Augustin, vraie religion. - CHAPITRE XXXV. COMMENT NOUS DEVONS NOUS REPOSER DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU.

CHAPITRE XXXV. COMMENT NOUS DEVONS NOUS REPOSER DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU.


65. Si cette vue fait trembler le regard de votre âme, arrêtez-vous, ne luttez pas, combattez seulement votre entraînement vers les corps, domptez-le et vous aurez surmonté tous les obstacles. Ce que nous cherchons c'est l'unité, l'unité dans toute sa simplicité. Cherchons donc cette unité divine dans la simplicité de notre coeur. «Soyez en repos, est-il écrit, et vous reconnaîtrez que je suis le Seigneur (2).» Ce n'est point un repos de lâcheté, c'est le repos de la pensée que ne fatigue ni le temps ni l'espace; car les images que produisent le volume et l'inconstance des objets matériels nous dérobent la vue de l'invariable unité. Dans l'espace, les objets tentent nos désirs; le


1. Ps 4,3-4 - 2. Ps 45,11

temps les ravit à notre amour et nous laisse dans l'esprit le tourbillon de vaines pensées qui excitent et portent ça et là nos désirs. Ainsi l'âme devient chagrine; et vainement cherche-t-elle à posséder ce qui la possède elle-même. On l'invite donc au repos, c'est-à-dire à ne point aimer ce qu'elle ne peut aimer sans fatigue. Ainsi pourra-t-elle dominer les créatures, en être la maîtresse et non plus l'esclave. «Mon joug est léger,» est-il écrit (1). Tout donc est soumis à celui qui accepte ce joug. Pour lui plus de fatigue, car ce qui est soumis n'oppose plus de résistance. Qu'ils sont malheureux, au contraire, les amis de ce monde 1 Ils en seraient les rois s'ils eussent voulu être les fils de Dieu, puisqu'il «leur a été donné de «devenir les enfants de Dieu (2).» Mais ces amis du monde redoutent tellement de s'arracher à ses caresses, que rien n'est plus fatiguant pour eux que d'être sans fatigue.



CHAPITRE XXXVI. LE VERBE DE DIEU EST LA VÉRITÉ, ÉGALE A SON PREMIER PRINCIPE. - LE PÉCHÉ SEULE CAUSE DE NOS ERREURS.


66. Mais quand au moins on voit clairement que la fausseté consiste à croire ce qui n'est pas, on comprend que la vérité consiste à montrer ce qui est. Or, comment les corps nous induisent-ils en erreur? N'est-ce point parce qu'ils ne reproduisent pas complètement cette unité qu'ils cherchent à imiter, ce vrai principe de tout ce qui est un, dont l'idée est tellement gravée en nous que nous trouvons bien ce qui en conserve quelques traces et que nous blâmons ce qui s'en éloigne et la dénature? S'il en est ainsi, on peut comprendre qu'il y ait une autre unité tellement semblable à ce premier et unique modèle de tout ce qui est un, qu'elle l'égale complètement comme un autre lui-même. Or cette autre unité est la Vérité, le Verbe qui est dans le Principe, le Verbe qui est Dieu en Dieu. Puisque la fausseté dans les créatures ne vient pas de ce qu'elles imitent l'unité, mais de ce qu'elles ne s'y conforment pas entièrement, ce qui a pu la réaliser et devenir ce qu'elle est, n'est-il pas la Vérité même? Cette Vérité manifeste l'unité telle qu'elle est. Aussi est-elle appelée son


1. Mt 11,30 - 2. Jn 1,42

570

Verbe et sa lumière (1). Les autres êtres ne peuvent que lui ressembler, et autant ils lui sont semblables, autant ils sont vrais. Pour elle, elle est la parfaite reproduction de l'unité, aussi est-elle la Vérité. De même que la vérité rend les choses vraies, ainsi la ressemblance rend les objets semblables; et comme l'une est la forme de ce qui est vrai, l'autre est la forme de ce qui est semblable. Forme vraie, par conséquent; car les êtres sont vrais autant qu'ils ont d'être, et leur être est proportionné à leur ressemblance avec l'unité souveraine; forme également universelle: elle est l'image parfaite du Principe suprême, et comme elle n'en diffère d'aucune manière, elle porte à juste titre le nom de Vérité.


67. La fausseté ne vient donc point des objets qui nous trompent, puisqu'ils ne révèlent à nos sens que leur nature, en rapport avec le degré de beauté qu'ils ont reçu; elle ne vient pas non plus des sens qui nous égarent, puisqu'ils ne font que rendre compte à l'âme servie par eux des impressions que le corps a ressenties. L'erreur vient de la faute de l'âme lorsqu'elle cherche ce qui est vrai en laissant de côté la vérité. L'âme a préféré les oeuvres à l'ouvrier et à son art; son châtiment sera de chercher dans les oeuvres et l'art et l'ouvrier. Mais elle ne peut les y découvrir, puisque Dieu est inaccessible aux sens et ne se révèle qu'à l'esprit. Aussi prend-elle les oeuvres pour l'art lui-même et pour Celui qui les a faites.



CHAPITRE XXXVII. L'AMOUR DES CRÉATURES EST L'ORIGINE DE L'IDOLÂTRIE SOUS TOUTES SES FORMES.

68. Telle fut l'origine de toute l'impiété et pour les pécheurs ordinaires, et pour les pécheurs les plus dignes de réprobation. Non-seulement ils veulent, comme le premier homme abusant de son libre arbitre, scruter contre la volonté divine les mystères de la créature et s'attacher à elle plutôt qu'à la Loi et à la Vérité; plus coupables encore et non contents de l'aimer, ils la servent plutôt que le Créateur (1), ils l'adorent sous toutes ses formes, depuis la plus relevée jusqu'à la plus vile. Les uns se bornent à adorer l'âme, au lieu du Dieu suprême, à mettre à sa place son plus parfait ouvrage, l'âme intelligente que le Père a daigné


1. Jn 1,9 - 2. Rm 1,25

appeler à la vie par son Verbe afin qu'elle pût en contempler les splendeurs, et par le Verbe s'élever jusqu'à lui-même puisqu'il lui est semblable en tout. De là, ils descendent à la vie animale, à cette vie créée par laquelle le Dieu éternel et immuable produit tous les êtres visibles, qui se reproduisent par la génération. Ce sont ensuite les animaux eux-mêmes, puis les corps sans vie qu'ils adorent. Ils choisissent d'abord les plus beaux, c'est-à-dire et surtout les corps célestes. En premier lieu s'offre le soleil et quelques-uns n'adorent que lui. D'autres croient digne aussi des honneurs divins, la clarté de la lune, plus rapprochée de nous, dit-on, ce qui nous rend plus sensibles à ses influences. Ceux-ci comprennent, de plus dans leurs hommages les autres corps célestes et adorent tous les astres de la voûte étoilée. D'autres unissent au ciel éthéré les régions aériennes, ils abaissent leurs âmes sous la majesté de ces deux parties supérieures du monde des corps. Il en est qui se croient plus religieux encore en adorant toute la création, c'est-à-dire le monde entier et tout ce qu'il renferme, le principe qui donne la respiration et la vie, confondu par les uns avec la matière, regardé par les autres comme un être spirituel. De tout cet ensemble, ils ont fait la Divinité suprême dont tous les êtres ne seraient que les membres. Ils n'ont point su, hélas! reconnaître l'auteur de toute la création; aussi tombent-ils aux pieds des idoles, et après avoir adoré les oeuvres de Dieu, ils rampent devant les oeuvres de leurs mains: ces oeuvres toutefois sont encore visibles.



CHAPITRE XXXVIII. AUTRE ESPÈCE D'IDOLÂTRIE, LA TRIPLE CONCUPISCENCE.


69. Il est effectivement une autre idolâtrie plus coupable et plus avilissante; adorateur de ses vailles imaginations, l'homme rend des hommages religieux à tout ce que les coupables désirs de son orgueil inspirent à son esprit égaré, mais bientôt il n'adore plus rien, parce qu'il ne voit dans le culte des faux dieux qu'une ténébreuse superstition et un misérable esclavage. En vain cependant condamne-t-il cette erreur, il ne sait pas lui-même secouer le joug de la servitude, car il lui reste ces mêmes vices qui l'ont porté à leur rendre ses (571) hommages. Il subit donc l'empire d'une triple concupiscence: l'orgueil, la volupté et la curiosité. Non, de tous ceux qui ne veulent rien adorer, vous n'en trouverez aucun qui ne se plonge dans les plaisirs de la chair, ou qui n'aspire à une vaine domination, ou qui ne soit sottement épris de quelque curiosité. Malheureux ignorants qui s'attachent aux frivolités pour y trouver leur bonheur!

Mais de gré ou de force, chacun s'attache nécessairement aux moyens où il veut trouver le bonheur. On court partout où on les voit, et l'on craint tout ce qui semble pouvoir les ravir. Or une faible étincelle, un chétif insecte, ne peuvent-ils pas à chaque instant les enlever? Et sans signaler d'innombrables accidents, le temps lui-même ne détruit-il pas impitoyablement tous les biens périssables? Aussi comme ce monde les renferme tous, ceux qui par esprit d'indépendance se refusent à toute adoration, subissent l'esclavage de tout ce qui existe en ce monde.


70. Ils sont donc réduits à cet excès de misère, entièrement dominés par leurs penchants coupables, victimes de la chair, de l'orgueil, ou de la curiosité, peut-être de deux de ces passions, ou même de toutes ensemble. Néanmoins, tant qu'ils sont sur le chemin de la vie, ils peuvent les attaquer et les vaincre, pourvu qu'ils croient d'abord ce qu'il ne leur est point donné de comprendre et qu'ils ne s'attachent point au monde: «Car tout ce qui est dans le monde, disent les livres divins, est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et ambition du siècle (1).» L'Écriture désigne ainsi les trois passions que nous venons de nommer: elle appelle concupiscence de la chair la recherche des plaisirs honteux, concupiscence des yeux, la curiosité, et ambition du siècle, l'orgueil.


71. Triple tentation que la Vérité a subie après s'être faite homme, afin de nous enseigner à la repousser. «Ordonne que ces pierres soient du pain,» dit le tentateur. «L'homme, répond cet unique Maître, ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu.» Ainsi nous apprend-il à dompter les entraînements de la volupté, à ne pas même écouter les conseils de la faim. Mais peut-être l'éclat de la domination temporelle pourrait l'éblouir, lui que la volupté n'a pu corrompre. Tous les royaumes de la terre lui sont donc montrés:


1. Jn 2,16

«Je te les donnerai tous, si tu te prosternes pour m'adorer.» Il est répondu au tentateur: «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui.» Ainsi notre maître foule aux pieds l'orgueil. Il triomphe également des séductions de la curiosité. Le tentateur ne le pressait de se précipiter du haut du temple que pour faire un essai; mais il demeure invincible et sa réponse nous apprend que pour connaître Dieu, il est inutile de lui demander des preuves visibles de ce qu'il est «Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu (1).» Ainsi celui que nourrit intérieurement la parole de Dieu ne doit pas chercher la volupté dans le désert de ce monde. Celui qui est soumis à Dieu seul n'aspire point à se produire sur la montagne, n'ambitionne point l'élévation terrestre. Et si le spectacle éternel de l'immuable Vérité ravit l'esprit, il ne faut point quitter cette élévation et abaisser nos regards sur les biens inférieurs et passagers.



CHAPITRE XXXIX. COMMENT L'HOMME PEUT TRIOMPHER DE LA VOLUPTÉ.


72. Qu'y a-t-il donc encore qui ne puisse aider l'âme à se rappeler sa première beauté perdue, quand ses vices mêmes peuvent lui en fournir le moyen? Ainsi la sagesse divine atteint avec vigueur d'une extrémité à l'autre (2); par elle le souverain architecte coordonne toutes ses oeuvres vers la beauté d'une même fin; dans sa miséricorde, il n'a été jaloux d'aucune des beautés qu'il pouvait créer à quelque degré que ce fût et en faisant que nul ne se pelisse séparer de la vérité même, sans en rencontrer quelques vestiges. Examine à quoi tiennent les plaisirs des sens, n'est-ce point à des rapports de convenance? Car si l'opposition produit la douleur, la convenance engendre le plaisir. Sache donc où est l'accord parfait, mais ne va pas au dehors, cherche en toi-même; la vérité réside dans l'homme intérieur; et si ta nature te paraît trop inconstante, élève-toi plus haut. Mais souviens-toi que t'élever au-dessus de toi, c'est t'élever au-dessus de la raison. Monte donc jusqu'au foyer où s'allume le flambeau de cette raison. Où doit tendre en effet tout bols raisonnement, si ce n'est à la vérité? Car la vérité ne se


1. Mt 4,1-10 Lc 4,2-12 - 2. Sg 8,1

572

découvre point à elle-même par le raisonnement, c'est à elle que le raisonnement conduit. Vois donc ici une convenance que tu ne pourras retrouver nulle part aussi parfaite, et demeures-y attaché. Sache reconnaître que tu n'es point ce qu'est cette vérité, car elle n'a point à se chercher; et c'est en la cherchant, non dans l'espace, mais par les désirs de ton âme, que tu as pu la trouver. Ainsi l'homme intérieur pourra s'unir à l'être mystérieux qui habite en lui, et trouver dans cette union non des plaisirs grossiers et charnels, mais la volupté spirituelle et suprême.


73. Peut-être ne comprends-tu pas ceci, et doutes-tu de la vérité de mes paroles? Regarde au moins si tu n'es pas sûr de ton doute; et si tu en es certain, cherche ce qui te donne cette certitude. Non assurément, tu n'auras pas pour te guider les rayons du soleil, mais la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). Elle ne se montre point aux yeux du corps, ni aux regards arrêtés sur les vains fantômes que ces mêmes yeux leur ont apportés; mais elle apparaît à ceux qui savent dire à ces imaginations: Ce n'est point vous que je cherche, et ce n'est point par vous que je vous juge; je condamne ce que je trouve en vous de difforme, et j'agrée les beautés que j'y rencontre. Car ce qui dirige en moi le blâme et la louange surpasse encore ces beautés. Aussi je le préfère non-seulement à votre beauté, mais aussi à tous les corps où je vous ai puisées.

As-tu compris cette règle? tu peux ainsi la formuler: celui qui connaît son doute, connaît une chose vraie: or il est certain de ce qu'il connaît, donc il est certain de ce qui est vrai, et en doutant de la vérité, il trouve en lui ce qui doit mettre fin à son doute. Mais rien n'est vrai que par la vérité: il ne doit donc point douter de la vérité, s'il peut douter de quoi que ce soit. De plus, comprendre ceci, c'est voir par cette lumière qui ne brille ni dans le temps ni dans l'espace, ni au milieu des images que le temps et l'espace peuvent fournir. Et ces vérités pourraient-elles s'altérer, quand même le raisonnement serait anéanti, ou irait se perdre dans les grossières conceptions des hommes charnels? Car le raisonnement n'a point créé ces vérités, il les a constatées. Donc avant d'être découvertes, elles existent, et c'est pour nous renouveler qu'elles se manifestent à nous.

1. Jn 1,9



CHAPITRE XL. DE LA BEAUTÉ CORPORELLE ET DE LA VOLUPTÉ CHARNELLE. - PEINE DU PÉCHÉ.


74. Ainsi l'homme intérieur renaît à une nouvelle vie et chaque jour se détruit l'homme extérieur (1). Le premier considère celui-ci, et en le comparant à soi, il le trouve difforme; mais considéré en son rang l'homme extérieur est beau; il aime dans les corps la convenance, et corrompt ce qu'il s'approprie, c'est-à-dire ce qui l'alimente. Ces aliments se corrompent en ce sens qu'ils perdent leur nature pour entrer dans la composition de nos différents organes, y renouveler ce qui est usé, et y prendre une forme nouvelle et convenable. L'action vitale les juge en quelque sorte: les uns donc servent à former cette beauté visible, ceux qui n'y sont point propres s'échappent comme superflus. Et parmi ces derniers, les uns plus grossiers retournent à la terre pour revêtir des formes nouvelles; d'autres s'exhalent de tous les pores; d'autres enfin pénètrent dans les organes les plus secrets de tout l'être vivant pour le rendre capable de se reproduire, et provoqués par l'union des sexes, ou seulement par l'image de cette union, ils descendent du sommet de la vie au milieu des voluptés grossières. Dans le sein maternel et durant des temps déterminés, ils se rendent à la place désignée, pour former chaque membre dans chaque partie du corps; et si l'harmonie n'a point été violée, la lumière ajoute son coloris, il naît un enfant que l'on dit beau et dont la vue excite le plus ardent amour dans ceux qui s'y attachent. Ce charme pourtant est moins le produit de la forme vivante, que de la vie elle-même; car si cet être vivant nous aime, il a pour nous des attraits plus séduisants: s'il nous hait, sa vue nous irrite, nous est insupportable, quand même sa beauté charmerait les regards. Telle est le domaine de la volupté charnelle: telle est l'infime beauté. Elle est soumise à la corruption, sans quoi on en prendrait une trop haute idée.


75. Mais admire ici l'action de la Providence elle ne condamne point comme mauvaise cette volupté, puisqu'elle conserve si visiblement les traces des nombres primitifs, et de la sagesse de Dieu qui est sans nombre; mais elle


1. 2Co 4,16

573

lui assigne le dernier rang; et pour nous inviter à rechercher le bien immuable, elle mêle à ce genre de plaisirs les douleurs, les maladies, le désordre dans les membres, le trouble de la physionomie, les agitations de l'âme et les colères. Elle emploie à répandre ces amertumes le bas ministère de ces êtres que l'Ecriture appelle exterminateurs et anges de colère, et qui heureux de faire le mal ne savent quel utile résultat ils travaillent à assurer. A ces anges sont semblables les hommes qui font leur bonheur des misères d'autrui et qui ne voient ou ne veulent voir dans nos égarements que des motifs de joie et des divertissements de théâtre. Ainsi les souffrances de la vie sont pour les justes un enseignement, une épreuve; elles lui assurent la victoire, le triomphe et la liberté. Pour les méchants, c'est la déception, le tourment, la défaite, la condamnation et l'esclavage. Ils sont les esclaves non du souverain Seigneur, mais de ses derniers ministres, de ces anges qui se repaissent des douleurs et de la misère des réprouvés et à qui la méchanceté fait un supplice de la délivrance des justes.


76. Ainsi la mission et la fin de toutes les créatures concourent à la beauté de l'univers; et les détails qui nous font peine s'harmonisent parfaitement dans l'ordre général. En effet peut on juger d'un édifice par un seul de ses côtés, de la beauté d'un homme par sa chevelure, de sa parole par le mouvement de ses doigts, du cours de. la lune par ses phases de quelques jours? Ces sortes de créatures sont placées au dernier rang parce que en elles la beauté de l'ensemble se compose de parties imparfaites; et pour bien apprécier leur mérite, soit dans le repos, soit dans l'action, il faut les considérer tout entières. Appliqué au tout ou à la partie, notre jugement est beau quand il est vrai: il est même supérieur au monde entier, et en jugeant ce monde selon la vérité, nous ne nous attachons à aucune de ses parties. Quant à l'erreur qui s'attache à quelque portion de ce monde, elle porte en elle-même sa difformité. Mais comme le noir donne du lustre à l'ensemble d'un tableau, ainsi l'immuable Providence dispose tellement toute cette mêlée de la vie, qu'elle traite différemment les vaincus et les vainqueurs, les combattants et les spectateurs, différemment encore les âmes paisibles qui ne cherchent qu'à contempler Dieu. Dans tout, en effet, il n'y a de mal que le péché et la peine du péché, c'est-à-dire la volontaire séparation de l'Etre souverain et le supplice involontaire causé par le dernier des êtres, en d'autres termes: la liberté de la justice et la servitude du péché.



CHAPITRE XLI. LA PEINE INFLIGÉE AU PÉCHEUR CONTRIBUE A L'ORDRE GÉNÉRAL.


77. L'homme extérieur s'anéantit ou par les progrès de l'homme intérieur, ou par sa propre défaillance. Quand il s'anéantit par les progrès de l'homme spirituel, c'est pour se relever plus parfait, et recouvrer son intégrité au son de la dernière trompette, et il ne pourra plus alors ni corrompre ni être corrompu. Mais s'il se dégrade lui-même, il tombe en des beautés d'un ordre inférieur, c'est-à-dire sous la justice du châtiment. Je parle ici de beautés, car rien n'est dans l'ordre qui ne soit beau; et comme dit l'Apôtre (1), «Tout ordre vient de Dieu (2).»

Nous devons avouer qu'un homme dans les pleurs est préférable à un brillant vermisseau: cependant je pourrais, sans mentir, louer longuement cette chétive créature, faire remarquer l'éclat de ses couleurs, la délicatesse de ses formes, l'accord parfait entre la tête et le milieu, entre le milieu et l'extrêmité; l'unité reproduite autant qu'elle peut l'être dans cette humble nature: car il n'est rien d'un côté, qui ne se voie de l'autre avec d'égales dimensions. Que dirai-je ensuite de la vie qui anime ce petit corps? comme elle le meut avec mesure, comme elle cherche ce qui convient, comme elle sait selon ses forces, vaincre où éviter les obstacles! et rapportant tout à la conservation, ne révèle-t-elle pas mieux que le corps l'unité supérieure, qui a créé toutes les natures? J'ai parlé d'un vermisseau doué de vie: mais que n'ont pas dit plusieurs auteurs sans exagération pour louer la cendre même, la pourriture (3)? Quand donc je parle de l'âme humaine qui toujours et partout l'emporte sur tous les corps, faut-il s'étonner que j'admire l'ordre dont elle fait partie, que je voie ses châtiments produire de nouvelles beautés? Malheureuse, elle n'est pas où doivent être les bienheureux, mais où il convient que soient les malheureux.


1. I Rétract. ch. 13,n. 7. - 2. Rm 14,1 - 3. Caton cité par Cicéron.

574


78. Que personne ne nous trompe; tout ce qui est justement blâmé est rejeté en comparaison de ce qui est meilleur (1).

Or toute créature, fût-elle la dernière, la moins digne de notre estime, est encore préférable au néant: de plus on n'est jamais bien, tant qu'il est possible d'être mieux. Si donc il nous est donné de pouvoir jouir de la vérité même, il ne convient pas de nous arrêter sur quelques-unes de ses traces, et bien moins encore sur ses derniers vestiges en nous attachant aux plaisirs de la chair. Ainsi domptons les séductions et les douleurs de cette passion. Si nous sommes hommes, soumettons cette femme. Sous notre conduite elle deviendra meilleure, et perdra le nom de passion pour prendre celui de tempérance. Car si elle nous conduit et nous impose ses volontés, elle s'appelle passion et débauche, et nous, légèreté et folie. Suivons le Christ notre chef, afin d'être suivis à notre tour par celle dont nous sommes le chef. Ce commandement peut être adressé également aux femmes, non par droit marital, mais par droit fraternel; car en vertu de ce droit il n'y a dans la société du Christ ni homme ni femme. Celles-ci ont reçu également quelque chose de viril, pour dompter l'attrait des voluptés efféminées, pour servir le Christ et commander à la passion. C'est le spectacle que présentent depuis la formation du peuple chrétien une foule de vierges et de veuves, beaucoup de femmes soumises au mariage, mais sachant en observer les devoirs dans l'union fraternelle. Quant à cette partie de nous-mêmes que Dieu nous commande de dominer, sur laquelle il nous excite et nous aide à rétablir notre autorité, si par négligence ou par impiété, l'homme, c'est-à-dire l'esprit et la raison, se laisse dominer par elle, quelle honte et quelle indignité 1 Mais il mérite dans cette vie et il obtiendra réellement dans l'autre la destinée et la place que juge convenable le Maître suprême, le Souverain Seigneur. Ainsi donc il n'est aucune difformité qui souille l'univers considéré dans son ensemble.



CHAPITRE XLII. LA VOLUPTÉ CHARNELLE, INVITE ELLE-MÊME A CHERCHER L'UNITÉ.


79. Par conséquent, avançons pendant que le jour est pour nous, c'est-à-dire pendant


1. Rétract. ch. 13,n. 8

qu'il nous est donné de faire usage de la raison pour nous tourner vers Dieu; pour mériter d'être éclairés par son Verbe, la véritable lumière, et n'être pas enveloppés dans les ténèbres (1). Le jour, c'est l'éclat de cette lumière «qui éclaire tout homme venant en ce monde (2).» - «Tout homme,» est-il écrit; car il peut user de sa raison, et chercher pour se relever un point d'appui où il est tombé.

Si donc on aime les voluptés charnelles, qu'on les considère avec attention; et si l'on y découvre les vestiges de quelques nombres, qu'on cherche où sont les nombres dégagés de la matière; car là se trouve davantage l'unité. Sont-ils ainsi dans le mouvement vital, principe de la reproduction? il faut les y admirer plutôt que dans le corps lui-même. Car si les nombres étaient matériels dans la semence comme la semence elle-même, de la moitié d'une graine de figue naîtrait une moitié d'arbre, et pour la génération des animaux, si la matière séminale n'était pas non plus tout entière, elle ne pourrait produire l'être tout entier, et un seul germe si petit ne pourrait avoir une force illimitée de reproduction. Mais un seul germe est si fécond qu'il suffit pour propager indéfiniment pendant des siècles et selon sa nature les moissons par les moissons, les forêts par des forêts, les troupeaux par les troupeaux, les peuples par les peuples; et pendant une si longue succession, il n'est pas une feuille, pas un cheveu qui ne trouve sa raison d'être dans cette première et unique semence.

Voyons ensuite quels harmonieux et suaves accords retentissent dans les airs au chant du rossignol. Jamais le souffle de ce petit oiseau ne les reproduirait au gré de ses caprices, s'il ne les trouvait comme imprimés immatériellement dans le mouvement même de la vie. Nous pouvons observer le même phénomène dans tous les autres animaux privés de raison, mais doués de sensibilité. Il n'en est aucun qui dans le son de la voix, ou dans tout autre mouvement de ses organes, ne produise un nombre et une mesure propres à son espèce. La science ne les lui a point communiqués, il les trouve dans sa nature, dont les limites ont été fixées par la loi immuable de toutes les harmonies.


1. Jn 12,35 - 2. Jn 1,9

575



CHAPITRE XLIII. L'HOMME DÉCOUVRE L'ORDRE ET LES PROPORTIONS DANS L'ESPACE ET LE TEMPS. - L'ORDRE PROCÈDE DE L'ÉTERNELLE VÉRITÉ.


80. Revenons à nous-mêmes et mettons de côté ce qui nous est commun avec les arbustes et les animaux. Toujours l'hirondelle bâtit son nid de la même manière; ainsi en est-il de chaque espèce d'oiseaux. Mais pour nous, comment se fait-il que nous puissions apprécier ces formes qu'ils recherchent, le degré de perfection qu'ils y atteignent, et que comme les maîtres de toutes ces configurations nous sachions en mime temps varier à l'infini la forme de nos édifices et des autres oeuvres matérielles? D'où nous vient de comprendre que ces niasses visibles de la matière sont proportionnellement grandes ou petites; pourquoi un corps si tenu qu'il soit peut être partagé en deux, et par conséquent divisé à l'infini; qu'en conséquence, d:un grain de millet à une de ses parties la différence peut être la même que du monde entier à notre corps et qu'il est pour cette faible partie aussi grand que le monde est pour nous; que ce monde lui-même tire sa beauté de la beauté de ses formes et non de son volume; qu'il paraît grand non à cause de sa longue étendue, mais à cause de notre petitesse, c'est-à-dire de celle de tous les animaux dont il est peuplé; et que comme ceux-ci peuvent se diviser à l'infini, ils sont petits non en eux-mêmes, mais comparés à d'autres, surtout à l'ensemble de tout cet univers? Nous ne pouvons apprécier d'une autre manière le temps qui s'écoule: car toute quantité peut être, dans le temps comme dans l'espace, réduite à sa moitié. Si courte qu'elle soit, elle commente, se continue et finit; elle est donc nécessairement à sa moitié, lorsqu'on la partage au point où elle commence à incliner vers sa fin. D'après cela une syllabe est brève, si on la compare à une plus longue; une heure d'hiver est de courte durée, comparée à une heure d'été (1). Ainsi trouvons-nous courte une heure comparée au jour entier, le jour comparé au mois, le mois à l'année, l'année au lustre, le lustre à un espace plus long, le plus long


1. Les anciens divisaient le jour en 12 heures égales, plus longues par conséquent en été qu'en hiver.

espace à toute la durée du temps; et ce n'est ni la durée, ni l'étendue, mais un ordre plein de sagesse qui donne la beauté à cette succession si pleine d'harmonie et si bien graduée dans le temps et dans l'espace.


81. Mais la mesure même de l'ordre vit dans l'éternelle vérité sans s'étendre comme les corps, sans passer avec les années; sa puissance l'élève au-dessus de tout lieu, son immuable éternité au-dessus de tous les temps. Sans lui cependant la longueur de l'étendue ne peut être ramenée à l'unité, ni la succession des temps se compter sans erreur, le corps même ne peut être corps, ni le mouvement être mouvement. Il est cette unité première qui n'a ni matière ni mouvement, soit dans le fini, soit dans l'infini. Car il ne change, ni selon les lieux, ni selon les temps; cette unité souveraine étant le Père même de la vérité, le Père de la divine Sagesse, qui est appelée sa ressemblance, parce qu'elle l'égale en tout; et son image parfaite, parce qu'elle procède de lui. Et comme elle procède de lui tandis que les autres êtres ne sont que par lui, on a raison de la nommer encore son Fils. Elle est la forme première et universelle, réalisant dans toute sa perfection l'unité de celui de qui elle tient l'être; en sorte que toutes les autres existences doivent se conformer à ce modèle parfait pour être semblables au principe de toute unité.



CHAPITRE XLIV. TOUT EST RAMENÉ A DIEU PAR LA CRÉATURE RAISONNABLE.


82. Parmi ces êtres, les uns sont non-seulement par cette sagesse, mais encore pour elle: telles sont les créatures douées de raison et d'intelligence, et parmi elles l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu: autrement il ne pourrait contempler l'immuable vérité. D'autres sont formées par elle, mais non point directement pour elle; car si la créature raisonnable s'attache à son Créateur, de qui, par qui et pour qui elle est, elle commande à tout le reste: à cette vie infime qui la touche et l'aide à dominer le corps; au corps lui-même, à cette nature, à cette essence du dernier degré; elle le maîtrisera à son gré, sans éprouver de sa part aucune pénible résistance, parce que loin de lui demander le bonheur, de le rechercher par lui, elle (576) le tiendra de Dieu immédiatement. Aussi quand le corps aura été réhabilité et purifié, elle en dirigera tous les mouvements, sans redouter ni affaiblissement, ni difficulté. «A la résurrection, il n'y aura plus ni femmes, ni maris, mais ils seront comme les anges dans le ciel (1). L'estomac est pour la nourriture et la nourriture pour l'estomac, mais un jour Dieu détruira l'un et l'autre (2). Parce que le royaume de Dieu n'est point le boire et le manger, mais la justice, la paix et la joie (3).»


83. Ainsi nous trouvons jusque dans la volupté charnelle ce qui nous apprend à la mépriser: le mal n'est point dans la nature du corps, il consiste à s'attacher honteusement au dernier des biens, quand on peut aimer et posséder les premiers. Le cocher précipité de son char et expiant sa témérité, accuse de son malheur tout ce qui l'entoure. Mais plutôt qu'il appelle à son secours; et si le souverain Maître daigne l'entendre, si on arrête les coursiers offrant un nouveau spectacle de sa chute, et prêts à donner, si l'on ne porte secours, celui de son trépas; qu'aussitôt remis sur son siège, élevé au-dessus des roues, il ressaisisse les rênes et dirige avec prudence les chevaux redevenus dociles; il reconnaîtra alors comme tout est bien disposé dans ce char et cet attelage, qui naguère prêt de se briser, l'exposait lui-même après avoir perdu dans sa course la mesure convenable. C'est ainsi que s'est débilité notre corps, lorsque l'âme trop avide au paradis terrestre saisit le fruit défendu, malgré les prescriptions du médecin qui devait la sauver pour l'éternité.



CHAPITRE XLV. LES EXCÈS DE L'ORGUEIL NOUS ENSEIGNENT AUSSI LE CHEMIN DE LA VERTU.


84. Si donc cette chair visible, qui dans sa corruption, ne peut plus prétendre à la vie bienheureuse, nous enseigne à le reconquérir, lorsque du souverain bien, nous sommes descendus au dernier de tous, quelles leçons plus vivantes se retrouvent dans le désir des distinctions et des honneurs, dans l'orgueil et les pompes de ce monde? Que veut l'homme en effet dans ces aspirations, si ce n'est d'être seul pour tout dominer, s'il était possible, cherchant ainsi à imiter en mauvais sens la toute-


1. Mt 22,30 - 2. 1Co 6,13 - 3. Rm 14,17

puissance de Dieu? S'il l'imitait en se soumettant à ses divins préceptes, il serait par lui le maître de tout; et il ne serait point dégradé jusqu'à redouter l'approche d'un vil animal, pendant qu'il veut commander aux hommes. L'orgueil recherche donc aussi à sa manière l'unité et la toute-puissance; mais il la veut dans le domaine des biens temporels qui passent tous comme l'ombre.


85. Nous voulons être invincibles, c'est bien, ce désir de notre âme vient de Dieu, qui l'a créée à son image; mais il fallait accomplir sa loi, elle qui nous eût rendus invincibles. Or, depuis que celle dont les paroles nous ont honteusement séduits, subit elle-même les douleurs de l'enfantement, il nous faut supporter le travail sur la terre et nous sommes ignominieusement vaincus par tout ce qui peut nous troubler, nous épouvanter. Ainsi nous ne voulons pas être vaincus par des hommes, et nous ne pouvons vaincre la colère 1 Est-il rien de plus affreux que cette ignominie? Nous savons qu'un homme est ce que nous sommes; s'il a des vices, il n'est point le vice lui-même. Combien donc il serait plus honorable pour nous d'être vaincus par un homme plutôt que par le vice? Qui ne reconnaît que l'envie est un cruel penchant dont il faut subir l'impitoyable despotisme, quand on ne veut point plier pour des intérêts temporels devant les circonstances? Il est donc plus convenable aussi d'être vaincu par un homme que de l'être par l'envie ou toute autre passion.




Augustin, vraie religion. - CHAPITRE XXXV. COMMENT NOUS DEVONS NOUS REPOSER DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU.