Augustin, des actes du procès de Pélage.


20. Quoi qu'il en-soit, Pélage a fait un aveu, (573) et cet aveu n'est pas lui-même sans obscurité, mais je pense qu'il sera éclairci par l'examen des différentes parties du procès. Voici cet aveu: «J'ai dit que l'homme peut, s'il le veut, rester sans péché et observer les commandements de Dieu, car Dieu lui-même lui a donné cette possibilité. Je n'ai pas dit que l'on peut trouver tel ou tel homme qui depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse n'a jamais péché; j'ai seulement affirmé qu'après avoir renoncé à ses péchés, par ses propres efforts et avec la grâce de Dieu il avait pu rester sans péché, sans cependant qu'il fût par cela même impeccable». A quelle grâce de Dieu fait-il allusion dans ces paroles? c'est ce qu'on ignore; et des juges catholiques n'ont pas pu y voir d'autre grâce que celle qui nous est enseignée si souvent par la doctrine apostolique. Telle est, en effet, la grâce à l'aide de laquelle nous espérons pouvoir nous délivrer de ce corps de mort par Jésus-Christ Notre-Seigneur.

N'est-ce pas cette grâce que nous implorons, quand nous demandons de ne pas succomber à la tentation (1)? Cette grâce n'est pas la nature, mais un secours qui est accordé à notre nature fragile et viciée. Cette grâce n'est pas davantage la science de la loi, mais c'est d'elle que l'Apôtre a dit: «Je ne rendrai pas inutile la grâce de Dieu; car si la loi produit la justification, c'est donc en vain que Jésus-Christ est mort pour nous (2)». Cette grâce n'est donc pas non plus la lettre qui tue, mais l'esprit qui vivifie. Quand la science est séparée de la grâce de l'esprit, n'opère-t-elle pas dans l'homme toute espèce de concupiscence? Car, dit l'Apôtre «je n'ai connu le péché que par la loi; j'aurais ignoré la concupiscence, si la loi n'avait pas dit: Vous ne convoiterez pas. Quand l'occasion s'est présentée, le péché, par le commandement, a opéré en moi toute sorte de concupiscence.» Toutefois ne regardons pas ces paroles comme un blâme versé sur la loi; l'Apôtre au contraire n'a pour elle que des louanges: «La loi est a sainte, le précepte est saint, juste et bon. Ce qui est bon deviendrait-il pour moi la mort? Non: mais le péché, pour apparaître péché, a opéré la mort en moi par ce qui était bon». La loi reçoit de nouveau ses louanges: «Nous savons que la loi est spirituelle; pour moi je suis charnel et sous le


1. Mt 6,13 - 2. Ga 2,21

joug du péché. Car je ne comprends pas ce que je fais. Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais. Si donc je fais ce que je ne veux pas, je rends témoignage à la loi et je reconnais qu'elle est bonne». N'est-ce pas là connaître la loi, la louer, lui rendre témoignage et proclamer qu'elle est bonne? En effet, il veut lui-même ce que la loi ordonne, et il hait ce qu'elle réprouve et condamne; et cependant ce qu'il hait il le fait. Il possède la connaissance de la loi sainte, et cela ne suffit pas pour guérir sa concupiscence vicieuse. Il a une volonté bonne, et l'action mauvaise l'emporte. Tel est donc le combat que se livrent deux volontés contraires; la loi des membres répugne à la loi de l'esprit, et retient captif sous la loi du péché. Il le comprenait parfaitement, celui qui s'écriait: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur».


21. Ce qui nous délivre de ce corps de mort, ce n'est donc ni la nature qui, vendue au péché et souillée par le vice, désire un Sauveur et un Rédempteur, ni la connaissance de la loi qui, au lieu de nous arracher à la concupiscence, nous la fait mieux connaître. Ainsi c'est uniquement la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur.

Cette grâce n'est ni la nature qui meurt, ni la lettre qui tue, mais l'esprit qui vivifie. Paul sentait en lui la nature et la puissance du libre arbitre, quand il disait: «Le vouloir m'appartient»; mais sa nature était souillée et viciée, car il ajoutait: «Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair». Il avait la connaissance de la loi: «Je n'ai connu le péché que par la loi»; mais par lui-même il n'avait pas les forces nécessaires pour parvenir à la justice et à la perfection: «Je ne fais pas ce que je veux; ce que je hais, je l'accomplis; je ne trouve pas le moyen de faire le bien (1)». Qui donc le délivrera de ce corps de mort? Ce n'est ni le libre arbitre, ni le précepte de la loi, et cependant ces deux moyens lui étaient fournis l'un par sa nature, l'autre par la loi; voilà pourquoi il implorait le secours de la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur.


22. Comme vos évêques étaient parfaitement familiarisés avec cette grâce, ils crurent en entendre la profession publique dans ces


1. Rm 7,7-25

574

paroles de Pélage: «L'homme revenu de ses péchés peut rester innocent par ses propres efforts aidés de la grâce de Dieu». Pour moi, placé dans de meilleures conditions que ces évêques, j'ai entre les mains ce livre dont la réfutation m'a été demandée par des serviteurs de Dieu, autrefois disciples de Pélage, et animés. pour sa personne d'une très-vive affection. A leurs yeux, Pélage est. bien l'auteur de ce livre; mais ils n'ont pu que s'étonner de l'entendre parler contre la grâce de Dieu et professer publiquement «que pour «lui la grâce de Dieu n'est autre chose que «la possibilité de ne pas pécher, possibilité «que notre nature possède en vertu de sa «création, puisqu'elle a été créée avec le libre «arbitre». Ce livre de Pelage d'un côté, de l'autre ses dissertations parfaitement connues de nos frères ne peuvent que nous laisser dans de cruelles. angoisses sur l'ambiguïté de ses paroles. Ne couvrent-elles pas une pensée secrète? Sans contredire en quoique ce fût son erreur, n'a-t-il pas pu dire à ses disciples: «J'ai affirmé que, par ses propres efforts et aidé de la grâce de Dieu, l'homme peut rester sans péché; quant à cette grâce dont je parle, vous la connaissez suffisamment, et, en lisant mes ouvrages, vous comprenez parfaitement que je parle de la grâce dans laquelle nous avons été créés avec le libre arbitre?» Or, la grâce, telle que la concevaient les évêques, n'est assurément pas la grâce dans laquelle nous. avons été créés hommes, mais, selon l'enseignement unanime de l'Ecriture, la grâce dans laquelle nous avons été adoptés et spirituellement renouvelés par Dieu. Ne connaissant,donc pas les doctrines hérétiques de Pélage, ils l'ont absous et reconnu catholique. Dans ce même livre auquel j'ai répondu, je trouve cette autre parole à mes yeux,bien suspecte: «Le juste Abel n'a jamais péché». Tout à l'heure il répondait: «Je n'ai pas dit qu'il se trouve quelqu'un qui depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse, n'ait jamais péché; j'ai dit seulement qu'un homme,. revenu de ses péchés, peut, par ses propres efforts et avec la grâce de Dieu, rester innocent.». Dit-il qu'Abel est revenu de ses péchés, et que depuis il est resté innocent? Non, il affirme positivement que «le juste Abel n'a jamais péché». Si donc il est réellement l'auteur du livre dont je parle, ce livre doit .être corrigé dans le sens de sa réponse. Car je ne voudrais pas dire que cette dernière réponse n'est qu'un mensonge sur ses lèvres, dans la crainte qu'il ne m'allègue qu'il a oublié ce qu'il a écrit dans son livre. Reprenons donc la suite du procès. En effet, avec l'aide de Dieu, nous trouverons dans les actes de ce procès tous les documents nécessaires pour prouver que malgré l'apparente justification de Pelage, et l'absolution qu'il a reçue de ses juges, l'hérésie qu'il professait alors et qu je voudrais étouffer en elle-même et dans ses suites, a été certainement condamnée.


23. Pélage donc fut appelé à justifier certaines propositions émises par Célestius son disciple. «Adam fut créé mortel; dès lors, qu'il eût péché ou qu'il n'eût pas péché, il devait être frappé par la mort. Du reste, le péché d'Adam n'a blessé que son auteur, et nullement le genre humain. La loi conduit au ciel comme l'Evangile. Avant la venue de Jésus-Christ, il s'est trouvé des hommes sans péché. «Les enfants à leur naissance sont placés dans le même état qu'Adam avant sa prévarication. Ce n'est ni par la mort, ni par la prévarication d'Adam que tout le genre humain est soumis à la mort; comme ce n'est pas en vertu de la résurrection de Jésus-Christ que le genre humain doit ressusciter». Ainsi formulées, ne sont-ce pas là les. mêmes propositions que vous et d'autres évêques avez entendues et condamnées à Carthage? Il vous souvient que je n'assistais point à ce synode; mais plus tard, me mouvant à Carthage, j'ai pris connaissance des pièces et j'en conserve le souvenir; cependant, je ne pourrais affirmer que toutes ces propositions fussent reproduites dans les actes. Mais qu'imporce qu'on ne les y trouve pas et qu'elles n'aient point été condamnées, si elles sont véritablement condamnables? On objecta.ensuite certains autres chapitres, dans lesquels mon nom fut mêlé et qui m'avaient été adressés de Sicile par des catholiques que ces questions jetaient dans le trouble et l'effroi. Je crois avoir suffisamment réfuté ces chapitres dans le livre que j'adressai à Hilaire, en réponse à la lettre dans laquelle il m'exposait ses doutes à ce sujet (1). Voici donc ces chapitres: «L'homme peut rester sans péché, s'il le veut. Les enfants, même sans baptême, possèdent la vie éternelle. Si les


1. Lettre CLVII adressée à Hilaire.

riches baptisés ne renoncent pas à tout ce qu'ils possèdent, le bien qu'ils croiraient faire ne leur sera pas imputé, et ils ne peuvent posséder le royaume de Dieu».


24. A ces accusations Pelage répondit: «Nous avons déjà parlé précédemment de la possibilité pour l'homme de rester sans péché; quant à ces hommes qui auraient vécu sans péché avant la venue de Jésus-Christ, nous avons dit que, à cette époque, certains hommes ont vécu dans la sainteté et la justice, comme nous l'enseignent clairement les saintes Ecritures. Quant aux autres chefs d'accusation, ils ne me concernent en aucune manière, et je n'ai pas à «y répondre. Cependant, voulant donner pleine et entière satisfaction au synode, je déclare anathématiser ceux qui professent ou ont professé de semblables doctrines». Le synode répondit: «Pélage, en lançant l'anathème contre ces doctrines qu'il n'a pas émises, a suffisamment satisfait». Il suit de là que, non-seulement Pélage, mais ces saints évêques ont condamné ces pernicieuses doctrines de l'hérésie: «Adam, créé mortel, serait mort, soit qu'il eût péché, soit qu'il n'eût pas péché. Le péché d'Adam n'a blessé que son auteur, et nullement le genre humain. La loi conduit au ciel comme l'Evangile. Les enfants à leur naissance sont dans l'état dans lequel se trouvait Adam avant sa prévarication. Comme ce n'est ni par la mort, ni par la, prévarication d'Adam que le genre humain meurt, de même ce n'est pas par la résurrection de Jésus-Christ qu'il acquiert le droit de ressusciter. Les enfants, même sans baptême, possèdent la vie éternelle. Si les riches baptisés ne renoncent pas à tout ce qu'ils possèdent, le bien qu'ils croient faire ne leur sera pas imputé, et ils ne pourront posséder le royaume de Dieu». Il est donc certain que dans ce jugement ecclésiastique toutes ses erreurs furent solennellement condamnées, soit par Pélage, soit par les évêques ses juges.


25. Or, ces questions, ces assertions vivement débattues de part et d'autre jetaient le trouble dans la conscience trop faible d'un grand nombre de nos frères. Pressé par l'ardente charité que la grâce de Jésus-Christ nous inspire pour l'Eglise, désireux de répondre aux voeux de l'évêque Marcellin, de bienheureuse femme, qui chaque jour était témoin de ces discussions acerbes et me consultait par lettres, je crus devoir traiter quelques-unes de ces questions et surtout celle du baptême des enfants. Vous n'avez pas oublié que sur vos ordres j'ai"dû traiter de nouveau cette question dans la basilique des anciens. Portant dans mes mains la lettre du glorieux martyr Cyprien, j'ai cité de cette lettre de nombreux- passages que j'ai ensuite commentés. Enfin, puissamment aidé, par vos prières, je n'ai rien négligé pour dissiper les ténèbres et arracher aux séductions de l'erreur tous ceux qui étaient imbus de ces doctrines que le procès a solennellement condamnées. N'essayait-on pas de persuader à quelques-uns de nos frères que, en refusant d'accepter ces doctrines, ils s'exposaient aux anathèmes des églises orientales? Et voici que quatorze évêques de cette église orientale, dans les lieux mêmes que le Sauveur a sillonnés de ses pas, ont menacé Pélage de lui refuser l'absolution, s'il ne condamnait pas ces doctrines, comme contraires à la foi catholique. S'il a été absous, c'est donc parce qu'il les a .anathématisées. Ces doctrines sont donc condamnées; du reste,,je le prouverai plus clairement et plus abondamment encore dans la suite de cet ouvrage.


26. Venons ensuite à l'examen des deux propositions que Pelage a refusé d'anathématiser; il dut pourtant reconnaître qu'il en était l'auteur; aussi dans l'interprétation qu'il en donna, eut-il soin d'en écarter tout ce qui aurait pu blesser la croyance de ses juges. «Il a été dit plus haut», il l'avoue, que l'homme peut être sans péché». Cette parole a été dite en effet, et nous nous en souvenons; mais pour que ses juges pussent l'accepter, il s'est empressé de la mitiger en invoquant la grâce de Dieu sur laquelle pourtant, ces chapitres gardaient le plus profond silence. Sa réponse à la seconde question a-t-elle été aussi adroite? nous allons en juger. «Nous avons affirmé qu'avant la venue de Jésus-Christ, des hommes étaient restés sans péché; est ce donc que nous aurions tort de dire qu'avant la venue de Jésus-Christ il y eut, suivant la tradition des saintes Ecritures, des hommes qui vécurent dans la sainteté et la justice?» Remarquons son adresse: il n'a pas osé répéter la formule: Nous disons qu'avant la venue de Jésus-Christ il y a eu des hommes sans péché; (576) c'était là cependant la formule employée par Célestius, telle qu'elle lui était reprochée; mais il avait compris qu'elle était dangereuse et compromettante. Il répond donc: «Nous disons qu'avant la venue de Jésus-Christ, il y eut des hommes qui vécurent dans la justice et la sainteté». Et qui donc l'a jamais nié? Mais entre vivre dans la justice et la sainteté, et rester sans péché, n'y a-t-il aucune différence? Est-ce que ceux qui vivaient ainsi, ne disaient pas en toute vérité: «Si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1)?» Aujourd'hui encore une multitude d'hommes vivent dans la justice et la sainteté, et cependant ils ne mentent point quand ils disent dans l'oraison dominicale: «Pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2)». Les juges approuvèrent donc, non pas la proposition de Célestius, mais l'interprétation que Pélage en donnait. Maintenant voyons la suite.


27. Pélage fut accusé d'avoir soutenu que «l'Eglise est ici-bas sans tache et sans souillure». C'était la grande question sans cesse débattue entre nous et les Donatistes. Contre ces derniers nous affirmions dans l'Eglise le mélange des bons et des méchants, représenté par le mélange de la paille et du froment dans l'aire du père de famille. Nous pouvions reproduire cet argument contre les Pélagiens, mais ceux-ci soutenaient que l'Eglise ne peut être formée que des justes, et c'est parce que ceux-ci sont sans péché que l'Eglise peut être sans tache et sans souillure. Si telle est leur doctrine, je leur oppose ce que j'ai dit précédemment: Comment donc seront membres de l'Eglise des hommes qui peuvent dire avec l'accent de la véritable humilité: «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous?» Ou bien encore Comment l'Eglise pourra-t-elle redire cette prière que le Sauveur a daigné lui apprendre: «Pardonnez-nous nos péchés», si l'Eglise ici-bas est nécessairement sans tache et sans souillure? Enfin, qu'ils parlent eux-mêmes et qu'ils nous disent s'ils sont sans péché? S'ils l'affirment, je leur réponds qu'ils se trompent eux-mêmes, et que la vérité n'est pas en eux. S'ils s'avouent coupables, que concluront-ils


1. 1Jn 1,8 - 2. Mt 6,12

de leurs péchés et de leurs souillures? C'est qu'ils ne sont. plus membres de l'Eglise, puisque l'Eglise est sans tache et sans souillure, tandis qu'ils sont eux-mêmes des taches et des souillures.


28. Pélage comprit le danger de l'objection; aussi sa réponse fut-elle très-adroite et mérita l'approbation des juges catholiques. «J'avoue», dit-il, «que nous avons émis cette proposition, mais ce que nous soutenons, c'est que par le bain du baptême l'Eglise est purifiée de toute tache et de toute souillure, et que le Sauveur lui demande de persévérer dans cet état». Le synode ne pouvait que répondre: «Nous approuvons cette doctrine». Qui donc parmi nous oserait nier que les péchés fussent remis dans le baptême, et que les fidèles sortissent purs et sans tache du bain de la régénération? Quel catholique ne désirerait pas, ce que le Seigneur lui-même désire, et ce qui se réalisera dans l'autre vie, que l'Eglise puisse demeurer sans tache et sans souillure? Est-ce que l'infinie miséricorde de Dieu et sa souveraine vérité ne tendent pas sans cesse à conduire l'Eglise à ce degré de perfection qui la constituera éternellement sans tache et sans souillure? Mais entre le baptême où toutes les taches et les souillures passées sont effacées, et le royaume où l'Eglise demeurera éternelle. ment sans tache et sans souillure, nous trouverons comme intermédiaire le temps pré. sent, destiné à la prière et pendant lequel il nous faut dire sans cesse: «Pardonnez-nous nos péchés». Quand donc on leur reproche de soutenir que l'Eglise est dès ici-bas sans tache et sans souillure, n'est-ce pas leur demander si, par cette doctrine, ils ne prohibent pas la prière que l'Eglise, quoique baptisée, répète nuit et jour pour implorer le pardon de ses péchés? Comme Pélage ne s'est pas prononcé sur ce temps intermédiaire qui s'écoule entre la rémission des péchés dans le baptême, et le royaume futur où l'Eglise demeurera sans tache et sans souillure, les évêques n'ont formulé non plus aucun jugement sur ce point; l'accusé s'est contenté de dire que sa proposition n'avait pas le sens dont on lui faisait un crime dans l'accusation. Ces expressions: «Nous avons dit, mais voici dans quel sens», signifient clairement que, selon lui, ses adversaires n'ont pas compris sa pensée. D'un autre côté, il est (577) évident que l'approbation donnée par les évêques tombe uniquement sur ce point, savoir l'Église reçoit maintenant dans le baptême la rémission de toutes ses fautes, mais quand elle sera parvenue au royaume elle restera éternellement sans tache et sans souillure.


29. Ensuite l'examen se porta sur chacun des chapitres du livre de Célestius, de manière à en peser le sens, plutôt que les paroles. On aurait pu suivre l'auteur de plus près, mais les accusateurs de Pélage avaient eux-mêmes avoué qu'ils ne pouvaient tout mentionner. Dans le premier chapitre du livre de Célestius, ils relevaient ces paroles: «Nous faisons plus qu'il ne nous est prescrit par la loi et par l'Évangile». A cela Pélage répondit: «Pourquoi nous faire ce reproche, puisque nous parlions de la virginité dans le sens même de l'Apôtre qui n'a pas craint de dire: Il n'y a pas sur ce point de précepte du Seigneur?» Le synode répliqua: «Telle est aussi la doctrine de l'Eglise». Or, une lecture attentive m'a révélé le sens que Célestius donnait à sa phrase; quant à Pélage, je ne serais pas étonné qu'il protestât de son innocence sur ce point. N'est-ce pas déjà dans ce but qu'il a soutenu que par sa nature le libre arbitre nous conférait une telle possibilité de ne pas pécher, que nous pouvons parfaitement aller au-delà du précepte? En effet, plusieurs pratiquent la virginité perpétuelle, quoiqu'elle ne soit pas commandée, et quoiqu'il suffise, pour éviter le péché, d'observer les commandements. Toutefois, en approuvant sa réponse, les juges n'ont nullement prétendu enseigner que ceux qui gardent la virginité, qui n'est pas commandée, observent par là même tous les préceptes de la loi et de l'Évangile. Ce qu'ils se sont proposé, c'est de rappeler que la virginité, qui n'est pas commandée, est une vertu supérieure à la pudeur conjugale, qui est commandée, et qu'il est plus parfait de pratiquer la première que la seconde; toutefois, dans les deux cas il est absolument besoin de la grâce de Dieu, car l'Apôtre, traitant cette matière, ne craint pas de dire: «Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi; mais chacun a reçu de Dieu un don qui .lui est propre, celui-ci d'une manière et celui-là d'une autre (1)». Les disciples venaient de dire au Seigneur: «Si telle


1. 1Co 7,25

est la condition de l'homme avec sa femme, il n'importe pas de se marier», ou mieux encore, selon le latin, «d'épouser une femme». «Tous», répond le Sauveur, «ne comprennent pas cette parole; il n'y a pour la comprendre que ceux qui en ont reçu la grâce (1)». Ainsi donc les évêques ont constaté que, selon l'enseignement de l'Église, la virginité perpétuelle, qui n'est pas commandée, est une vertu supérieure à la chasteté conjugale, qui est commandée. Quant au sens que Pélage ou Célestius donnaient à leur proposition, les juges ne l'ont jamais su.



30. Pélage fut, ensuite interpellé sur plusieurs autres chapitres évidemment condamnables du livre de Célestius, et s'il ne les avait pas anathématisés, il eût subi lui-même assurément une sentence de condamnation. Dans le troisième chapitre, Célestius s'exprimait ainsi: «La grâce et le secours de Dieu ne nous sont pas accordés pour chacune de nos actions, mais nous les trouvons dans le libre arbitre, ou dans la loi et l'enseignement». Il ajoute: «La grâce de Dieu nous est accordée selon nos mérites, car si Dieu donnait sa grâce aux pécheurs, il nous paraîtrait pactiser lui-même avec le péché». Il continue: «Voilà pourquoi la grâce elle-même réside dans ma volonté, soit que je sois digne, soit que je sois indigne. Car si nous faisons tout par la grâce, quand nous sommes vaincus par le péché, ce n'est pas nous qui sommes vaincus, mais la grâce de Dieu, laquelle a voulu nous aider de toute manière, et ne l'a pas pu». Plus loin encore: «Si c'est la grâce de Dieu qui nous aide quand nous triomphons des péchés, c'est donc aussi la faute à Dieu, quand nous sommes vaincus par le péché, car alors ou bien il n'a pas pu, ou bien il n'a pas voulu nous défendre suffisamment». Pélage répondit: «Quant à savoir si ce sont là les paroles de Célestius, c'est l'affaire de ceux qui l'en accusent; pour moi, jamais cette doctrine ne fut la mienne, et j'anathématise celui qui la professe». Le synode répliqua: «Puisque vous condamnez ces enseignements erronés, le synode vous reçoit dans ses rangs (1)». Deux choses sont donc ici hors de doute: la réponse manifeste de Pélage qui condamne ces erreurs, et le jugement formel des évêques qui réprouvent les mêmes doctrines.


1. Mt 19,10-11

578

Quant à savoir si ces doctrines étaient celles de Pélage, ou de Célestius, ou de tous les deux, ou d'aucun des deux, ou d'autres avec eux, ou du moins sous leur nom, admettons qu'il y ait lieu de douter que ce point ne soit pas suffisamment éclairci; toujours est-il que ces doctrines ont été formellement condamnées, et que si Pélage ne les avait point anathématisées, il eût été lui-même condamné. Maintenant donc que ces propositions ont été condamnées, les discuter c'est discuter une hérésie déjà frappée d'anathème.


31. Mais voici de quoi nous réjouir. Précédemment (1) lorsque j'entendais Pélage s'écrier qu' «avec le secours de la grâce de Dieu, l'homme peut rester sans péché», je craignais que dans sa pensée la grâce ne fût rien autre chose que la puissance déposée par Dieu dans la nature avec le libre arbitre, comme il le disait clairement dans le livre qui m'a été remis et auquel j'ai répondu; je craignais enfin qu'il ne parvînt de cette manière à surprendre la bonne foi de ses juges. Mais quand je l'entends anathématiser ceux «qui soutiennent que la grâce et le secours de Dieu ne nous sont pas donnés pour chacune de nos actions en particulier, et qu'ils résident dans le libre arbitre, dans la loi et dans la doctrine», il devient évident à mes yeux que la grâce dont il parle est bien celle qui est enseignée dans l'Église de Jésus-Christ, et qui nous est conférée par l'action du Saint-Esprit pour nous aider dans chacune des actions que nous avons à accomplir. N'est-ce pas dans ce sens que nous ne cessons d'implorer le secours opportun pour nous empêcher de tomber dans la tentation? Il est vrai que Pélage avait dit ailleurs: «Celui-là seul peut rester sans péché, qui possède la science de la loi», et commentant ces paroles, il ajoutait: «Pour ne pas pécher, l'homme doit chercher son secours dans la connaissance de la loi (2)». Mais je ne crains plus qu'il confonde la grâce de Dieu avec cette connaissance de la loi. En effet, le voici qui lance l'anathème contre ceux qui embrassent cette erreur; le voici qui établit une différence essentielle entre le libre arbitre, la loi et la conscience, d'un côté, et, de l'autre, 1a grâce qui nous aide dans chacune de nos actions. Il ne lui reste plus qu'à confesser avec l'Apôtre que cette grâce nous est conférée


1. Ci-dessus, n. 20. - 2. Id. n. 2.

parle ministère du Saint-Esprit (1). N'est-ce pas de ce ministère que le Seigneur a dit: «Ne vous préoccupez ni de ce que vous direz, ni de la manière dont vous le direz; car au moment même ce que vous devrez dire vous sera inspiré. En effet, ce n'est pas vous qui parlez; c'est l'Esprit de mon Père qui parle en vous (2)?» Ne nous effrayons pas davantage de ces autres paroles: «Tous sont régis par leur volonté propre»; paroles qu'il explique en affirmant «qu'il parlait ainsi à cause du libre arbitre, auquel Dieu vient en aide quand il s'agit de choisir le bien (3)». Pourrait-il prétendre que ce secours lui vient du libre arbitre lui-même et de la science de la loi, quand il frappe d'un juste anathème ceux «qui soutiennent que la grâce et le secours de Dieu ne nous sont pas donnés pour chacune de nos actions, et qu'ils ne sont autre chose que le libre arbitre, la loi et la doctrine?» Il est donc bien certain que la grâce ou le secours de Dieu nous est donné pour chacune de nos actions, et que cette grâce n'est ni le libre arbitre, ni la loi ni la doctrine. Par conséquent il est vrai de dire que dans chacune de nos bonnes actions nous sommes régis par Dieu, et que ce n'est pas en vain que nous disons à Dieu: «Dirigez mes voies selon votre parole, afin que je ne tombe pas sous l'empire de l'iniquité (4)».


32. Mais la suite ne me. laisse pas sans inquiétude. Citant le cinquième chapitre du livre de Célestins; le réquisitoire reprochait aux Pélagiens «d'affirmer que chaque homme peut posséder toutes les vertus et toutes les grâces, et denier la diversité des grâces, telle que l'Apôtre l'enseigne». Pélage répondit: «Il est vrai que nous l'avons dit, mais l'accusation portée contre nous n'en est pas moins inique et téméraire. Nous ne nions pas la diversité des grâces, mais nous disons que Dieu confère toutes les grâces à celui qui en est digne, comme il les a conférées à Paul». Le synode répliqua: «Sur le don des grâces, telles qu'elles ont été conférées au saint Apôtre, vous n'avez d'autre doctrine que la doctrine même de l'Église». Mais, dira quelqu'un, pourquoi donc se tourmente-t-il? Nierez-vous que l'Apôtre ait reçu toutes les vertus et toutes les grâces? Je réponds: S'il s'agit de toutes les vertus et de toutes les


1. Ph 1,19 - 2. Mt 10,19-20 - 3. Ci-dessus, n. 5. - 4. Ps 118,133

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grâces que l'Apôtre énumère dans le même passage, et dont les évêques entendaient parler quand ils ont dit à Pélage qu'il partageait en ce point la doctrine de l'Église, je confesse sans hésiter que l'Apôtre les possédait toutes. Voici comme il s'exprime: «Dieu a établi dans l'Église: premièrement les Apôtres, secondement les Prophètes, troisièmement les docteurs, ensuite ceux qui ont la vertu d'opérer des miracles, puis ceux qui ont la grâce de guérir les maladies, le don d'assister les frères, de gouverner et de parler diverses langues (1)». Quoi donc! dirons-nous que l'Apôtre ne possédait pas tous ces dons? Qui oserait le soutenir? Par cela même qu'il était apôtre, il avait l'apostolat. Il avait aussi le don de prophétie. N'est-ce pas de lui cette prophétie: «L'Esprit déclare ouvertement que dans les derniers temps quelques-uns abandonneront la foi pour s'attacher aux esprits séducteurs, aux doctrines des démons (2)?» Il était également «le docteur des nations dans la foi et la vérité (3)»; il faisait des miracles et opérait des guérisons; n'a-t-il pas secoué sans en souffrir aucune atteinte, la vipère suspendue à sa main (4)? D'une seule parole il a rendu un paralytique à la santé (5). Quant au pouvoir d'aider ses frères, le texte sur ce point est quelque peu obscur, et il est difficile d'en préciser l'application; cependant pourrait-on refuser cette grâce à un Apôtre qui a travaillé si puissamment au salut de ses frères? Quant au don de gouverner, ne brille-t-il pas en lui avec un éclat extraordinaire, puisque Dieu s'est servi de lui pour gouverner un si grand nombre d'Églises, et qu'il les gouverne, encore aujourd'hui pas ses Epîtres? Quelle langue peut-il avoir ignoré, lui qui disait: «Je rends grâces à Dieu qui m'a donné de parler toutes vos langues (6)?» Ainsi donc aucun de ces dons ne manquait à l'Apôtre; voilà pourquoi les juges approuvèrent d'une manière absolue la réponse de Pélage. «Toutes les grâces lui avaient été conférées». Mais n'y a-t-il pas d'autres grâces dont il n'est point parlé dans ce passage? Paul était assurément, dans le corps mystique de Jésus-Christ, l'un des membres les plus privilégiés; mais celui qui en est la tête ne possédait-il pas des grâces et plus abondantes et plus précieuses encore, soit


1. 1Co 12,28 - 2. 1Tm 4,1 - 3. 1Tm 2,7 - 4. Ac 28,5 - 5. Ac 14,9 - 6. 1Co 14,18

dans sa chair, soit dans son âme, en un mot dans l'humanité dont le Verbe divin s'était revêtu par l'union hypostatique, afin qu'il fût notre tête et que nous fussions son corps? D'un autre côté, si toutes les propriétés peuvent être accordées à chacun des membres de l'Église, sur quoi repose donc la similitude si souvent établie entre les membres de l'Église et les membres d'un corps? Il y a sans doute des biens communs à tous les membres d'un corps, comme la santé, la vie; mais il en est aussi qui sont particuliers à chacun d'eux, car l'oreille ne perçoit pas les couleurs, et l'oe il ne distingue pas les sons. De là cette parole: «Si tout le corps était oeil, où serait l'ouïe? et s'il était tout ouïe, où serait l'odorat (1)?» L'Apôtre ne prétend pas sans doute qu'il soit impossible à Dieu de donner aux oreilles la faculté de voir, et aux yeux le pouvoir d'entendre. Cependant l'Apôtre établit assez clairement que dans le corps de Jésus-Christ, qui est l'Église, il y a une diversité réelle de grâces, de manière à s'approprier à chacun des membres en particulier. Voilà pourquoi les accusateurs de Pélage voulurent maintenir le principe de la distinction des grâces; voilà pourquoi aussi, si les juges approuvèrent la réponse de Pélage, c'est uniquement en considération de la personne de Paul en qui se trouvaient réunis tous les dons qu'il énumère dans ce passage de son épître.


33. Mais enfin, pourquoi donc ai-je pu dire que ce chapitre m'inspirait de vives inquiétudes? C'est à cause de ces paroles de Pelage «Dieu donne toutes les grâces à celui qui en est digne, comme il les a données à l'Apôtre». Cette réponse ne m'inquiéterait nullement, si je n'y voyais en jeu la plus importante des questions, la question de la grâce de Dieu. Si on l'attaque sous nos yeux, pouvons-nous garder le silence et dissimuler un crime aussi grave? Pélage ne dit pas de Dieu qu'il donne toutes les grâces à qui il veut, mais à celui qui est digne de les recevoir. En lisant ces paroles, comment ne me serais-je pas alarmé? La grâce peut-elle donc rester grâce et conserver sa signification propre, si elle n'est pas donnée gratuitement, si elle n'est reçue que par celui qui la mérite? Dira-t-on que je fais injure à l'Apôtre en disant qu'il ne méritait pas la grâce? Mais l'injure que je pourrais lui faire, tout en me rendant moi-même digne de châtiment,


1. 1Co 12,17

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ne serait-ce pas de refuser de croire à sa parole? Quand il définit la grâce, ne tient-il pas surtout à nous la présenter comme nous étant donnée gratuitement? «Si c'est par grâce, ce n'est donc pas par les oeuvres; ci autrement la grâce ne serait plus grâce (1)». «La récompense qui se donne à quelqu'un pour ses oeuvres, ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette (2)»: Ainsi donc, ce que l'on mérite doit être regardé comme une dette; si c'est une dette, ce n'est plus une grâce, car la grâce se donne et la dette se paie. La grâce est donc accordée sans qu'on l'ait méritée, afin que la dette soit payée à ceux qui l'ont gagnée; quant à Dieu, après avoir donné gratuitement aux hommes ce qu'ils n'avaient pas, il leur fait acquérir le droit de posséder ce qu'ils auront mérité.


34. Pélage me répondra peut-être: En disant que l'Apôtre a mérité les grâces qu'il a reçues, j'entends qu'il les a méritées, non point par ses oeuvres, mais par la foi; c'est la foi qui a rendu ses oeuvres bonnes, c'est donc à la foi qu'il a dû tous ses mérites. Quoi donc? est-ce que nous penserions que la foi n'agit pas? Elle agit réellement, puisqu'elle agit par la charité (3). Qu'on exalte si l'on veut les oeuvres des infidèles, pour nous, nous adhérons de tout coeur à cette maxime de l'Apôtre: «Tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché (4)». Il nous répète souvent que la justice nous est imputée, non pas par les oeuvres, mais parla foi, surtout que la foi n'agit que par la charité; d'où il suit que ce serait une erreur de croire que l'on arrive à la foi par les oeuvres, puisque c'est la foi qui est le principe ou la source des oeuvres, et que tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché. De là cette parole adressée à l'Eglise dans le Cantique des cantiques: «Vous viendrez et vous passerez du commencement de la fois» . Dès lors, quoique la foi demande la grâce de bien agir, ce n'est jamais la foi qui nous fait mériter la foi; quand elle nous est donnée, pour nous attacher à suivre le Sauveur, nous pouvons toujours dire que nous avons été prévenus par l'infinie miséricorde du Seigneur (6). Est-ce donc nous qui nous sommes donné la foi; est-ce nous qui nous sommes constitués croyants? Ici encore je m'écrierai: «C'est lui qui nous a faits, et


1. Rm 11,6 - 2. Rm 4,4 - 3. Ga 5,6 - 4. Rm 14,23 - 5. Ct 4,8 selon les Sept. - 6. Ps 58,11

nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes (1)». Telle est aussi la doctrine manifestement enseignée dans ces paroles de l'Apôtre: «Je vous exhorte aussi, vous tous, selon le ministère qui m'a été donné par grâce, de ne point vous élever au-delà de ce que vous devez dans les sentiments que vous avez de vous-mêmes, mais de vous tenir dans les bornes de la modération selon la mesure du don de la foi que Dieu a départie à chacun de vous (2)». De là aussi cette autre parole: «Qu'avez-vous donc que vous n'ayez reçu (3)?» C'est quand nous avons reçu la foi, que la bonté a commencé à se répandre sur nos oeuvres.


35. Pourquoi donc l'Apôtre ajoute-t-il «J'ai soutenu le bon combat, j'ai consommé ma course, j'ai conservé la foi; pour le reste je n'ai plus qu'à attendre la couronne de la justice que le Seigneur, dans sa justice souveraine, me rendra au dernier jour (4)?» Pourquoi ces paroles, si les grâces sont accordées non pas à ceux qui en sont dignes, mais à ceux qui en sont indignes? Pour se permettre cette objection, il faut n'avoir pas réfléchi que la grâce seule peut nous aider à mériter la couronne; d'où il suit que cette grâce nous est donnée sans que nous l'ayons méritée. Saint Paul dit, il est vrai: «J'ai soutenu le bon combat»; mais il dit également: «Grâces soient rendues à Dieu qui nous a donné la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ (5)». Il nous dit, il est vrai; «J'ai consommé ma course»; mais il dit également: «Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (6)». Il nous dit: «J'ai conservé la foi»; mais il dit également: «Je sais à qui je me suis confié, et je suis certain qu'il peut conserver mon dépôt jusqu'à ce jour (7)». Ce dépôt, c'est ce que l'Apôtre a confié à Dieu; voilà pourquoi certains manuscrits, au lieu de depositum portent commendatum. Or, que confions-nous à Dieu, si ce n'est de nous conserver ce que nous lui demandons, c'est-à-dire les grâces dans lesquelles nous mettons notre confiance? N'est-ce pas dans ce sens que le Seigneur, dit à Pierre: «J'ai prié pour toi, j'ai demandé que ta foi ne défaille jamais (8)?» Est-ce que


1. Ps 99,3 - 2. Rm 12,3 - 3. 1Co 4,7 - 4. 2Tm 4,7-8 - 5. 1Co 15,57 - 6. Rm 9,16 - 7. 2Tm 1,12 - 8. Lc 22,32

le Sauveur ne demandait pas que Dieu lui conservât la foi, de crainte qu'elle ne vînt à succomber dans la tentation? Dès lors, bienheureux Paul, vous le grand prédicateur de la grâce, vous ne vous irriterez pas contre moi, si, empruntant le langage qui résume vos paroles et vos enseignements, je dis et proclame que la couronne est accordée aux mérites, mais que les mérites sont le don de Dieu.

36. L'Apôtre n'a fait que recevoir la récompense qu'il avait méritée; mais il n'avait aucunement mérité la grâce de l'apostolat qui lui a été confié. Aurai-je à me repentir de cette parole? Non; car je me justifierai par son propre témoignage, et avant de m'accuser de témérité il faudra l'accuser lui-même de mensonge. Afin donc d'exalter en lui-même les dons que Dieu lui a départis, non pas pour se glorifier en lui-même, mais pour en rapporter à Dieu seul toute la gloire', il proclame, il atteste que non-seulement l'apostolat lui fut conféré sans aucun mérite antérieur de sa part, mais qu'il lui fut conféré malgré son indignité; la gloire en revient donc tout entière à la grâce de Dieu, dont on ne saurait trop célébrer l'infinie miséricorde. «Je ne mérite pas», dit-il, «d'être appelé apôtre»; n'est-ce pas dire hautement qu'il n'était pas digne de l'apostolat? Et c'est, en effet, la pensée formellement exprimée dans plusieurs manuscrits latins. Ainsi se trouve résolue la question qui nous occupe, car toutes les grâces se trouvent renfermées dans le bienfait de l'apostolat. Ne convenait-il pas, ou même ne fallait-il pas qu'un apôtre fût prophète et docteur, qu'il eût le don d'opérer des miracles, de guérir les maladies, d'aider ses frères, de gouverner les églises, et de parler toutes les.langues? Tous ces dons se trouvent implicitement renfermés dans le nom seul d'Apôtre. C'est donc saint Paul lui-même que nous devons consulter, c'est lui que nous devons entendre, c'est à lui- que nous dirons Grand Apôtre, le moine Pélage soutient vous avez dit de vous-même que vous aviez que mérité de recevoir toutes les grâces de votre apostolat; qu'en pensez-vous? «Je ne suis pas digne», répond-il, «d'être appelé apôtre». Sous prétexte d'honorer: Paul, ajouterai-je plutôt foi à ce que Pélage me dit de Paul, qu'à ce que Paul me dit de lui-

1. 1Co 1,31

même? Il ne saurait en être ainsi, autrement, bien loin de l'honorer, je me chargerais moi-même. Voyons ensuite pourquoi il se proclame indigne de l'apostolat; «parce que», dit-il, «j'ai persécuté l'Eglise de Dieu» . Laissons à ces paroles toute leur énergie, et Paul, au lieu d'être appelé à l'apostolat, nous paraîtra plutôt digne de la réprobation. Tout l'amour que l'on peut avoir pour le prédicateur empêchera-t-il de haïr le persécuteur? C'est donc en toute vérité qu'il a pu dire: «Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, puisque j'ai persécuté l'Eglise de Dieu». Vous qui avez fait un si grand mal, comment avez-vous mérité un si grand bien? Que toutes les nations entendent sa réponse: «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis». Le plus bel éloge que l'on puisse faire de la grâce, n'est-ce pas de dire qu'elle est conférée sans avoir été méritée? «Et la grâce de Dieu», dit-il, «n'a pas été stérile en moi». Voulant également montrer la puissance du libre arbitre, il adresse à tous les hommes ce précepte: «Nous vous ordonnons et nous vous prions. de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu (1)». Et si vous voulez savoir pourquoi la grâce de Dieu n'a pas été stérile dans son âme, écoutez ce qui suit: «J'ai plus travaillé que tous les autres». Il n'a donc pas travaillé pour obtenir la grâce, mais il l'a obtenue pour travailler; par la même raison, la grâce lui a été conférée gratuitement malgré son indignité, afin de le rendre digne de recevoir la couronne qu'il aura méritée. Il n'ose pas davantage s'attribuer les oeuvres qu'il a accomplies. En effet, s'il a dit: «J'ai plus travaillé que les autres», il ajoute aussitôt: «Ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi (2)». Je vous salue donc, d vous le grand maître, le grand confesseur, le grand prédicateur de la grâce! Que veulent donc dire ces paroles: «J'ai plus travaillé, non pas moi?» A peine la volonté s'était-elle attribué quelque pouvoir, qu'aussitôt la piété s'inquiète, et l'humilité tremble, parce que la faiblesse s'est reconnue elle-même.


37. Les actes du procès nous apprennent que cette doctrine de l'Apôtre fut invoquée par Jean évêque de Jérusalem. Nos co-évêques, qui siégeaient avec lui dans ce jugement, lui demandèrent ce qui s'était passé en sa présence avant cette dernière réunion; il le leur


1. 1Co 6,1 - 2. 1Co 15,9-10

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raconta aussitôt. «Quelques Pélagiens», leur dit-il, «murmuraient sourdement et soutenaient que, selon la doctrine de Pélage, l'homme peut être parfait sans la grâce de Dieu, c'est-à-dire qu'il peut être sans péché; cette doctrine me parut un crime et j'invoquai le témoignage de l'Apôtre qui, parlant de ses nombreux travaux, les attribue, non pas à sa volonté, mais à la grâce de Dieu: «J'ai plus travaillé que tous les autres», dit-il, «non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi; et encore: Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (1); et enfin: Si le Seigneur ne construit pas la maison, c'est en vain que ceux qui la bâtissent se livrent à leurs travaux (2). Il ajouta qu'ils avaient puisé dans l'Ecriture beaucoup de passages semblables. Or, les assistants continuaient à murmurer et rejetaient ces témoignages que nous leurs citions; c'est alors que Pélage s'écria: C'est là aussi ce que je crois; je déclare anathème celui qui soutient que sans le secours de Dieu on peut parvenir à la perfection de toutes les vertus».


38. Ainsi parla l'évêque de Jérusalem. Pélage était présent et pouvait lui répondre, avec tout le respect possible: Votre sainteté se méprend; vos souvenirs sont inexacts; en entendant citer les témoignages de l'Ecriture, tels que vous venez de les rappeler, je n'ai pas dit: «C'est là ce que je crois», car, à mes yeux, ils ne signifient pas que l'homme ait besoin du concours de la grâce pour ne pas pécher, et que l'innocence parfaite ne dépende ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde.


39. Car on attribue à Pélage un commentaire de l'épître de saint Paul aux Romains, Or, développant ces paroles du texte: «Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde», l'auteur soutient que ces paroles ne s'appliquent pas à la personne de Paul, qu'elles ne sont sur ses lèvres qu'une interrogation et un reproche par lui adressés à un adversaire supposé qui lui aurait tenu ce langage si digne de réprobation. Cependant, quand l'évêque de Jérusalem proclama que cette doctrine était bien la doctrine de l'Apôtre, quand il se fit un besoin de l'invoquer pour convaincre Pélage de la nécessité de la grâce de Dieu


1. Rm 9,16 - 2. Ps 126,1

pour éviter le péché; quand enfin il ajouta que dans cette même séance Pélage, répondant à cette citation, s'écria: «Telle est la règle de ma foi»; Pélage, qui était là présent, ne répliqua point: Non, ce n'est pas là ce que je crois. Quant à ce commentaire erroné dans lequel on soutient que Paul n'expose pas sa propre doctrine, mais qu'il combat son adversaire, Pélage doit nier qu'il en soit l'auteur ou ne pas hésiter un instant à le corriger et à le purifier de toute erreur. En effet, dans tout ce que l'évêque de Jérusalem a dit de nos frères absents, d'Héros, de Lazare, du prêtre Orose ou de beaucoup d'autres qui ne sont pas désignés par leur nom, je suis autorisé à croire que Pélage n'y trouve rien qui puisse tourner à leur désavantage. S'ils eussent été présents, ils auraient pu, je ne dis pas le convaincre de mensonge, mais du moins lui rappeler ce qu'il avait oublié, lui faire remarquer comment il s'était laissé tromper parle traducteur latin, non point en vue de mentir, mais uniquement sans doute par suite des difficultés inhérentes à une langue avec laquelle on n'est guère familiarisé. Cette remarque est d'autant plus vraie, qu'on ne recueillait pas les actes par écrit, moyen si sagement employé pour empêcher les méchants de mentir et les bons d'oublier. Or, supposant que quelqu'un pose, sur ce qui se passa, une question à nos frères et les convoque au jugement épiscopal, ils se tireront d'affaire comme ils pourront. Pourquoi donc nous mettrions-nous à la torture, puisque, même après l'exposé fait par notre co-évêque, les juges eux-mêmes se sont abstenus de se prononcer?



Augustin, des actes du procès de Pélage.