mais si tous ces objets sont tout autant de maux, on doit regarder comme autant de biens la force corporelle, la vue, l'ouïe, la parole, la fécondité, la liberté, la vie; et cependant vous prétendez que tout cela se trouve dans ce royaume du mal et vous osez l'appeler le souverain mal.


16. Enfin si, comme personne n'en a jamais douté, l'inconvenance est le mal, quoi de plus convenable que ces éléments pour les animaux qui y vivent: les ténèbres pour les serpents, l'eau pour les poissons, l'air pour les oiseaux, le feu pour les rongeurs, la fumée pour les êtres supérieurs? Tant vous mettez vous-mêmes de concorde dans ces matières à discorde, tant vous mettez d'ordre dans cette demeure de la perturbation! Le mal c'est ce qui nuit, je laisse de côté ce grand principe exposé plus (526) que l'on ne peut nuire que là où il y a quelque bien. Mais admettons que cette conclusion soit obscure; du moins le principe est certain, tous le proclament, tous l'admettent: ce qui nuit est mauvais. Or la fumée ne nuisait pas à cette classe d'animaux bipèdes; c'est elle qui les a engendrés, c'est elle qui les a nourris et a protégé leur naissance, leur croissance et leur domination. Mais depuis que le bien s'est mêlé au mal, la fumée est devenue plus nuisible; c'est au point que nous, qui sommes de la classe des bipèdes, nous ne pouvons la supporter, elle nous aveugle, elle nous oppresse, elle nous tue. Comment le mélange du bien à ces éléments mauvais a-t-il produit une pareille énormité? Sous le règne de Dieu, d'où vient une telle perversité?


17. Cette convenance qui a illusionné l'auteur de votre secte et lui a fourni le tissu de sa trame mensongère, pourquoi la retrouvons-nous partout? Pourquoi les ténèbres conviennent-ils si bien aux serpents, l'eau aux poissons, l'air aux oiseaux, tandis que le feu brûle le quadrupède et que la fumée nous suffoque? Pourquoi la vue des serpents est-elle si perçante? pourquoi le soleil les fait-il tressaillir de joie? pourquoi sont-ils d'autant plus abondants que l'air est plus serein et l'atmosphère plus calme? N'est-ce pas une absurdité de voir que les habitants, les fils des ténèbres, ne sont nulle part si heureux et si bien que là où l'on jouit de tout l'éclat de la lumière? Direz-vous que c'est la chaleur plutôt que la lumière, qui les attire? Alors n'eût-ce pas été mieux de faire naître dans le feu ces serpents légers, que l'âne aux pas lents? Et cependant l'on sait combien l'aspic aime cette lumière, lui dont les regards sont aussi étincelants que ceux de l'aigle! Mais nous disserterons sur les bêtes une autre fois. Considérons-nous nous-mêmes sans obstination et dépouillons nos esprits de toutes ces fables aussi vaines que pernicieuses. Prétendre que c'est au sein des ténèbres les plus épaisses, sans un seul rayon de lumière, que les animaux bipèdes ont puisé un regard si ferme, si étincelant, si extraordinaire, quelle perversité! Dire que c'est du sein de leurs ténèbres qu'ils contemplaient cette pure lumière du royaume de Dieu, devenue visible même pour eux; qu'ils étaient plongés dans l'extase de l'admiration, de l'enivrement; ajouter que c'est par le mélange de la lumière, par le mélange du souverain bien, enfin par le mélange de Dieu même, à toutes ces ténèbres, que nos yeux sont devenus si faibles et si impuissants qu'ils ne peuvent plus rien distinguer dans les ténèbres, qu'ils ne peuvent plus supporter l'éclat du soleil, et que nous en sommes réduits aujourd'hui à chercher péniblement ce que nous voyions autrefois, quelle absurdité! quel crime!


18. Nous devons en dire autant, si la corruption est un mal, et qui peut en douter? Alors en effet la fumée ne corrompait pas les animaux et elle les corrompt maintenant. Mais ne descendons pas dans les détails, ce serait en même temps inutile et trop long. Ces animaux imaginés par vous dans ces régions, étaient alors si peu soumis à la corruption, que leurs fruits, avortés avant de pouvoir naître, et précipités du ciel sur la terre, ont pu vivre, engendrer, et ourdir une conjuration. S'ils ont pu ainsi conserver leur ancienne vigueur, c'est qu'ils avaient été conçus avant le mélange du bien et du mal. Depuis ce mélange les animaux auxquels ils ont donné naissance sont atteints d'une extrême faiblesse et succombent facilement à la corruption. Je le demande, peut-on tolérer plus longtemps de semblables absurdités, à moins d'être frappé d'un aveuglement complet, ou endurci par je ne sais quelle incroyable habitude de vous entendre?



CHAPITRE X. DES SIGNES DE MORALITÉ CHEZ LES MANICHÉENS.


19. J'ai suffisamment montré, je pense, dans quelles ténèbres vous êtes plongés, et, quelle erreur vous domine au sujet des biens et des maux en général. Voyons maintenant ces trois signes que vous appliquez à vos moeurs et dont vous faites si grand bruit. Quels sont ces signes? La bouche, les mains et le sein. Et que prétendez-vous par là? - Que l'homme soit innocent et pur, de bouche, des mains et du sein. Et s'il pèche par les yeux, par les oreilles, par les narines? Si de ses pieds il frappe un homme et même lui donne la mort? Comment le regarder comme coupable puisqu'il n'a péché ni par la bouche, ni par les mains, ni parle sein? - Mais, en désignant la bouche je désigne par là tous les sens qui siègent dans la tête; les mains désignent toute action, et le sein toute passion charnelle. - Et les blasphèmes à quoi les attribuez-vous? à la bouche ou à la main? Car c'est une action de la langue. Si de toutes les actions vous ne faites qu'un seul genre, pourquoi unissant celles des pieds et des mains en séparer celles de la langue? Est-ce parce que la langue se sert de paroles comme signes que vous la séparez de toute action qui n'exprime pas de signe; de. sorte que vous établiriez une distinction entre le signe des mains, la continence, et une action mauvaise qui n'aurait pas de signification? Mais alors que feriez-vous si quelqu'un péchait, précisément en signifiant quelque chose par ses mains, ainsi par exemple en écrivant ou en indiquant quelque chose par un geste? Ceci en effet n'est du ressort ni de la bouche ni de la langue, puisque c'est l'oeuvre des mains. Quelle absurdité, dites-moi, de déterminer trois signes, la bouche, les mains et le sein, et d'attribuer à la bouche des péchés accomplis par les mains? Si enfin vous rapportez aux mains les actions en général, quel motif avez-vous d'y rapporter les opérations des pieds et d'en séparer celles de la langue? Ne voyez-vous pas que la passion de la nouveauté avec l'erreur pour compagne vous jette dans des embarras inextricables? Vous faites sonner bien haut cette nouvelle distinction des trois signes, et vous ne trouvez pas le moyen d'y renfermer tous les péchés à éviter.



CHAPITRE 11. DU SIGNE DE LA BOUCHE. - BLASPHÈME DES MANICHÉENS CONTRE DIEU.


20. Mais distinguez comme vous voulez, omettez ce que vous voulez: ne parlons que de ce qui vous sourit davantage. Vous soutenez qu'il est du ressort du signe de la bouche de faire cesser tout blasphème. Il y a blasphème toutes les fois que l'on dit du mal des bons. De là cette opinion générale qui ne voit de blasphème que dans les paroles injurieuses à Dieu; parce que le doute sur la bonté des hommes se conçoit; tandis que la bonté de Dieu est admise sans aucune hésitation. Mais si la raison venait à nous convaincre que personne plus que vous ne tient de propos injurieux à Dieu, que deviendrait Notre fameux signe de la bouche? Or la raison, non pas une raison suréminente, mais la raison la plus commune, la plus appropriée à toutes les intelligences, la raison invincible et d'autant plus invincible qu'elle force l'acquiescement, la raison, dis-je, enseigne que Dieu est incorruptible, immuable, inviolable, inaccessible à l'indigence, à la faiblesse, et à la misère quelle qu'elle soit. Ces vérités s'imposent avec tant de force à toute âme raisonnable, que vous-mêmes vous ne pouvez leur refuser votre assentiment dès que vous les entendez proclamer.

21. Mais commencez-vous le récit de vos fables, voilà que vous essayez de persuader que Dieu est corruptible, soumis au changement, à l'altération, à l'indigence, à la faiblesse, voire même à la misère, aveugles désespérés, qui persuadez d'autres aveugles non moins désespérés! Mais c'est peu encore: à vous en croire, Dieu n'est pas seulement corruptible, il est corrompu; il n'est pas seulement soumis au changement, il est changé; soumis à l'indigence, il est indigent; soumis à la faiblesse, il est sans force; soumis à la misère, il est misérable. En effet, vous dites que l'âme est Dieu ou une partie de Dieu. Je ne vois pas, vraiment, comment ce qui est une partie de Dieu n'est pas réellement Dieu; une partie d'or est de l'or, une partie d'argent est de l'argent, une partie de pierre est de la pierre. Et si nous prenons nos comparaisons plus haut, une portion de terre est de la terre, une portion d'eau est de l'eau, une portion d'air est de l'air; diminuez le feu, ce qui restera sera encore du feu, et une portion de lumière ne peut être que de la lumière. Pourquoi donc une partie de Dieu ne serait-elle pas Dieu? La forme de Dieu serait-elle une forme articulée comme est celle de l'homme et des autres animaux? Car une partie de l'homme n'est pas l'homme.


22. Mais je veux examiner en particulier chacune de ces opinions. Si vous assimilez Dieu à la lumière, vous ne pouvez nier qu'une partie de Dieu soit Dieu. D'un autre côté vous prétendez que l'âme est une partie de Dieu. Or cette âme vous avouez qu'elle est corrompue, insensée, changée après avoir été sage; profanée, parce qu'elle n'a pis une perfection qui lui soit propre; indigente et réclamant du secours; malade et réclamant le remède; malheureuse et aspirant au bonheur. Tous ces défauts, pouvez vous les appliquer à Dieu sans sacrilège? Et si vous niez tout cela de l'âme, (528) concluez qu'on n'a pas besoin de l'Esprit-Saint (1) pour enseigner à l'âme la vérité, puisqu'elle la possède. Concluez que la véritable religion n'est point un renouvellement pour l'âme, puisqu'elle n'est pas vieillie; qu'elle n'est point perfectionnée par vos signes puisqu'elle est parfaite; que Dieu ne lui accorde aucun secours, puisqu'elle n'en a nul besoin; que le Christ n'est pas son médecin puisqu'elle était saine. Concluez enfin qu'aucune vie éternelle ne peut lui être légitimement promise. Pourquoi donc alors ce titre de libérateur que Jésus prend lui-même dans l'Evangile quand il s'écrie «Si le Fils vous délivre, vous serez véritablement libres (2)?» Paul a dit de même: «Vous avez été appelés à la liberté (3). «Donc toute âme qui n'a pas encore atteint cette liberté est esclave. Donc, puisque la partie de Dieu est Dieu, c'est à vous que l'on doit de savoir qu'il est corrompu par la folie, que sa chute l'a changé, qu'en perdant sa perfection il a été profané, qu'il a besoin de secours, qu'il est débilité par la maladie, opprimé par la misère et avili par la servitude.


23. Lors même que vous diriez que la partie de Dieu n'est pas Dieu, il ne peut pas davantage être incorruptible, puisque la corruption est dans une de ses parties; il n'est pas moins étranger au changement, puisqu'il a changé dans une de ses parties; il n'est pas inviolable, puisqu'il n'est pas parfait dans toutes ses parties; il manque de quelque chose, puisque tous ses soins tendent à lui restituer ses parties; il n'est pas entièrement sain, puisqu'il souffre dans une de ses parties; il n'est pas parfaitement heureux, puisqu'une de ses parties est soumise à la misère; il n'est pas entièrement libre, puisqu'une de ses parties est soumise à la servitude. Toutes ces propositions, vous êtes forcés de les admettre du moment que vous affirmez que l'âme soumise à tant de calamités est une partie de Dieu. Quand vous aurez dépouillé votre secte de toutes ces erreurs, alors seulement vous pourrez dire que votre bouché est exempte de blasphème. Faites plus encore, quittez cette secte. du moment en effet que vous cesserez de croire et de répéter les blasphèmes de votre auteur, vous cesserez d'être manichéens.


24. Pour parler sans blasphème, disons que


1. Allusion à Manès qui prétendait que le Saint-Esprit s'était incarné en lui. Confess. liv. 5,c. 5,n. 8.
2. Jn 8,36 - 3. Ga 5,13

Dieu est le souverain bien, le bien par excellence; c'est ainsi qu'il doit être compris, c'est ainsi qu'il doit être cru. Si une fois nous admettons la raison des nombres, nous ne pouvons plus ni la violer ni y toucher; aucun être, quoi qu'il fasse, n'empêchera jamais que le nombre qui vient après 1, n'en soit le double. Cette loi est absolue et vous admettez que Dieu peut changer! Cette loi reste inviolable, et vous ne faites pas même à Dieu l'honneur de lui ressembler! Que les enfants de ténèbres attaquent le nombre trois, ce nombre lumineux, dans lequel l'unité est tellement une qu'il ne peut pas être fractionné; que le royaume des ténèbres essaye de diviser le nombre trois en deux nombres entiers égaux. Vous comprenez vous-mêmes que la malveillance la mieux prononcée n'y arrivera jamais. Et cette malveillance qui n'a pu violer la raison d'un nombre, aurait pu violer Dieu? Direz-vous qu'elle ne le pouvait pas? Mais alors, dites-moi, quelle nécessité y avait-il qu'une partie de lui-même fût mêlée au mal, et précipitée dans des misères aussi profondes?



CHAPITRE XII. TOUTE ISSUE FERMÉE AUX MANICHÉENS.


25. Malgré le zèle que nous apportions à nous entendre, ces considérations nous jetaient dans les plus vives alarmes. Nous cherchions ce que ferait à Dieu ce royaume des ténèbres, si Dieu refusait de le combattre au péril d'une partie de lui-même; et nous ne trouvions aucune issue. En effet, dans cette hypothèse, ou ce royaume ténébreux ne devait pas nuire à Dieu, ni troubler son repos, et alors nous avions été traités bien cruellement, nous qui sommes en proie à tant de calamités; ou il devait lui nuire, et alors que devenait la nature incorruptible de Dieu? On a répondu à cela que Dieu n'a pas voulu se soustraire au mal ni l'empêcher dé lui nuire, et qu'il en a ainsi agi par une inspiration de sa bonté naturelle, voulant lui-même pourvoir aux besoins de notre nature, inquiète et perverse, et mettre l'ordre dans ses facultés et ses aspirations. Ce n'est pas là l'idée dominante des livres manichéens; ce qu'ils proclament, ce qu'ils répètent sur tous les tons, c'est que Dieu a tout disposé pour n'être pas attaqué par ses ennemis. Mais supposons que c'est là réellement la pensée des manichéens, comme (529) le soutenait cet orateur qui ne trouvait rien autre chose à répliquer. Je demande si, avec cela, Dieu peut être lavé du reproche de cruauté ou de faiblesse? Cette bonté qu'on lui prête à l'égard de ses ennemis, ne devient-elle pas une véritable ruine pour ses amis? Ajoutons que si sa nature ne pouvait être ni corrompue ni changée, aucune souillure par là même ne pouvait nous changer nous-mêmes, ni nous corrompre. Car il pouvait user envers nous du même tempérament dont il use envers une nature qui lui est étrangère, et nous exempter de la corruption.


26. Mais rien n'aurait encore été dit de pareil à ce que j'ai entendu récemment à Carthage. Un de ces hommes que je désire bien vivement voir s'affranchir de cette hérésie, se trouvant, sur cette question, poussé à bout, osa dire que le royaume de Dieu avait certaines de ses frontières assez mal gardées pour pouvoir être envahies par les ennemis; mais que Dieu même était resté inviolable. Mais en parlant ainsi, il émettait une assertion que n'aurait jamais risquée votre auteur, car il aurait vu que cette opinion entraînerait plus facilement que toute autre la ruine de sa secte. En effet, quelque médiocre intelligence que l'on possède, il suffit d'entendre dire que dans cette nature il y avait quelque chose de violable et quelque chose d'inviolable, pour conclure immédiatement qu'il n'y a plus deux natures, mais trois, l'une inviolable, l'autre violable, et la troisième produisant cette violation.



Augustin, des moeurs. - CHAPITRE IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN.