Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XXIII. CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS DE L'ÉCRITURE.

CHAPITRE XXIII. CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS DE L'ÉCRITURE.


42. Pourquoi réunir ici les témoignages tirés du Nouveau Testament? N'est-il pas dit: «La tribulation produit la patience, la patience l'épreuve,et l'épreuve l'espérance (1)?» Non-seulement



1. Rm 5,3-4

cette parole a été dite, elle a été prouvée et confirmée par l'exemple de ceux qui l'ont prononcée. De préférence, je chercherai donc des exemples de patience dans l'Ancien Testament, contre lequel nos ennemis déploient tant de rage. Je ne rappellerai pas même cet homme qui, au sein des souffrances du corps les plus cruelles, à la vue de l'horrible décomposition de ses membres, non-seulement supportait ces douleurs humaines, mais dissertait encore sur les choses divines. Dans chacune de ses paroles, si on les étudie avec impartialité, on verra quel cas il faut faire de ces biens sur lesquels l'homme qui les possède, prétend exercer son empire, tandis que c'est plutôt lui-même qui est asservi par la cupidité, et qu'il devient l'esclave des choses mortelles, au moment où il désire maladroitement en être le maître. Cet homme dépouillé de toutes ses richesses et réduit subitement à la plus extrême pauvreté, conserva son coeur si ferme et si attaché à Dieu, qu'il prouva suffisamment, non pas que les richesses étaient grandes pour lui, mais que lui-même était grand pour elles, et Dieu seul grand pour lui (1). Si les hommes de notre époque pouvaient partager ces dispositions, le Nouveau Testament n'aurait pas fait, du dépouillement de ces biens, une condition si nécessaire de la perfection. Il est bien plus admirable, en effet, de les posséder sans y attacher son coeur, que d'en être entièrement dépouillé.


43. Mais puisque nous traitons de la patience à supporter la douleur et les souffrances corporelles, laissons cet homme, malgré sa grandeur, malgré son courage invincible; c'était un homme. Mais voici que l'Ecriture nous offre l'exemple d'une femme qui a déployé une force étonnante, c'est d'elle aussi que je dois m'occuper. Sans exhaler aucune parole sacrilège elle jeta au bourreau et au tyran ses sept enfants et ses entrailles maternelles. C'est elle qui, par ses exhortations, communiqua à ses enfants, dans les membres desquels elle se sentait torturée, cette force héroïque qu'elle devait déployer pour supporter elle-même les souffrances qu'elle leur avait prescrit d'accepter avec résignation (2). Se peut-il quelque chose de plus admirable? Et cependant pourquoi s'étonner de voir l'amour de Dieu, qui la possédait entièrement, résister au tyran, au bourreau, à la douleur, à son propre



1. Jb 3 - 2. 2M 7

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corps, à son sexe, à ses affections? N'avait-elle pas entendu cette parole: «La mort des saints est précieuse devant Dieu (1).» Et cette autre «L'homme patient est supérieur au plus fort (2);» et cette autre encore: «Tout ce qui t'arrivera accepte-le; sois constant dans la douleur; prends patience au sein des humiliations: car c'est dans le feu que l'or et l'argent s'éprouvent (3);» et cette autre enfin a La fournaise éprouve les vases du potier et «les tribulations éprouvent l'homme juste (4).» Cette femme s'était nourrie de ces paroles et d'autres semblables, que le seul Esprit de Dieu a dictées non-seulement dans les livres du Nouveau Testament, mais aussi dans ceux de l'Ancien; les seuls existant alors et dans lesquels était écrit le divin précepte de la force.


CHAPITRE XXIV. DE LA JUSTICE ET DE LA PRUDENCE.


44. Que dirai-je de la justice, dont Dieu est l'objet? N'entendons-nous pas le Seigneur nous donner cet avertissement: «Vous ne pouvez servir deux maîtres (5)?» L'Apôtre de son côté, blâme ceux qui servent la créature de préférence au Créateur (6). Mais auparavant n'avait-il pas été dit dans l'Ancien Testament: «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui (7)?» Du reste, pourquoi insister davantage sur ce point, puisque les livres de l'Ancien Testament sont remplis de maximes semblables? Voici donc la règle de vie que la justice imposera à cet homme aimant dont nous parlons: qu'il serve de grand coeur ce Dieu qu'il aime, c'est-à-dire le souverain bien, la souveraine sagesse, la paix par excellence. Quant au reste, qu'il se montre le maître de ce qui lui est inférieur ou, du moins, qu'il aspire à l'être. Cette règle, comme nous l'avons enseigné, repose sur l'autorité des deux Testaments.


45. Je n'insisterai pas non plus longuement sur la prudence. Sa fonction est de nous faire discerner ce que nous devons rechercher et ce que nous devons éviter. Dès lors ses soins et sa vigilance la plus assidue tendent à nous soustraire à toutes les illusions, à toutes les insinuations qui pourraient nous surprendre. De là cette parole si souvent répétée du Sauveur:



1. Ps 115,15 - 2. Pr 16,32 - 3. Si 2,4-5 - 4. Si 27,5 - 5. Mt 6,24 - 7. Rm 1,25 - 8. Dt 6,13

«Veillez (1);» et celle-ci: «Marchez pendant que vous avez la lumière, dans la crainte que les ténèbres ne vous surprennent (2).» Il est dit de même: «Ne savez-vous pas qu'un peu de levain suffit pour jeter la fermentation dans toute la masse de la pâtes (3).» Et contre cet assoupissement de l'âme qui nous empêche de sentir le mal se glisser en nous peu à peu, quel témoignage plus formel emprunter à l'Ancien Testament, que cette parole du Prophète: «Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes (4)?» Si je n'avais pas hâte d'avancer, je développerais largement cette maxime, et si le but que nous poursuivons l'exigeait, je dévoilerais la sublimité de ces mystères, que des hommes ignorants et sacrilèges couvrent de leurs railleries, prouvant ainsi, non pas qu'ils tombent peu à peu, mais qu'ils sont déjà tombés au fond de l'abîme.



CHAPITRE XXV. LES QUATRE VERTUS ET L'AMOUR DE DIEU.


46. Pourquoi disserter plus longtemps sur les moeurs? Si Dieu est le souverain bien de l'homme, et pouvez-vous en douter? il suit nécessairement qu'aspirer au souverain bien, c'est bien vivre. Dès lors bien vivre, ce n'est rien autre chose qu'aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. C'est là, en effet, le moyen infaillible de conserver en soi un amour pur et intègre, c'est là le propre de la tempérance; de ne laisser briser cet amour par aucun obstacle, et c'est là le propre de la force; de ne se faire l'esclave d'aucune créature, c'est là le propre de la justice; enfin, d'être vigilant à discerner toutes choses, pour ne se laisser surprendre ni par l'illusion, ni par le mensonge, ce qui est le propre de la prudence. Tout cela constitue une seule et même perfection pour l'homme, et cette perfection lui procure le privilège de jouir de la vérité dans toute son intégrité; tout cela est également célébré dans les deux Testaments; tout cela nous y est conseillé dans l'un comme dans l'autre, de la manière la plus pressante. Pourquoi donc vous obstinez-vous encore à calomnier des Ecritures dont la connaissance vous échappe? Oubliez-vous de quelle ignorance vous faites preuve en lacérant ces livres?



1. Mt 24,42 - 2. Jn 12,35 - 3. 1Co 5,6 - 4. Si 19,1

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s'insurger contre eux, c'est prouver qu'on ne les comprend pas, puisque ceux-là seuls les incriminent qui ne les comprennent pas, et ceux-là seuls ne les comprennent pas qui les incriminent. En effet, s'en faire l'ennemi, c'est se mettre dans l'impossibilité de les connaître, car en les connaissant on ne peut que les aimer.


47. Aimons donc Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, nous tous qui aspirons à la vie éternelle. La vie éternelle, telle est en effet la récompense dont la promesse nous comble de joie; mais une récompense ne saurait précéder les mérites, pour l'obtenir il faut l'avoir gagnée. Qu'y aurait-il de plus injuste, et Dieu n'est-il pas la justice souveraine? Dès lors ne demandons pas la récompense avant d'avoir mérité de la recevoir. Ce serait peut-être ici le lieu de se demander ce qu'est la vie éternelle. Mais qu'il nous suffise d'entendre Celui qui nous l'accorde: «La «vie éternelle, dit-il, consiste à vous connaître, vous le vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (1).» La vie éternelle, c'est donc la connaissance même de la vérité. Jugez dès lors de l'erreur et du sens renversé de ceux qui se flattent d'enseigner la connaissance de Dieu, comme moyen, pour nous, d'arriver à la perfection, quand, au contraire, c'est cette même connaissance qui est la récompense de la perfection. Que devons-nous donc faire, je le demande, si ce n'est tout d'abord d'aimer d'une charité entière Celui que nous désirons connaître? De là ce principe que nous avons posé dès le début et qui est celui de l'Eglise catholique: rien n'est plus salutaire que de faire précéder la raison par l'autorité.



CHAPITRE 26. AMOUR DE SOI-MÊME ET DU PROCHAIN.


48. Allons plus loin -il semble que nous n'avons rien dit du sujet de la charité, de l'homme lui-même. Mais celui qui serait de cet avis prouverait qu'il a bien peu compris ce que nous avons dit. En effet, il est impossible que celui qui aime Dieu ne s'aime pas lui-même. Je vais plus loin et je dis que celui-là seul qui aime Dieu sait s'aimer lui-même. N'est-ce pas s'aimer suffisamment soi-même que d'employer tous ses soins à parvenir à la jouissance du vrai et souverain bien? Et si



1. Jn 17,3 - 2. Rét. liv. I. ch. 7,n. 4.

ce souverain bien, comme nous l'avons prouvé, c'est Dieu lui-même, peut-on douter qu'aimer Dieu et s'aimer soi-même ne soit une seule et même chose? Mais quoi! est-ce qu'entre les hommes, il ne doit y avoir aucun lien d'amour? Il doit tellement y en avoir, que le degré le plus sûr, pour parvenir à l'amour de Dieu, c'est l'amour de l'homme pour ses semblables.


49. Interrogé sur les préceptes qui conduisent à la vie éternelle, que le Seigneur nous formule lui-même le second commandement l Car il ne s'est pas contenté d'un seul, lui qui savait qu'entre Dieu et l'homme il y a une distance infinie, la distance qui sépare le Créateur de la créature faite à son image. Comment s'exprime-t-il? «Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1).» Tu t'aimeras suffisamment toi-même, si tu aimes Dieu plus que toi-même. Dès lors ce que tu fais pour toi, fais-le aussi pour ton prochain, et cela afin qu'il aime Dieu d'un amour parfait. En effet, tu ne l'aimes pas comme toi-même, si tu ne travailles à lui faire acquérir ce même bien auquel tu aspires. Car ce bien unique est de telle nature, qu'il ne perd rien de son immensité, lors même que tous y tendent avec toi. De ce précepte donc découlent les devoirs de la société humaine, sur lesquels il est difficile de ne pas s'illusionner. Avant tout pratiquons la bienveillance, c'est-à-dire n'usons contre personne, ni de méchanceté, ni de ruse, et souvenons-nous que nous n'avons rien de plus proche que l'homme lui-même.


50. Recueille donc cette parole de saint Paul: «L'amour du prochain ne fait pas le mal (2).» Les témoignages que j'invoque sont très-courts, mais, si je ne me trompe, ils sont très-bien choisis et d'un parfait à-propos. Personne n'ignore, sans doute, qu'au sujet de l'amour du prochain, les Livres saints renferment, à toutes les pages, des paroles aussi nombreuses qu'importantes. Or, on peut commettre deux sortes d'offenses contre le prochain, soit en le lésant, soit en ne lui aidant pas quand on le peut. S'en rendre coupable, c'est ce qu'on appelle parmi les hommes être méchant, et celui qui aime les évite avec soin, D'où je conclus que notre proposition est suffisamment démontrée par cette parole: «la charité pour le prochain évite de faire le mal.»



1. Mt 22,39 - 2. Rm 13,10

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Et si nous ne pouvons parvenir au bien qu'en cessant de faire le mal, nous sommes parfaitement dans la vérité, en trouvant dans ces caractères de l'amour du prochain la source même et comme le berceau de la charité envers Dieu. En effet, de ce principe: «L'amour du prochain ne fait pas le mal», nous nous élevons à réaliser cette autre parole citée plus haut: «Nous savons que tout arrive en bien à ceux qui aiment Dieu (1).»


51. Mais s'agit-il de décider si l'amour de Dieu et l'amour du prochain, marchant d'un pas égal, arrivent ensemble à la plénitude et à la perfection, ou bien si l'amour de Dieu commence le premier et si ensuite c'est l'amour du prochain qui se perfectionne avant l'autre, j'avoue que je l'ignore. D'un côté, il semble qu'au début la divine charité nous attire puissamment à elle; de l'autre, il paraît plus facile d'atteindre la perfection dans les choses moindres. Quoi qu'il en soit, soyons certains avant tout que celui qui éprouve des sentiments de mépris à l'égard du prochain ne parviendra jamais ni à la béatitude, ni à Dieu, que pourtant il croit aimer. Plût au ciel qu'il fût aussi facile de faire du bien ou de ne pas nuire au prochain, qu'il est facile de l'aimer quand on est bien élevé et bienveillant! La bonne volonté ne suffit pas, on a besoin encore d'une certaine raison et d'une certaine prudence que Dieu seul peut nous donner comme étant la source de tous les biens. J'avoue que c'est là une question difficile, mais puisque le sujet l'exige j'en dirai quelques mots, espérant tout de Celui qui est l'auteur de ces dons.



CHAPITRE 26I. BIENFAISANCE EN FAVEUR DU CORPS DU PROCHAIN.


52. Comme nous le savons, l'homme est une âme raisonnable usant d'un corps mortel et terrestre. Or celui qui aime le prochain se montre bienfaisant, aussi bien pour le corps que pour l'âme de son frère. On désigne souvent du nom de médecine les services rendus au corps, et ceux que l'on rend à l'âme se résument dans l'enseignement. Sous le nom de médecine je comprendrai ici tout ce qui protége ou rend la santé du corps. A cette classe se rapporte non-seulement ce qui est du ressort des médecins, mais encore la nourriture



1. Rm 8,28

et le breuvage, le vêtement et l'habitation, enfin tous les moyens de défense et de protection que nous avons coutume d'employer pour soustraire notre corps aux lésions extérieures et aux accidents. En effet la faim, la soif, le froid, la chaleur et tous les accidents graves qui nous viennent du dehors sont contraires à la santé du corps.


53. Tous ceux donc qui, officieusement et par humanité, apportent remède à ces maux divers et à ces incommodités, nous les appelons des hommes miséricordieux, lors même qu'ils porteraient la sagesse jusqu'à n'être plus troublés par aucune douleur de l'âme! Qui ne sait, en effet, que la miséricorde est ainsi nommée parce qu'elle fait sentir la misère au coeur de celui qui compatit aux douleurs du prochain? Cependant peut-on ne pas avouer que le sage doit être libre de toute misère quand il donne l'aumône au pauvre, la nourriture à celui qui a faim, le breuvage à celui qui a soif, le vêtement à celui qui est nu, le logement au voyageur, la liberté au captif et la sépulture au mort? Lors même qu'il accomplirait toutes ces oeuvres avec un esprit tranquille, sans être atteint ni excité par l'aiguillon de la douleur, et uniquement mû parle désir d'exercer la vertu de bonté, on lui donnerait encore le nom de miséricordieux. L'exemption de toute misère n'empêche pas la juste application du mot.


54. Quand donc les insensés évitent la miséricorde comme un vice, parce que la pensée seule du devoir est impuissante à les déterminer, s'ils ne sont en proie à une perturbation réelle, on peut les croire plutôt glacés par le froid de l'insensibilité, que rassérénés par la tranquillité de la raison. Aussi le titre de miséricordieux s'applique-t-il très-justement à Dieu même. C'est à ceux qui en sont capables, par la pratique de la religion et des oeuvres de zèle, à comprendre en quel sens Dieu est miséricordieux. Il ne faut pas nous laisser séduire sottement par le langage des prétendus savants; nous arriverions à endurcir les coeurs des hommes simples, sous prétexte de leur faire éviter la pitié, au lieu de les rendre doux en leur faisant désirer la bonté. De même donc que la miséricorde nous ordonne d'apporter remède aux maux du prochain, de même l'innocence nous défend de les lui faire éprouver.

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CHAPITRE 28. BIENFAISANCE EN FAVEUR DE L'AME DU PROCHAIN.

55. Quant à l'enseignement, dont l'effet est de rendre à l'âme elle-même sa santé, et dont la privation fait que la santé même du corps ne peut nous exempter de la misère, c'est une science extrêmement difficile. Pour ce qui est du corps, disions-nous, autre chose est de guérir les maladies et les plaies, fonction propre à un petit nombre d'hommes; autre chose d'apaiser la faim, d'étancher la soif et de prodiguer tous ces autres secours qui sont à la portée de tous, même des hommes de la condition la plus commune. De même, en ce qui regarde l'âme, les ministères distingués et précieux ne manquent pas non plus. Tels sont, par exemple, les exhortations et les avis par lesquels nous excitons les hommes à accomplir, envers leurs semblables,- ces devoirs de miséricorde corporelle. Lorsque nous faisons nous-mêmes ces sortes d'oeuvres, nous sommes utiles au corps du prochain; lorsque nous enseignons aux autres à les faire, nous sommes utiles à l'âme.

Il est encore d'autres moyens puissants pour guérir admirablement les maladies de l'âme, aussi nombreuses que variées, et si le ciel n'avait pas daigné départir ces remèdes aux nations, il ne resterait aucune espérance de salut, en face de tous ces crimes qui progressent d'une manière si frappante. Pourquoi même ne point ajouter qu'il n'est pas jusqu'à ces soulagements du corps, pour peu qu'on remonte jusqu'à la source, qui ne portent avec eux la preuve certaine, qu'ils n'ont pu venir aux hommes d'une autre source que de Dieu même? Car c'est à lui que nous devons rapporter la stabilité et le salut de toutes choses.


56. Toutefois cet enseignement dont nous parlons, autant du moins que nous pouvons le conclure des divines Ecritures, se divise en deux parties, la coercition et l'instruction. La coercition se fait par la crainte et l'instruction par l'amour, j'entends l'amour pour celui à qui on vient en aide par l'instruction; car entre ces deux motifs, celui qui vient en aide au prochain se propose toujours le motif de l'amour. Dieu seul les réunit tous les deux; Dieu dont la bonté et la clémence nous ont faits ce que nous sommes, nous a tracé les règles de cet enseignement dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Sans doute dans l'une et l'autre de ces deux révélations, nous trouvons la crainte et l'amour: cependant la crainte l'emporte dans l'Ancien Testament, c'est l'amour qui domine dans le Nouveau; là on nous prêchait la servitude, ici les apôtres nous prêchent la liberté. Il serait trop long de faire ressortir l'ordre admirable et l'accord divin qui unissent ces deux Testaments; beaucoup d'écrivains aussi pieux que savants ont développé ce point de vue. Mais un tel sujet demande de nombreux volumes, si l'on veut le traiter et l'exploiter comme il le mérite et comme le comportent les forces humaines. Celui donc qui aime le prochain, s'emploie de tout son pouvoir à procurer la santé de son corps et de son âme, mais de manière toutefois à rapporter à la santé de l'âme la santé même du corps. La gradation à suivre quant à ce qui regarde l'âme c'est de lui inspirer la crainte de Dieu et ensuite son amour. Là se résume toute la perfection des moeurs, dont le résultat doit être pour nous la connaissance même de la vérité à laquelle nous aspirons si ardemment.


57. Que nous devions aimer Dieu et le prochain, les manichéens et moi nous sommes d'accord sur ce point. Seulement, ils nient que ce précepte soit renfermé dans l'Ancien Testament; mais cette erreur a été, je crois, suffisamment réfutée par, les divers témoignages tirés des deux Testaments, et cités plus haut. Toutefois, afin de tout résumer en un mot, mais un mot auquel on ne puisse résister sales faire preuve de démence, je leur demanderai s'ils ne voient pas combien il est absurde de leur part de nier que ces deux préceptes, qu'ils sont forcés d'approuver, aient été tirés par le Sauveur de l'Ancien Testament pour être insérés dans l'Evangile textuellement. «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit; voilà le premier; et voici le second: tu aimeras ton prochain, comme toi-même (1).» Ou bien si, accablés par la lumière de la vérité, ils n'osent pas nier ces textes, qu'ils aient donc la hardiesse de soutenir que ces préceptes ne sont pas salutaires, qu'ils ne renferment pas les bonnes moeurs; qu'ils affirment que l'on ne doit point aimer Dieu, que l'on ne doit point aimer le prochain, que toutes choses ne



1. Dt 6,5 Lv 19,18 Mt 22,37

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tournent point à bien à ceux qui aiment Dieu (1); que l'amour du prochain n'empêche pas de faire le mal ( 2); deux préceptes pourtant qui contiennent pour la vie humaine la disposition la plus salutaire et la plus parfaite. Si leur entêtement les pousse à dire le contraire, les voilà en contradiction manifeste, non-seulement avec. les chrétiens, mais encore avec le genre humain tout entier. Si au contraire ils ne portent point jusque-là leur témérité, s'ils sont contraints d'avouer que ces préceptes sont divins, que ne cessent-ils donc d'accuser et de calomnier avec une impiété aussi éclatante les livres qui les contiennent?


58. Diront-ils qu'il ne suffit pas d'avoir trouvé ces passages, pour conclure que les livres qui les renferment sont nécessairement bons? C'est là en effet leur réponse ordinaire. A ce faux-fuyant, je ne vois pas trop que répliquer. Discuterai-je l'une après l'autre, les paroles de l'Ancien Testament dans le but de prouver à des obstinés et à des ignorants qu'il y a entre ces paroles et celles de l'Evangile une conformité parfaite? Un tel travail, quand sera-t-il fait? y suffirais-je moi-même? Et eux y consentiraient-ils? Dès lors, quel parti prendre? Abandonnerai-je ma cause? les laisserai-je croupir dans une opinion fausse et condamnable quoique difficile à réfuter? Non, je ne le souffrirai pas. Dieu lui-même, auteur unique de ces préceptes, Dieu qui est près de moi viendra à mon aide, il ne m'abandonnera pas à mon impuissance et à mon isolement, dans une si grande perplexité.



CHAPITRE XXIX. DE L'AUTORITÉ DES ÉCRITURES.


59. Manichéens, prêtez-moi donc une attention soutenue, si toutefois la superstition qui vous obsède vous laisse encore quelque issue pour en sortir. Ecoutez-moi sans entêtement, sans parti pris de résister; autrement tout jugement que vous porteriez, vous serait très-pernicieux. En effet, c'est une vérité évidente pour tous, et vous-mêmes vous ne pouvez être assez éloignés de la vérité, pour ne pas comprendre que, s'il est bon, comme personne n'en doute, d'aimer Dieu et le prochain, tout ce que renferment ces deux préceptes ne peut être blâmé sans injustice. Or que renferment-ils?



1. Rm 8,28 - 2. Rm 13,10

C'est se rendre ridicule que de me le demander à moi. écoutez le Christ lui-même, écoutez, dis-je, le Christ, la Sagesse de Dieu «Dans ces deux préceptes, dit-il, sont renfermés la loi et les prophètes (1).»


60. Alors que peut répliquer l'obstination la plus impudente? Que Jésus-Christ n'a pas prononcé cette parole? Mais elle se trouve littéralement dans l'Evangile. Qu'elle est faussement rapportée? Un tel sacrilège ne surpasse-t-il pas ce qu'il y a de plus impie? quoi de plus téméraire? quoi de plus audacieux? quoi de plus criminel? Les adorateurs des idoles, qui eux aussi blasphèment le nom de Jésus-Christ, n'ont jamais contre les Ecritures tenu un semblable langage. Il suivrait de là en effet que tous les écrits du monde seraient altérés; qu'il faut anéantir tous les livres connus, si ce qui est appuyé sur la religion des peuples, ce qui est confirmé par l'accord unanime des siècles et des hommes, peut devenir l'objet d'un doute capable de faire perdre toute confiance et toute garantie à l'histoire la plus vulgaire. Enfin quelles maximes pouvez-vous tirer des Ecritures, quelles qu'elles soient, contre lesquelles je ne puisse répliquer par votre réponse même, si elles contredisaient mon sentiment et mon opinion?


61. Qui pourra souffrir que les manichéens nous refusent le droit de croire à des livres très-connus et placés entre les mains de tous, et qu'en même temps ils nous commandent de croire à ce qu'ils enseignent eux-mêmes? Si l'on doit douter de toute écriture, ne doit-on pas douter surtout de celle qui n'a pas même mérité l'honneur de la publicité et qui a pu n'être tout entière qu'une fiction sous un nom emprunté. Si donc tu me l'opposes quoique je n'en veuille pas; si tu me forces à y ajouter foi par des preuves d'autorité; comment d'un autre côté, douterai-je de nos Ecritures que je vois constamment répandues sur toute la face du monde, que je trouve munies du témoignage unanime de toutes les Eglises de l'univers? Ne serais je pas malheureux d'en douter, et plus malheureux encore de n'en douter que sur ton témoignage? Alors même que tu me présenterais d'autres exemplaires, je ne devrais m'en tenir qu'à ceux qui me seraient recommandés par le consentement du plus grand nombre. Maintenant tu n'as à m'opposer que ta propre parole, aussi vaine que téméraire.



1. Mt 22,40

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Crois-tu donc que le genre humain soit assez dépourvu de bon sens et tellement privé de l'assistance divine, qu'il préfère à ces Ecritures, non pas même d'autres écritures par toi présentées comme réfutation, mais uniquement ta parole? Produis donc, il le faut! un autre texte contenant la même doctrine, mais non altéré et plus authentique, et dans lequel il ne manquerait que les points que tu soutiens y avoir été criminellement introduits! Par exemple si tu prétends que l'épître de saint Paul aux Romains a été interpolée, présente-m'en une autre qui soit restée intacte; ou plutôt montre un autre manuscrit renfermant cette même épître de l'Apôtre sans altération, sans falsification. Je ne le ferai pas, dis-tu, dans la craince qu'on ne la croie interpolée par moi-même. C'est là en effet votre réponse habituelle, et elle est juste. Car si tu le faisais, tu n'empêcherais pas les hommes doués du bon sens le plus vulgaire, de te soupçonner. Par là, juge toi-même de quel poids doit être à tes yeux ta propre autorité; comprends enfin quel cas il faut faire de tes attaques contre l'Ecriture, en voyant de quelle témérité on serait accusé, pour ajouter foi à un manuscrit, uniquement parce qu'il serait produit par toi.



CHAPITRE XXX. L'ÉGLISE CATHOLIQUE.


62. Mais pourquoi insister davantage? Qui ne comprend que ceux-là ne sont certainement pas chrétiens qui lancent de semblables invectives contre les Ecritures chrétiennes, jusqu'à faire croire qu'elles ne sont pas ce que pense le genre humain? En effet, à nous chrétiens, a été donnée cette règle de vie, d'aimer le Seigneur notre Dieu, de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et ensuite notre prochain comme nous-mêmes; car c'est dans ces deux préceptes que se résument la loi et les prophètes (1). C'est donc avec justice, ô Eglise catholique, véritable mère des chrétiens, que vous nous exhortez d'abord à nous élever, par le culte le plus pur et le plus chaste, vers . Dieu dont la possession constitue le souverain bonheur; c'est avec justice que vous ne proposez à nos adorations aucune créature, que nous devions servir; c'est avec justice que, de cette éternité incorruptible et inviolable à



1. Dt 7,5 Mt 22,37

laquelle seule l'homme doit se soumettre, à laquelle seule l'âme raisonnable doit adhérer sous peine de profondes angoisses, vous excluez tout ce qui a été fait, ce qui est soumis au changement, ce qui subit les vicissitudes du temps; sans jamais confondre ce que l'éternité, la vérité, la loi de paix elle-même ordonnent de distinguer, sans jamais séparer non plus ce que l'unité de la majesté réunit. Au premier précepte vous joignez le second, et vous embrassez tellement l'amour et la charité pour le prochain, que l'on trouve en vous tous les remèdes pour les maladies dont souffrent les âmes à cause de leurs péchés.


63. Vous présentez la simplicité aux enfants, la force aux jeunes gens, le calme aux vieillards, vous savez proportionner vos préceptes et vos enseignements non-seulement au nombre des années, mais encore à la vertu de chacun. Vous soumettez, par une chaste et fidèle obéissance, les femmes à leurs maris, non pour satisfaire les passions, mais pour multiplier la race et former la société domestique. Vous préposez les hommes à leurs épouses, non pour se jouer d'un sexe plus faible, mais pour observer les lois d'un amour sincère. Vous soumettez les enfants à leurs parents, dans une sorte de libre esclavage, et vous préposez les parents à leurs enfants par une pieuse domination. Vous unissez les frères aux frères, par le lien de la religion, lien plus fort et plus étroit que celui même du sang. La parenté de race, les affinités nécessaires, vous les resserrez par une charité mutuelle, tout en conservant les noeuds de la nature et de la volonté. Vous apprenez aux serviteurs à s'attacher à leurs maîtres, non pas tant par la nécessité de leur condition que par amour du devoir. En considération de Dieu, souverain Maître de tous, vous rendez les maîtres doux à l'égard de leurs serviteurs et vous les inclinez à agir par persuasion plutôt que par contrainte. Vous unissez les citoyens aux citoyens, les nations aux nations, et tous les hommes par le souvenir de nos premiers parents. Dès lors ce n'est pas seulement une société que vous formez; mais une fraternité véritable. Vous enseignez aux rois à veiller au bien de leurs sujets; vous avertissez les peuples de se soumettre aux rois. Vous proclamez avec soin à qui est dû l'honneur, à qui l'affection, à qui le respect, à qui la crainte, à qui la consolation, à qui les avis, à qui les exhortations, à qui l'instruction, à qui les (513) reproches, à qui le châtiment. Vous montrez ainsi que tous les devoirs ne sont pas dus à tous, mais que l'on doit à tous la charité, tandis que l'injustice n'est due à personne.


64. Or lorsque cet amour des hommes a nourri et fortifié le coeur suspendu à votre sein, dès qu'il l'a rendu capable de s'attacher à Dieu; dès que la majesté divine a commencé à se dévoiler, autant du moins que l'homme, pendant son séjour ici-bas, est capable de cette manifestation, ou voit naître une si grande ardeur de charité, l'incendie de l'amour divin jaillit si puissant, que tous les vices en sont consumés, l'homme en est purifié et sanctifié, et alors; on découvre combien est divine cette parole: «Je suis un feu consumant (1); je suis venu apporter le feu dans ce monde (2).» Ces deux paroles d'un même Dieu unique, consignées dans les deux Testaments, attestent d'un commun accord la sanctification de l'âme, et alors se réalise ce mot du Nouveau également emprunté à l'Ancien: «La mort a été abîmée dans sa victoire; ô mort, où est ton aiguillon? ô mort, où est ta puissance (3)?» Si cette seule parole pouvait être comprise par les hérétiques, déposant tout orgueil et rendus à la paix, ils n'adoreraient plus Dieu qu'en vous et dans votre sein. Il est donc bien vrai que les préceptes divins sont, en vous, largement et abondamment conservés. Il est bien vrai que, auprès de vous, l'on comprend qu'il est plus criminel de pécher contre une loi connue que contre une loi inconnue; «car l'aiguillon de la mort c'est le péché, et la puissance du péché c'est la loi (4),» dont la connaissance détermine la violence et l'intensité des remords de la conscience après la violation du commandement. C'est vous encore qui faites comprendre toute la vanité des actions légales, quand la passion parte le ravage dans l'âme et qu'il faut toute la crainte des châtiments pour l'enchaîner, sans que l'amour de la vertu puisse l'éteindre.. A vous seule il appartient de former ces multitudes d'hommes hospitaliers,, dévoués, miséricordieux, savants, chastes, saints et tellement consumés de l'amour de Dieu, qu'ils mettent tout leur bonheur dans la solitude, dans la continence la plus parfaite et dans un suprême mépris du monde.



1. Dt 4,24 Rétr. liv. 1,ch. 7,n. 5. - 2. Lc 12,49 - 3. 1Co 15,54-55 - 4. 1Co 15,56




Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XXIII. CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS DE L'ÉCRITURE.