Augustin, les Soliloques


TRAITÉS PHILOSOPHIQUES

LES SOLILOQUES

ou

Connaissance de Dieu et de l'âme humaine




LIVRE PREMIER.


Augustin se propose d'acquérir la connaissance de Dieu et de soi-même. Il sollicite d'abord le secours du ciel. - Après avoir reconnu l'excellence de la doctrine qu'il veut acquérir, il s'entretient avec lui-même des moyens d'augmenter la pureté de son âme, afin de pouvoir s'élever avec assurance jusqu'à la contemplation de Dieu. - A la fin de ce livre, il établit que tout ce qui est vrai est immortel.



CHAPITRE PREMIER. PRIÈRE A DIEU.


1001 1. Je cherchais depuis plusieurs jours à me connaître, ce qui pouvait faire mon bien, le mal que je devais éviter: j'avais agité longtemps dans mon esprit et avec moi-même, un grand nombre de pensées diverses; tout à coup une voix me dit: cette voix, était-ce moi, était-ce quelque chose d'étranger, quelque chose d'intérieur? je ne sais, et c'est surtout ce que je cherche à savoir; cette voix me dit donc Allons, tâche de trouver quelque chose; mais à qui confieras-tu tes découvertes, afin de pouvoir en faire d'autres? - Augustin. Sans doute à la mémoire. - La Raison. Est-elle assez vaste pour conserver fidèlement toutes tes pensées? - A. Cela est difficile ou plutôt impossible. - L. R. Il faut donc écrire; mais comment puisque ta santé se refuse à cette fatigue? d'ailleurs, ces idées ne peuvent être dictées, elles exigent une profonde solitude. - A. Tu dis vrai, aussi je ne sais que faire. - L. R. Demande vie et santé pour parvenir à ce que tu désires; écris tes idées, afin que cette création de ton esprit t'inspire plus d'ardeur pour le bien. Résume ensuite brièvement ce que tu auras aperçu, sans travailler à attirer une foule de lecteurs pour le moment: tes idées seront suffisamment développées pour le petit nombre de tes concitoyens. - A. C'est ce que je ferai.


1002 2. O Dieu, créateur de l'univers! accordez-moi d'abord de vous bien prier, ensuite de me rendre digne d'être exaucé par vous, enfin d'être délivré (1); ô Dieu! par qui toutes les choses qui n'auraient pas d'existence par elles-mêmes tendent à exister; ô Dieu! qui ne laissez pas périr les créatures mêmes qui se détruisent l'une l'autre; ô Dieu! qui avez créé de rien ce monde, que les yeux de tous les hommes regardent comme votre plus bel ouvrage; (126) ô Dieu! qui n'êtes pas l'auteur du mal et qui le permettez pour prévenir un plus grand mal; ô Dieu! qui faites voir au petit nombre de ceux qui se tournent. vers la vérité que le mal lui-même n'est rien; ô Dieu! qui donnez la perfection à l'univers même avec des défauts; ô Dieu! dont les ouvrages n'offrent aucune dissonance, puisque ce qu'il y a de plus imparfait répond à ce qu'il y a de meilleur; ô Dieu! qu'aime toute créature qui peut aimer, le sachant ou à son insu; ô Dieu! en qui sont toutes choses et qui ne souffrez rien, ni de la honte, ni de la méchanceté, ni des erreurs de quelque créature que ce soit; ô Dieu! qui avez voulu que les coeurs purs connussent seuls la vérité (1); ô Dieu! père de la vérité, père de la sagesse, père de la véritable et souveraine vie, père de la béatitude, père du bon et du beau, père de la lumière intelligible, père des avertissements et des inspirations qui dissipent notre assoupissement, père de Celui qui nous a enseigné à retourner vers vous!

1. Quoique converti depuis peu de temps, saint Augustin exprime dans ce passage la nécessité et la puissance de la grâce avec beaucoup de force, et cela dans un ouvrage purement philosophique et à une époque où d ne pouvait pas être encore familiarisé avec le langage de la théologie.
1. Rét. liv. 1, ch. 4,n. 2

1003 3. Je vous invoque, ô Dieu de vérité! dans qui, de qui et par qui sont vraies toutes les choses qui sont vraies; ô Dieu de sagesse! dans qui, de qui et par qui sont sages tous les êtres doués de sagesse; ô Dieu véritable et souveraine vie! dans qui, de qui et par qui vivent tous les êtres qui possèdent la véritable et souveraine vie; ô Dieu de béatitude! en qui, de quiet par qui sont heureuses toutes les créatures qui jouissent de la félicité; ô Dieu, bonté et beauté! par qui, de qui et dans qui sont bonnes et belles toutes les choses qui possèdent la bonté et la beauté; ô Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui et par qui sont rendues intelligibles toutes les choses qui brillent à notre esprit; ô Dieu! qui avez pour royaume ce monde intellectuel, que les sens ne peuvent apercevoir; ô Dieu! qui gouvernez votre royaume par des lois dont nos empires terrestres portent l'empreinte; ô Dieu! se détourner de vous c'est tomber; se convertir à vous c'est se relever; demeurer en vous c'est se conserver; ô Dieu! se retirer de vous c'est mourir; retourner vers vous c'est revivre; habiter en vous c'est vivre; ô Dieu! personne ne vous quitte, s'il n'est trompé; personne ne vous cherche, s'il n'est averti; personne ne vous trouve s'il n'est purifié; ô Dieu! vous abandonner c'est périr, vous être attentif c'est vous aimer, vous voir c'est vous posséder; ô Dieu! c'est vers vous que la foi nous éveille, à vous que l'espérance nous élève, à vous que la charité nous unit; ô Dieu! par qui nous triomphons de l'ennemi, je vous implore; ô Dieu! c'est à vous que nous devons de ne pas périr entièrement; c'est vous qui nous exhortez à veiller; c'est vous qui nous faites distinguer le bien du mal; c'est vous qui nous faites embrasser le bien et fuir le mal, c'est par votre secours que nous résistons à l'adversité; c'est par vous que nous savons bien commander et bien obéir; c'est vous qui nous apprenez à regarder comme étrangères les choses que nous croyions autrefois nous appartenir, et comme nous appartenant celles que nous regardions autrefois comme étrangères; c'est vous qui empêchez en nous l'attachement aux plaisirs et aux attraits des méchants; c'est vous qui ne permettez pas que les vanités du monde nous rapetissent; c'est par vous que ce qu'il y a de plus grand en nous n'est pas soumis à ce qu'il y a d'inférieur; c'est par vous que la mort sera absorbée dans sa victoire (1); c'est vous qui nous convertissez, c'est vous qui nous dépouillez de ce qui n'est pas et qui nous revêtez de ce qui est; c'est vous qui nous rendez dignes d'être exaucés; c'est vous qui nous fortifiez; c'est vous qui nous persuadez toute vérité; c'est vous qui nous suggérez toute bonne pensée, qui ne nous ôtez pas le sens et qui ne permettez à personne de nous l'ôter; c'est vous qui nous rappelez dans la voie; c'est vous qui nous conduisez jusqu'à la porte; c'est vous qui faites ouvrir à ceux qui frappent (2); c'est vous qui nous donnez le pain de vie; c'est par vous que nous désirons de boire à cette fontaine qui doit nous désaltérer à jamais (3); c'est vous qui êtes venu convaincre le monde sur le péché, sur la justice et sur le jugement (4); c'est par vous que ceux quine croient point n'ébranlent point notre foi; c'est par vous que nous improuvons l'erreur de ceux qui pensent que les âmes ne méritent rien auprès de vous; c'est par vous que nous ne sommes point assujétis aux éléments faibles et pauvres (5); ô Dieu! qui nous purifiez et nous préparez aux récompenses éternelles, soyez-moi propice!

1
1Co 15,54 - 2 Mt 7,8 - 3. Jn 6,35 - 4. Jn 16,8 - 5. Ga 4,9

1004 4. Ô Dieu! qui êtes seul tout ce que je viens de dire, venez à mon secours; vous êtes la seule substance éternelle et véritable, où il n'y a ni discordance, ni confusion, ni changement, ni indigence, ni mort, mais souveraine (127) concorde, évidence souveraine, souveraine immutabilité, souveraine plénitude, souveraine vie. Rien ne manque en vous, rien n'y est superflu. En vous celui qui engendre et celui qui est engendré n'est qu'un (Jn 10,30) (1); ô Dieu! c'est à vous que sont soumises toutes les créatures capables de soumission; c'est à vous qu'obéit toute âme bonne; d'après vos lois les pôles tournent, les astres poursuivent leur course, le soleil active le jour, la lune repose la nuit, et pendant les jours que forment les vicissitudes de la lumière et de l'obscurité; pendant les mois dus aux accroissements et aux décroissements de la lune; pendant les années que composent ces successions de l'été, de l'automne, du printemps et de l'hiver; pendant ces lustres où le soleil achève sa course; au milieu de ces orbes immenses que décrivent les astres pour revenir sur eux-mêmes, le monde entier observe, autant que la matière insensible en est capable, une constance invariable dans la marche et les révolutions du temps; ô Dieu! c'est vous qui, par les lois constantes que vous avez établies, éloignez le trouble du mouvement perpétuel des choses muables, et qui, par le frein des siècles qui s'écoulent, rappelez ce mouvement à l'image de la stabilité; vos lois donnent à l'âme le libre arbitre, et selon les règles inviolables que rien ne peut détruire, assignent des récompenses aux bons, des châtiments aux méchants; ô Dieu! c'est de vous que nous viennent tous les biens, c'est vous qui empêchez tous les maux de nous atteindre; ô Dieu! rien n'est au-dessus de vous, rien n'est hors de vous, rien n'est sans vous; ô Dieu! tout vous est assujéti, tout est en vous, tout est avec vous; vous avez fait l'homme à votre image et à votre ressemblance (Gn 1,26), ce que connaît celui qui se connaît: exaucez, exaucez, exaucez-moi, ô mon Dieu, ô mon Seigneur, mon roi, mon père, mon Créateur, mon espérance, mon bien, ma gloire, ma demeure, ma patrie, mon salut, ma lumière, ma vie; exaucez, exaucez, exaucez-moi, à la manière que si peu connaissent.

1. Rét. livr. 1, ch. 4,n. 3.


1005 5. Enfin, je n'aime que vous, je ne veux suivre que vous, je ne cherche que vous, je suis disposé à ne servir que vous; vous seul avez droit de me commander, je désire être à vous. Commandez, je vous conjure, prescrivez tout ce que vous voudrez; mais guérissez et ouvrez mon oreille pour que j'entende votre voix; guérissez et ouvrez mes yeux, pour que je puisse apercevoir les signes de votre volonté. Eloignez de moi la folie, afin que je vous connaisse. Dites-moi où je dois regarder pour vous voir, et j'ai la confiance d'accomplir fidèlement tout ce que vous m'ordonnerez. Recevez, je vous en supplie, ô Dieu et père très-clément, ce fugitif dans votre empire. Ah! j'ai souffert assez longtemps; assez longtemps j'ai été l'esclave des ennemis que vous foulez aux pieds; assez longtemps j'ai été le jouet des tromperies; je suis votre serviteur, j'échappe à l'esclavage de ces maîtres odieux: recevez-moi; pour eux je n'étais qu'un étranger, et quand je fuyais loin de vous, ils m'ont bien reçu. Je sens que j'ai besoin de retourner vers vous; je frappe à votre porte, qu'elle me soit ouverte; enseignez-moi comment on parvient jusqu'à vous. Je ne possède rien que ma volonté; je ne sais rien, sinon qu'il faut mépriser ce qui est changeant et passager, pour rechercher ce qui est immuable et éternel. C'est ce que je fais, ô mon Père! parce que c'est la seule chose que je connaisse; mais j'ignore comment on peut arriver jusqu'à vous. Inspirez-moi, éclairez-moi, fortifiez-moi. Si c'est par la foi que vous trouvent ceux qui vous cherchent, donnez-moi la foi; si c'est parla vertu, donnez-moi la vertu; si c'est par la science, donnez-moi la science. Augmentez en moi la foi, augmentez l'espérance, augmentez la charité.

Oh! que votre bonté est admirable et singulière!


1006 6. Je vous désire, et c'est à vous que je demande encore les moyens de suivre ce désir. Si vous nous abandonnez, nous périssons; mais vous ne nous abandonnez point, parce que vous êtes le souverain bien, et personne ne vous a jamais cherché avec droiture sans vous trouver. Ceux-là vous ont cherché avec droiture à qui vous avez accordé la grâce de vous chercher avec droiture. Faites, ô Père! que je vous cherche; préservez-moi de l'erreur, et qu'en vous cherchant, je ne rencontre que vous. Si je ne désire plus que vous, faites, ô Père! que je vous trouve enfin. S'il reste en moi quelques désirs d'un bien passager, purifiez-moi et rendez-moi capable de vous voir. Quant à la santé de ce corps mortel, comme je ne sais de quelle utilité elle peut être pour moi ou pour ceux que j'aime, je vous la confie entièrement, ô Père souverainement sage et souverainement bon! et je vous [428] demanderai pour lui ce que vous m'inspirerez au besoin; seulement, ce que je sollicite de votre souveraine clémence, c'est de me convertir entièrement à vous, c'est de m'empêcher de résister à la grâce qui me porte vers vous: et tandis que j'habite dans ce corps mortel, faites que je sois pur, magnanime, juste, prudent; que j'aime parfaitement et que je reçoive votre sagesse; que je sois digne d'habiter et que j'habite, en effet, dans le royaume éternel, séjour de la suprême félicité. Ainsi soit-il (1).

1. On peut rapprocher cette admirable prière, où se montrent avec tant de magnificence l'imagination et la tendresse de saint Augustin, de celle de Fénelon qui termine la première partie de la démonstration de l'existence de Dieu. On trouve dans toutes les deux le même enthousiasme, le même amour. Il y a plus d'abondance dans saint Augustin; il y a plus de précision et peut-être un tour plus poétique dans Fénelon qui, du reste, ne fait souvent lui-même que reproduire quelques idées de ce grand Docteur.


CHAPITRE II. CE QU'IL FAUT AIMER.


1007 7. Augustin. Je viens de prier Dieu. - La Raison. Que veux-tu donc savoir? - A. Tout ce que j'ai demandé. - L. R. Résume-le en peu de mots. - A. Je désire connaître Dieu et l'âme. - L. R. Ne désires-tu rien de plus? - A. Rien absolument. - L. R. Eh bien! commence à chercher. Mais, auparavant, explique à quel point doit être portée cette connaissance de Dieu que tu désires, pour que tu puisses dire: cela me suffit. - A. J'ignore jusqu'à quel degré doit être portée cette connaissance pour que je puisse dire: cela me suffit, et je crois ne connaître rien comme je désire connaître Dieu. - L. R. Que faisons-nous donc? Ne crois-tu pas qu'il faut d'abord savoir quelle connaissance de Dieu te suffira pour que tu t'arrêtes dans tes recherches lorsque tu y seras parvenu? - A. Je le crois, mais je ne sais quel moyen employer. Qu'ai-je vu jamais de semblable à Dieu, et comment puis-je dire: je veux comprendre Dieu comme j'ai compris cet être? - L. R. Tu ne connais pas encore Dieu; et comment sais-tu que tu ne connais rien de semblable à Dieu? - A. Si je connaissais quelque être semblable à Dieu, sans doute je l'aimerais; mais je n'aime maintenant que Dieu et l'âme, et je ne connais ni l'un ni l'autre. - L. R. Tu n'aimes donc pas tes amis? - A. En aimant l'âme comment puis-je ne pas les aimer? - L. R. Tu aimes donc aussi jusqu'aux plus vils insectes?



- A. J'ai dit que j'aimais l'âme et non pas les animaux. - L. R. Ou tes amis ne sont pas des hommes, ou tu ne les aimes pas; car tout homme est un animal, et tu viens de dire que tu n'aimes pas les animaux. - A. Mes amis sont des hommes et je les aime, non en tant qu'animaux, mais en tant qu'hommes, c'est-à-dire parce qu'ils possèdent une âme raisonnable, âme que j'aime même chez les voleurs. Il m'est permis, en effet, d'aimer la raison dans quelque être que ce soit, puisque je hais avec justice celui qui use mal de ce que j'aime. Aussi j'aime d'autant plus mes amis qu'ils font ou qu'ils désirent du moins faire meilleur usage de cette âme raisonnable.



CHAPITRE 3. CONNAISSANCE DE DIEU.


1008 8. La Raison. J'admets cela; cependant si quelqu'un te disait: Je te ferai connaître Dieu comme tu connais Alype, ne le remercierais-tu pas et ne répondrais-tu pas: Cela me suffit? - Augustin. Je le remercierais, mais je ne dirais pas que cela suffit. - L. R. Pourquoi, je te prie? - A. Quoique je ne connaisse pas Dieu comme je connais Alype, cependant je ne connais pas parfaitement Alype. - L. R. Crains donc qu'il ne soit peu séant de vouloir connaître Dieu complètement, tandis que tu ne connais pas parfaitement Alype. - A. L'objection n'est pas fondée. En comparaison des astres, qu'y a-t-il de plus vil que mon souper? Cependant j'ignore ce que je souperai demain et je puis prétendre sans orgueil savoir quelle phase la lune nous offrira demain. - L. R. Ainsi donc il te suffirait de connaître Dieu comme tu sais quelle phase la lune nous offrira demain? - A. Cela ne me suffit pas, car je ne dois cette connaissance qu'à mes sens, et j'ignore si Dieu ou quelque cause cachée de la nature ne changera pas subitement l'ordre et le cours de la lune. Si cela arrivait, tout ce que j'aurais prévu se trouverait faux. - L. R. Crois-tu que cela puisse arriver? - A. Je ne le crois pas; mais je cherche à savoir, non à croire. Tout ce que nous savons, nous pouvons dire avec raison que nous le croyons; mais tout ce que nous croyons, nous ne le savons pas. - L. R. Tu rejettes donc ici le témoignage des sens? - A. Je le rejette entièrement. - L. R. Et cet ami que tu as dit ne pas [129] connaître parfaitement, veux-tu le connaître par l'intelligence ou par les sens?- A. Ce que les sens m'ont fait connaître de lui, si l'on peut connaître quelque chose par les sens, n'a rien que de vil, et je ne leur en demande pas davantage; mais cette partie qui m'aime chez lui, ou qui plutôt constitue mon ami lui-même, je désire la connaître par mon intelligence. - L. R. Peut-on la connaître autrement? - A. D'aucune autre manière. - L. R. Cet ami si intime et auquel tu es si attaché, tu ne crains donc pas de dire que tu ne le connais pas? - A. Pourquoi ne le dirais-je pas? je regarde comme très juste cette loi de l'amitié, qui nous prescrit de n'aimer notre ami ni plus ni moins que nous-mêmes (Lv 19,18). Ainsi, comme je m'ignore moi-même, quelle injure puis je faire à mon ami en lui disant qu'il m'est encore inconnu, lorsque surtout, comme je le crois, il ne se connaît pas bien lui-même? - L. R. Si ce que tu désires connaître est de nature à n'être aperçu que par l'esprit, tu n'aurais pas dû, lorsque je t'ai reproché ta présomption de vouloir connaître Dieu tandis que tu ne connaissais pas Alype, me donner pour exemple ton repas du soir et la lune, si ces choses, comme tu viens de le dire, rentrent dans le domaine des sens.



CHAPITRE IV. QU'EST-CE QU'UNE CONNAISSANCE CERTAINE?


1009 9. L. R. Mais laissons cela et maintenant réponds-moi.Si ceque Platon etPlotin ont ditde Dieu est vrai, ne te suffit-il pas de connaître Dieu comme ils le connaissaient? - A. En admettant que ce qu'ils ont dit de Dieu soit vrai, ce n'est pas une nécessité de conclure qu'ils le connaissaient. Beaucoup parlent souvent et longuement de ce qu'ils ignorent, et moimême, tout ce que j'ai demandé dans ma prière, j'ai dit que je désirais le connaître; et je ne serais point réduit à le désirer si je le connaissais déjà; s'ensuit-il que je n'aie pas pu même parler de ces choses? J'en ai parlé, non comme comprises par mon intelligence, mais comme recueillies ous côtés par ma mémoire et comme embrassées autant que je l'ai pu par la foi; mais la science est bien différente. - L. R. Réponds-moi, je te prie. Ne sais-tu pas, du moins, ce que c'est qu'une ligne en géométrie? - A. Je le sais très-certainement. - L. R. Et en faisant cette proposition tu ne crains pas les académiciens? - A. Nullement. Ils ont voulu que le sage ne s'exposât jamais à l'erreur, mais je ne suis lias un sage; ainsi je ne crains pas d'affirmer que je sais les choses que j'ai apprises. Si, comme je le désire, je parviens à la sagesse, je ferai ce qu'elle me conseillera. - L. R. Je ne rejette rien de ce que tu viens de dire; mais pour continuer ma recherche, connais-tu ce qu'on appelle une sphère, comme tu connais ce que c'est qu'une ligne?- A. Je le connais. - L.R. Connais-tu ces deux choses également, ou connais-tu mieux l'une que l'autre? - A. Je les connais également, car je ne me trompe pas dans l'idée ni de l'une ni de l'autre. - L. R. Et ces idées te viennent-elles des sens ou de l'intelligence? - A. Les sens ont été pour moi dans cette recherche comme un navire. Lorsqu'ils m'ont eu conduit au lieu que je voulais atteindre, je les ai quittés. Placé alors comme sur la terre, j'ai commencé à méditer, mais longtemps mes pieds ont chancelé. Aussi me paraît-il possible de naviguer plutôt sur la terre, que de comprendre la géométrie par les sens, quoiqu'ils puissent aider lorsqu'on commence l'étude de cette science. - L. R. Tu ne crains donc pas d'appeler science la connaissance que tu peux avoir de ces choses? - A. Non, si les stoïciens me le permettent. Au sage seul ils attribuent la science; et, je l'avoue, j'ai de cela les idées qu'ils ne refusent pas même à la folie. Cependant je ne les redoute en rien, et j'ai la science véritable des objets sur lesquels tu m'as interrogé. Mais continue je veux voir le but de tes questions. - L. R. Ne te presse pas, nous avons du loisir; écoute attentivement, pour ne rien accorder mal à propos. Je cherche à te faire trouver le bonheur dans la jouissance des choses qui sont à l'abri du sort, et, comme si c'était là une petite affaire, tu m'ordonnes de précipiter ma marche? - A. Que Dieu fasse comme tu dis. Interroge-moi à ta volonté et reprends-moi sévèrement, si je me permets rien de pareil à l'avenir.


1010 10. L. R. N'est-il pas évident que tu ne peux pas partager une ligne en deux dans sa largeur? - A. Cela est évident. - L. R. Mais dans sa longueur? - A. Il est clair qu'elle peut être coupée à l'infini. - L. R. N'est-il pas aussi évident que parmi tous les cercles d'une sphère qui passeront dans une partie plus ou [130] moins éloignée du centre, il n'y en aura pas deux qui soient égaux entre eux? - A. Cela est également évident. - L. R. Qu'est-ce qu'une ligne et qu'est-ce qu'une sphère? Te paraissent-elles une même chose ou diffèrent-elles entre elles?- A. Qui ne voit qu'elles diffèrent beaucoup? - L. R. Mais si tu connais également ces deux. choses, et si cependant, comme tu l'avoues, elles diffèrent. de beaucoup entre elles, il y a donc une science égale de choses différentes?- A. Qui l'a jamais nié? - L. R. Toi-même, il n'y a qu'un instant, lorsque je te demandais comment tu voulais connaître Dieu pour pouvoir dire: cette connaissance me suffit; tu m'as répondu que tu ne pouvais pas l'expliquer, parce que tu ne connaissais rien à la manière dont tu désires connaître Dieu; ne connaissant rien de semblable à lui, que diras-tu donc maintenant? Une ligne et une sphère sont-elles semblables?- A. Qui oserait le dire? - L. R. Je t'avais demandé, non ce que tu pouvais connaître de semblable à Dieu, mais ce que tu pouvais connaître de la même manière que tu désires le connaître. Or, tu connais une ligne comme tu connais une sphère, quoiqu'une ligne ne soit pas la même chose qu'une sphère. Réponds-moi donc s'il te suffit de connaître Dieu comme tu connais cette figure géométrique, c'est-à-dire de ne pas plus douter de Dieu que tu ne doutes de cette sphère?



CHAPITRE V. UNE MÊME SCIENCE PEUT EMBRASSER DES CHOSES DIFFÉRENTES.


1011 11. A. Permets: quoique tu me presses vivement et même que tu m'aies convaincu, je n'ose cependant dire que je voudrais connaître Dieu comme je connais ces figures géométriques. Car je vois ici des différences, non-seulement dans les choses, mais dans la science même. D'abord une ligne et une sphère ne diffèrent pas tellement entre elles, qu'elles ne soient du ressort d'une même science. Mais aucun géomètre ne s'est vanté de faire connaître Dieu. Ensuite, si là science de Dieu et de ces vérités géométriques était la même, j'éprouverais autant de plaisir, en les connaissant, que j'espère en trouver quand je connaîtrai Dieu; et cependant je méprise tellement cette première science, en comparaison de celle de Dieu, qu'il me semble parfois que si je le comprends et le vois comme il peut l'être, toutes les autres connaissances s'effaceront de ma mémoire. Déjà son amour permet à peine à ces idées de se présenter à mon esprit. - L. R. Je conçois que tu éprouves beaucoup, beaucoup plus de plaisir dans la seule connaissance de Dieu que dans celle de ces autres vérités. Cette différence tient à la nature des choses conçues, non à l'intelligence qui conçoit; autrement tu n'aurais pas la même oeil pour voir la terre et l'étendue des cieux, puisque l'un de ces aspects te charme beaucoup plus que l'autre. Supposons que tes yeux ne te trompent pas; si on te demandait: Es-tu aussi certain de voir la terre que le ciel? tu devrais répondre, je crois, que la certitude est égale, quoique tu n'éprouves pas la même joie à contempler la beauté de la terre que la grandeur et l'éclat du ciel. - A. Cette comparaison m'ébranle, je l'avoue, et me détermine à convenir, qu'autant la terre diffère du ciel dans son genre, autant les vérités certaines des mathématiques diffèrent de l'intelligible majesté de Dieu.



CHAPITRE VI. PAR QUELS SENS INTÉRIEURS L'AME APERÇOIT DIEU.


1012 12. L. R. Tu fais bien d'être ébranlé, et la raison qui s'entretient avec toi te promet de montrer aussi bien Dieu à ton esprit que le soleil se montre à tes yeux. L'esprit en effet a comme des yeux; ce sont les sens de l'âme; et les vérités certaines des sciences sont comme les objets qui ont besoin d'être éclairés par le soleil pour être vus, tels que la terre et les autres choses terrestres; mais c'est Dieu lui-même qui éclair l'esprit. Pour moi, qui suis la raison, je suis dans les intelligences ce qu'est la faculté de voir dans les yeux; car avoir des yeux ce n'est pas regarder; et regarder ce n'est pas voir. Ainsi l'âme a besoin de trois choses d'avoir de bons yeux pour pouvoir s'en servir, de regarder et de voir. Or, de bons yeux, c'est l'esprit pur de la contagion des sens, c'est-à-dire guéri et affranchi de la cupidité des choses terrestres. Cet affranchissement, il lie peut se faire d'abord que par la foi. L'âme en effet ne peut voir qu'autant qu'elle est saine. Si donc elle ne croit pas qu'elle puisse voir jamais ce qu'on ne peut, lui montrer pendant qu'elle est encore [131] souillée de vices et malade, elle ne s'applique point à recouvrer la santé. Mais qu'elle croie sur parole qu'il en est ainsi, et qu'elle pourrait connaître Dieu si elle était guérie; qu'arrivera-t-il si elle désespère de sa guérison? Ne s'abat-elle point, ne se néglige-t-elle point complètement, et ne refuse-t-elle pas d'obéir aux prescriptions du médecin?- A. C'est bien cela, car ces préceptes ne peuvent que paraître durs à l'âme malade. - L. R. Il faut donc ajouter l'espérance à la foi. - A. C'est mon avis. - L. R. Et si l'âme croit que cette connaissance de Dieu est possible, une fois guérie, si elle espère sa guérison sans cependant aimer, sans désirer la lumière qui lui est promise, et pensant devoir se contenter des ténèbres qui lui sont devenues agréables par l'habitude, ne méprisera-t-elle pas aussi le médecin? - A. Cela est incontestable. - L. R. La charité est donc aussi nécessaire? - A. Rien absolument n'est si nécessaire. - L. R. Donc, sans ces trois vertus, aucune âme ne guérit et ne devient capable de voir, c'est-à-dire de connaître Dieu.


1013 13. Et lorsqu'elle aura les yeux guéris, que lui restera-t-il à faire?- A. Elle devra regarder. - L. R. Le regard de l'âme, c'est la raison; mais comme il ne suffit pas toujours de regarder pour voir, le regard droit et vrai, c'est-à-dire celui qui fait voir, est appelé une vertu; car c'est une vertu que la raison droite et vraie. Or ce regard ne peut appliquer à la lumière les yeux, même guéris, sans ces trois vertus: la foi, pour croire, comme on l'enseigne, qu'on sera heureux en contemplant l'objet sur lequel doit se porter l'esprit; l'espérance, pour compter voir Dieu, lorsqu'on se sera tourné convenablement vers lui; la charité, pour désirer de le voir et de le posséder. C'est alors que ce regard parvient à voir Dieu, ce qui est sa fin; non qu'il ne subsiste plus alors, mais parce qu'il n'a plus rien à rechercher; et c'est en cela que consiste la véritable perfection, ou la raison atteignant à sa fin, et méritant la vie heureuse. Or, cette vue de Dieu est un acte de l'intelligence qui est dans l'âme et suppose deux termes: ce qui conçoit et ce qui est conçu. Ainsi, dans la vue corporelle, il faut également deux termes 1'oeil qui voit, et l'objet visible; supprimez l'un ou l'autre, on ne peut rien voir.



CHAPITRE VII. JUSQUES A QUAND LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ SERONT NÉCESSAIRES.


1014 14. Et lorsque l'âme sera parvenue à voir Dieu, c'est-à-dire à le contempler, examinons si ces trois vertus lui seront encore nécessaires. Comment la foi le serait-elle, puisque l'âme verra? ou l'espérance, puisqu'elle possédera? Quant à la charité, loin de perdre alors, elle acquerra beaucoup. Car lorsque l'âme verra cette vraie et incomparable beauté, elle l'aimera davantage; et si un violent amour ne axe son regard sur cette beauté et ne l'empêche de s'en détourner, pour quelque objet que ce soit, elle ne pourra persévérer dans cette vision qui fait son suprême bonheur. Mais tant qu'elle est dans le corps, quelque parfaitement qu'elle voie, c'est-à-dire qu'elle conçoive Dieu; parce que les sens remplissent encore leurs propres fonctions, et que, s'ils ne sont pas capables de nous tromper, ils peuvent nous faire hésiter, on peut appeler foi la conviction qui leur résiste et gui, croit l'éternelle vérité. Ainsi encore, bien que dans cette vie l'âme soit déjà heureuse quand, elle a compris Dieu, comme elle reste assujettie à toutes les peines du corps, elle doit espérer qu'après la mort toutes ces souffrances disparaîtront. Ainsi l'espérance n'abandonne pas non plus l'âme tant qu'elle est sur la terre; mais lorsqu'après cette vie elle sera complètement recueillie en Dieu, la charité seule demeurera pour l'y fixer. On ne pourra pas dire qu'elle ait la foi, qu'elle croie ces vérités, puisqu'aucun témoignage trompeur ne cherchera, à l'en éloigner. Elle n'aura non plus rien à espérer, puisqu'elle possédera tous les biens avec sécurité. L'âme a donc besoin de trois choses: d'être purifiée, de regarder, de voir. Quant à ces trois vertus: la foi, l'espérance, la charité, elles sont toujours nécessaires. pour que l'âme se purifie et regarde Dieu; elles le sont également pour qu'elle voie Dieu pendant cette vie; mais la charité suffira dans la vie future.



CHAPITRE VIII. CE QUI EST NÉCESSAIRE POUR CONNAÎTRE DIEU.


1015 15. Maintenant, apprends de moi, autant que le temps actuel le permet, par cette comparaison tirée des choses sensibles, comment tu peux t'élever jusqu'à la connaissance de Dieu. Dieu est intelligible; les axiomes des sciences dont nous venons de parler le sont aussi, et cependant ces deux connaissances diffèrent beaucoup. La terre est visible, ainsi que la lumière; mais la terre ne peut être vue, si elle n'est éclairée par la lumière: ainsi ces axiomes sur lesquels sont fondées les sciences, que chacun, dès qu'il les comprend, admet sans aucune espèce de doute, nous devons croire que nous ne pouvons les comprendre, si nous ne sommes éclairés par les rayons d'une autre lumière. De même donc que dans le soleil on peut distinguer trois choses: qu'il existe, qu'il est visible, qu'il éclaire; ainsi dans ce Dieu caché que tu veux comprendre, on peut discerner également trois choses: qu'il existe, qu'il est intelligible, et qu'il fait connaître les autres choses. Je ne crains pas de t'enseigner à concevoir Dieu et toi-même. Mais réponds-moi; comment as-tu admis ce que je t'ai dit; est-ce comme probable ou comme vrai? - A. Seulement comme probable, et je dois avouer que j'ai conçu de plus hautes espérances; car, excepté ce qui regarde la ligne et la sphère, tu ne mas rien dit que j'ose prétendre connaître avec certitude. - L. R. Il ne faut pas t'en étonner; rien ne t'a encore été présenté de manière que tu puisses te flatter de l'avoir véritablement compris.



CHAPITRE IX. L'AMOUR DE NOUS-MÊMES.


1016 16. Mais qu'est-ce qui nous arrête? Mettons-nous en marche. Examinons cependant ce qui doit précéder toutes nos recherches, si nous sommes purs. - A. A toi de t'en assurer, si tu peux porter quelque temps tes regards ou sur toi ou sur moi. Pour moi je répondrai à tes questions, si je vois quelque chose. - L. R. Aimestu autre chose que la connaissance de Dieu et de toi-même? - A. Je pourrais répondre, d'après le sentiment intérieur, que je n'aime rien davantage; mais je crois plus sûr de répondre que je l'ignore; car après m'être persuadé qu'aucune autre chose ne pourrait rri émouvoir,il m'est souvent arrivé, néanmoins, qu'une pensée entrait dans mon âme, et l'agitait beaucoup plus que je ne l'avais cru. Souvent aussi, quoique l'idée d'un événement n'ait excité aucun trouble dans mon esprit, cependant, lorsqu'il s'est accompli, il l'a troublé plus que je ne le croyais. Mais il me semble en ce moment qu'il n'y a que trois choses qui puissent m'émouvoir: la crainte de perdre ceux que je chéris, la crainte de la douleur et celle de la mort. - L. R. Tu aimes donc la vie que mènent avec toi ceux qui te sont chers, ta santé propre et ta propre vie dans ce corps; autrement tu ne craindrais pas de les perdre? - A. La chose est ainsi, je l'avoue. - L. R. De ce que tes amis ne sont pas tous avec toi, de ce que ta santé n'est pas assez bonne, ne s'ensuit-il pas que ton âme éprouve quelque chagrin? N'est-ce pas une conséquence de ce que tu viens d'avancer?- A. C'est vrai, je ne le puis nier. - L. R. Et si tout à coup tu te sentais réellement guéri; si tu voyais tous tes amis intimes jouir avec toi d'un noble loisir, ne te laisserais-tu pas aller à quelques mouvements de joie? - A. Oui, à quelques mouvements; comment même pourrais-je me contenir?comment pourrais-je dissimuler une telle joie, si, comme tu le dis, ces heureux événements se produisaient tout à coup? - L. R. Tu es donc encore agité par toutes les maladies et les passions de l'âme. Et quelle n'est pas la témérité de ton esprit, de vouloir contempler le soleil des intelligences? - A. Tu raisonnes contre moi, comme si je ne sentais pas combien ma santé a fait de progrès, combien de vices se sont éloignés, combien il m'en reste encore à détruire. Fais que j'obtienne une complète victoire.



Augustin, les Soliloques