Augustin, de l'utilité de la foi. - CHAPITRE VII. OU CHERCHER LA RELIGION VÉRITABLE?

CHAPITRE VII. OU CHERCHER LA RELIGION VÉRITABLE?


14. Maintenant j'achèverai ce que j'ai commencé; mais, sans chercher à t'exposer en ce moment la foi catholique, je t'engagerai à en scruter les mystères, et pour cela je te ferai voir comment ceux qui s'intéressent à leur âme, peuvent espérer de la faveur divine trouver la vérité. Chacun sait que celui qui recherche la vraie religion, croit déjà à l'immortalité de l'âme à qui cette religion est utile, ou encore qu'il veut trouver cette immortalité dans la religion même. Toute religion a donc l'âme pour cause; car la nature (41) du corps, quelle qu'elle soit, n'inspire ni souci ni inquiétude, surtout après la mort, à celui dont l'âme a en vue d'être heureuse. Ainsi donc la religion, même la plus vraie, s'il en est une, a été établie à cause de l'âme et de l'âme seule. Mais cette âme, (nous verrons par quel motif, ce qui est fort obscur, je l'avoue); cette âme commet des erreurs et des fautes, comme nous le voyons, jusqu'à ce qu'elle atteigne et possède la sagesse, et peut-être cette sagesse est-elle la vraie religion. Est-ce là te renvoyer à des fables? Te forcé-je à croire quelque chose sans motif, au hasard? Je dis que notre âme, entourée, enveloppée de toutes parts d'erreur et d'ignorance, cherche le chemin de la vérité, s'il en est un. Si les choses ne se passent pas ainsi en toi, pardonne-moi mon langage, et fais-moi part de ta sagesse, je te prie; mais si tu reconnais en toi ce que je dis là, examinons la vérité ensemble.


15. Figure-toi que jusqu'ici nous n'avons entendu personne encore nous parler de la religion. C'est là pour nous une chose nouvelle, une affaire à examiner. Sans doute que s'il existe une religion, il faut chercher des maîtres qui nous l'enseignent. Suppose que nous en avons trouvé n'ayant pas les mêmes idées, et désirant nous attirer à eux par des opinions différentes, mais qu'il en est quelques-uns dont la renommée pour le moment brille entre tous, et occupe l'attention de presque tous les peuples. C'est une grande question de savoir si ces derniers possèdent la vérité; mais ne faut-il pas tout d'abord les connaître, pour que notre erreur, bien naturelle, puisque nous sommes mortels, semble, tant qu'elle durera, partagée par le genre humain lui-même?


16. Mais, diras-tu, la vérité ne se trouve que chez un petit nombre d'hommes. Tu sais donc déjà ce qu'elle est, si tu sais chez qui elle est. Ne t'avais-je pas dit, il y a un instant, de la chercher avec moi comme si nous étions des novices? D'après la nature même de la vérité, tu penses donc que peu d'hommes la possèdent, mais tu ne sais pas qui ils sont; eh quoi? ces hommes peu nombreux qui connaissent le vrai, n'exercent-ils pas sur la multitude une autorité puissante, et ne voit-on pas de cette multitude sortir un petit nombre d'hommes seulement, capables de pénétrer ces mystères? Ne voyons-nous pas combien est petit le nombre de ceux qui atteignent à la haute éloquence, bien que dans tout l'univers les écoles des rhéteurs soient fréquentées par une foule bruyante de jeunes gens? Est-ce que, effrayés de la multitude des ignorants, ceux qui veulent devenir de bons orateurs, croient devoir étudier les discours de Cécilius ou d'Erucius plutôt que ceux de Cicéron? Tous vont aux oeuvres que le témoignage de nos pères a consacrées. La foule des ignorants cherche à s'instruire des mêmes choses que le petit nombre des savants a cru devoir apprendre; mais fort peu les comprennent, bien moins encore les pratiquent, quelques-uns seulement s'y distinguent. La vraie religion ne serait-elle pas quelque chose de semblable?

La multitude des ignorants ne fréquente-t-elle pas les églises, sans être pour cela une preuve que personne d'entre eux soit profondément versé dans les mystères de la foi? Et cependant, si ceux qui étudient l'éloquence étaient aussi peu nombreux que les hommes éloquents, jamais nos parents ne croiraient devoir nous confier à de pareils maîtres. Ainsi donc, puisque la multitude qui se compose en grande partie d'ignorants, nous invite à ces études, et nous fait aimer ce qui ne peut être que le partage d'un petit nombre, pourquoi, quand il s'agit de la religion, ne pas accepter un motif semblable, et le mépriser peut-être au grand préjudice de notre âme? Si le petit nombre de ceux qui pratiquent le culte de Dieu dans toute sa vérité et sa sincérité, voient cependant leurs opinions partagées par la multitude, malgré les passions,qui l'entraînent et l'obscurité de son intelligence, ce dont on ne saurait douter; je te le demande, que pourrions-nous répondre à celui qui blâmerait notre légèreté et notre indolence, et qui nous verrait si peu empressés à écouter les docteurs sur des vérités que nous avons à coeur de connaître? La multitude m'a retenu? Mais pourquoi, s'il s'agit d'étudier les arts libéraux, qui sont à peine de quelque utilité pour la vie présente, ou d'amasser de l'argent, ou d'arriver aux honneurs, ou d'acquérir et de conserver une bonne santé, ou de jouir enfin des douceurs de la vie, pourquoi, quand tous se livrent à des soins si rarement couronnés d'un plein succès, n'en est-on pas détourné par la multitude?


17. Mais dans ces livres il y a des absurdités. Qui l'affirme? Des ennemis de l'Eglise sans doute; pour quel motif, pour quelle (42) raison, peu importe; il ne s'agit pas de cela maintenant, il suffit que ce soient des ennemis. Eu les lisant, j'ai pu en juger par moi-même. Eh quoi! si tu n'entendais rien à l'art des poètes, tu n'oserais pas toucher à Térentianus Maurus sans le secours d'un maître; on a recours à Asper, à Cornutus, à Donatus, et à une foule d'autres, pour pouvoir entendre le premier venu de ces poètes dont les pièces obtiennent les applaudissements du théâtre; et quand il s'agit de ces livres qui, tout décriés qu'ils peuvent être, n'en sont pas moins saints et remplis de choses divines, de l'aveu du genre humain tout entier; tu te jettes dessus sans guide, tu oses porter sur eux un jugement sans consulter un maître; et si tu rencontres certaines choses qui paraissent absurdes, tu n'en accuses pas ton incapacité et la corruption dont ce monde a souillé ton âme et celle de tous les insensés; tu préfères t'en prendre à ces livres qui ne sauraient être entendus par des personnes de ton caractère!

Cherche un homme à la fois pieux et instruit, ou qui, de l'avis d'un grand nombre, soit réputé tel que ses leçons puissent te rendre meilleur et sa science plus habile. Tu ne le trouves pas facilement? Donne-toi de la peine pour le trouver. Il n'y en a pas dans le pays que tu habites? Quel motif pourrait te faire entreprendre un voyage plus utile? On n'en connaît point du tout, ou bien il n'y en a pas sur le continent? Prends la mer. Situ n'en trouves point au rivage où tu débarqueras, va-t-en jusqu'en ces contrées où se sont passés, dit-on, les événements contenus dans ces livres. Est-ce là ce que nous avons fait, mon cher Honorat? Et cependant cette religion peut-être très-sainte (car j'en parle encore comme si c'était chose douteuse), dont le culte a déjà envahi l'univers tout entier, nous autres, chétifs enfants, nous avons porté sur elle une sentence de condamnation 1 Mais si ces détails qui, dans ces mêmes Ecritures, semblent blesser quelques ignorants, ont été placés là pour que, en lisant des choses qui répugnent au bon sens d'un homme quelconque, à plus forte raison d'un homme sage et saint, nous en cherchions avec beaucoup plus de soin la secrète signification? Ne vois-tu pas comment on cherche à interpréter le mignon des Bucoliques, qui a dédaigné, un berger grossier; et comme on prétend que le jeune Alexis, sur lequel Platon passe pour avoir fait un poème érotique, signifie quelque chose de grand, mais qui échappe au discernement des ignorants? On veut ainsi qu'un grand poète ait pu faire entendre sans aucune impiété des chants licencieux.


18. Mais qui pouvait réellement nous arrêter et empêcher nos recherches? Etait-ce la teneur de quelque loi, ou la puissance de nos adversaires, ou un caractère vil chez les prêtres, ou un renom fâcheux, ou la nouveauté de l'institution, ou un culte pratiqué en secret? Rien de tout cela. Toutes les lois divines et humaines permettent de rechercher la foi catholique. Quant à la conserver et à la pratiquer, c'est chose autorisée, du moins parla loi humaine, si on ne sait encore ce que permet la loi divine tant qu'on est dans l'erreur. Notre faiblesse n'a pas à craindre d'ennemi; du reste, si en cherchant la vérité et le salut de notre âme par les voies les plus sûres, nous ne pouvons y arriver, nous n'en devons pas moins poursuivre ce but à travers tous les dangers. Toutes les dignités, toutes les charges se dévouent avec ardeur à ce culte divin; le nom de la religion est ce qu'il y a de plus honorable et de plus éclatant. Qui empêche enfin de voir et d'examiner avec un soin pieux, si cette religion est celle que nécessairement peu d'hommes connaissent et gardent dans toute sa pureté, bien que tous les peuples manifestent pour elle des dispositions favorables?


19. Les choses étant ainsi, suppose, comme je l'ai dit, que,nous cherchions pour la première fois la religion qui doit purifier et fortifier nos âmes; sans aucun doute, il faut commencer par l'Eglise catholique. En effet, les chrétiens sont déjà plus nombreux que les juifs réunis aux adorateurs des idoles. Or, ces mêmes chrétiens, bien qu'il ait parmi eux plusieurs hérésies, que tous les sectaires prétendent être catholiques; et donnent le nom d'hérétiques à ceux qui ne pensent pas comme eux, ces chrétiens, d'un avis unanime, forment une seule Eglise; et cette Eglise, à considérer l'univers entier, est plus nombreuse, et, comme l'affirment ceux qui la connaissent, possède une vérité plus pure que toutes les autres. Il ne s'agit pas ici de cette question de la vérité; ce qui suffit pour nos recherches, c'est que la seule Eglise catholique est celle à laquelle les autres sectes donnent des noms divers, tandis qu'elles-mêmes ont chacune une désignation propre qu'elles n'osent (43) repousser. On peut voir par là, quand nulle influence n'agit sur nos jugements, à quelle église doit être attribué ce nom de catholique, objet de l'ambition de toutes. Mais, pour ne pas entrer inutilement dans une discussion fort longue et superflue, disons que l'Église catholique est certainement la seule où les lois humaines elles -mêmes sont aussi en quelque façon des lois chrétiennes. Je ne veux tirer de là aucune conclusion préjudiciable; je me borne à y voir un point de départ très-favorable pour nos recherches. Il n'est pas à craindre que le vrai culte de Dieu soit dépourvu de toute force propre et ait besoin d'être soutenu par ceux qu'il doit au contraire soutenir; et certainement il est très-heureux que l'on puisse trouver la vérité, là où il n'y a aucun danger ni à la chercher ni à la conserver; si on ne peut la trouver là, c'est alors qu'il faut, au mépris de tous les dangers, aller la chercher ailleurs.



CHAPITRE VIII. COMMENT L'AUTEUR EST DEVENU CATHOLIQUE.


20. Les choses ainsi établies, et, à mon avis, elles sont si justes que je dois gagner ma cause auprès de toi, quel que soit mon adversaire, je vais te faire connaître, autant que possible, la route que j'ai suivie, alors que je cherchais la vraie religion dans cet esprit qui doit, comme je viens de l'exposer, présider à cette recherche. Dès que je vous eus quittés et que j'eus traversé la mer, je me sentis hésitant, incertain de ce que je devais croire, de ce que je devais rejeter. Cette hésitation augmenta de jour en jour du moment où j'entendis cet homme, dont l'arrivée nous était promise, tu le sais, comme celle d'un envoyé du ciel, destiné à lever tous nos doutes, cet homme enfin qu'à part une certaine éloquence, j'ai reconnu être tel que les autres hommes. Je me mis à réfléchir en moi-même, à délibérer longuement, dans cette Italie où j'habitais, me demandant, non pas si je resterais dans cette secte où je me repentais de m'être engagé, mais de quelle manière je trouverais la vérité, pour laquelle, tu le sais mieux que personne, j'ai versé tant de soupirs. Souvent cette vérité me semblait ne pouvoir être trouvée, et, dans le tumulte de mes pensées, je me sentais entraîner vers la philosophie académique. Puis, me reprenant à considérer de toutes mes forces l'esprit humain, si vif, si pénétrant, si perspicace, je me disais que, si la vérité lui restait cachée, c'était uniquement parce que le moyen de la chercher restait caché en elle, et qu'il fallait demander ce moyen lui-même à quelque autorité divine. Restait à savoir quelle était cette autorité, puisque, dans ce conflit d'opinions, chacun promettait de la faire connaître. Devant moi se présentait donc une forêt d'opinions sans issue, dans laquelle je regrettais beaucoup de m'être engagé; et, pendant ce temps, mon esprit était tourmenté sans repos ni trêve du désir de trouver la vérité. Toutefois, je me détachais de plus en plus des Manichéens que j'avais résolu d'abandonner.

Dans une situation si périlleuse, il ne me restait qu'à supplier avec des larmes et d'une. voix lamentable la divine Providence de me' prêter secours. C'est ce que je faisais assidûment, et déjà quelques entretiens de l'évêque de Milan m'avaient à peu près ébranlé, de sorte que je désirais, non sans quelque espoir, étudier dans l'Ancien Testament même, bien des passages qu'on nous avait fort mal présentés, comme tu le sais, et que nous avions en horreur. J'avais enfin résolu d'être catéchumène dans l'église où j'avais été élevé par mes parents, jusqu'à ce. que je pusse trouver ce que je désirais, ou me persuader qu'il fallait renoncer à mes recherches. Aussi eût-il trouvé en moi un disciple bien préparé et fort docile, le maître qui, à cette époque, aurait pu m'instruire. Si donc tu vois que ton âme ait été agitée longtemps comme la mienne et par des soucis semblables, s'il te semble que tu aies déjà été assez ballotté, si enfin tu veux mettre un terme aux ennuis de cette espèce; suis la voie de la doctrine catholique, qui est venue de Jésus-Christ lui-même par les Apôtres jusqu'à nous, et qui passera de nous aux générations futures.



CHAPITRE IX. ÊTRE CROYANT ET ÊTRE CRÉDULE.


21. C'est là une chose ridicule, diras-tu, puisque tous prétendent posséder cette doctrine et l'enseigner. - Que tous les hérétiques aient cette prétention, je ne puis le nier; mais en même temps ils promettent à ceux qu'ils veulent séduire, de rendre raison des choses les plus obscures, et par suite ils blâment surtout l'Église catholique d'imposer à (44) ceux qui viennent à elle l'obligation de croire, tandis qu'eux se glorifient de ne pas imposer le joug de la foi, et d'ouvrir au contraire les sources de la science. Que peut-on avancer, me diras-tu, qui soit plus à leur avantage? C'est une erreur. Leurs promesses ne reposent sur rien de solide; ils n'ont en vue que de se concilier la foule à l'aide de ce mot, la raison. Naturellement l'esprit humain aime qu'on lui tienne ce langage, et sans considérer son état de force et de santé, il veut vivre comme s'il était bien portant, d'une nourriture qui ne convient qu'aux forts, et il court aux poisons que lui verse le mensonge. Pour la vraie religion, à moins de croire d'abord ce que chacun admet ensuite et comprend, s'il se conduit bien et s'il se montre digne d'elle, en un mot, à moins de se soumettre à quelque autorité imposante, il est impossible de s'en bien pénétrer.


22. Mais peut-être ici désires-tu avoir un motif pour te persuader que la foi doit avant la raison te servir de maître. La chose est facile, si toutefois tu m'écoutes sans prévention. Mais, pour plus de commodité, je désire que tu répondes à mes questions, et d'abord que tu me dises pourquoi il te semble que la foi doit être écartée. Parce que, diras-tu, la crédulité même, d'où vient le mot crédule, me semble être un défaut, sans quoi nous n'emploierions pas ce terme comme nous le faisons, dans un sens injurieux. Car si l'homme soupçonneux est répréhensible en ce qu'il soupçonne ce qui ne lui est pas démontré, combien est plus répréhensible l'homme crédule, qui ne diffère du soupçonneux qu'en ce que l'un hésite à admettre ce qu'il ne connaît pas, tandis que l'autre n'hésite point.- Pour le moment, j'admets cette opinion et cette distinction. Mais tu sais aussi que le mot curieux ne s'emploie guère sans une idée de reproche, tandis que le mot studieux implique au contraire une idée d'éloge. Voyons donc, si tu veux bien, la différence qu'il y a aussi pour toi entre ces deux termes. Tu répondras sans doute que, bien que leur conduite à tous deux soit inspirée par un grand désir de savoir, cependant le curieux s'enquiert de choses qui ne le regardent pas, tandis que le studieux s'enquiert de choses qui le regardent. Mais un homme évidemment est intéressé au salut de sa femme et de ses enfants; eh bien! que cet homme, se trouvant en pays étranger, demande avec empressement à tous ceux qui arrivent, comment se portent et ce que font sa femme et ses enfants, assurément il est mû par un grand désir de connaître; et cependant nous ne l'appelons pas studieux, cet homme qui désire vivement connaître, et connaître des choses qui l'intéressent au plus haut point. Tu vois donc que cette définition du mot studieux, n'a rien de solide, puisque tout homme studieux vent connaître, il est vrai, des choses qui le concernent, mais que tous ceux qui agissent ainsi, ne peuvent être appelés de ce nom; il s'applique à celui qui s'enquiert avec empressement de ce qui peut nourrir noblement et embellir son âme. Cependant, nous appelons bien quelqu'un studens, surtout quand nous ajoutons ce qu'il désire entendre dire. On peut aussi appeler studiosus suorum, celui qui n'aime que les siens; toutefois, si l'on n'ajoute pas un complément, je ne,pense pas que l'on puisse dire en général studiosus. Je ne dirais pas d'un homme désireux d'apprendre ce que font les siens, qu'il est studiosus audiendi, à moins que la joie d'apprendre une bonne nouvelle ne lui fît souvent désirer qu'on la lui répétât; mais je dirais qu'il est studens, ne posât-il la question qu'une fois. Revenons maintenant au mot curiosus, et dis-moi: si quelqu'un aimait entendre un conte qui ne lui servît absolument à rien, c'est-à-dire qui ne le concernât pas, et cela, sans le demander d'une façon fatigante et souvent, mais fort rarement, fort tranquillement, à table, ou dans quelque cercle, ou dans quelque réunion, te paraîtrait-il curiosus? Je ne le pense pas; mais il te paraîtrait certainement soucieux de la chose qu'il aimerait entendre raconter. La définition du mot curiosus doit donc être modifiée aussi de la même façon que celle du mot studiosus. Vois s'il n'en est pas de même des termes employés précédemment. Ne doit-on pas éviter d'appeler soupçonneux celui qui a quelquefois quelque soupçon, et crédule celui qui croit quelquefois à quelque chose? Ainsi, de même qu'il y a une grande différence entre l'homme qui désire quelque chose, et l'homme généralement désireux, et aussi entre l'homme qui s'occupe d'une chose et l'homme curieux, il y en a une très-grande aussi, entre l'homme qui croit et l'homme crédule.

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CHAPITRE X. LA FOI EST A LA PORTÉE DE TOUS.


23. Mais, diras-tu, voyons maintenant s'il faut croire quand il s'agit de la religion. Car si nous accordons que croire et être crédule sont deux choses différentes, il ne s'ensuit pas que croire, quand il s'agit de religion, ne soit pas blâmable. Ne pourrait-on pas dire que croire et être crédule sont mauvais tous deux, comme être ivre et1êtreivrogne? - Quand on a une pareille opinion, on ne peut selon moi avoir d'ami. Si en effet il est honteux de croire quelque chose, ou bien on a tort de donner sa confiance à un ami, ou bien, en ne lui donnant pas sa confiance, je ne vois pas comment on appellera du nom d'ami ou soi-même ou quelque autre. Ici tu me diras peut-être: j'avoue que quelquefois il faut croire; mais fais-moi voir qu'en fait de religion, il n'y a pas de honte à croire avant de savoir. - Je vais essayer, si je puis. Je te demanderai donc ce que tu crois être le plus blâmable, d'enseigner la religion à un homme indigne, ou de croire ce que disent ceux qui l'enseignent. Tu ne comprends peut-être pas ce que j'entends par indigne; j'appelle ainsi l'homme qui vient à la religion avec un coeur dissimulé. Tu m'accorderas, je pense, qu'il y a bien plus de mal à découvrir à un tel homme les saints mystères, qu'à avoir confiance en des hommes religieux qui affirment quelque chose sur la religion même. En effet, ce serait mal à toi de répondre autrement. Suppose maintenant que tu as devant toi un homme qui va L'apprendre la religion; de quelle manière lui prouveras-tu que tu vas l'écouter avec sincérité, et qu'il n'y a en toi ni mauvaise foi ni feinte en ce qui a trait à la religion? Tu diras, la main sur la conscience, que tu es parfaitement sincère, tu l'affirmeras avec des paroles de toutes tes forces, mais enfin ce ne seront que des paroles. Car tu ne saurais ouvrir à ton semblable le fond de ton âme pour qu'il y lise dans les replis les plus intimes. Mais s'il te dit: En vérité je vous crois; or n'est-il pas plus juste que vous me croyiez aussi, puisque vous allez recevoir de moi un bienfait, s'il est vrai que je possède quelque chose de la vérité? Ne répondras-tu pas que tu dois le croire?


24. Mais, diras-tu, ne vaudrait-il pas mieux me donner la raison des choses, afin que, partout où cette raison me conduirait, je puisse la suivre sans craindre de m'égarer? C'est possible, mais il est bien difficile que tu arrives à la connaissance de Dieu par la raison. Dis-moi en effet, crois-tu tous les hommes capables de saisir les raisonnements par lesquels on conduit l'esprit humain à l'intelligence de la divinité? ou bien y en a-t-il un certain nombre, ou seulement fort peu? Fort peu, je crois, diras-tu. Crois-tu être du nombre? Tu diras: ce n'est pas à moi à répondre à cette question. Tu crois donc que c'est encore ici au maître à te croire, ce qu'il fait du reste. Rappelle-toi seulement qu'il t'a déjà cru deux fois sans être certain de ta véracité, et toi, alors qu'il te parle,de religion, tu ne veux même pas le croire une seule fois! Mais supposons que tu viennes avec toute la sincérité de l'âme prendre des leçons sur la religion, et que tu sois du petit nombre de ces hommes capables de saisir les raisonnements par lesquels on arrive à la connaissance certaine de la nature divine; les autres hommes qui ne sont pas doués d'un esprit aussi heureux, devra-t-on leur refuser l'entrée de la religion, ou bien les conduire lentement et par degrés jusqu'au fond du sanctuaire? Tu vois tout de suite combien ce dernier parti est plus religieux. En effet, nul homme, désireux d'une chose aussi importante, ne saurait mériter à tes yeux qu'on l'abandonne ou qu'on le repousse. Mais n'es-tu pas d'avis que si cet homme ne croit d'abord parvenir à son but, s'il ne recoure à la prière, et ne se purifie par un certain genre de vie en se soumettant à quelques préceptes élevés et nécessaires, il ne saurait comprendre une doctrine qui est la vérité pure? C'est ta pensée sans doute. Eh bien l ces autres hommes dans la classe desquels je veux bien te ranger, qui peuvent par une raison infaillible saisir très-facilement les secrets divins, quel inconvénient pour eux d'arriver par le chemin que suivent ceux qui commencent par croire? Aucun assurément. Mais cependant, diras-tu, à quoi bon les retarder? Parce que, si leur conduite rie leur nuit pas à eux-mêmes, leur exemple ne laisserait pas de nuire aux autres. Car bien peu d'hommes sentent ce dont ils sont vraiment capables: le pusillanime a besoin d'être poussé, le présomptueux, d'être retenu; afin que l'un ne succombe pas au désespoirs et que l'autre ne soit pas emporté par sa témérité; ce qui est (46) facile à obtenir, si ceux mêmes qui peuvent voler, sont obligés, pour n'être pas un stimulant dangereux, de marcher quelque temps dans la voie qui offre aux autres pleine sécurité.

Telle est la prévoyance de la vraie religion; tel est l'ordre de la divinité, telle est la tradition de la bienheureuse antiquité, tradition conservée jusqu'à nous. Vouloir y porter le trouble et le désordre, c'est tout simplement chercher une voie sacrilège pour arriver à la vraie religion. Ceux qui agissent ainsi ne peuvent arriver à leur but, quand même on admettrait leurs prétentions. Eussent-ils en effet le génie le plus élevé, si Dieu ne les soutient, ils rampent à terre. Or, Dieu nous soutient si, quand nous cherchons à le connaître, nous ne perdons pas de vue la société humaine. Il n'y a pas pour pénétrer dans les secrets du ciel de moyen plus sûr que celui-là. Pour loi, je n'ai rien à répandre à une pareille raison. Comment dire en effet que l'on ne doit jamais croire sans connaître, puisque, à moins de croire quelque chose qui ne peut être démontré d'une manière positive, il n'y a pas d'amitié possible, et que souvent les maîtres ajoutent foi aux comptes de leurs esclaves sans encourir de reproche? Or, quand il s'agit de la religion, quoi de plus étrange que de voir les prêtres du Seigneur nous croire, alors que nous leur promettons de les écouter sincèrement, tandis que nous, nous ne voulons pas croire à ce qu'ils enseignent? Enfin peut-il y avoir une voie plus salutaire que de se mettre d'abord en état de comprendre la vérité, en ajoutant foi à des choses que la volonté divine a établies pour préparer et prédisposer notre âme? ou bien, si l'on est déjà parfaitement propre à comprendre la vérité, d'avancer quelque temps sur une voie parfaitement sûre, plutôt que d'être pour soi-même une cause de danger, et pour les autres un exemple de témérité?



CHAPITRE 11. L'INTELLIGENCE, LA FOI ET L'OPINION.


25. Reste à considérer pour quel motif ne doivent pas être suivis ceux qui promettent de nous conduire par 1a raison. Déjà nous avons dit comment on peut, sans être blâmable, suivre ceux qui nous ordonnent de croire; quant à ces panégyristes de la raison, quelques personnes pensent qu'en allant à eux, loin de mériter des reproches, elles font au contraire une action louable. Mais c'est une erreur. Il y a dans la religion deux sortes de gens dignes d'éloge: les uns qui ont déjà trouvé la vérité, et ceux-là, il faut les considérer aussi comme très-heureux; les autres qui la cherchent avec beaucoup d'ardeur et de loyauté. Les premiers sont donc déjà en possession de la vérité, les autres sont seulement sur le chemin, mais avec la certitude d'y arriver. Le reste des hommes forme trois classes, qui toutes ne méritent que la réprobation et l'anathème. L'une est celle des hommes qui n'ont que des opinions, c'est-à-dire, qui croient savoir ce qu'ils ne savent pas: La seconde comprend ceux qui sentent, il est vrai, qu'ils ne savent pas, mais qui ne s'occupent pas des moyens de trouver. La troisième se compose de ceux qui, sans se figurer qu'ils savent, ne veulent pas chercher. Il y a pareillement dans les esprits humains trois faits analogues et bien dignes d'être remarqués; ce sont comprendre, croire, penser. A les considérer en eux-mêmes, le premier n'est jamais blâmable, le second l'est quelquefois seulement, le troisième toujours. En effet, il y a un grand bonheur à comprendre les choses grandes, honnêtes, divines. Comprendre des choses superflues ne nuit en rien; seulement on s'est peut-être fait tort en les apprenant, parce qu'on leur a sacrifié des études nécessaires. Pour les choses nuisibles, il est malheureux non de les comprendre, mais de les commettre ou de les subir. Qu'un homme sache comment ses ennemis peuvent être tués sans danger pour lui, ce n'est pas le fait de savoir, c'est le désir qui le rend coupable; s'il n'a pas ce désir, qu'y a-t-il de plus innocent que lui? Quant au fait de croire, il est blâmable lorsque -l'on croit sur Dieu quelque chose d'indigne de lui, ou que l'on croit sur l'homme à la légère. Dans tout le reste on n'est pas blâmable de croire quelque chose, si on comprend qu'on ne sait pas cette chose. Je crois, par exemple, que des scélérats conjurés contre Rome ont péri jadis, grâce au courage de Cicéron; or non-seulement je ne sais pas cela, mais même je sais positivement qu'il m'est impossible de le savoir. Quant à se faire des opinions, c'est pour deux motifs une chose très-blâmable, parce qu'on ne peut apprendre quand on s'est persuadé qu'on sait déjà, si toutefois la chose peut être apprise; et que par elle-même la légèreté est le signe d'un (47) esprit mal fait. Un homme a beau croire qu'il sait le trait que je viens de citer sur Cicéron, (du reste rien ne l'empêche d'apprendre ce trait, bien qu'il soit impossible d'en constater la certitude scientifique),, comme il ne comprend pas qu'il y a une grande différence entre connaître une chose par un procédé certain de l'intelligence, ce que nous appelons comprendre, et confier utilement cette chose à la renommée ou aux lettres pour qu'elle soit crue de la postérité, cet homme certainement se trompe, et il n'est pas d'erreur qui n'entraîne un blâme. Ainsi donc, ce que nous comprenons, nous le devons à la raison; ce que nous croyons, à l'autorité; ce que nous nous figurons, à l'erreur. Mais tout homme qui comprend, croit; il en est de même de quiconque se figure une chose; tandis que l'homme qui croit ne comprend pas toujours, et que celui qui se figure une chose ne comprend jamais. Si donc nous rapprochons ces trois choses des cinq espèces de gens dont nous avons parlé un peu plus haut, et dont les deux premières méritent les éloges, tandis que les trois autres sont blâmables; nous trouvons que la première espèce, celle des heureux, croit à la vérité, et que la seconde espèce, composée d'hommes désireux et amateurs de la vérité, croit à l'autorité. Chez ces deux espèces d'hommes la croyance est louable.

Dans la première classe des gens blâmables, composée de ceux qui se figurent savoir ce qu'ils ne savent pas, il y a certainement une crédulité répréhensible. Les deux autres classes qui méritent la réprobation, ne croient rien: ce sont ceux qui cherchent la vérité sans espoir de la trouver, et ceux qui ne la cherchent pas du tout. Il ne s'agit ici que de choses qui ont rapport à quelque science; car dans tout le reste de la vie, je ne vois pas comment un homme pourrait ne rien croire. Du reste ceux qui dans leurs actes disent qu'ils n'admettent que des probabilités, veulent plutôt passer pour ne pouvoir rien savoir que pour ne rien croire. Qui en effet ne croit pas ce qu'il approuve? ou comment ce qu'on admet, si on ne l'approuve pas, peut-il être probable? Ainsi donc on peut compter deux espèces d'adversaires de la vérité: l'une comprend ceux qui attaquent la science seule ment, mais non la foi; l'autre ceux qui condamnent ces deux choses. Ces derniers toutefois peuvent-ils se rencontrer dans la vie humaine, je l'ignore encore. Si je suis entré dans ces détails, c'est pour que nous voyions bien qu'avec la foi, même aux choses que nous ne comprenons pas encore, nous échappons à la légèreté des sceptiques. Car ceux qui disent qu'il ne faut rien croire que ce que nous savons, ne songent qu'à se prémunir contre cette qualification de sceptiques, qualification triste et honteuse, il faut l'avouer. Mais s'ils considéraient attentivement qu'il y a une grande différence entre se figurer que l'on sait, et croire sur la foi de quelque autorité ce, qu'on voit que l'on ne sait pas, ils éviteraient certainement tout reproche d'erreur, d'arrogance et d'orgueil.



CHAPITRE XII. LA SOCIÉTÉ HUMAINE REPOSE SUR LA FOI.


26. Je le demande en effet: si l'on ne doit pas croire ce qu'on ne sait pas, comment des enfants seront-ils soumis à leurs parents, et rendront-ils affection pour affection à des personnes qu'ils ne croiront pas être les auteurs de leurs jours? Car c'est là une chose que la raison est impuissante à faire connaître. En ce qui concerne le père, on croit sur l'intervention et l'autorité de la mère; pour la mère elle-même, on s'en rapporte non à son témoignage, mais à celui des sages-femmes, des nourrices, des serviteurs. Car celle à qui l'on peut dérober son fils pour lui en substituer un autre, ne peut-elle pas, étant trompée, tromper à son tour? Nous croyons cependant à ses paroles, et nous y croyons sans aucune hésitation, parce que nous avouons que nous ne pouvons savoir. Sans cela ne verrait-on pas la piété filiale, ce lien sacré de la société, dédaignée et outragée par le crime? En effet, quel homme est assez insensé pour trouver blâmable celui qui rendrait les devoirs d'usage aux personnes qu'il croirait être ses parents, dut-il se tromper? Qui, au contraire, ne jugerait digne d'extermination celui qui n'aurait pas le moindre amour pour des personnes qui sont peut-être ses parents véritables, parce qu'il craint que son amour ne se trompe d'objet? On peut donner bien des raisons qui prouvent que rien absolument dans la société ne reste debout, si nous sommes décidés à ne rien croire, parce que nous ne pouvons pas avoir une connaissance exacte.


27. Voici maintenant une chose dont j'espère (48) te persuader plus facilement. Quand il s'agit de la religion, c'est-à-dire du culte et de l'intelligence de la divinité, il ne faut pas suivre ceux qui nous défendent de croire en nous promettant si facilement la raison de tout. Personne n'ignore que parmi les hommes il n'y a que des insensés et des sages. J'appelle sages non pas ceux qui sont ingénieux et habiles, mais ceux qui ont, autant qu'il soit possible à l'homme, une connaissance sûre et nette de l'homme lui-même et de Dieu, et dont la vie et les moeurs sont conformes à cette connaissance; tous les autres, au contraire, quelle que soit leur manière de vivre, active ou désoeuvrée, estimable ou blâmable, je les mets au rang des insensés. Les choses étant ainsi, quel homme est assez peu intelligent pour ne pas voir clairement qu'il est plus utile pour les insensés et plus salutaire de se conformer aux préceptes des sages, que de vivre selon leurs propres lumières? Car toute action qui n'est pas bonne est un péché, et il est impossible que ce qui ne vient pas de la droite raison, soit bien. Or la droite raison, c'est la vertu même. Et dans quel homme trouvera-t-on la vertu, si elle n'est pas dans l'âme du sage? Ainsi donc le sage seul ne pèche pas. Par suite tout insensé pèche, si ce n'est dans les actes où il obéit au sage; car les actes de ce genre viennent de la droite raison, et l'insensé ne doit pas être considéré comme le maître de son action, si je puis parler ainsi, quand il est comme l'instrument et le serviteur du sage. Par conséquent, si pour tous les hommes il vaut mieux ne pas pécher que pécher; tous les insensés assurément vivraient mieux, s'ils pouvaient être les serviteurs des sages. Si ce point est sans contredit d'une grande utilité quand il s'agit de choses moins importantes, comme d'acheter ou cultiver un champ, de se marier, d'avoir et d'élever des enfants, enfin d'administrer sa fortune, combien n'est-il pas plus utile quand il s'agit de la religion? Car les choses humaines sont plus faciles à connaître que les choses divines, et dans toutes celles qui ont un caractère plus prononcé de sainteté et de grandeur, le péché est d'autant plus criminel et plus à craindre que nous devons avoir pour ces choses plus de déférence et de respect. Tu vois donc immédiatement que, tant que nous sommes insensés, si nous avons à coeur de mener une vie pure et religieuse, il ne nous reste qu'une chose à faire, chercher des sages dont les conseils puissent nous servir à sentir vivement le joug de notre folie, pendant qu'il pèse sur nous, et à nous en débarrasser un jour.




Augustin, de l'utilité de la foi. - CHAPITRE VII. OU CHERCHER LA RELIGION VÉRITABLE?