Augustin, de l'esprit et de la lettre - CHAPITRE 11. LA PIÉTÉ N'EST QUE LA VÉRITABLE SAGESSE.

CHAPITRE 11. LA PIÉTÉ N'EST QUE LA VÉRITABLE SAGESSE.


18. Cette conviction rend l'homme pieux, parce que la piété n'est autre chose que la véritable sagesse. J'appelle piété ce que les Grecs appellent le culte de Dieu, et cette précieuse habitude nous est hautement recommandée par ces paroles du livre de Job: «Voici que la piété c'est la sagesse (1)». Or, ce culte de Dieu a surtout pour effet, dans une âme, de montrer qu'elle n'est point ingrate. De là vient sans doute, dans notre véritable et auguste sacrifice, le solennel avertissement qui nous est adressé de rendre grâces à Dieu. Or, de la part d'une âme ce serait se montrer ingrate que de s'attribuer à elle-même ce qui ne lui vient que de Dieu, et spécialement la justice. En effet, si c'est une faute de se glorifier de ses richesses, de la beauté de son corps, de son éloquence et des autres biens extérieurs ou intérieurs, soit du corps, soit de l'esprit, et dont les plus grands pécheurs sont quelquefois doués; quel crime n'est-ce pas de se glorifier de ce qui est le bien par excellence, c'est-à-dire de la justice, comme si elle était notre oeuvre propre? A cause de ce vice, on a vu les plus grands hommes abandonnés par Dieu à leur propre faiblesse et tomber dans toutes les hontes de l'idolâtrie. Voilà pourquoi, dans cette même épître où il se pose en ardent défenseur de la grâce, après avoir dit qu'il se devait aux Grecs et aux Barbares, aux sages et aux insensés; après avoir déclaré que pour sa part il était tout disposé à porter l'Évangile aux Romains, Paul s'empresse d'ajouter: «Car je ne rougis point de l'Évangile; n'est-il point la vertu même de Dieu pour sauver tous ceux qui croient, les Juifs d'abord et ensuite les Gentils? Car la justice de Dieu y est révélée; la justice qui vient de la foi et se perfectionne par la foi, selon qu'il est écrit: Le juste vit de la foi». Telle est donc la justice de Dieu, justice voilée dans l'Ancien Testament, mais


1. Jb 28,28

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révélée dans le Nouveau. Elle est appelée la justice de Dieu, parce que en nous l'accordant, il nous rend justes, comme il est dit: «Le salut du Seigneur (1)», c'est-à-dire le salut par lequel il,nous sauve. Telle est aussi cette foi de laquelle et pour laquelle la justice nous est révélée, c'est-à-dire qu'elle est révélée par la foi de ceux qui nous annoncent l'Evangile, et pour la foi de ceux qui obéissent. Eclairés par cette foi de Jésus-Christ, c'est-à-dire par cette foi que Jésus-Christ nous a conférée, nous croyons fermement que si nous vivons dans la justice, c'est à Dieu que nous le devons et que nous le devrons toujours. N'est-il pas juste dès lors que nous lui témoignions notre gratitude par ce culte souverain que nous ne devons qu'à lui seul?



CHAPITRE XII. LA CONNAISSANCE DE DIEU PAR LES CRÉATURES.


19. Après cette exposition de ses principes, l'Apôtre se tourne avec indignation vers ceux qui, gonflés de cet orgueil dont j'ai parlé plus haut et s'élevant follement en eux-mêmes jusqu'à se priver de tout appui, vont se briser honteusement contre les pierres dont ils se sont fait des idoles. Il venait d'exalter la piété de la foi; qui nous presse de rendre à Dieu des actions de grâces abondantes pour la justification qu'il veut bien nous accorder; se plaçant aussitôt en face da vice contraire, il s'écrie: «L'Evangile nous révèle également la colère divine qui éclatera du ciel contre l'impiété et l'injustice de ces hommes qui retiennent la vérité de Dieu dans l'injustice, parce qu'ils ont connu ce qui peut se découvrir de Dieu, Dieu même le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ces créatures nous en donnent, en sorte qu'ils sont inexcusables, puisqu'ayant connu Dieu, ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ils ne.lui ont point rendu grâces, mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur coeur insensé a été rempli de ténèbres. Ainsi ils sont devenus fous en s'attribuant le nom de sages, et l'honneur qui n'est dû qu'au Dieu incorruptible ils l'ont transféré à l'image d'un homme corruptible, à des figures


1. Ps 3,9

d'oiseaux; de bêtes à quatre pieds et de reptiles (1)».

Remarquez que l'Apôtre ne dit pas de ces hommes qu'ils ignorent la vérité, mais qu'ils retiennent la vérité dans l'injustice. Or, comme on serait tenté de demander à quelle source ces hommes avaient puisé la vérité, puisque Dieu ne leur avait pas donné la loi, l'Apôtre prévient la question et répond que c'est par les choses visibles qu'ils ont pu connaître les choses invisibles du Créateur. C'est en s'appliquant à cette recherche que de grands esprits sont parvenus à avoir de Dieu une connaissance naturelle suffisante. Mais voici leur impiété. «Après avoir connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ils ne lui ont point rendu grâces, et ils se sont évanouis dans leurs pensées». L'orgueil, telle est donc la maladie de ceux qui se trompent eux-mêmes en se croyant quelque chose, tandis qu'ils ne sont rien (2). Ils se sont aveuglés dans ce gonflement de l'orgueil, contre lequel le Psalmiste protestait de toute son âme quand il s'écriait: «. Nous verrons la lumière dans votre splendeur (3)»; car pour eux, ils se sont détournés de la lumière de l'immuable vérité «et leur coeur insensé s'est enveloppé des plus épaisses ténèbres». Quoiqu'ils eussent connu le Seigneur, leur coeur n'était pas sage, et ils ont fait preuve d'une véritable folie, puisqu'ils n'ont pas glorifié Dieu et ne lui ont pas rendu grâces. Le Seigneur avait dit à l'homme: «La piété, telle est la véritable sagesse»; mais ces hommes ont répondu «en disant qu'ils étaient sages», ce qui signifie en réalité qu'en s'attribuant à eux-mêmes les biens qu'ils possédaient, «ils sont devenus insensés».


20. Et maintenant; quel besoin de rappeler ce qui suit? Entraînés sur la voie de cette impiété dont je parle, ces hommes qui ont pu connaître le Créateur par la créature, se sont sentis repoussés par Dieu lui-même, car il résiste aux orgueilleux (4), et, précipités au fond de l'abîme, ils offrent dans leur propre personne le commentaire beaucoup plus éloquent que nous ne pourrions le faire nous-mêmes, des châtiments énoncés dans la suite de cette épître. D'ailleurs, je ne me suis pas proposé dans cet ouvrage l'explication de cette


1. Rm 1,14-23 - 2. Ga 6,3 - 3. Ps 35,10-12 - 4. Jc 4,6

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Epitre; si j'invoque son témoignage, c'est pour prouver aussi clairement que possible que le secours divin dont nous avons besoin pour pratiquer la justice ne consiste pas précisément dans les saints et excellents préceptes que Dieu nous a donnés, mais dans l'esprit de grâce qui vient relever notre volonté et lui prêter un secours sans lequel nous ne pouvons faire le bien. En dehors de ce puissant secours, la loi n'est plus qu'une lettre qui tue; car au lieu de justifier les pécheurs, elle ne fait qu'aggraver leur culpabilité. La connaissance que les Gentils avaient acquise du Créateur par le moyen des créatures, ne leur a nullement procuré le salut, «parce que, connaissant Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ils ne lui ont pas rendu grâces et se sont gratifiés du nom de sages». De même vous pouvez connaître par la loi le chemin que vous avez à suivre, mais cette connaissance seule ne vous justifie pas, parce que «ceux qui s'efforcent d'établir leur propre justice, ne sont point soumis à la justice de Dieu (1)».



CHAPITRE XIII. LA LOI DES ŒUVRES ET LA LOI DE LA FOI.


21. Essayons donc, dans la mesure de nos forces, de préciser la différence qui existe entre la loi des oeuvres, laquelle n'empêche pas l'homme de se glorifier en lui-même, et la loi de la foi, qui nous oblige de tout reporter à Dieu. On va me dire peut-être que la loi des oeuvres se trouve dans le judaïsme et la loi de la foi dans le christianisme, parce que la circoncision et autres oeuvres semblables appartenaient à la loi, tandis qu'elles ont cessé sous le règne de la discipline chrétienne. Mais cette distinction est absolument erronée, comme il est facile de le démontrer et comme nous l'avons prouvé par des arguments qui étaient à la portée de tous et de vous en particulier. Toutefois, comme ce sujet est de la plus haute importance, je crois devoir corroborer ma démonstration par de nouveaux témoignages.

Il est certain que l'Apôtre parle de la loi quine justifie personne, et dont l'introduction dans le monde n'a eu d'autre résultat que de faire abonder le péché (2). Et pourtant, ne voulant pas qu'un ignorant, ou un sacrilège


1. Rm 10,3 - 2. Rm 5,20

arguât de ce fait pour condamner.la loi, il en prend la défense en ces termes: «Que dirons-nous donc? La loi est-elle un péché? A Dieu ne plaise! mais je n'ai connu le péché que par la loi; car je n'aurais pas connu la convoitise, si la foi n 'avait pas dit: «. Vous ne convoiterez point. Mais le péché ayant pris occasion de s'irriter par le précepte, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs». Saint Paul dit également: «La loi est sainte, le précepte est saint, juste et bon; mais le péché, pour faire apparaître ce qu'il est, n'a donné la mort que par une chose qui était bonne (1)». La lettre qui tue c'est celle qui dit: «Vous ne convoiterez pas». C'est d'elle aussi que l'Apôtre disait, comme je l'ai rapporté plus haut: «La loi ne donne que là connaissance du péché. Maintenant, au contraire, sans la loi, la justice de Dieu a été manifestée, attestée par la loi et les Prophètes, et cette justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ est donnée à tous ceux qui croient; car il n'y a nulle distinction. Car tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ que Dieu a proposé pour être la victime de propitiation, par la foi en son sang, pour faire paraître sa justice, par la rémission des péchés passés. Ces péchés, il les a soufferts avec patience pour faire paraître-en ce temps cette justice qui vient de lui, montrant tout ensemble qu'il est juste et qu'il justifie celui qui a la foi en Jésus-Christ». Enfin arrive la question que nous traitons: «Où est donc le sujet de votre gloire? Il est exclu. Et par quelle loi? Est-ce par la loi des oeuvres? Non, mais par la loi de la foi (2)».

Comprenons-le donc, cette loi des faits, c'est celle qui dit: «Vous ne convoiterez pas», car c'est par elle que nous avons la connaissance du péché. D'un autre côté, je voudrais savoir si quelqu'un oserait me dire que la loi de la foi ne dit pas: «Vous ne convoiterez pas». Car si elle ne le dit pas, pourquoi donc, placés comme nous le sommes sous son règne, ne péchons-nous pas en toute sécurité et avec une complète impunité? N'est-ce pas là ce qu'affirmaient ces hommes que l'Apôtre stigmatisait en ces termes: «Et pourquoi ne ferons-nous pas le mal, afin qu'il en arrive


1. Rm 7,7-13 - 2. Rm 3,20-27

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du bien? car tel est le langage que quelques-uns nous prêtent par une calomnie qu'ils nous imposent, et ces personnes seront justement condamnées (1)». Or, cette loi dit elle-même: «Vous ne convoiterez pas», comme l'attestent et le répètent sans cesse un si grand nombre de préceptes évangéliques et apostoliques; pourquoi donc alors ne pas l'appeler la loi des oeuvres? D'un autre côté, parce qu'elle n'a pas les oeuvres des anciens sacrements, la circoncision et autres semblables, il ne faut point en conclure qu'elle n'a point d'oeuvres à accomplir dans les sacrements de la nouvelle alliance, et à ce titre encore elle pourrait être appelée la loi des oeuvres. Et si vous prétendez qu'il était question des oeuvres des sacrements quand on faisait mention de la loi pour prouver que c'est par elle que nous connaissons le péché, et que ce n'est pas d'elle que nous vient la justification, j'en conclurai que ce n'est point par cette loi des oeuvres quelle qu'elle soit, qu'a été exclue la glorification, mais par la loi de la foi, de cette foi dont vit le juste. Mais enfin cette loi même de la foi ne nous donne-t-elle pas, elle aussi, la connaissance du péché, puisqu'elle nous crie à tous: «Vous ne convoiterez pas?»


22. Je formulerai donc en quelques mots la différence que nous cherchons. La voici La loi dès oeuvres commande en menaçant, et!a loi de la foi obtient pour celui qui croit l'accomplissement de ce qu'elle commande. La première dit: «Vous ne convoiterez pas (2)», la seconde nous tient ce langage «Comme je savais que personne ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce, et comme c'est une preuve de sagesse de savoir de qui nous vient ce don, je me suis approché du Seigneur et je l'ai prié (3)». C'est là cette sagesse que nous appelons la piété, et par laquelle nous honorons le Père des lumières, de qui nous vient tout don parfait et excellent (4). Ce sacrifice de louange et d'action de grâces est d'autant plus agréable à Dieu, que celui qui le rend se glorifie non pas en lui-même, mais dans le Seigneur (5).

Ainsi donc, en vertu de la loi des oeuvres Dieu nous dit: Faites ce que je vous commande; et par la loi de la foi, nous disons à Dieu: Donnez-nous de faire ce que vous


1. Rm 3,8 - 2. Ex 20,17 - 3. Sg 8,21 - 4 Jc 1,17 - 5. 2Co 10,17

commandez. La loi ordonne afin d'avertir de ce que doit faire la foi, ou, en d'autres termes, afin d'apprendre à son sujet ce qu'il doit demander s'il ne peut immédiatement l'accomplir; et supposé qu'il le puisse et qu'en effet il l'accomplisse, il doit savoir de qui il tient cette possibilité. Ecoutons en effet cet ardent prédicateur de la grâce: «Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'Esprit de Dieu, afin que nous sachions ce qui nous a été donné par Dieu (1)». Quel est donc l'esprit de ce monde, si ce n'est l'esprit d'orgueil? Cet esprit a rendu insensé et aveugle le coeur de ceux qui, connaissant Dieu, ne l'ont pas glorifié comme Dieu en lui rendant grâces. C'est encore ce même esprit qui trompe ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant constituer leur propre justice, ne se sont pas soumis à la justice de Dieu.

Celui-là donc me semble le fils de la foi, qui sait de qui espérer ce qu'il n'a pas encore, bien plutôt que celui qui s'attribue à lui-même ce qu'il croit posséder; ce qui n'empêche pas que l'état que nous devons préférer c'est l'état de celui qui possède et qui sait par la munificence de qui il possède,pourvu toute. fois qu'il ne s'attribue point une perfection qui n'est pas de ce monde; car autrement il imiterait ce pharisien qui, tout en rendant grâces à Dieu de ce qu'il avait, ne demandait plus rien pour lui-même, comme s'il n'avait eu besoin de rien pour accroître et perfectionner sa justice (2). Après ces considérations, proportionnées aux forces qu'il a plu à Dieu de nous départir, nous sommes en droit de conclure que l'homme est justifié, non point par les préceptes d'une vie sage, mais par la foi de Jésus-Christ, c'est-à-dire non point par la loi des oeuvres, mais par la loi de la foi; non point par la lettre, mais par l'esprit; non point par le mérite de ses actions, mais par la grâce gratuite.



CHAPITRE XIV. LE DÉCALOGUE TUE ÉGALEMENT QUAND LA GRACE FAIT DÉFAUT.


23. S'adressant à ceux qui étaient soumis à la circoncision, l'Apôtre les blâme et les corrige jusqu'à leur faire clairement entendre que sous le nom de la loi il comprend la circoncision elle-même et les autres observances


1. 1Co 2,14 - 2. Lc 18,11-12

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légales que les chrétiens repoussent comme n'étant que les ombres de ce qui devait arriver, et préférant la réalité à la figure. Il va plus loin encore, car, non content de constater l'impuissance justificatrice de la loi et de ces sacrements antiques qui n'étaient que des figures, il déclare que la justification ne repose pas davantage sur les oeuvres qui constituent toutefois extérieurement une vie irréprochable, puisqu'on y trouve l'accomplissement de ce mot: «Vous ne convoiterez pas». Mais pour mieux juger encore de ce que nous avançons, voyons le Décalogue lui-même. Cette loi, écrite par le doigt de Dieu sur des tables de pierre, fut donnée à Moïse au sein des foudres du Sinaï, avec ordre de la promulguer à son peuple. Elle est renfermée (1) dans dix préceptes qui ne parlent nullement de la circoncision ni des victimes animales dont le sang n'a jamais été versé par les chrétiens. De ces dix préceptes si vous exceptez l'observation du sabbat, dites-moi ce qu'il faut en retrancher à l'égard des chrétiens? Est-ce la défense qui est faite d'adorer les idoles ou toute autre fausse divinité, à l'exclusion du vrai Dieu? Est-ce la défense de prendre en vain le nom du Seigneur? L'obligation d'honorer ses parents, d'éviter la fornication, l'homicide, le vol, le faux témoignage, l'adultère, le désir de s'approprier le bien d'autrui? Auquel de ces préceptes prétendez-vous qu'un chrétien n'est pas soumis? Ou bien direz-vous que, dans cette lettre qui tue, l'Apôtre ne se proposait nullement de ranger cette loi des deux tables, mais seulement la loi de la circoncision et des autres sacrements abolis par la nouvelle alliance? Mais vous ne le pouvez pas, puisque c'est dans cette loi que nous lisons: «Vous ne convoiterez pas», «précepte» qui sans doute «est saint, juste est bon n et, cependant, n'est-ce pas par lui «que le péché m'a trompé, «et par lui qu'il m'a tué?» Et, en effet, n'est-ce pas là le sens de ces mots: «La lettre tue?»


24. Le passage de l'Epitre aux Corinthiens, dans lequel nous lisons: «La lettre tue, mais l'esprit vivifie», prouve jusqu'à la dernière évidence que l'Apôtre entendait parler du Décalogue lui-même. Ecoutons plutôt: «Vous faites voir que vous êtes la lettre de Jésus-Christ, dont nous avons été les secrétaires,


1. Ex 31,18 Dt 2,10 Ex 20

et qui est écrite, non avec de l'encre, mais a avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des. tables de chair, qui sont vos coeurs. Or, c'est par Jésus-Christ que nous avons une si grande confiance en Dieu. Car nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée, comme de nous-mêmes, mais c'est Dieu qui nous en rend capables. Et c'est lui aussi qui nous a rendus capables d'être les ministres de la nouvelle alliance, non par la lettre, mais par l'esprit; car la lettre tue, mais l'esprit vivifie. Que si le ministère de la lettre gravée sur des pierres, qui était un ministère de mort, a été accompagné d'une telle gloire que les enfants d'Israël ne pouvaient regarder le visage de Moïse à cause de la gloire dont il éclatait, laquelle devait néanmoins finir; combien le ministère de l'esprit doit-il être plus glorieux! Car si le ministère de la condamnation a été accompagné de gloire, le ministère de la justice en aura incomparablement davantage (1)».

Ces paroles nous fourniraient matière à de nombreuses considérations, mais peut-être que plus tard elles reviendront plus à propos. Pour le moment, il nous suffit de remarquer de quelle lettre parle l'Apôtre quand il dit qu'elle tue, et lui oppose l'esprit qui vivifie. Tel est assurément ce ministère de la lettre gravée sur des pierres, ministère de mort et de condamnation, parce que la loi est entrée, afin que le péché surabondât. D'un autre côté, ces mêmes préceptes sont tellement utiles et salutaires à celui qui les observe, qu'il est impossible d'avoir la vie si on ne les observe pas. Dira-t-on que c'est à cause du seul précepte relatif au sabbat, que le, Décalogue a été appelé une lettre qui tue, parce que celui, qui l'observe aujourd'hui selon la lettre, fait preuve d'une sagesse purement charnelle; or la sagesse selon la chair, c'est la mort (2) tandis que les neuf autres préceptes, observés selon la rigueur du texte, appartiendraient non pas à la loi des oeuvres selon laquelle on n'est pas justifié, mais à la loi de la foi, de laquelle vit le juste? Où donc plaçons-nous ces mots: «La loi opère la colère; car là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de prévarication (3); Le péché a régné dans le monde jusqu'à la loi; mais le péché n'était


1. 2Co 3,29 - 2. Rm 8,6 - 3. Rm 4,15

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pas imputé comme tel, lorsque la loi n'existait pas (1); C'est par la loi que nous avons la connaissance du péché (2); J'aurais ignoré la concupiscence, si la loi n'avait pas dit: Vous ne convoiterez pas?»

25. Etudiez attentivement ces différents passages et voyez si c'est uniquement à cause de la circoncision, du sabbat, onde toute autre observance figurative, et non pas de la loi tout entière, que l'Apôtre a dit que la loi, tout en défendant le péché, ne vivifie pas l'homme, mais plutôt le tue, en augmentant la concupiscence, et en aggravant l'iniquité par la prévarication, jusqu'à ce qu'il nous soit donné de nous délivrer par la grâce,: c'est-à-dire par la loi de la foi qui est en Jésus-Christ, lorsque la charité est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (3). L'Apôtre avait dit: «Afin que nous servions dans la nouveauté de l'esprit et non pas dans la vétusté de la lettre». Il ajoute aussitôt: «Que dirons-nous donc? la loi est-elle péché? Dieu nous garde d'une telle pensée! mais je n'ai connu le péché que par la loi, car je n'aurais point connu la concupiscence, si la loi n'avait dit: Vous ne convoiterez pas. Mais le péché, ayant pris occasion de s'irriter par les préceptes, produit en moi toute sorte de mauvais désirs; car sans la loi le péché était mort. Et moi je vivais autrefois lorsque je n'avais point de loi; mais le commandement étant survenu, le péché est ressuscité, et moi je suis mort, et il s'est trouvé que le commandement qui devait me donner la vie, a servi à me donner la mort. Car le péché ayant pris occasion du commandement, s'étant irrité davantage, m'a trompé et m'a tué par le commandement même. Ainsi la loi est véritablement sainte, et le commandement est saint, juste et bon. Ce qui était bon en soi m'a-t-il donc causé la mort? Nullement; mais c'est le péché qui, m'ayant donné la mort par une chose qui était bonne, a fait paraître ce qu'il était, de sorte que le péché est devenu par ces mêmes préceptes une source plus abondante du péché. Car nous savons que la loi est spirituelle; mais pour moi je suis charnel, vendu pour être assujetti au péché. Car je n'approuve pas ce que je fais, parce que je ne fais pas le bien que je veux,


1. Rm 5,13 - 2. Rm 3,20 - 3. Rm 5,5

mais je fais le mal que je hais. Si je fais ce que je ne veux pas; j'aime la loi, et je reconnais qu'elle est bonne. Et ainsi ce n'est plus moi qui fais ce mal, mais c'est le péché qui habite en moi. Car je sais que le bien ne se trouve pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair, parce que je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir. Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je lie veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi. Lors donc que je veux faire le bien, je trouve en moi une loi qui s'y oppose, parce que le mal réside en moi. Car je me plais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps. Malheureux comme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Et ainsi je suis moi-même soumis à la loi de Dieu selon l'esprit, et assujetti à la loi du péché selon la chair».


26. Il suit de là que si la nouveauté de l'esprit fait défaut, l'ancienneté de la lettre, au lieu de nous délivrer du péché, nous rend plutôt coupables par la connaissance du péché. C'est pourquoi le sage s'écrie: «Celui qui apporte la science apporte aussi la douleur (1)»; non pas sans doute que la loi elle-même soit un mal, mais parce que; malgré sa bonté intrinsèque, la lettre se contente de nous montrer le bien et ne nous donne pas la force de l'accomplir. Et si nous accomplissons ce précepte uniquement à cause du châtiment et nullement par amour de la justice, notre obéissance est purement servile et dès lors moralement nulle. Peut-on regarder comme bon un fruit qui ne sort pas de la racine de la charité? Supposez au contraire la présence de cette foi qui opère par la charité (2), nous commençons à nous réjouir dans la loi de Dieu- selon l'homme intérieur, et cette délectation est un don, non pas de la lettre, mais de l'esprit. Malgré cela, cependant, je ressentirai encore dans nies membres cette autre loi qui répugne à la loi de mon esprit,


1. Si 1,18 - 2. Ga 5,6

jusqu'à ce que la nouveauté, se développant de jour en jour dans l'homme intérieur, absorbe et détruise cette ancienneté tout entière sous l'action de cette grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, laquelle nous délivre seule de ce corps de mort.



CHAPITRE XV. LA GRÂCE CACHÉE DANS L'ANCIEN TESTAMENT, SE RÉVÈLE DANS LE NOUVEAU.


27. Cette grâce restait voilée dans l'Ancien Testament, mais elle a été révélée dans l'Evangile de Jésus-Christ, quand furent arrivés les temps prévus par Dieu pour la dispensation de ses faveurs. Ce voile mystérieux couvrait en particulier, dans le Décalogue du Sinaï, le précepte figuratif qui concernait le Sabbat. Or, le Sabbat est le jour de la sanctification; et ce n'est pas en vain que parmi les oeuvres divines retentit le cri de sanctification, dés que Dieu eut cessé de créer (1); mais ce n'est pas ici le lieu de traiter cette question. Toutefois, me permettant une observation relative à la question présente, je dis que c'est par la plus profonde sagesse, que, ce jour-là, le peuple a reçu l'ordre de suspendre les oeuvres serviles, dans lesquelles on peut voir l'image du péché; car ne plus pécher est de l'essence de la sanctification, c'est-à-dire de l'action que la grâce de Dieu opère en nous, par le Saint-Esprit. De tous les préceptes gravés sur les deux tables de pierre, le précepte du Sabbat, chez les Juifs, était le seul qui portât à ce point le caractère prophétique et figuratif; car il annonçait que c'était alors le temps pour la grâce de rester cachée, jusqu'à ce qu'elle se révélât dans le Nouveau Testament par la passion de Jésus-Christ, pendant laquelle le voile du temple devait se déchirer (2). «Lorsque», dit-il, «vous serez arrivés à Jésus-Christ, le voile disparaîtra».

1. Gn 2,3

CHAPITRE XVI. POURQUOI LE SAINT-ESPRIT EST APPELÉ LE DOIGT DE DIEU.


28. «Le Seigneur est Esprit, et partout où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (3)». Or, cet Esprit de Dieu, dont la présence en nous nous justifie, nous inspire la haine du péché et nous donne la liberté spirituelle; car,


- 2. Mt 27,51 - 3. 2Co 3,16-17

hors de lui, nous subissons l'amour du péché et une véritable servitude contre les oeuvres de laquelle nous devons protester; cet Esprit, dis-je, par lequel la charité, qui est la plénitude de la loi, est répandue dans nos coeurs, est aussi appelé dans l'Evangile le doigt de Dieu (Lc 11,20). Ainsi donc, les tables de la loi ont été écrites par le doigt de Dieu, et le doigt, de Dieu, c'est l'Esprit de Dieu, par lequel nous sommes sanctifiés, afin que, vivant de la foi, nous fassions le bien par la charité. Comment donc ne pas être frappé de cette analogie et de cette différence? Depuis la célébration de la Pâque ou l'immolation de l'agneau figuratif, prescrite par Moise (2) pour symboliser la passion future du Sauveur, nous comptons cinquante jours pour arriver au jour où Moïse reçut la loi écrite par le doigt de Dieu, sur les tables de pierre. De même, depuis l'immolation et la résurrection du Sauveur, qui a été conduit comme un agneau au sacrifice (3), cinquante jours se passèrent après lesquels les fidèles rassemblés furent remplis de ce doigt de Dieu, c'est-à-dire du Saint-Esprit (4).

2. Ex 12 - 3. Is 53,7 - 4. Ac 2,2-4

CHAPITRE XVII. COMPARAISON DE LA LOI MOSAÏQUE ET DE LA LOI NOUVELLE.

29. En rapprochant ces deux époques, nous remarquons une profonde différence. Au pied du Sinaï, le peuple, saisi de frayeur; n'osait approcher du lieu où le Seigneur donnait sa loi (5); tandis qu'au Cénacle, le Saint-Esprit est descendu sur ceux qui se tenaient assemblés en attendant l'accomplissement de la promesse. Là, le doigt de Dieu a travaillé sur des tables de pierre; ici, dans le coeur des hommes. Là, le Seigneur donna sa loi extérieurement, afin d'effrayer les pécheurs; ici, il la donne intérieurement, pour leur propre justification. «Vous ne commettrez pas l'adultère, vous ne serez point homicide, vous ne convoiterez pas, et, s'il est d'autres préceptes écrits sur ces tables de pierre, ils se résument tous dans ce seul commandement: Vous aimerez votre prochain comme vous-même. La charité pour le prochain s'abstient de faire le mal. La plénitude de la loi, c'est la charité (6)». Cette charité n'a pas été écrite sur des tables de pierre, mais «elle a


- 5. Ex 19 - 6. Rm 13,9-10

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été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (1)». Donc, la loi de Dieu, c'est la charité. «La prudence de la chair ne lui est pas soumise, et cette soumission lui est impossible (2)». Or, pour effrayer cette prudence de la chair, les oeuvres de la charité furent écrites sur des tables de pierre; c'était la loi des oeuvres, la lettre qui tue le prévaricateur. Mais lorsque la charité elle-même est répandue dans le coeur des croyants, c'est alors la loi de la foi et l'esprit vivifiant celui qui a la charité.

30. Voyez comme cette distinction s'accorde parfaitement avec ces paroles de l'Apôtre, que j'ai rapportées et discutées plus haut, sur un autre sujet. «Vous faites voir», dit-il, «que vous êtes la lettre de Jésus-Christ, dont nous avons été les secrétaires, et qui est écrite, non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant; non sur des tables de pierre, mais sur dès tables de chair, qui sont vos coeurs». N'est-ce pas nous dire clairement que la loi des oeuvres est écrite hors de l'homme, afin de l'effrayer extérieurement, tandis que la loi de la foi est écrite dans l'homme lui-même, afin de le justifier intérieurement? Quant à ces tables charnelles du coeur, il entend par là, non point la prudence charnelle, mais ce qu'il y a de vivant et de sensible dans l'homme, en comparaison de la pierre, qui n'est douée d'aucune sensibilité. Un peu plus loin, l'Apôtre remarque que les enfants d'Israël ne pouvaient regarder le visage de Moïse, et voilà pourquoi il leur parlait comme à travers un voile; cela veut dire que la lettre de la loi ne justifie personne et qu'il y avait comme un voile posé sur la lecture de l'Ancien Testament, jusqu'à ce que le Christ vînt et déchirât ce voile, c'est-à-dire jusqu'à ce que l'homme fût arrivé à la grâce et comprît parfaitement que c'est de lui que nous vient la justification qui nous aide à accomplir ce qui nous est commandé. D'ailleurs, si Dieu nous commande, n'est-ce point afin que, comprenant notre faiblesse et notre impuissance, nous cherchions en lui notre refuge et notre appui? L'Apôtre venait de dire: «Nous avons toute notre confiance en Dieu par Jésus-Christ»; mais afin que nous ne soyons pas tentés d'attribuer cette disposition à nos propres forces, il ajoute aussitôt ce développement à sa pensée: «Non pas que nous


1. Rm 5,5 - 2. Rm 8,7

soyons capables d'avoir une pensée comme venant de nous-mêmes; car nous n'avons de pouvoir que celui qui nous vient de Dieu, qui nous a établis les ministres du Nouveau Testament, non pas de la lettre, mais de l'esprit. Car la lettre tue, mais l'esprit vivifie».



CHAPITRE XVIII. LA LOI ANCIENNE ENGENDRE LA MORT, ET LA LOI NOUVELLE, LA JUSTICE.


31. «La loi», dit l'Apôtre, «a été établie pour faire connaître la prévarication (1)»; voilà pourquoi cette lettre écrite hors de l'homme, il l'appelle le ministère de la mort et de la condamnation; car nous accomplissons la justice par le don de l'Esprit, et par là nous sommes délivrés de la condamnation que nous avions encourue par la prévarication. La lettre disparaît donc, mais l'esprit demeure; car la lettre, ce pédagogue redoutable, disparaîtra lorsque la charité aura succédé à la crainte. En effet, «là où est l'Esprit du Seigneur, là se trouve la liberté». D'un autre côté, nous devons cet heureux état, non point à nos propres mérites, mais à la miséricorde divine; de là cette parole: «C'est pour. quoi, ayant reçu un tel ministère, selon la miséricorde qui nous a été faite, nous ne perdons point courage. Mais nous rejetons loin de nous les passions qui se cachent comme étant honteuses, ne nous conduisant point avec artifice, et n'altérant point la parole de Dieu par la ruse et la fraude». Sous ces noms d'artifice et de ruse, l'Apôtre désigne l'hypocrisie qui pousse les orgueilleux à vouloir passer pour justes. Pour faire mieux encore ressortir le caractère de la grâce, l'Apôtre s'empare de cette pensée du Psalmiste: «Bienheureux», dit-il, «celui à qui Dieu n'a point imputé le péché, et dont les lèvres ne connaissent ni la ruse, ni l'artifice (2)».

Tel est le sentiment qui anime les saints, à qui l'humilité ne permet pas de se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas. Un peu plus loin, l'Apôtre ajoute: «Car nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons Jésus Christ, Notre-Seigneur, et nous nous regardons comme vos serviteurs par Jésus-Christ, parce que le même Dieu qui a commandé que la lumière sortît des ténèbres, a fait luire sa clarté dans nos coeurs, afin que nous


1. Ga 3,19 - 2. Rm 4,8 Ps 31,2

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puissions éclairer les autres et leur donner connaissance de la gloire de Dieu, selon qu'elle paraît en Jésus-Christ». Telle est donc la science de la gloire de Dieu, par laquelle nous savons qu'il est la lumière, et que c'est par cette lumière qu'il dissipe nos ténèbres.Il insiste sur cette pensée en disant: «Nous portons ce trésor dans des vases de terre; afin que l'on reconnaisse que la grandeur de la puissance qui est en nous est de Dieu, et non pas de nous». Plus loin encore, et toujours pour exalter la grâce que nous trouvons en abondance dans la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il arrive à parler du vêtement de la justice de la foi, dont nous devons être trouvés couverts pour ne pas rester nus; car tant que nous sommes dans ce corps, nous gémissons sous sa pesanteur, appelant de nos voeux l'heureux jour où nous serons revêtus du vêtement qui nous vient du ciel, afin que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie. C'est alors qu'il s'écrie: «C'est Dieu même qui nous a formés pour cet état et qui nous a donné pour gage son Esprit». Enfin, il ajoute: «Afin qu'en lui nous devenions justes de sa justice (1)». Telle est donc cette justice de Dieu, non pas celle qui est essentielle à sa nature, mais celle dont il nous revêt et nous gratifie.




Augustin, de l'esprit et de la lettre - CHAPITRE 11. LA PIÉTÉ N'EST QUE LA VÉRITABLE SAGESSE.