Augustin, de la prédestination des Saints.


DE LA PRÉDESTINATION DES SAINTS



Le parti des semi-pélagiens, dans les Gaules, avait pour chef le célèbre Jean Cassien, fondateur de l'abbaye de Saint-Victor, à Marseille. Saint Prosper d'Aquitaine, illustre disciple d'Augustin sur la Grâce, et retiré temporairement à Marseille, était chaque jour le témoin attristé des luttes soutenues par les plus hauts personnages de la Gaule contre la doctrine de l'évêque d'Hippone. Dans une lettre qu'il adressa à ce dernier, il le mit au courant de tout ce qui se passait autour de lui et le supplia de venir en aide à la vérité méconnue. Il cite même au nombre des adversaires le grand évêque d'Arles, Hilaire. Un autre laïque vint unir sa faible voix à celle de saint Prosper; ce fut Hilaire, moine de Syracuse, lequel marque avec plus de précision encore que saint Prosper les divers points sur lesquels les semi-pélagiens des Gaules s'éloignaient de la doctrine de saint Augustin. C'est donc à la prière de ces deux chers fils que saint Augustin composa deux nouveaux livres: celui de la Prédestination des Saints et celui du Don de la Persévérance.

Dans le premier de ces deux livres, le Docteur réunit les preuves les plus frappantes, tirées de l'Ecriture, pour établir que la foi est un don de Dieu, et non pas l'oeuvre,de la volonté humaine; il raconte son erreur à ce sujet depuis l'année 394 jusqu'à l'année 397, époque de ses livres à Simplicien, et cite sa rectification sur ce point. Il parle d'une vocation qui se fait selon le décret de la volonté de Dieu, vocation, qui n'est pas commune à tous les appelés, mais qui est particulière aux prédestinés; il caractérise la différence entre la prédestination et la grâce; l'une est la préparation de la grâce dans les conseils de Dieu, l'autre est le don actuel qu'il nous en fait. On ne saurait lire ces deux livres sans un respect particulier et une sorte d'émotion religieuse, car ce sont les derniers ouvrages que saint Augustin ait achevés.



CHAPITRE PREMIER. SAINT AUGUSTIN SE REND AU DÉSIR QUI LUI EST MANIFESTÉ.


1. Nous connaissons ces paroles de saint Paul aux Philippiens: «Il ne m'est pas pénible, et il vous est avantageux que je vous écrive les mêmes choses (2)» . Toutefois, écrivant aux Galates, et remarquant qu'il avait assez fait pour eux, et qu'il ne leur avait pas épargné le ministère de la parole, le même Apôtre s'écriait: «Du reste, que personne n'exige de moi de nouveaux travaux», ou selon plusieurs manuscrits: «Que personne ne me cause de nouvelles peines (3)». De mon côté, je ne puis taire la peine que j'éprouve, en voyant l'économie de la grâce toujours attaquée malgré le nombre et l'évidence des oracles divins qui en prouvent si bien la gratuité absolue, car la grâce n'est plus une grâce si elle est donnée à cause et en proportion de nos mérites. Toutefois, frères bien-aimés, Prosper et Hilaire, le zèle et la charité avec lesquels vous protestez contre ces erreurs qui ont déjà fait tant de victimes; le désir si pressant que vous me témoignez de recevoir de moi un nouvel ouvrage après tant de livres et de lettres que


1. Voir la lettre de saint Prosper, tom. 3,pag. 55, et celle d'Hilaire, tom, 3,pag. 59. - 2. Ph 3,1 - 3. Ga 6,17

j'ai composés sur cette matière; tout cela m'inspire pour vous une affection que je ne puis dépeindre, et cependant je n'ose dire encore que je vous aime comme je le dois. Voilà pourquoi je ne puis me refuser à vous répondre, et à traiter, non point avec vous, mais par vous, un sujet qui me paraissait épuisé.


2. Dans mes lettres je crois voir ces frères pour lesquels vous déployez un zèle si louable, afin de les détromper sur cette sentence poétique: «Chacun est à soi-même sa propre espérance (1)», et de leur épargner cette condamnation port plus poétique, mais prophétique: «Maudit soit celui qui place dans l'homme son espérance (2)»; il me semble dès lors que je dois les traiter comme l'Apôtre traitait ceux à qui il disait: «Si vous avez quelque autre sentiment de vous-mêmes, Dieu vous révélera ce que vous devez en croire».En effet, la prédestination des saints est pour eux une matière entièrement ignorée; et cependant, s'ils ont sur ce point quelque autre sentiment, Dieu leur révélera ce qu'ils doivent en croire pourvu qu'ils profilent des lumières qui déjà leur ont été données. Voilà pourquoi ces paroles: «Si vous avez quelque autre sentiment de vous-mêmes, Dieu vous révélera ce que vous devez en croire», sont immédiatement


1. Enéide, liv. 11,v. 309. - 2. Jr 17,5

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suivies de celles-ci: «Cependant, pour ce qui regarde les connaissances auxquelles nous sommes déjà parvenus, appliquons-les fidèlement (1)».

Or, ces frères, que vous entourez d'une sainte et affectueuse sollicitude, en sont arrivés à croire avec l'Eglise de Jésus-Christ, la transmission du péché du premier homme au genre humain tout entier, et pour effacer cette souillure l'application nécessaire à chacun de la justice du second Adam. Ils avouent également que la volonté des hommes est prévenue par la grâce de Dieu, et que personne ne peut se suffire à lui-même, soit pour commencer, soit pour compléter une bonne oeuvre. Toutes ces vérités qu'ils proclament sont autant de points qui les séparent de l'erreur des Pélagiens. Si donc ils marchent à la lumière de ces vérités; s'ils prient celui qui donne l'intelligence, supposé qu'ils se trompent sur la prédestination, Dieu lui-même leur révélera ce qu'ils doivent en croire. De notre côté, prodiguons-leur le témoignage de notre affection, et le ministère de notre parole, dans le but, autant du moins que Dieu nous en fera la grâce, de leur offrir par ce livre les enseignements les plus convenables et les plus utiles. Savons-nous si Dieu n'a pas résolu de se servir de notre bassesse pour opérer eu eux ces. précieux résultats? trop heureux serons-nous de les servir dans la libre charité de Jésus-Christ.



CHAPITRE II. LA FOI EST ELLE-MÊME UN DON DE DIEU.


3. Et d'abord, nous devons prouver que la foi qui nous rend chrétiens est elle-même un don de Dieu; puissions-nous le faire d'une manière plus victorieuse encore que nous ne l'avons fait dans de si grands et si nombreux volumes. Avant tout je dois réfuter ceux qui prétendent que les oracles divins cités par nous à l'appui de notre thèse, ne prouvent qu'une chose, c'est que la foi à laquelle nous parvenons par nos propres forces, ne doit attendre son accroissement que de la grâce de Dieu. En d'autres termes, ils soutiennent que ce n'est glas Dieu qui nous donne la foi, mais que c'est lui qui l'augmente en nous, en vue du mérite que nous avons acquis en adhérant de nous-mêmes aux vérités de la foi.


1. Ph 3,15-16

Une telle doctrine ne se confond-elle pas avec celle que Pélage s'est vu contraint de condamner, comme les Actes en font foi, dans le jugement épiscopal de Palestine? Il dit anathème à cette proposition: «La grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites»; or, c'est l'affirmer de nouveau que de soutenir que le commencement de la foi n'est point une grâce de Dieu, et que cette grâce n'intervient en nous que pour augmenter cette foi et l'élever à toute sa plénitude, et à toute sa perfection. D'où il suivrait que les premiers, et avant toute grâce surnaturelle, nous offrons à Dieu le commencement de notre foi, afin que Dieu lui donne son couronne. ment et nous accorde à nous-mêmes toutes les autres grâces que nous lui demandons avec foi.


4. Une telle opinion ne doit-elle pas disparaître devant l'énergie de ces paroles: «Qui lui a donné quelque chose le premier pour en prétendre récompense? car tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui (1)». Le commencement même de la foi de qui nous vient-il, si ce n'est de Dieu? Ce commencement serait-il excepté de ces paroles: «Tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui?» Dira-t-on. que celui qui déjà a commencé de croire, n'a acquis aucun mérite aux yeux de Celui en qui il a cru; que par conséquent, ce n'est plus qu'à titre de récompense que; la libéralité divine nous accorde les autres,. biens; et que dès lors la grâce de Dieu ne nous est plus donnée que selon nos mérites, pro. position que Pélage a dû condamner, pour s'épargner à lui-même la condamnation dont il était menacé? Le seul moyen, dès lors, d'échapper entièrement à cette proposition; condamnable, c'est de prendre dans son sens véritable cette parole de l'Apôtre: «C'est une grâce qu'i1vous a faite en vue de Jésus-Christ, non-seulement de ce que vous croyez en lui, mais encore de ce que vous souffrez pour lui (2)». Croire et souffrir ce sont donc li deux choses qui ne sont en nous que par un don spécial de Dieu. L'Apôtre ne dit pas: De ce que vous croyez en lui d'une manière plus entière et plus parfaite; mais simplement: «De ce que vous croyez en lui». Ailleurs saint Paul proclame qu'il a obtenu miséricorde, et non point pour devenir plus fidèle, mais pour être fidèle (3); car il savait que ce n'était pas

1. Rm 11,35-36 - 2. Ph 1,29 - 3. 1Co 7,25

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lui qui le premier avait offert à Dieu le commencement de la foi, pour en recevoir l'augmentation; mais que, s'il était devenu fidèle, c'était par le don gratuit de Celui qui l'avait appelé à l'apostolat. Le commencement de sa foi nous est décrit dans un livre très-connu, et dont nous faisons solennellement la lecture dans nos temples. Adversaire déclaré, et persécuteur de cette foi qu'il voulait détruire, il l'embrasse tout à coup sous l'action d'une grâce plus puissante que sa volonté même. C'est ainsi qu'il se convertit à la foi de Celui à qui le Prophète adressait ces paroles: «En a nous convertissant vous nous vivifierez (1)».Non-seulement donc Paul veut croire après avoir refusé de croire, mais après avoir persécuté cette même foi, il souffrira lui-même persécution pour la propager et la défendre. C'est ainsi qu'il avait reçu de Jésus-Christ la grâce, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui.


5. Célébrant donc la puissance de cette grâce qui,loin de nous être donnée selon nos mérites, devient le principe efficace de tous nos mérites, il s'écriait: «Nous ne sommes pas capables a de former nous-mêmes aucune bonne pensée comme venant de nous-mêmes, mais c'est Dieu qui nous en rend capables (2)». Qu'ils veulent bien peser et méditer ces paroles, ceux qui prétendent que le commencement de la foi vient de nous, et que nous n'avons besoin de Dieu que pour en obtenir l'accroissement. N'est-il pas évident qu'il faut penser avant de croire? Peut-on croire quelque chose, avant d'avoir pensé que l'on doit croire? Sans doute, il arrive parfois que la pensée, dans son vol rapide, semble entraîner à sa suite la volonté de croire, de manière que cette pensée et cette volonté ne forment pour ainsi dire qu'un seul et même acte physiquement indivisible; cependant, il n'en est pas moins nécessaire que les vérités crues par la foi ont été préconçues par une pensée préliminaire. Du reste, croire, ce n'est pas autre chose qu'adhérer à sa pensée. De ce que l'on pense il ne s'ensuit pas que l'on croit, car il en est plusieurs qui ne pensent que pour ne pas croire; Irais celui qui croit, pense par là même, il pense en croyant, et il croit en pensant. Si donc, selon l'Apôtre, c'est un dogme religieux, que nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes


1. Ps 64,7 - 2. 2Co 3,5

aucune bonne pensée comme venant de nous-mêmes, et si c'est Dieu seul qui nous en rend capables; n'est-il pas certain par là même, que nous ne sommes pas capables de croire par nous-mêmes, puisque la pensée précède toujours la foi; n'est-il pas certain aussi que c'est Dieu seul qui nous rend capables de commencer à croire? Si donc il est de foi que personne ne peut par ses propres forces commencer ou achever une bonne oeuvre, et vos lettres me prouvent que ces frères sont d'accord avec nous sur ce point (1), d'où il suit que pour toute bonne oeuvre à commencer ou à achever, nous avons besoin du secours de Dieu; j'en conclus rigoureusement que personne ne peut par ses propres forces avoir le commencement ou le couronnement de la foi, et qu'il nous faut pour cela le secours de Dieu. En effet, si la foi n'est point pensée, elle est nulle; or, nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée, et c'est Dieu qui nous en rend capables.


6. Frères bien-aimés de Dieu, prenons garde que ce ne soit de la part de l'homme un acte d'orgueilleuse révolte contre Dieu, de soutenir qu'il accomplit en lui-même ce que le Seigneur a promis. La foi des nations n'a-t-elle pas été promise à Abraham, et Abraham, rendant gloire à Dieu, a cru fermement que Dieu est tout-puissant pour accomplir ses promesses (2)? Celui qui opère la foi des nations, c'est donc celui qui est tout-puissant pour accomplir ses promesses. Or, si Dieu opère notre foi, en nous amenant à croire par son action mystérieuse dans nos coeurs; devons-nous craindre qu'il ne puisse pas accomplir toute son oeuvre, de telle sorte que l'homme s'en attribue le commencement, et se flatte de mériter par là que Dieu vienne y mettre la dernière main? S'il en est ainsi, voyez s'il est encore possible d'admettre que la grâce nous est donnée selon nos mérites, d'où il suivrait que la grâce n'est plus une grâce. En effet, ne devient-elle pas une véritable dette, au lieu de rester un don purement gratuit? Celui qui croit n'a-t-il pas un droit réel d'exiger de Dieu l'accroissement de sa foi, de telle sorte que la foi accrue ne soit que la récompense de la foi commencée? d'où il suivrait que ce n'est plus en vertu d'une grâce, mais en vertu d'un droit que


1. Lettre d'Hilaire, n. 2. - 2. Rm 4,20-21

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cette récompense est imputée à ceux qui croient. Pourquoi ne pas attribuer à l'homme l'oeuvre tout entière, de telle sorte que celui qui a pu se donner ce qu'il n'avait pas, püt également augmenter ce qu'il avait acquis? du moins, je ne vois pas pour quel motif on s'arrêterait en si beau chemin. Ce serait, sans doute, parce qu'on craindrait de se mettre en contradiction trop manifeste avec les passages de l'Ecriture les plus clairs, et attestant si hautement que la foi, principe de toute piété, est un don de Dieu. Par exemple: «Dieu a départi à chacun la mesure de la foi (1); à nos frères, paix et charité avec la foi par Dieu le Père, et Notre-Seigneur Jésus-Christ (2)»; et autres témoignages du même genre. Voulant donc ne pas se mettre en contradiction avec des oracles aussi formels, et en même temps s'attribuer le mérite de la foi, le semi-pélagien fait entrer pour ainsi dire l'homme et Dieu en composition, de manière à leur attribuer à chacun une partie de la foi, sauf pourtant à se faire honneur de la première, en laissant la dernière à Dieu. Il exige le concours des deux, mais d'abord celui de l'homme et ensuite celui de Dieu.



CHAPITRE 3. ERREUR DE SAINT AUGUSTIN SUR CETTE MATIÈRE, AVANT SON ÉPISCOPAT.


7. Il est un docteur, aussi humble que pieux, qui ne parlait pas ainsi. J'ai nommé le bienheureux Cyprien, qui s'écriait: «Nous ne devons nous glorifier de rien, puisque rien ne nous appartient (3)». Comme preuve il invoque ce témoignage de l'Apôtre: «Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu? Si donc vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez pas reçu (4)?» Après avoir médité ce passage, j'ai compris moi-même que c'était une erreur de ma part de penser que la foi par laquelle nous croyons en Dieu, n'est pas un don de Dieu, mais notre oeuvre exclusivement personnelle, et le principe à l'aide duquel nous obtenons de Dieu les secours dont nous avons, besoin pour vivre ici-bas dans la tempérance, la justice et la piété. Je ne croyais pas que la foi dût être prévenue en nous par la grâce de Dieu, avant de nous donner le droit d'obtenir ce


1. Rm 12,3 - 2. Ep 6,23 - 3. A Qnirinus, liv. 3,ch. IV. - 4. 1Co 4,7

que nous demandions en vue du salut. J'avouais bien que nous ne pouvons croire qu'autant que la vérité nous est annoncée; mais le consentement que nous donnons à la prédication de l'Evangile, je le regardais comme notre oeuvre propre, et dépendant exclusivement de notre propre volonté. Que j'aie partagé cette erreur, c'est ce que prouvent clairement quelques-uns de mes ouvrages composés avant mon épiscopat.

De ce nombre se trouve celui que vous me signalez dans vos lettres (1), et dans lequel je commentais certaines propositions de l'épître aux Romains. Plus tard enfin je composai une rétractation de mes ouvrages; déjà même deux de ces livres étaient écrits lorsque je reçus vos volumineux écrits; et arrivé dans le premier livre à l'Exposition de quelques propositions tirées de l'épître de saint Paul aux Romains, voici ce que j'écrivais: «Examinant ce que Dieu a choisi dans l'enfant qui n'était pas encore né, et à qui il a dit que son allié serait son serviteur; examinant aussi ce que Dieu a repoussé dans cet autre enfant qui n'était pas encore né non plus, et qui devait être l'aîné, je remarque que c'est à eux que s'applique la parole prophétique, bien que formulée longtemps après: J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü (2), et je poursuis mon raisonnement . Dieu ne choisit donc pas les oeuvres de chacun par sa prescience des oeuvres qu'il donnera à chacun d'opérer; mais il choisit la foi par sa prescience, en choisissant pour lui donner l'Esprit-Saint, celui qu'il sait devoir croire en lui, afin qu'il obtienne la vie éternelle en faisant le bien. Je n'avais pas alors recherché; avec assez de soin, ni trouvé exactement ce qu'est l'élection de la grâce. L'Apôtre dit à ce sujet: Ceux qui étaient de reste ont été sauvés par l'élection de la grâce (3). Elle ne serait pas grâce, s'il y avait des mérites qui la précédassent; sans quoi ce qui serait donné, serait moins donné comme nue grâce, que rendu aux mérites comme une dette. D'où il suit que ce que j'ai dit aussi tôt après. L'Apôtre remarque, en effet, que c'est le même Dieu qui opère tout en tous (4), mais il ne dit nulle part: Dieu croit tout en tous; et ce que j'ai ajouté: Si nous croyons, c'est notre oeuvre, mais ce que nous


1. Lettre d'Hilaire, n.3. - 2. Rm 9,13 Mi 1,3 - 3. Rm 11,5 - 4. 1Co 12,6

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faisons de bien vient de Celui qui donne l'Esprit-Saint aux croyants, je ne l'eusse pas dit, si j'avais su que la foi même fût a comptée au nombre des dons de Dieu, lesquels sont faits par le même Esprit. L'un et l'autre nous appartiennent à cause du libre arbitre de notre volonté; et cependant l'un a et l'autre nous sont donnés par l'Esprit de foi et de charité. La charité, en effet, n'est pas seule, mais, comme il est écrit: La charité a avec la foi vient de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)».

«Quand j'ai dit peu après: Il nous appartient de croire et de vouloir; il appartient à Dieu de donner à ceux qui croient et qui a veulent la faculté de faire le bien par le Saint-Esprit, par lequel la charité est répandue dans nos coeurs, j'ai eu raison; mais, a par la même règle, l'un et l'autre appartiennent à Celui qui lui-même prépare la volonté, comme 1'un et l'autre nous appartiennent, puisque rien ne se fait sans notre volonté. Lorsque j'ai dit ensuite: Nous ne pouvons vouloir sans que nous soyons appelés; et quand nous avons voulu, par suite de cet appel notre volonté et notre course ne suffisent pas, à moins que Dieu ne fournisse des forces à ceux qui courent et les conduise là où il les appelle; et aussi quand j'ai ajouté: Il est donc manifeste que le bien a que nous faisons n'est pas l'oeuvre de notre volonté et de notre mouvement, mais de la miséricorde de Dieu (2), j'ai été absolument a dans le vrai. Mais je n'ai que très-peu parlé de la vocation elle-même qui a lieu selon le dessein de Dieu; elle n'est pas telle chez tous les appelés, mais seulement chez les élus. C'est pourquoi ces paroles ajoutées peu après: De même que les élus de Dieu commencent par la foi, non par les oeuvres, à mériter le don de Dieu pour faire le bien, ainsi les damnés commencent par l'infidélité et l'impiété à mériter la peine, cette peine qui est elle-même le principe de leurs mauvaises actions; ces paroles sont très justes; mais que le mérite de la foi est a lui-même un don de Dieu, je ne l'ai pas a dit, je n'ai pas pensé non plus qu'il le fallait a rechercher.

Ailleurs j'ai dit: Celui dont il a pitié, Dieu le fait bien agir; celui qu'il endurcit (3), a il le laisse mal agir. Mais cette miséricorde


1. Ep 6,23 - 2. Rm 9,16 - 3. Rm 9,18

est accordée au mérite précédent de la foi, et cet endurcissement est dû à l'impiété précédente. Cela est vrai; mais il fallait, de plus, rechercher si le mérite de la foi vient de la miséricorde de Dieu, c'est-à-dire si cette miséricorde se rencontre dans l'homme seulement parce qu'il est fidèle, ou si elle s'y est rencontrée afin qu'il le fût. Nous avons lu, en effet, ce que dit l'Apôtre: J'ai obtenu miséricorde pour être fidèle (1); il ne dit pas: Parce que j'étais fidèle. Au fidèle est donc accordée la miséricorde, mais elle lui fut aussi accordée pour être fidèle; aussi ai-je eu parfaitement le droit d'écrire en un autre endroit du même livre: Si nous sommes appelés à la foi, non par nos oeuvres, mais par la miséricorde de Dieu; et si par cette même miséricorde il est accordé aux croyants de bien faire, cette miséricorde ne doit pas être refusée aux gentils; cependant je n'ai pas apporté tous les soins nécessaires pour traiter de cette vocation qui a lieu par le dessein de Dieu (2)».



CHAPITRE IV. NOUS AVONS TOUT REÇU DE DIEU.


8. Vous voyez clairement ce que je pensais alors de la foi et des oeuvres, quoique je fusse préoccupé de montrer toute l'importance de la grâce de Dieu. Cette opinion est partagée par ceux de nos frères dont vous me parlez; ce qui prouve qu'ils ont été plus désireux de lire mes livres que d'avancer avec moi dans l'étude d'un sujet aussi grave. Avec un peu de bonne volonté ils auraient trouvé la solution de cette question, d'après la vérité des saintes Ecritures, dans le premier de mes deux livres adressés à Simplicien, d'heureuse mémoire, évêque de Milan et successeur de saint Ambroise. J'avais composé ces livres dès le début de mon épiscopat. Il peut se faire, toutefois, qu'ils n'aient aucune connaissance de ces livres, et dans ce cas, je vous prierais de les leur adresser. Parlant du premier de ces deux ouvrages, dans le second livre des Rétractations, je disais: «Des livres que j'ai composés étant évêque, les deux premiers sont adressés à Simplicien, évêque de Milan, successeur du bienheureux Ambroise. Ils traitent de diverses questions, dont deux, tirées de l'épître de saint Paul aux Romains,


1. 1Co 7,25 - 2. Rétract. liv. 1,ch. 23,n. 3,4.

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occupent le premier livre. La première a été soulevée à propos de cette parole: Que dirons-nous donc? La loi est-elle péché? Nullement, jusqu'à celle-ci: Qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). Dans a cette partie, les mots de l'Apôtre: La loi est spirituelle, et moi je suis charnel, etc. (2); mots par lesquels il expose le conflit de la chair et de l'esprit, je les ai expliqués comme ne s'appliquant qu'à l'homme encore placé sous la loi et non sous la grâce. Bien longtemps après j'ai compris que ces mots peuvent s'appliquer, et avec plus de probabilité encore, à l'homme spirituel.

La seconde question de ce même livre a comprend depuis cette parole: «Non-seulement elle, mais aussi Rébecca, qui conçut en même temps deux fils d'Isaac notre père, a jusqu'à celle-ci: Si le Seigneur des armées ne nous avait réservé un rejeton, nous a fussions devenus comme Sodome et semblables à Gomorrhe (3). Nous avons travaillé dans cette discussion pour le libre arbitre a de la volonté humaine. Mais la grâce de Dieu a vaincu, et nous n'avons pu arriver à rien autre qu'à reconnaître que l'Apôtre avait dit avec la plus éclatante vérité . Car qui te discerne? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu? Or, si tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l'avais pas reçu (4)? C'est ce que le martyr Cyprien voulait aussi démontrer, et ce qu'il a exprimé entièrement dans a ce titre de chapitre. Il ne faut nous glorifier de rien, car nous n'avons rien (5)».

Voilà pourquoi je disais précédemment que ma conviction s'était surtout formée sur ce passage de l'épître de saint Paul. Jusque-là je suivais un autre sentiment, mais dans mon ouvrage à Simplicien, au moment où je cherchais la solution, Dieu m'a révélé ce que je devais en croire. Ainsi donc, ce passage de l'Apôtre, si bien fait pour réprimer l'orgueil de l'homme: «Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu?» ne permet à aucun fidèle de dire: J'ai la foi sans l'avoir reçue. Cette parole orgueilleuse est formellement contredite par la réponse de l'Apôtre. Il n'est même pas possible de dire: Quoique je n'aie pas la foi parfaite, j'en ai du moins le commencement, car c'est par là que j'ai d'abord cru en Jésus-


1. Rm 7,7-25 - 2. Rm 14 - 3. Rm 9,10-29 - 4. 1Co 4,7 - 5. Rétract. liv. 2,ch. 1,n.1.

Christ. Ecoutons cette réponse: «Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez pas reçu (1)?



CHAPITRE V. LA GRACE SEULE DISCERNE LES HOMMES ENTRE EUX.


9. Nos adversaires soutiennent qu'on ne peut pas dire de cette foi: «Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu?» parce que, selon eux, la nature humaine, quoique corrompue, a gardé cette puissance de croire comme un reste de l'état parfait dans lequel elle a été créée (2). Or, on voit que leur raisonnement pèche par sa base, dès que l'on cherche la pensée qui inspirait saint Paul. Son but était d'empêcher l'homme de se glorifier eu lui même. En effet, des dissensions s'étaient élevées entre les chrétiens de Corinthe, et l'on entendait chacun d'eux s'écrier: «Pour moi je suis à Paul. et moi je suis à Apollo, et moi je suis à Cépha (3)». De là cette réponse de l'Apôtre: «Dieu a choisi les moins sages selon le monde pour confondre les sages; il a choisi les faibles selon le monde pour confondre les puissants; et il a choisi les plus vils et les plus méprisables selon le monde, et ce qui n'était rien, pour détruire ce qu'il y a de plus grand, afin qu'aucun ne se glorifiât devant Dieu».Ce langage prouve clairement de la part de l'Apôtre l'intention d'humilier l'orgueil de l'homme, qui voudrait se glorifier en lui même ou dans ses semblables. Paul avait dit: «Afin qu'aucun homme ne se glorifiât devant Dieu»; voulant nous montrer ensuite Celui en qui seul nous pouvons nous glorifier, il ajoute aussi tôt: «C'est par cette voie que vous êtes établis en Jésus-Christ, qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon la parole de l'Ecriture, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur (4)».

Plus loin le même Apôtre formule toute sa pensée dans les paroles suivantes: «Vous êtes encore charnels, car puisqu'il y a parmi vous des jalousies, des disputes, n'est-il pas visible que vous êtes charnels et que vous vous conduisez selon l'homme?


1. 1Co 4,7 - 2. Lettre d'Hilaire, n. 4. - 3. 1Co 1,12 1Co 1,27-31

327

En effet, puisque l'un dit: Je suis à Paul; et l'autre: Je suis à Apollo, n'êtes-vous pas charnels encore? Qu'est donc Paul, et qu'est Apollo? Ils sont les ministres de Celui en qui vous avez cru, chacun selon le don qu'il a reçu du Seigneur. C'est moi qui ai planté, c'est Apollo qui a arrosé, mais c'est Dieu qui a donné l'accroissement. C'est pourquoi celui qui plante n'est rien, celui qui arrose n'est rien, mais tout vient de Dieu qui donne l'accroissement». Ne comprenez-vous pas que le but de l'Apôtre c'est d'humilier l'homme et de tout rapporter à Dieu seul? Il proclame que celui qui plante et celui qui arrose ne sont rien, et que tout vient de Dieu qui donne l'accroissement; il va même jusqu'à dire que c'est à Dieu seul que l'on doit rapporter l'oeuvre de celui qui plante et de celui qui arrose, «chacun selon le don qu'il a reçu du Seigneur. C'est moi qui ai planté, c'est Apollo qui a arrosé». Poursuivant toujours son but, il en vient à s'écrier: «Que personne donc ne mette sa gloire dans l'homme (1)». Il avait dit déjà: «Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur». Enfin, après ces développements et tous ceux qui en découlent, il manifeste clairement sa pensée dans ces paroles: «Du reste, j'ai proposé ces choses dans ma personne et dans celle d'Apollo, à cause de vous, afin que vous appreniez par notre exemple à n'avoir pas de vous-mêmes d'autres sentiments que ceux que je viens de signaler, prenant garde à ne pas vous enfler d'orgueil les uns contre les autres pour autrui. Car, qui donc met de la différence entre vous? Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez point reçu (2)?»


10. Devant cette intention des plus manifestes de s'élever contre l'orgueil humain, et de nous apprendre que ce n'est pas dans l'homme, mais en Dieu seul que nous devons nous glorifier, ne serait-ce pas une grossière absurdité de supposer que l'Apôtre parlait des dons naturels que nous recevons du Créateur, ou de la nature dans son état d'intégrité et de perfection originelle, ou enfin des restes quels qu'ils soient de cette nature viciée? Du moment que ces dons sont communs à tous les hommes, peuvent-ils donc discerner les


1. 1Co 3,2-7 1Co 3,21 - 2. 1Co 4,6-7

hommes les uns d'avec les autres? Or, l'Apôtre s'écrie tout d'abord: «Qui donc vous discerne?» puis il ajoute: «Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu?» Un orgueilleux s'élevant contre son frère pourrait lui dire: Ce qui me discerne de vous, c'est ma foi, ma justice ou tout autre chose. C'est contre de telles prétentions que le saint docteur proteste en ces termes: «Qu'avez-vous donc que vous ne l'ayez reçu?» Si quelqu'un vous a discerné de votre frère, n'est-ce pas Celui qui vous a donné ce qu'il n'a pas donné à votre frère? «Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez pas reçu?» N'est-ce pas nous dire clairement que celui qui se glorifie ne doit se glorifier qu'en Dieu? Or, ce devoir est directement violé par celui qui s'attribue à lui-même ses propres mérites, comme s'il ne les tenait que de lui-même et non pas de la grâce de Dieu. D'un autre côté, la grâce qui discerne les bons d'avec les méchants, ne saurait être commune aux bons,et aux méchants. Distinguons, si nous le voulons, la grâce attribuée à la nature, nous constituant des êtres raisonnables et nous séparant des animaux; distinguons aussi la grâce attribuée à cette même nature, et qui parmi les hommes discernerait ceux qui sont beaux de ceux qui sont laids, ceux qui ont du talent et ceux qui n'en ont pas, et autres catégories semblables; mais il est évident que si tel fidèle de Corinthe s'attirait les reproches de l'Apôtre, ce n'est pas précisément parce qu'il se mettait au-dessus des animaux, ou qu'il se prévalait contre son frère de tel ou tel don naturel qui pourrait fort bien se rencontrer dans l'homme le plus scélérat. Son orgueil avait pour objet tel ou tel bien de l'ordre surnaturel et qu'il s'attribuait à lui-même, et non pas à Dieu, quand il mérita ce reproche: «Qui donc vous a discerné? Qu'avez-vous donc que vous ne l'ayez reçu?» Que la nature puisse avoir la foi, j'en conviens; mais l'a-t-elle par elle-même? «La foi n'est point commune à tous», dit l'Apôtre (1), et pourtant tous peuvent avoir la foi.

Saint Paul ne dit pas: Que pouvez-vous avoir sans que ce pouvoir même vous ait été donné? mais: «Qu'avez-vous donc que vous a ne l'ayez reçu?» Le pouvoir d'avoir la foi, comme celui d'avoir la charité, appartient à


1. 2Th 3,2

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la nature de tous les hommes; mais avoir la foi, comme aussi avoir la charité, c'est là une grâce réservée aux fidèles. Par conséquent, ce qui distingue l'Homme de son frère, ce n'est point cette nature dans laquelle nous a été donnée la possibilité d'avoir la foi; mais c'est la foi elle-même qui discerne le fidèle de l'infidèle. En présence de ces paroles: «Qui vous a discerné? Qu'avez-vous donc que vous ne l'ayez reçu?» tout homme qui ose dire: J'ai la foi par moi-même et sans l'avoir reçue, se met en opposition manifeste avec l'évidence de la vérité; non pas en ce sens que la volonté humaine ne soit pas libre de croire ou de ne pas croire, mais parce que c'est Dieu lui-même qui prépare la volonté dans les élus (1). Ainsi donc, à cette foi elle-même qui est dans la volonté s'applique directement cette parole: «Qui vous a discerné? et qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu?»




Augustin, de la prédestination des Saints.