Catéchèses Paul VI 25270

25 février 1970 LA PENITENCE, ECOLE DE VOLONTE

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Chers fils et filles,



Nous sommes en temps de Carême, c'est-à-dire dans la période qui prépare à Pâques. La préparation pascale peut se décrire sous deux titres, l'un ascétique, l'autre mystique : nous, nous voulons parler de la pénitence et de la prière. L'abstinence d'abord ; non seulement, dans le domaine de la nourriture, selon la discipline aujourd'hui adoucie presque jusqu'à son abolition, du jeûne, mais surtout de ce qui nous éloigne de Dieu : le péché et ses tentations, et nous rend moins maîtres de nous-mêmes, moins libres, moins personnels et moins chrétiens. Ensuite l'intensité spirituelle ; c'est-à-dire l'écoute de la Parole de Dieu, la réflexion et la prière. L'Eglise, comme l'Evangile, est encore de l'avis que, par ces sentiers, on va à la rencontre du Christ, et qu'ainsi l'on se prépare, en cette année de grâce également, à bien célébrer le mystère pascal, et que c'est avec ces exercices moraux et spirituels que se forme le chrétien. C'est une école austère et fervente de l'Eglise ; elle tend à former des hommes chez lesquels la vie religieuse et la vie morale sont étroitement liées, et se soutiennent mutuellement, des hommes qui tiennent et à se connaître eux-mêmes et à connaître ce qui vient du dehors, des hommes capables de s'imposer à eux-mêmes des règles et de renoncer à certaines expériences qui semblent à première vue très intéressantes et qui semblent faire partie du programme d'une existence pleine et moderne, des hommes disposés à faire leurs preuves par un engagement silencieux mais forts de leur volonté dans l'application pratique, libre et difficile, des vertus que le Christ nous enseigna par la parole et l'exemple.



Le vrai visage du chrétien


Sauriez-vous décrire le type d'homme qui est le résultat de cette école ? Si vous vous y essayez, vous ferez une expérience idéale précieuse : vous voyez se dessiner non pas un type uniforme et impersonnel, mais une multitude de figures, autant que de personnes formées à cette école évangélique, caractérisées par ce qui distingue les disciples du Christ, et en même temps ayant chacune ses traits propres, particuliers, en un certain sens, uniques. Ce sont les figures des saints, c'est-à-dire des chrétiens vrais et parfaits chez qui dominent deux facteurs indispensables : le premier agissant, la grâce, le second coopérant, la volonté. Ce second facteur, la volonté, nous est plus connu et nous faisons plus facilement l'expérience de celle-ci que de celle-là. Ainsi nous sommes pratiquement portés à définir les saints comme parfaits, d'après l'utilisation qu'ils ont faite de leur volonté, des vertus que nous voulons Voir en eux à un degré supérieur, même à un degré héroïque. Il résulte de cette anthropologie sommaire, ou plutôt de ce mètre avec lequel nous mesurons la vraie grandeur de l'homme, que nous, disciples ou maîtres de l'Eglise, nous voulons définir l'homme bon à partir de sa force morale. L'Eglise ne veut pas éduquer des hommes mesquins et médiocres ; elle tend à en faire des hommes forts. Elle veut en eux des vertus viriles (cf. S. Catherine de Sienne). Elle veut en eux, comme dit saint Augustin, une « liberté libérée » (Retract. 1, 15 ; PL 1, 609), c'est-à-dire libre de toute force inférieure et extérieure.



Notre temps permet-il un tel idéal ?


Ici se pose une question : cette figure idéale du chrétien comme homme fort, est-elle encore valable pour notre temps ? N'est-elle pas dépassée ? La question se pose encore plus si l'on fait appel au Concile. Le Concile n'a-t-il pas enlevé à la vie chrétienne bien des fardeaux, superposés du fait d'une conception ascétique, monastique, médiévale du christianisme ? Le Concile ne dit-il pas que « la sainteté contribue à promouvoir plus d'humanité dans les conditions d'existence » (Lumen Gentium,
LG 40) ? Le Concile n'a-t-il pas fait l'apologie de la personne et de sa liberté ?

Voilà un problème très intéressant que nous proposons à votre réflexion. L'utilisation de la liberté personnelle, que la maturité de l'homme moderne et la pédagogie de l'Eglise non seulement reconnaissent mais recommandent pour la formation et l'affirmation de la personne humaine, abolit-elle l'ancienne discipline de la pénitence, de l'abstinence, de l'ascétique, c'est-à-dire de la contrainte morale pour laisser à notre génération une spontanéité d'action qui la libère de tout lien normatif non strictement nécessaire à une vie en commun ordonnée, qui l'autorise à jouir pleinement de son instinct vital, et à s'accorder, au moins à titre d'expérience et de connaissance, la jouissance de ce qui jusqu'à aujourd'hui était considéré comme interdit et peccamineux ? Appliquez ces questions, à titre d'exemple, à deux expressions de l'autoéducation moderne : la désobéissance, c'est-à-dire le refus de l'autorité, quelle qu'elle soit, et d'autant plus contestée qu'elle est élevée, et l'érotisme, c'est-à-dire l'acceptation et même la recherche des nombreuses formes de la sensualité exhibitionniste, qualifiée de naturisme, comme de jeunesse, d'art, de beauté, de libération. Vous verrez combien ces voies conduisent loin de la conception chrétienne de la vie, et qu'elles n'ont pas comme pôle d'orientation la Croix.

Le résultat de cette analyse, aussi simple soit-elle, est décourageant. Nous, fils de notre temps, nous ne marchons pas sur le bon chemin. Nous cherchons généralement ce qui nous est utile, ce qui nous est commode, ce qui nous est agréable. Nous avons, à cet égard, dans le domaine religieux et ecclésial également, bien des prétentions et bien des indulgences. Nous voulons ôter à notre programme de vie le renoncement et l'effort. Nous voulons tout connaître et, malheureusement, souvent tout essayer. Le monde, envers lequel, sous le grand nom d'humanité, nous devons faire preuve de tant d'indulgence et d'amour, ne nous fait plus peur quand il se présente sous son aspect, non moins réel que le premier, d'amoralité ou de règle théorico-pratique pour jouir de la vie. Nous n'écoutons plus la voix indignée du Christ, qui exorcise notre monde jouisseur et prêt à la bassesse morale : « O génération incrédule et perverse, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous supporterai-je ? » (Mt 17,16 Mt 11,16 etc.).



L'Eglise a besoin de fils courageux



Ainsi, très chers Fils, nous ne devons pas clore cette analyse rapide sur les orientations morales de notre temps, sans noter quelques tendances positives provenant de divers côtés et qui, vouloir ou non, rejoignent l'antique sagesse ascétique de l'Eglise, et que nous pouvons accueillir. Saint Paul ne profitait-il pas de l'esprit d'ascèse, propre au soldat (Ep 6,11-13), ou au sportif (1Co 9,24-27), pour éduquer les nouveaux chrétiens à l'exercice énergique de la volonté, désormais sollicitée et soutenue par la grâce (Rm 12,2 1P 5,10) ? Dans certaines formes et dans quelques raisons profondes de la contestation actuelle, est-ce que ne se cache pas un refus de l'hédonisme conventionnel, de la médiocrité bourgeoise, du conformisme lâche, dans l'aspiration à un style plus simple, plus sévère et plus personnel de son comportement ? Et ces exigences de jeunes, ne frappent-elles pas à la porte de notre conscience ; la sincérité dans la parole et dans la vie, la pauvreté, la libération du cauchemar de l'idolâtrie économique, et la tentative courageuse d'imiter le Christ ?

Il y a des phénomènes positifs même dans les habitudes décadentes de notre siècle, de même qu'il y a des programmes très exigeants de perfection chrétienne, même dans les textes conciliaires (Lumen Gentium, LG 40), auxquels certains êtres superficiels et myopes, paresseux et mous, attribuent une indulgence pacifique vis-à-vis de la conception hédoniste et naturiste de la conduite moderne. Notre temps a besoin de chrétiens forts ; l'Eglise, aujourd'hui si modérée dans ses exigences pratiques et ascétiques, a besoin de fils courageux, formés à l'école de l'Evangile ; c'est pourquoi son invitation à la mortification de la chair et à la pénitence de l'esprit est plus que jamais d'actualité. Que le Seigneur vous aide à la méditer et à y répondre, avec notre Bénédiction Apostolique.



4 mars 1970 S'INTERROGER SUR NOTRE COMPORTEMENT INTERIEUR

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Chers fils et filles,



Cette période de carême, et nous pouvons étendre notre perspective en ajoutant cette période post-conciliaire, nous proposent une révision de notre manière de vivre ; celle-ci pose à notre conscience de nombreuses et difficiles questions. La réforme de l'Eglise aujourd'hui, ce qu'on appelle l’« aggiornamento », ne concerne pas seulement les « structures », les modalités extérieures de l'organisation ecclésiale, comme on le pense d'habitude, mais elle concerne notre vie personnelle, l'orientation idéale que nous devons donner à notre comportement, les critères qui dirigent notre sens moral.

Comment devons-nous vivre ? Sans réfléchir ? Devons-nous être passifs et conformistes en face du milieu, du temps, des moeurs, de la mode, des lois, des nécessités où nous nous trouvons pratiquement, ou bien devons-nous réagir de quelque manière, c'est-à-dire agir avec un critère personnel, avec une certaine liberté, au moins de jugement, et — là où cela est possible — de choix ? Devons-nous nous contenter d'être impersonnels et médiocres, et peut-être aussi, imparfaits, malhonnêtes et méchants, ou bien devons-nous nous imposer une règle, une loi ? Devons-nous exiger de nous-mêmes un style de vie, une discipline morale, une perfection, ou bien pouvons-nous vivre sans scrupules, d'une manière plus facile et plus agréable ? Et si l'amour est le caractère essentiel de la vie morale, comment devons-nous le comprendre : comme affirmation de l'égoïsme ou comme profession d'altruisme ?



La voie du Christ : une voie étroite



Ces nombreuses questions, chacun doit se les poser; même si elles cachent des problèmes spéculatifs très délicats et très difficiles, elles trouvent dans la pratique une réponse facile, spécialement pour nous qui avons un Maître de vie comme le Christ qui, justement dans son Evangile, nous enseigne par la parole et par l'exemple comment nous devons vivre. Avec l'aide intérieure de son Esprit : la grâce, et l'aide extérieure de sa communauté : l'Eglise, il nous rend possible d'accomplir ce qu'il nous prescrit.

Que personne ne s'illusionne. Le Christ est exigeant. La voie du Christ est la voie étroite (cf.
Mt 7,14). Pour être digne de Lui, il faut porter sa croix (cf. Mt 10,38). Il ne suffit pas d'être animé de sentiments religieux, il faut suivre la volonté divine (Mt 7,21). Le Concile dira que, si nous sommes conscients de l'action du baptême dans notre être humain régénéré, nous devons, nous sommes obligés de vivre en fils de Dieu, selon l'exigence de perfection et de sainteté, qui dérive justement de notre élévation à l'ordre surnaturel (Lumen Gentium, LG 40).

Mais que personne ne s'effraye. Car la perfection, à laquelle nous sommes appelés du fait de notre élection chrétienne, ne complique notre vie ni ne pèse sur elle ; elle nous demandera, oui, l'observance de nombreuses normes pratiques, plus aptes à aider qu'à rendre difficile notre fidélité. La perfection chrétienne exige avant tout de nous la recherche des principes fondamentaux de notre être humain. Notre devoir essaie de se conformer à notre être. Nous devons être ce que nous sommes. C'est le critère de la loi naturelle, sur laquelle, l'on discute de temps en temps, mais que la simple raison revendique dans ses exigences fondamentales lesquelles résultent de la vie elle-même, et sont interprétées par le bon sens, par la raison commune (Gaudium et spes, GS 36).

C'est la loi que nous portons en nous-mêmes en tant qu'hommes : « Non scripta, sed nata lex » (Cicéron) ; la loi que saint Paul reconnaît aussi chez les peuples auxquels ne fut pas annoncée la loi mosaïque (cf. Rm 2,14), loi que l'Evangile a prise, confirmée et perfectionnée (cf. B. schùller, La théologie morale, etc., in Nouv. Revue Théol., mai 1966, p. 449 ss.).



Les vertus naturelles


Du reste, nous avons tous une connaissance suffisante de cette loi que nous trouvons énoncée en lignes générales dans le Décalogue. L'hommage à cette loi nous fait hommes et chrétiens. Il nous défend de l'accusation, souvent faite par la littérature aux personnes dévotes, d'être scrupuleuses dans l'observance de règles pieuses et minutieuses, et de ne pas l'être autant dans la fidélité intransigeante aux normes de base de l'honnêteté humaine, comme la sincérité, le respect de la vie ou de la parole donnée, la droiture administrative, la cohérence des moeurs avec la profession chrétienne, et ainsi de suite. C'est cette droiture qui confère intérieurement et socialement la dignité à l'homme ; c'est cette cohérence entre la pensée et la vie qui construit une mesure commune de moralité entre le fidèle et le non-chrétien ; c'est cette profession de justice rationnelle, qui soutient le système législatif de la société civile, et qui offre une raison de progrès à la justice sociale. Même les contestations rebelles de notre époque font appel, au fond, à la nécessité d'une rationalité normative plus poussée et plus conforme aux nouveaux besoins d'une société en évolution. Dans l'égarement actuel de la notion du bien et du mal, du licite et de l'illicite, du juste et de l'injuste, et dans la diffusion démoralisante de la délinquance et des mauvaises moeurs, nous ferions bien de conserver et d'approfondir ce sens de la loi naturelle, c'est-à-dire de la justice, de l'honnêteté, du bien, tel que la raison droite ne cesse de l'inspirer à l'intérieur de la conscience.


Le salut par le Christ



Mais nous ne pouvons pas nous arrêter ici.

Nous devons entrer dans la vision réaliste de la foi, qui nous démontre l'impossibilité fatale pour l'homme d'être bon et juste par ses seules forces. Cette impossibilité, avant même que notre catéchisme ne nous la déclare, est illustrée avec insistance par une grande partie de la littérature moderne et des spectacles d'aujourd'hui; le pessimisme dominant dans l'art imprégné de psychologie moderne déclare, encore plus que ne le pourrait faire l'enseignant de religion, combien l'homme est blessé dans la profondeur de son être, combien inutilement il rêve et lutte pour atteindre le bonheur et la plénitude de son être, combien inexorablement il trahit son insuffisance morale et sa corruption intérieure, et combien il se sent condamné au scepticisme, au désespoir, au néant.

Pour nous cela est clair. Nous avons besoin d'être sauvés. Nous avons besoin du Christ. Nous avons besoin de quelqu'un qui prenne sur Lui tout notre péché et l'expie pour nous. Nous avons besoin d'un Sauveur qui donne sa vie pour nous et qui ressuscite immédiatement pour notre justification (cf. Rm 4,25), c'est-à-dire pour nous rendre capables de vivre une vie nouvelle, la vie surnaturelle, la vie pascale.

C'est pour cette vie de rédemption que l'Eglise est instituée ; et cette année encore elle nous appelle, elle nous rassemble, et elle nous prépare à l'annonce qui est la sienne : celle de la résurrection du Christ et la nôtre.

Préparez-vous tous avec notre Bénédiction Apostolique.

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Nous avons la joie d’accueillir ce matin les religieux capitulants de l’Institut des Frères du Sacré-Cceur. A travers vous, chers Fils, c’est à tous les membres de votre méritante congrégation que nous nous adressons.

Au terme désormais proche de ces semaines de prière, d’étude, de réflexion et de partage d’une vie fraternelle, vous constatez avec bonheur combien s’est enrichie votre compréhension de la consécration religieuse et du caractère fraternel de la vie commune, et combien est évangélique - et toujours nécessaire - l’apostolat de l’éducation des jeunes, notamment des déshérités si nombreux encore aujourd’hui à travers le monde. Les textes nouveaux que vous avez élaborés veulent faire participer tous vos frères au bénéfice du cheminement capitulaire. Il vous reviendra dès demain, par l’exemple convaincant d’une joyeuse fidélité au Christ, par le rayonnement d’une charité délicate et inlassable, et par l’assurance de votre foi en la mission que 1’Eglise vous confie, de donner vie à la lettre de ces textes pour que tous les Frères de l’Institut du Sacré-Coeur, entraînés et guidés par votre exemple, réalisent à leur tour le renouveau auquel le Concile les convie.

A vous ici présents, et à toute votre famille religieuse, nous accordons de grand coeur Notre Bénédiction Apostolique.



11 mars 1970 RENONCEMENT ET SACRIFICE INSEPARABLES DE L'ESPRIT CHRETIEN

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Chers fils et filles,

Un des aspects les moins compris, nous pourrions même dire les moins sympathiques, de la vie chrétienne, pour nous, hommes de ce temps, est le renoncement. Nous sommes tellement stimulés par la variété, la qualité, la facilité des conquêtes acquises aujourd'hui pour les commodités de la vie, pour la richesse de ses expériences, pour sa plénitude et son bonheur, qu'il nous semble absurde de renoncer à quelque chose, spécialement si ce renoncement est dans le domaine de la formation, de l'éducation, de la culture, du bien-être de l'homme. Nous mesurons souvent notre insertion dans le temps et dans le monde par notre Capacité d'expérimenter, de connaître, de posséder ce que le temps et le monde nous offrent. A cet étalage extérieur correspond une avidité intérieure de tout voir et de tout avoir, de vouloir goûter à tout. Le progrès qui nous entoure trouve l'homme prêt à en profiter, parce que mûr, libre, convaincu que la vie est ainsi faite : sa perfection, son idéal est à la grandeur du rapport entre les biens de la civilisation et l'esprit humain. Même si ce rapport se limite pratiquement aux possibilités concrètes, qu'elles soient économiques ou sociales, chacun de nous est porté à concevoir sa propre existence en termes de succès, de richesse, de commodités, de plaisir. On veut jouir de la vie, même si on se propose un programme digne et honnête ; en jouir, au moins dans les limites du possible et de la décence, mais le plus possible. La limiter, jamais.



Mentalité erronée


Il nous semble que telle est la mentalité répandue aujourd'hui : mentalité humaniste, hédoniste. Elle pénètre aussi, et parfois avec des clefs authentiques, dans la conception chrétienne de la vie contemporaine. Le christianisme ne serait-il pas — dit-on — la meilleure forme d'existence ? Ne tend-il pas à résoudre tous les problèmes qui rendent injustes et malheureuses les conditions de vie ? Ne veut-il pas consoler toute souffrance et apaiser toute peine ? Et aujourd'hui ne nous éduque-t-il pas à regarder avec sympathie les choses de ce monde que la science et la technique comme l'organisation publique ont rendues si fécondes, si prodigues de dons très utiles, très beaux, très intéressants ? Le chrétien lui aussi s'installe volontiers sur le moelleux coussin des facilités offertes par la civilisation.

Nous ne nous arrêterons pas à une analyse critique de cette mentalité, condamnable quand elle devient prédominante et exclusive. Nous savons tous combien une telle mentalité, au lieu de grandir l'homme, le rapetisse. Elle restreint sa vision, de préférence, aux choses extérieures, au règne des sens, aux instincts, à l'idéal bourgeois et jouisseur, au coeur étroit et égoïste. Sans ajouter qu'elle ne rend pas l'homme heureux, mais plus insatisfait et tourné ou vers l'illusion ou vers le pessimisme. Ce sont les penseurs, les écrivains, les artistes qui nous le disent aujourd'hui. Nous le savions sans peut-être trop y avoir réfléchi; Jésus nous avait avertis : « La vie d'un homme n'est pas assurée par ses biens » (
Lc 12,15).



Nécessité du choix


On ne peut pas tout avoir et jouir de tout. Un choix s'impose. « Le royaume des cieux, dit encore le Seigneur, est semblable à un négociant en quête de perles fines ; en a-t-il trouvé une de grand prix, il s'en va vendre tout ce qu'il possède, et achète cette perle » (Mt 13,45-46). Cette idée du choix, qui inclut celle du renoncement, apparaît en d'autres endroits de l'Evangile: «Personne ne peut servir deux maîtres... » (Mt 6,24) ; « entrez par la porte étroite car large et spacieux est le chemin qui mène à la Perdition... » (Mt 7,13). Ce problème du choix domine l'orientation de la vie chrétienne, dès le début, c'est-à-dire dès le baptême, qui pour être administré demande comme condition quelques renoncements capitaux : vous les rappelez-vous ? Renonces-tu à Satan ? à ses oeuvres, à ses pompes ? etc.

Il faut se rappeler que tout n'est pas bon. C'est simple et clair, mais ensuite la distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal est, dans le déroulement de la vie, une chose très difficile, surtout quand on ne veut pas admettre un critère moral sûr, un magistère suprême, qui a reçu de Dieu la science de l'homme et de ses fins, et quand on fait de l'indifférence morale un principe pédagogique. Oui, il faut que le disciple, — et nous sommes disciples à l'école de la vie — connaisse le tableau des possibilités offertes par le temps et le milieu dans lequel il se trouve ; mais il doit en même temps savoir juger et savoir choisir. Saint Paul le dit : « omnia... probate ; quod bonum est tenete », « vérifiez tout, ce qui est bon retenez-le » (1Th 5,21). Du reste, c'est ce que l'on fait pour la santé physique, choisissant la bonne nourriture, les médicaments salutaires, le bon air, etc. Et c'est ce que fait le soldat, l'athlète : il juge et choisit ce qui convient à ses forces ; le sportif nous donne l'exemple. C'est encore saint Paul qui enseigne : « ... tout athlète se prive de tout... » (1Co 9,25). Il faut s'imposer des renoncements, accepter une discipline, choisir une règle, pour être forts, pour être fidèles, pour être chrétiens.

La croix marque notre vie. Nous devons comprendre que l'abnégation chrétienne nous prive bien sur de beaucoup de choses, met des limites à notre expérience des choses dangereuses et nocives, impose une austère vigilance dans la pensée et les moeurs ; mais fait de nous des personnes vraiment libres et vivantes, et transforme en vertu notre faiblesse (cf. 2Co 6,9 2Co 12,10).



Un style chrétien authentique


Le renoncement chrétien n'est ni arbitraire ni pesant ; ce n'est pas une discipline ascétique et monastique dépassée ; c'est un style authentique de vie chrétienne : primo, parce qu'il comporte une classification hiérarchisée de ses biens ; secundo, parce qu'il stimule au choix de la meilleure part (Lc 10,42) ; tertio, parce qu'il instaure cette mystérieuse économie de l'expiation qui nous fait participer à la rédemption du Christ. Une parole qui, dans le langage courant, se rapporte au renoncement nous le rappelle : le mot « sacrifice ». En soi, ce mot nous renvoie à un acte mystérieux et suprême de la religion. Mais aujourd'hui dans le signe de cette croix qui mortifie et vivifie, en même temps il veut indiquer justement un acte généreux et courageux, un renoncement joyeux et volontaire, accompli avec une très haute intention de bien et d'amour. Sacrifice : parole forte. Depuis les premiers « petits sacrifices » de l'enfant qui veut être vraiment bon, le sacrifice s'étend à tous les âges et dans des mesures très diverses, pour nous détacher de nombreux désirs « sots et funestes » (1Tm 6,9), et nous rendre aptes à donner à notre existence terrestre la signification et la valeur d'une « oblation vive et sainte, agréable à Dieu » (Rm 12,1).

Que notre Bénédiction Apostolique réconforte vos âmes.




18 mars 1970 LOI NATURELLE ET LOI POSITIVE

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Chers fils et filles,



Une réflexion sur la conception morale de l'homme, qui nous est suggérée par le Concile, nous porte à une double observation, bien connue, mais qu'il est nécessaire aujourd'hui plus que jamais de revoir et de clarifier; il s'agit de l'existence de la loi naturelle et de l'existence d'une loi morale chrétienne originale. Il est clair que la loi de l'agir, la loi morale, dérive de l'être humain ; de l'être dépend le devoir être. Mais, qui est l'homme ? Qui est le chrétien ? Il faut au moins avoir une notion instinctive, intuitive, de la nature de l'homme pour savoir comment il doit agir ; il faut avoir une conception, au moins générale, de l'homme devenu chrétien, pour savoir comment il doit se comporter en chrétien.

Ce sont des paroles élémentaires, mais qui se rattachent à des questions très difficiles et complexes, auxquelles nous ne pouvons maintenant donner de solutions proportionnées et adéquates. Nous y faisons allusion, afin que l'on sache que les questions morales suscitées par le Concile et non seulement par lui, mais encore plus par le tumulte des opinions et des expériences modernes, méritent, de la part de celui qui veut être vrai homme et vrai chrétien, un nouvel examen et une conscience lucide et forte.



La loi naturelle


Posons seulement quelques questions : est-ce qu'il existe vraiment une loi naturelle ? La demande semble naïve, car très facilement la réponse paraît naturelle. Mais elle n'est pas naïve, eu égard aux objections venues de toutes parts aujourd'hui sur l'existence d'une loi naturelle, et en partie on comprend pourquoi. Si la conception de l'homme est confuse et altérée, il y a aussi confusion et altération dans sa vie, son agir, sa moralité. Mais pour nous qui croyons pouvoir répondre par la réflexion illuminée de quelque rayon de sagesse chrétienne à l'antique maxime « connais-toi toi-même », le sens immanent de la conscience et encore plus la clarté de la raison nous disent que nous sommes sujets d'une loi, qui est à la fois droit et devoir, qui naît de notre être, de notre nature, loi non écrite, mais vécue, « non scripta, sed nata lex » (Cicéron). Cette loi St Paul la reconnaît également aux païens, qui sont en dehors de la lumière de la révélation divine, quand il déclare qu'ils sont la loi pour eux-mêmes : « ipsi sibi sunt lex » (
Rm 2,14). Du reste, personne mieux que nous, en cette époque réformatrice et « contestatrice » ne remarque continuellement que la force secrète de l'inquiétude morale naît, bien souvent, de l'appel, contestant un droit légal en vigueur, vers un droit supérieur, plus humain, non encore codifié, mais puissant et surgissant de la découverte intérieure (bien ou mal déchiffrée) d'une loi qui demande à s'exprimer et à s'affirmer, la loi naturelle. Nous sommes encore sensibles au conflit classique, formidable, de la tragédie grecque, reflété dans le coeur fragile, mais si humain, d'Antigone, qui se dresse devant la puissance inique et tyrannique de Créon. Nous sommes plus que jamais partisans de la personnalité et de la dignité humaines, et pourquoi cela ? Parce que nous reconnaissons dans l'homme un être qui réclame un « devoir être » à cause d'un principe exigeant, que nous appelons loi naturelle.



La loi de la grâce


Une deuxième question : cette loi naturelle est-elle suffisante pour guider la vie sociale de l'homme ? Elle n'est pas suffisante, surtout quand elle ne devient pas loi exprimée, dans une certaine mesure codifiée, sociale. Elle a besoin d'être formulée, d'être connue et reconnue, sanctionnée par une autorité légitime. C'est pour cela qu'existent les législateurs, qui doivent être justement les interprètes d'un droit naturel (vrai ou supposé) et le traduire en règles de droit. Mais pour nous, éduqués par la doctrine divine sur le destin surnaturel de l'homme, sur les tristes conséquences qu'il a héritées du péché originel, sur la régénération que nous ayons obtenue par le Christ, et par Lui accordée pour intégrer en plénitude notre vie dans la sienne, la loi naturelle ne suffit pas ; il faut aussi la loi de la grâce, qui a son économie propre, son « royaume », auquel normalement l'Eglise nous introduit et pour lequel elle nous éduque. Le Christ nous est nécessaire. Vivre selon Sa parole et Son esprit est notre salut.




Rapport des deux lois


A ce moment surgit une autre question : quel rapport ont entre elles ces deux lois, celle de la nature et celle de la grâce ? S'ignorent-elles l'une l'autre ? Sont-elles en opposition ? Ou bien s'intègrent-elles l'une dans l'autre ? Trop de choses seraient à dire sur ce sujet ! Retenons comme bonne une première réponse qui résulte de nombreuses pages des documents conciliaires: la conception chrétienne de la vie reconnaît, comme valables et obligatoires, les lois naturelles et aussi les lois civiles, qui sont fondées sur les premières et donc que nous déclarons justes. Contentons-nous d'une citation : « Pourtant, un grand nombre de nos contemporains semblent redouter un lien trop étroit entre l'activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l'autonomie des hommes, des sociétés et des sciences. Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d'autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C'est en vertu même de la création que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres ; avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L'homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et des techniques » (Gaudium et spes, GS 36). D'où une deuxième réponse : la loi propre de l'homme, c'est-à-dire la loi naturelle, et la loi propre au chrétien, c'est-à-dire la vie de foi et de charité, la vie de la grâce, peuvent et doivent s'intégrer, dans la pratique et dans la croissance propre aux vertus chrétiennes, pour donner à l'homme sa perfection (cf. schuller, La théologie morale peut-elle se passer du droit naturel ? NRT mai 1966 ; fuchs, Teologia e vita morale alla luce del Vaticano II, 1968). Ici deux autres questions. Le chrétien ne devrait-il pas se distinguer dans l'application des vertus naturelles fondamentales, comme par exemple la sincérité et la justice ? Bien sûr qu'il le doit ! Nous devrions espérer même que l'éducation chrétienne soit toujours plus imprégnée de la conscience et de la pratique de ces vertus naturelles que sont justement le respect de la vérité dans les paroles et la conduite, et la fidélité à la justice, spécialement dans les rapports sociaux (cf. Gaudium et spes, GS 30). Il en est de même des autres vertus naturelles, que la tradition classe comme vertus cardinales (cf. S. ambroise, De officiis 1, 27). Et nous sommes heureux de rencontrer chez les jeunes d'aujourd'hui un désir fort et fier de ces principes moraux fondamentaux qui confèrent à la vie son authentique et exacte valeur humaine. Et nous devons encore observer comment cet effort de réalisation de l'homme vrai peut trouver dans les exigences de l'Evangile, spécialement en celles relatives à l'austérité personnelle et aux rapports humains, un puissant stimulant, une vocation surhumaine. C'est là un des phénomènes les plus beaux de la jeune génération, une des espérances d'un monde meilleur.



Evolution nécessaire dans la rigueur des principes


Et l'autre question, la dernière pour cette fois, pose la requête du dynamisme de la loi morale, naturelle et chrétienne, c'est-à-dire la possibilité de son progrès continuel. Oui, le progrès moral est toujours possible, toujours nécessaire même, mais à condition que les principes restent fermes, comme les règles fondamentales. L'application de la loi morale est toujours perfectible. L'homme est toujours « in fieri », en devenir, soit pour devenir homme dans le sens évolutif de sa définition, soit pour devenir parfait selon l'Evangile, c'est-à-dire saint. La véritable histoire de l'homme est celle de son éducation, de son émancipation, comme le dit Tommaseo, de sa libération, comme le dit souvent, avec ambiguïté, le monde d'aujourd'hui. Il reste à voir quelle est la libération qui confère à l'homme sa plénitude. Et ce qu'on dit de chaque personne, nous pouvons le dire de la société humaine, de la civilisation, elle doit être continuellement sur le chemin du développement moral, c'est-à-dire humain et chrétien, ce qui veut dire culturel, social, économique, etc. Cela signifie finalement que le moteur de notre existence est le devoir, qui pour nous chrétiens prend un nom encore plus intime, l'amour ; comme disait Jésus : « Tu aimeras Dieu de tout ton coeur, et ton prochain comme toi-même ; voilà toute la loi » (Mt 22,37-40).



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