Catéchèses Paul VI 10371

10 mars 1971: ORIENTER SA VIE

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Chers Fils et Filles,



Où vont les hommes, où veulent-ils arriver et où arrivent-ils ? C’est la question que nous nous posons, nous qui observons l’humanité avec le plus grand intérêt, l’intérêt du Pasteur, du responsable, l’intérêt de l’amour.

Le monde actuel est sans cesse en mouvement et l’activité humaine s’accélère de plus en plus. Agir, changer, bouger sans cesse, c’est là l’objectif commun des peuples de notre temps.


Dans un monde tendu vers l’efficacité


Les mérites d’une personne, d’une société ne se mesurent désormais que par l’intensité de leur travail, de leur productivité, de leurs oeuvres. Parmi toutes les choses qu’un homme peut désirer, c’est l’énergie qui a la primauté : la puissance, la vitesse, la nouveauté et la révolution sont en tête dans l’échelon des évaluations courantes. La ronde frénétique des événements attire toute notre attention ; l’opinion publique recherche ardemment l’excitation que lui procure cette avalanche de faits qui ne prend jamais fin. La psychologie des hommes est sans cesse tournée vers l’avenir immédiat ; les espoirs d’événements grandioses et imprévus remplissent les rêves d’une science-fiction qui laisse entrevoir les formes imaginaires et hyperboliques de la vie future ; mais l’incertitude, la crainte, l’angoisse dominent les esprits, car on ignore le sort de cette humanité menacée par les engins de destruction qu’elle a elle-même inventés et construits, menacée par le désespoir caché qui l’envahit.

L’homme va, court, mais dans quelle direction ? Il ne le sait pas. L’activité se suffit à elle-même. Elle organise, elle se perfectionne, mais en réalité elle ne trouve pas sa raison d’être. Elle crée une civilisation, mais pour contester aussitôt son oeuvre. Elle voudrait tout bouleverser et se détruire. Il manque l’essentiel. L’action s’est libérée de ses chaînes ; la loi extérieure a été réduite pour pouvoir maintenir un minimum d’ordre conventionnel. La liberté d’action est la règle que l’on préfère, car elle entraîne l’abolition des normes obligatoires : c’est une perfection, une plénitude, un anthropocentrisme, un personnalisme qui voudrait justifier tout notre système d’action. La conscience demeurera seul juge, seul responsable. Mais cette responsabilité, mot magique et terrible, rompt l’enchantement, car elle appelle l’élément absent : le devoir, l’objectif, l’objectif transcendant l’action, l’élan de la volonté libre, la conception et l’existence du Bien, ce Bien qui est Dieu (et. st. thomas,
I-II 1,1).


Au risque d’oublier l’essentiel


Nous constatons que l’activité humaine, aujourd’hui si intense, si complexe, si avancée peut entraîner des distorsions, car quelque chose d’essentiel fait défaut, c’est-à-dire le but, la raison de son mouvement ; et encore ces marques qui donnent à l’action un caractère vraiment humain et qui ne sont autre que la moralité, la science du devoir, la science du bien, la science des vrais objectifs. Parler de quelque chose d’humain et parler de quelque chose de moral, c’est dire la même chose. Les instruments et les moyens d’activité n’ont presque plus de secrets de nos jours : mais à quelle fin les utiliser ? L’homme est très incertain à ce sujet. Et cette fin, ce but, étant intimement liés à la religion, le processus de désintégration de la pensée religieuse et de la vie a engendré une certaine confusion dans la conscience et dans l’activité de l’homme. Dieu est l’axe de la vie humaine, de cette vie guidée par le sens moral qui en est la fin ; et la cause finale, nous dit St. Thomas, est première entre toutes.

Il est par conséquent très important que cet axe soit bien déterminé dans le domaine de notre activité selon cette rectitude qui rend la vie de l’homme, bonne, parfaite et heureuse.


Donner un sens à sa vie


Il faut rectifier l’orientation de notre vie. C’est la recommandation du prologue du Salut : « Aplanissez le chemin du Seigneur » (Jn 1,23). Cette recommandation est extrêmement opportune, non seulement pour cette période liturgique qui précède Pâques, mais pour la planification de toute l’activité de notre vie. Il est facile de nous rendre compte de notre rectitude, de voir si nous conduisons notre existence contre la logique et la vérité ; il suffit de nous poser, au fond du coeur, ces questions simples mais significatives : Qu’est-ce que je désire le plus dans ma vie ? Sur quoi sont fondés mes choix ? Quelle est pour moi la chose la plus importante ? Vers quoi est tourné mon amour ? Qu’est-ce qui influe davantage sur ma conscience ? Qu’est-ce qui me tient le plus à coeur ? Le premier précepte de ma vie ? Nous pouvons même dire par métaphore : quelle direction, ma vie, voyageant dans le temps, prend-elle ? Nous pouvons aussi employer un terme biblique que la liturgie a actualisé pour cette période : la « métanoia », c’est-à-dire la rectification de la mentalité, conformément à la véritable interprétation de la vie qui est le salut vers lequel elle nous conduit. Ne nous laissons pas emporter par le tourbillon du monde qui nous entoure : choisissons un point de référence, un pôle d’orientation, donnons un sens à notre vie afin qu’elle soit vraiment humaine, chrétienne.

Et voici que Jésus, le Maître, nous avertit : « Tu aimeras Dieu de tout ton coeur, et par dessus tout. Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (cf. Mt 22,37-39).

Telle est aujourd’hui et surtout aujourd’hui l’orientation que nous devons donner à notre vie. Que chacun la fasse sienne.

Avec notre Bénédiction Apostolique.





17 mars 1971: QUELLE ORIENTATION ?

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Chers Fils et Filles,



Situons notre vie dans le droit chemin. En cette période qui précède Pâques, l’Eglise nous exhorte à méditer sur l’orientation que nous devons donner à notre vie. C’est en sa qualité de guide des consciences qu’elle nous invite à une profonde réflexion et à un sérieux examen de notre conduite.


Vivre dans la rectitude


Notre vie doit poursuivre un idéal, aspirer à un but bien précis ; et cet idéal, ce but, ne sont autre que la recherche de Dieu auquel le Christ nous conduit et nous unit. Ce chemin que nous avons à parcourir doit être marqué par un réel désir de perfection et, lorsque nous serons à même de reconnaître le sens de notre être et de notre destin, cette perfection deviendra la règle de notre vie tel un musicien qui sait savourer une mélodie et n’en tolère pas les fausses notes. « Au sein de l’Eglise, nous sommes tous appelés à la Sainteté », nous dit le Concile (Lumen Gentium,
LG 39).

Cette manière de vivre doit être l’une de nos règles fondamentales. L’homme doit vivre dans la rectitude, la justice, le droit, c’est-à-dire dans l’honnêteté et la moralité. Si nous réfléchissons quelques instants à ce qui vient d’être dit, nous nous trouvons face à un des problèmes les plus importants, à un problème qui se pose à toute conscience et qui domine la pensée du monde dans lequel nous vivons : notre liberté personnelle. Ceux qui en nient l’existence, au nom d’un déterminisme psychologique qui voudrait transformer l’homme en robot, sont bien rares de nos jours.


Liberté et vérité


L’analyse de ces impulsions instinctives et de ces états psychologiques qui influent sur le travail de l’homme, est certainement très avancée mais pas toujours admissible. Heureusement, tous savent reconnaître que, dans des conditions normales, l’homme est intérieurement l’arbitre de sa propre personne : il est libre. L’existentialisme, littéraire ou artistique, aboutit à des affirmations extrêmes, par exemple «... je suis un homme, et tout homme doit inventer son propre chemin... l’homme s’engage à vivre sa vie, il dessine sa propre personne et au-delà de sa personne, il ne découvre que le néant » (cf. J. M. aubert, Sartre, Monographie : « Pour une redécouverte du sens du péché »). Nous l’acceptons, oui, mais en affirmant et en revendiquant même, si nécessaire, la liberté propre de l’homme. Mais quelle liberté ? la liberté physique, la liberté de la volonté humaine proprement dite. C’est là une des prérogatives qui font de l’homme « causa sui », le maître de ses choix, de ses propres actions et qui reflète sur son visage l’image de Dieu. Mais la liberté est intérieurement liée par la vérité : nous « ne sommes pas libres de violer les lois de la pensée sous peine de déformer notre personne ; c’est la volonté qui est libre, pas l’intelligence, qui, par nature est faite pour la vérité. Or, dans le dynamisme de l’agir humain, l’intelligence propose à la volonté une vérité ; celle-ci passe du domaine spéculatif à la pratique et devient un « devoir » qui nous engage moralement mais pas physiquement. Ce n’est pas une contrainte. L’intelligence nous ordonne un choix, mais notre volonté peut accepter ou refuser. Si elle accepte, c’est l’ordre, la grandeur, la beauté de l’organisme spirituel et vital de l’homme ; si, par contre, elle refuse, c’est le désordre, une distorsion de l’homme en lui-même, qui le trouble, l’afflige, le conduit à la folie ou au mépris de sa personne.

Mais attention : Si la vérité proposée à la libre volonté nous est ordonnée par une pensée extérieure, supérieure à l’homme-sujet, c’est-à-dire si cette vérité est loi, un refus volontaire de notre part, entraînerait un désordre allant au-delà même de l’homme-sujet, une violation, une faute contre le législateur. S’il s’agit de la loi civile, nous aurons une faute sociale que l’autorité civile jugera et punira. C’est là que s’arrête aujourd’hui le jugement moral du monde.

Mais si cette loi était divine ? Sa non-observation serait dans ce cas, une offense à l’Auteur de la loi divine ; si ce refus de l’observer est conscient, voulu, inhérent à quelque chose d’important, nous commettons là une faute grave, terrible, nous commettons un péché.


On ne parle plus de péché


Chose effrayante, dramatique ! L’Eglise ne cesse d’employer ce mot qui, comme une fâcheuse hérédité, frappe la nature humaine d’un malheur fatal dont elle n’est pas personnellement responsable : le péché originel. Mais sa responsabilité personnelle apparaît lorsque ce péché est commis délibérément et avec conscience. C’est une doctrine que nous connaissons tous, mais, victimes de cette sécularisation qui est fin en soi, nous avons tendance à l’oublier. Nous avons déjà traité ce sujet (Insegnamenti II, 1171, etc.).

On ne parle plus de péché, car cette triste condition de l’homme pécheur, implique l’idée de Dieu, l’idée de l’offense faite à Dieu. Elle entraîne une rupture des rapports vivifiants et réels que nous avons avec Lui, la prise de conscience d’un désordre intolérable chez l’homme coupable, la crainte d’une sanction, d’une punition éternelle, l’Enfer ! Elle implique le besoin absolu du Salut et surtout d’un Sauveur.


La loi divine parle au coeur de chaque homme


Si la foi vient à manquer, avec elle, nous perdrons le sens du péché et des conséquences désastreuses que ce dernier entraîne. L’édifice moral du christianisme s’écroulera. Mais la vérité demeure. L’absence de foi ne détruit pas le plan divin, elle pourra fausser les répercussions qu’il aura sur notre destin et les aggraver si la foi est volontairement refusée ou éteinte ; elle les remettra au mystère de la bonté de Dieu si la foi est involontairement ignorée. Mais, disons-le encore : le plan réel divin demeure ; c’est une réalité absolue à laquelle nous ne pouvons échapper. Et nous ne le pouvons, car nous ne sommes que des hommes et la loi divine, dans ses exigences inéluctables, parle au coeur de chaque homme conscient, avec la logique du droit naturel et l’impératif de l’obligation morale. Nous ne pouvons y échapper, nous, Chrétiens, à qui est offerte la lumière de l’Evangile où le péché et la rédemption tissent une trame dont nous ne pourrons jamais séparer le fil.

Frères et Fils très chers, nous devons penser, par conséquent, à la signification profonde de notre existence dans le temps : c’est une épreuve, un examen auquel nous devons nous soumettre. Prenons garde, ne commettons pas d’erreurs ; notre vie éternelle est en jeu. Voilà la raison de l’ordre moral, de la rectitude de notre agir. Voilà la nécessité d’un examen de conscience, le sens du bien et du mal, de l’honnêteté et du péché. Et de là le besoin urgent du Christ Sauveur, mort sur la Croix, instrument de notre Salut et signe d’un amour infini et miséricordieux. De là, la sagesse d’une pénitence qui corrige, qui relève. Voilà le but du Sacrement de pénitence, la confession qui, chez les hommes humbles et sincères, est la célébration du Mystère Pascal, de notre résurrection.

Que personne ne demeure exclu de cette offre si grande de grâce et de béatitude !

Avec notre Bénédiction Apostolique.





24 mars 1971: LE MATERIALISME : TENTATION DE NOTRE TEMPS

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Chers Fils et Filles,



Nous sommes dans la période du Carême, c’est-à-dire du temps de l’année liturgique qui nous prépare à la célébration de Pâques, la fête de la Rédemption, cette fête qui commémore la mort et la résurrection du Christ et qui célèbre cet événement historique et mystique aussi bien dans son origine évangélique que dans son application actuelle à l’humanité, à l’Eglise, à nos âmes, c’est-à-dire dans son fait évangélique et dans son devenir ecclésial. Portons notre attention sur ce second aspect, son devenir dans l’humanité, son rayonnement, son actualité pour nous, croyants, hommes vivants dans l’histoire présente. Pensons à nous-mêmes par rapport au mystère pascal qui doit être notre fait, qui doit réfléchir sur chacun de nous, à partir du Christ, sa lumière, son salut. Cherchons maintenant à nous mettre dans la condition de reproduire en nous le mystère pascal qui est tout entier oeuvre du Christ, oeuvre de sa grâce, mais qui exige cependant que nous soyons disposés à accueillir sa vertu rédemptrice, que nous nous mettions dans la trajectoire de son action salvatrice ; en d’autres termes, que nous nous « convertissions » au dessein divin dans l’ordre de notre salut, que nous retournions sur la voie authentique de notre vrai destin sur laquelle passe la divine miséricorde, la vie nouvelle, qui nous est promise, qui est notre seule chance. Il faut alors que nous nous réformions nous-mêmes pour être aptes à recevoir le salut du Christ.


L’éternelle tentation


Dans cet ordre d’idées se range tout le système de la vie morale chrétienne qui comporte deux phases, l’une qui est une condition qui précède la rencontre vivifiante avec le Christ, l’infusion de son Esprit, de sa grâce ; l’autre qui est un résultat qui suit une telle rencontre. La première est caractérisée par la pénitence, la seconde par la cohérence et toutes les deux le sont par la foi. Si, maintenant, respectueux de la pédagogie liturgique, nous nous plaçons dans la première phase, dans celle qui est préparatoire et spécifiquement ascétique, quels devoirs rencontrons-nous ? Cette demande s’ouvre elle aussi sur une réponse sans limite : les devoirs relatifs à notre réforme morale sont en effet innombrables. Mais nous pouvons les ramener à quelques catégories générales qui nous sont suggérées par l’évangile du premier dimanche de Carême, l’évangile des tentations du Christ dans lesquelles nous pouvons voir d’une certaine manière figurées et résumées nos propres tentations. Et avant tout autre discours il faudrait faire justement celui qui concerne la tentation, c’est-à-dire sur la trompeuse apparence du bien. Decipimur a specie recti : nous nous laissons tromper par des aspects faux, c’est-à-dire apparents, partiels, du bien, soit du bien en soi, soit du bien par rapport à nous-mêmes « imagini di ben seguendo false » (suivant de fausses imagés du bien) (dante, Purg. 30, 131) : psychologie et morale se confondent ici et donnent un motif inépuisable à l’analyse et à la description du drame humain.

Quelle est la première, l’éternelle, l’universelle, la moderne tentation ? C’est-à-dire quel est le premier obstacle général à l’obtention du salut pascal, de la rédemption du Christ ? Vous rappelez-vous la première tentation du démon à Jésus dans le désert ? Ce n’est point tant celle de la faim qui est un besoin naturel de la vie que celle — complexe et insidieuse — de définir ce besoin qui semble impérieusement premier et unique ; celle d’établir les aliments proportionnés à la faim de l’homme, qui semblent être seulement le pain matériel ; celle d’employer finalement toutes les énergies supérieures de l’homme, spécialement les spirituelles, pour transformer les pierres en pain, c’est-à-dire le monde extérieur, inerte et matériel, en nourriture adaptée et suffisante pour les désirs et la vie de l’homme lui-même. Disons, en ce qui concerne notre temps: c’est la tentation matérialiste.


Vérité incomplète


Qui peut, par des allusions si brèves et aussi élémentaires que celles-ci, en donner une définition adéquate, une description au moins approximative, qui ne soit pas artificielle ni d’un effet oratoire trop facile ? Mais cette tentation matérialiste est tellement répandue et invétérée dans le monde contemporain qu’il ne convient sans doute pas d’en rappeler le concept moral fondamental. Il suffit d’un principe-clef pour indiquer le système auquel nous faisons allusion : être satisfaits de ce monde, qui est la réalité, qui est la vie, qui est la plénitude de l’homme, qui est la richesse qui suffit ou du moins qui doit avoir la première place dans les aspirations humaines ; c’est là qu’est ton royaume ; le reste est illusion, aliénation, opium, mythe. C’est là la tentation caractéristique de notre temps, tantôt plus séduisante, tantôt plus vaste, plus féconde, dont on peut jouir, qui est apparue à celui qui étudie et à celui qui agit ; le monde accessible à l’expérience. La conscience individuelle et encore plus la conscience collective s’est imprégnée de cette certitude, de cette foi : tout se réduit à la nature, et la nature à la matière. De cette racine exclusive sont nées les idées qui ont constitué les forces de la pensée, de la politique, de la sociologie, de l’économie, de la vie vécue dans notre dernière période historique, et en grande partie de la culture moderne. Cette conception matérialiste s’est nourrie d’indiscutables études, de formidables énergies, de hauts idéaux : la science, la richesse, la justice, l’espérance, toutes choses vraies sous certains aspects, mais limitées, incomplètes, insuffisantes, plus aptes à susciter des aspirations insatiables qu’à satisfaire les aspirations profondes et décisives des destins humains. Egoïsme et lutte, légalisme et utopie, intérêt et idéalisme s’entremêlent dans les événements historiques, sociaux et politiques de notre temps, mais pour arriver à cette conviction : la solution des plus grands problèmes humains peut être atteinte par les forces propres de l’homme, grâce à la conquête de la maîtrise extérieure des choses de ce monde, et il n’y a pas d’autre avenir au delà du temps qui est accordé à notre existence biologique. La vie présente est tout. Voilà quelle est notre tentation.


Pour l’homme intégral


Il ne suffira pas, pour la dominer, d’observer comment cet essai d’humanisme matérialiste abaisse en réalité la taille de l’homme à un niveau temporel et animal, nie à l’individu sa personnalité originelle, excite les égoïsmes exigeants, qu’ils soient individuels ou collectifs, élargit énormément la sphère de la puissance humaine mais la prive des raisons transcendantes de la justice et de l’amour et, au milieu de tant de lumières de théories artificielles, tente d’éteindre celles du soleil du Dieu vivant, personnel, sauveur. Est-ce que la vie présente est tout ?

Ecoutons les paroles du Maître, Notre Seigneur : « L’homme ne vit pas seulement de pain... » (
Mt 3,4). Et puis : « Bienheureux les pauvres en esprit... », les non rassasiés de cette terre, mais « ceux qui ont faim et soif de la justice... » (Mt 5,3-6). Et encore : « Mon royaume n’est pas de ce monde... » (Jn 18,36).

Et ainsi tout l’Evangile, qui introduit dans la courte logique humaine une conception plus ample, plus ouverte, plus sûre des destins de l’homme et de la réalité métaphysique de l’univers et de l’histoire. Il introduit une sagesse supérieure, une espérance inépuisable, un salut surnaturel. Ce n’est pas que l’Evangile méconnaisse l’existence présente, la nécessité multiple qui lui est propre, le devoir d’une justice toujours meilleure, d’un développement, c’est-à-dire la fonction du temps présent, de l’ordre terrestre, des biens économiques, de la vraie paix dans le monde, mais il considère l’homme intégral et il élargit les limites de la vie temporelle, conteste la valeur absolue du bonheur présent, donne une fin à chaque chose, même si elle est reconnue légitime et autonome dans son domaine spécifique, pour un royaume supérieur, « le royaume des cieux », pour la vie surnaturelle et éternelle, pour le vrai salut.

La vie pascale est à gagner dans le temps pour en jouir dans l’éternité. L’horloge des années marque aussi le présent comme une heure de réveil à la lumière, à la rédemption, à la vie. Y pensons-nous ?

Avec notre Bénédiction Apostolique.





31 mars 1971: POUR UNE PURIFICATION DE L’ENVIRONNEMENT MORAL

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Chers Fils et Filles,



Si notre étude est, spécialement pendant cette période du Carême, de chercher la rectitude morale de notre conduite, l’attention aux déviations possibles de cette rectitude retient la réflexion de notre conscience. Celle-ci se tourne maintenant vers les déviations majeures, plus faciles et plus fréquentes qui portent l’homme hors de sa route et le privent de la rencontre avec la grâce pascale à laquelle nous voulons arriver. Nous avons fait allusion à certaines de ces déviations possibles. Une autre, fatale à cause de sa facilité et de sa gravité, est celle qu’on appelle de la chair.

Elle se présente comme une tentation congénitale et ambiante, comme un attrait propre de ce monde. « N’aimez pas le monde..., écrit l’Apôtre saint Jean dans sa première lettre. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux, et orgueil de la vie » (
Jn 15-16). C’est là le trio connu des tentations qui conduisent les pas de l’homme hors de la route qui mène vers Dieu. On les appelle ordinairement les passions (cf. Jc 1,14).


L’ambiance


Nous nous occupons maintenant de la première, si forte aujourd’hui, celle de la chair. Parce que, si chaque tentation est le résultat de deux impulsions, une interne et l’autre externe, nous devons noter que l’impulsion interne se fait plus urgente si elle n’est pas modérée par un vouloir précis, avec le développement de la psychologie personnelle ; et l’impulsion externe, celle de l’ambiance, s’est faite plus que jamais insistante, séduisante, excitante, envahissante : pensez à la presse licencieuse et pornographique, diffusée avec toutes les ruses de la publicité commerciale ; pensez aux spectacles équivoques, aux divertissements licencieux, à certaines coutumes privées ou publiques libérées des règles qui les modéraient, aux tendances divulguées par la soi-disant « moralité » (ou immoralité) permissive et qui consentent à toutes les bassesses et dépravations.

L’ambiance, si chacun ne cherche pas à s’immuniser par une résolution réfléchie, offre de tous côtés des excitations à la fragilité de la « chair », spécialement celle qui est jeune et sans expérience. On sait très bien ce qu’on entend par « chair » dans le langage moral : on entend tout ce qui se rapporte à l’indiscipline de la sensualité, c’est-à-dire à ce jeu intérieur dangereux de la sensibilité physique en opposition, ou en complicité, avec la sensibilité spirituelle, au plaisir animal, à la volupté, au corps passionnel qui attire l’âme à lui et l’abaisse à ses propres instincts, la capture et l’aveugle, au point que, comme dit saint Paul : « l’homme psychique n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu » (1Co 2,14). Nous ne croyons pas qu’il soit besoin d’explications à ce sujet. On en parle tant aujourd’hui, trop peut-être.

Il est rare qu’un écrivain d’aujourd’hui ne paye pas son triste tribut, au moins par quelques pages, à certaines folies sensuelles ou à quelque ivresse dionysiaque dont le monde déjà culture littéraire est envahi, ou à la dissolution joyeuse, en même temps qu’angoissée. Les études psychanalytiques sur les instincts humains, et spécialement sur la neuropathologie et sur la sexualité, ont donné un langage scientifique à l’expérience commune empirique des passions érotiques ; certains les ont exaltées comme de nouvelles et vraies découvertes de L’homme.


Une éducation limpide et chaste


On parle aussi d’éducation sexuelle avec une louable intention pédagogique, mais on oublie parfois certains aspects de la réalité humaine, pas moins objectifs que ceux qui sont offerts par l’observation naturiste, tels que l’exigence de la pudeur, l’attention due à la différence des deux sexes, masculin et féminin, et surtout la délicatesse requise par le trouble passionnel introduit dans le complexe éthico-physico-psychologique de tout être humain par le péché originel ; en même temps qu’elles réclament une éducation sexuelle, ces choses suggèrent de nombreuses et délicates précautions, spécialement dans l’éducation des jeunes, et recommandent aux parents et aux maîtres une intervention sage et opportune, avec un langage gradué, limpide et chaste (cf. concile vatican II, Déclaration Gravissimum Educationis, GE 1 ; Pie XII, Discours XIII, p. 257 ; Ratio Fund. Inst. sacerdotalis, 48 ; les oeuvres de saint Ambroise sur la virginité, sur la pénitence, etc.). Mais, dans cette chaire, il nous suffit, encore une fois, de proposer à votre réflexion, au sujet de cette tentation — qui est « légion » (cf. Mc 5,9) — c’est-à-dire extrêmement variée et insistante, deux affirmations et une recommandation.


Victoire possible


La première affirmation soutient que la victoire sur la tentation de la chair est possible. C’est une persuasion courante, qui trouve comme complice la nature même de cette tentation, qu’il est possible de la dominer, que la chasteté est une utopie, que l’expérience de la domination de la tentation sur notre esprit, sur notre équilibre moral honnête et pur est tolérable et peut-être même instructive. Il n’en est pas ainsi, frères et fils très chers ! Si on le veut, on peut garder purs son propre corps et son propre esprit.

Le Maître divin ne propose pas une chose impossible, lui qui se prononce en cette matière avec une si grande sévérité (cf. Mt 5,28). Pour nous chrétiens, régénérés par le baptême, s’il ne nous est pas donné d’être affranchis de cette sorte de faiblesse humaine, la grâce nous est accordée de la dominer avec une relative facilité. L’Esprit peut être agissant en nous, justement dans l’ordre de la maîtrise de nous-mêmes, de la continence, de la chasteté (Ga 5,23 Ph 2,3 etc.).



La pureté est une libération


La seconde affirmation est celle-ci : qu’il est très beau d’être purs. Ce n’est pas un jeu, c’est une libération ; ce n’est pas un complexe d’infériorité, c’est une élégance, une force de l’esprit ; ce n’est pas une source d’angoisse et de scrupules, c’est une maturité du jugement et de la maîtrise de soi ; ce n’est pas une ignorance de la réalité de la vie, c’est une connaissance désinfectée de toute contagion possible, plus brillante et plus pénétrante que l’opacité particulière à l’expérience passionnelle et animale.

La pureté sera innocente, oui ; peut-être inexpérimentée de la phénoménologie pathologique de la vie corrompue ; mais elle n’ignorera pas les profondes réalités du bien et du mal auquel l’homme est candidat. Elle aura même le regard transparent au point de pouvoir discerner dans le fond des bassesses du péché les ressources du repentir et de la réhabilitation. La pureté est la condition appropriée à l’amour, à l’amour vrai, qu’il s’agisse de l’amour naturel ou de l’amour surhumain consacré uniquement au royaume des cieux.

Et la recommandation vient d’elle-même : nous la disons au Père dans notre prière habituelle : « ne nous laissez pas succomber à la tentation » ! Appliquons-la à nous-mêmes, comme un exaucement de cette prière suprême. Il faut que nous nous défendions de la puissante tentation de la chair si nous voulons vivre le mystère pascal. A l’intérieur et à l’extérieur. Dans le coeur avant tout, d’où viennent le bien et le mal dont nous sommes capables (cf. Mt 15,19 2Tm 2,22). Et dans l’ambiance, autour de nous : si aujourd’hui on s’y occupe d’écologie, c’est-à-dire de purifier le milieu physique dans lequel se déroule la vie de l’homme, pourquoi ne nous préoccuperions-nous pas aussi d’une écologie morale où l’homme vive en homme et en fils de Dieu ? C’est cela que nous vous recommandons, avec notre Bénédiction Apostolique,


***


C'est avec joie que Nous Nous tournons maintenant vers les élèves de l’Institut Saint-Dominique de la via Cassia? et vers leurs professeurs, religieuses et laïques, dont Nous savons le dévouement compétent et affectueux. Chères Filles, la grande diversité des nations auxquelles vous appartenez vous permet, en même temps que des études approfondies selon la culture française, des échanges d’amitié très fructueux. N’est-ce pas une image du projet de la grande Eglise catholique, pour laquelle sainte Catherine de Sienne - que vous êtes allées prier tout spécialement à Sienne samedi dernier - avait un tel amour: rassembler en une seule famille tous les enfants de Dieu dispersés, mais aussi les envoyer par le monde entier porter le témoignage de la foi qu’ils auront mûrie, et de la générosité à laquelle ils se seront exercés ? Nous ne pouvons y parvenir, vous le savez, qu’avec la grâce du Christ, qui a donné sa vie pour que nous obtenions ces grâces. Approchez-vous de Lui avec foi et espérance, davantage encore, en ces fêtes de Pâques. Méditez son amour, devant le témoignage de sa Passion. Cherchez-le parmi les vivants, comme l’ange le demandait aux saintes femmes le matin de Pâques (Lc 24,5). Que le Seigneur vous éclaire et vous guide! En son nom, Nous vous bénissons de tout coeur, professeurs, élèves et aumôniers, appelant sur tous l’abondance de ses grâces.



7 avril 1971: LE CHRIST A REPARE L’IRREPARABLE

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Chers Fils et Filles,


Vous qui considérez comme des jours spéciaux ceux de cette semaine pascale que nous appelons la semaine sainte ; vous qui en ces jours fréquentez nos églises pour assister aux grands rites particuliers qui les distinguent de tous les autres du calendrier liturgique ; vous qui profitez des vacances accordées pour cette courte période à laquelle une tradition séculaire de notre civilisation reconnaît un caractère spécial pour faire un déplacement touristique ou qui saisissez l’occasion spirituelle d’un voyage vers quelque but où la dignité des rites aura un meilleur développement ou un sens plus éloquent ; vous tous, chers visiteurs de ce « mercredi saint », prélude de l’intense et dramatique évocation du mystère pascal, ne dédaignez pas de vous arrêter un instant pour réfléchir sur une double pensée sans laquelle nos âmes ne pourraient pas être en accord avec la célébration du mystère pascal même.


L’homme a besoin de guérison


Voici la première pensée : l’homme a besoin de rédemption. Dire cela et dire la substance de la philosophie de l’homme et de la théologie de la vie, c’est la même chose. L’homme a besoin de rédemption, ce qui signifie que non seulement il manque un complément à sa perfection et à son bonheur, mais qu’il a besoin d’une réparation, d’une libération, d’une régénération. Il a besoin d’une guérison, d’une récupération, d’une réhabilitation. Il a besoin d’un pardon. Il a besoin de redevenir homme ; d’acquérir de nouveau sa dignité, sa vraie personnalité. Et puis, il retrouvera la paix, la joie, la saine envie de vivre, l’espérance. Ensuite il acquerra de nouveau une vision claire sur le monde, sur les, hommes, sur l’histoire, sur la mort, sur l’au-delà. Mais maintenant, par lui-même, le sort humain se trouve dans une condition imparfaite, malheureuse. Les efforts mêmes que l’homme fait pour donner forme, ordre, progrès, conscience à sa vie finissent par montrer avec une plus grande évidence l’état d’insuffisance et de dégradation dans lequel il se trouve. Et si l’expérience humaine ne suffit pas à démontrer qu’il y a quelque chose qui ne va radicalement pas dans l’ensemble de notre destin, la parole du Seigneur, tirée de l’enseignement de l’Eglise, nous persuade que nous nous trouvons dans la nécessité d’une rédemption, d’un salut.

Si nous avons la sagesse, humble et pénétrante, de reconnaître cette nécessité, nous sommes sur le seuil du temple, comme le publicain de l’Evangile (cf.
Lc 18,10 et suiv.), où la première, la fondamentale, l’indispensable réparation de notre misère s’accomplit.


L’irréparable rupture


La seconde pensée, complémentaire de la première, nous fait réfléchir sur l’impossibilité des forces humaines pour s’assurer la rédemption dont l’homme a besoin. Besoin et impossibilité personnelle de rédemption, c’est la double persuasion dans laquelle nous devons aborder la célébration des rites liturgiques qui évoquent et renouvellent intérieurement le mystère pascal. Ce sens d’impossibilité est lui aussi indispensable dans l’économie de notre pédagogie religieuse, de notre mentalité chrétienne (rappelons-nous, parmi tant d’autres, la voix de Manzoni dans le célèbre Cantique, « quai masso che dal vertice, »... etc.). On met en rapport cette doctrine avec la nature du péché et de ses conséquences : la rupture des relations avec Dieu qui est justement le péché, comparable à la rupture du câble d’un téléphérique, ou à la brisure d’un cristal ; qui pourra la réparer de lui-même ? Un mort (parce que en ce qui concerne le rapport avec la vie de Dieu, c’est cela qu’est un homme en état de péché mortel) qui ne pourra jamais dire les invraisemblables paroles : « Je viendrai et je le guérirai » ? (Mt 8,7 cf. He 10,6-7).

Pourtant ce sont là les paroles de Jésus. Ceci est le message et, encore plus qu’un message, l’impensable réalité apportée par le Christ à l’humanité. Il est venu et il a réparé l’irréparable. C’est cela la Rédemption ; c’est cela le mystère pascal accompli par Nôtre-Seigneur Jésus-Christ qui, comme l’écrit saint Paul, « a été immolé pour nos fautes et ressuscité pour notre justification » (Rm 4,25), c’est-à-dire pour notre salut.

Ceci étant compris, nous voulons dire qu’en croyant ceci, nous comprenons quelque chose du sacrifice de Jésus, victime pour chacun de nous (Ga 2,20) et quelque chose du dessein de miséricorde et d’amour qui gouverne toute notre religion chrétienne (cf. Bouyer, Le rite et l’homme, c. 8).

Et nous comprenons pareillement quelque chose, qui nous suffit peut-être pour notre chance et pour notre bonheur, ce que vaut, avant de prendre part à la cène pascale, de s’approcher du sacrement de Pénitence, qui est le sacrement pour les âmes mortes ou qui, de toute façon, ont besoin de vie divine, c’est-à-dire le sacrement qui est l’application de la vertu de la passion et de la résurrection du Christ à chacune de nos personnes. C’est notre Pâque qui trouve ensuite dans la sainte communion avec Lui sa plénitude dans notre pèlerinage terrestre, sa promesse pour l’éternité (Jn 6,51).

C’est cela qui est notre souhait pascal pour chacun d’entre vous, avec notre Bénédiction Apostolique.


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C'est avec plaisir que Nous nous tournons maintenant vers le groupe des lycéens de Strasbourg, vers leurs professeurs et leurs parents. Nous vous félicitons d’avoir choisi, comme thème de votre pèlerinage: «L’universalité de l’Eglise». Car vous en ferez ici l’expérience, Nous l’espérons, en côtoyant vos frères catholiques venus de tous les horizons, en mesurant l’enracinement de l’Eglise dans l’histoire et l’art de tette Cité, en méditant l’exemple des deux colonnes de l’Eglise, les apôtres Pierre e t Paul, en vous mettant, enfin et surtout, à travers les célébrations liturgiques, dans le sillage du Christ mort et ressuscité. De tette Bonne Nouvelle, vous saurez ensuite être les témoins, respectueux et courageux, au milieu de vos compagnons de travail, pour bâtir un monde où règnent, avec la justice, l’espérance et l’amour.

C’est dans les mêmes sentiments que Nous saluons les nombreux étudiants, venus des cinq continents, pour participer à la quatrième rencontre de l’«Institut pour la Coopération universitaire», et soucieux de partager les richesses de leur culture humaine. Sur tous, Nous implorons les grâces abondantes que nous a acquises Jésus-Christ, notre Sauveur, par sa mort et par sa résurrection que nous célébrons en ces jours saints de toute la ferveur de notre foi.

Et de grand coeur, Nous vous donnons Notre Bénédiction Apostolique.




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