Catéchèses Paul VI 14273

14 février 1973: LA PRIÈRE, COMME DIALOGUE, REVELATRICE DE LA PRESENCE DE DIEU

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Chers Fils et Filles,



Voici encore un sujet qui embrasse toute la psychologie de l’homme moderne, et c’est pour cela que Nous la soumettons à examen, non pas assurément pour en faire une étude à la mesure du mérite, soit du sujet lui-même, soit de l’abondante littérature qu’on lui a consacrée, hier et aujourd’hui. Nous voulons simplement dégager une des lignes caractéristiques, et peut-être essentielles du profil humain moderne.

Prie-t-on aujourd’hui ? Se rend-on compte de ce que signifie la prière dans notre vie ? du devoir qu’elle constitue ? En ressent-on le besoin ? la consolation ? Voit-on la fonction qui est la sienne dans le cadre de la pensée et de l’action? Quels sont les sentiments qui accompagnent spontanément nos moments de prière : la hâte, l’ennui, la confiance, la sensation de vie intérieure, d’énergie morale ? ou encore, le sens du mystère ? les ténèbres ou la lumière ? et finalement, l’amour ?

Avant tout, nous devrions essayer, chacun pour son propre compte, de procéder à cette exploration et de trouver, pour en user personnellement, une définition de la prière. Et nous pourrions en proposer une, vraiment élémentaire : la prière est un dialogue, une conversation avec Dieu. Et nous constatons aussitôt que cette définition dépend du sens de la présence de Dieu, que nous réussissons à nous représenter en esprit, soit par intuition naturelle, soit par une certaine figuration conceptuelle, soit par un acte de foi ; notre attitude peut se comparer à celle d’un aveugle qui ne voit pas mais qui sait qu’il a devant lui un Etre réel, personnel, infini, vivant, qui observe, qui écoute, qui aime celui qui prie. C’est à ce moment que naît la conversation. Un Autre est présent et cet Autre, c’est Dieu. Si manquait la conscience que l’Unique, c’est-à-dire Lui, Dieu est d’une certaine manière en communication avec l’homme qui prie, ce dernier se trouverait perdu dans un soliloque ; il n’engagerait pas un dialogue ; il ne s’agirait pas pour lui d’un acte religieux authentique — qui exige d’être deux — entre l’homme et Dieu ; ce ne serait qu’un monologue, peut-être beau, et même exceptionnel comme un grand effort fait pour s’envoler vers un ciel opaque et dépourvu d’horizon ; mais ce monologue aurait beau être un chant de louanges, il ne ferait que résonner dans le vide. On se trouverait dans le royaume de la plus lyrique, de la plus profonde phénoménologie de l’esprit, mais sans certitude, sans espérance ; et une fois que la musique se serait tue, on se trouverait dans le royaume de la désolation.

Mais pour nous, il n’en est pas ainsi, pour nous qui savons que la prière, c’est-à-dire la rencontre avec Dieu, est une communication possible et authentique. Mettons cette affirmation parmi les certitudes indiscutables de notre conception de la vérité, de la réalité dans laquelle nous vivons. En termes simples : la religion est possible ; et la prière est par excellence un acte de religion (voir St. TH. ,
II-II 3,0). Nous en avons déjà parlé en d’autres occasions, et avons conclu en disant qu’il existe, non pas un Dieu absent et insensible, mais un Dieu prévoyant, un Dieu qui veille sur nous, un Dieu qui nous aime (cf. 1Jn 4,10) et qui, de nous attend surtout que nous l’aimions (cf. Dt 6,5 Mt 22,37). De là peut naître en celui qui prie un état d’âme primordial et très important, résultant de la synthèse de deux sentiments différents, opposés en apparence, celui de la transcendance de Dieu, éblouissant, dominateur (cf. Gn 18,27 Lc 5,8) et celui de son immanence, de son immédiate proximité, de son ineffable présence ; deux sentiments qui se fondent dans la pauvre petite cellule de notre esprit et qui y font éclater aussitôt une extraordinaire vivacité religieuse faisant monter aux lèvres la prière dans sa double expression, la louange et l’invocation, ou encore plongeant certaines âmes mystiques dans un silence contemplatif indescriptible (voir henri de brémond, Introduction à la Philosophie de la Prière).

Telle est la genèse de la prière qui, élevée jusque sur le plan de la foi, issue de l’école de l’Evangile, prend forme d’une voix calme, douce, pour ainsi dire enracinée dans notre langage humain, autorisé comme il l’est, à appeler le Dieu des abîmes de l’aimable et confidentiel nom de Père : « C’est ainsi donc, comme nous l’enseigne Jésus notre Maître, que vous devez prier : Notre Père qui êtes aux cieux... » (Mt 6,9).

Sublime! Mais nous devons admettre que le monde d’aujourd’hui ne prie pas volontiers, ne prie pas facilement ; ne cherche ordinairement pas la prière, pas la prière juste ; souvent il ne la veut pas. Faites vous-mêmes l’analyse des difficultés qui tendent aujourd’hui à étouffer la prière. Nous en citons quelques-unes : L’incapacité: là où n’existe pas encore un certain niveau d’instruction religieuse il est bien difficile que la prière se puisse formuler spontanément : l’homme, l’enfant, restent muets devant le mystère de Dieu. Et là où la croyance en Dieu a été rejetée, niée, déclarée vaine, superflue, nocive, quelles autres voix se substituent à la prière ? Et après les insistantes leçons contre la spiritualité, tant naturelle qu’éduquée par la foi, leçons de naturalisme, de sécularisme, de paganisme, d’hédonisme, c’est-à-dire donc des leçons en faveur d’une aridité religieuse voulue dont une si grande part de la pédagogie moderne a capitonné l’âme des foules, saturées de matérialisme, comment pourrait encore voir fleurir dans les coeurs la poésie de la prière ?

Deux difficultés sont aujourd’hui typiquement contraires à la prière : l’une, de nature psychologique, provoquée par l’excessive, fantastique, profane — profusion d’images — trop souvent contaminée de sensualité et de licence, images dont les instruments modernes de communication sociale — en soi si merveilleux — comblent la psychologie sociale : le plan de l’expérience sensible n’est pas en soi le plan idéal pour la vie religieuse : il peut servir d’antichambre s’il est sagement relié à celui qui est destiné à la vie de l’esprit et à la révérence du sacré.

L’autre difficulté est l’orgueil de l’homme qui progresse sur les voies de la science et de la technique, merveilleuses, elles aussi, mais chargées de l’illusion de l’autosuffisance. Or la prière est un acte d’humilité qui exige une sagesse supérieure — mais facile — pour trouver sa justification logique et sa magnifique apologie (cf. St. TH ., II-II 82,3 ad 3).

Mais, par bonheur, des exemples insignes, contemporains, réconfortent encore notre tendance innée à rechercher en Dieu le complément unique, infini, de nos limites, et l’accomplissement bienheureux de nos aspirations et de nos espoirs.

Nous nous arrêtons ici. Mais nous pensons avec confiance que vous voudrez continuer à étudier ce qu’est la prière : c’est une étude qui s’attache à un des éléments les plus importants de notre Salut.

Soyez accompagnés de notre Bénédiction Apostolique.





21 février 1973: LA RENAISSANCE RELIGIEUSE

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Chers Fils et Filles



Quand nous nous mettons à la recherche des traces de la religion dans le monde moderne, ou plus exactement, des traces de la foi, de notre foi catholique, nous sommes souvent troublés par les aspects négatifs que nous découvrons au cours de notre enquête : nous voyons le sens religieux s’affaiblir et même, dans certains cadres sociologiques, disparaître complètement ; la conception fondamentale de l’être et de la vie dans leur référence à Dieu s’obscurcir; la prière se faire muette ; et au culte et à l’amour du Christ et de Dieu nous voyons se substituer l’indifférence, l’impiété, l’hostilité même — parfois officielle — qui opère férocement contre la religion ; s’y substituer aussi cette fausse sécurité que peuvent donner l’expérience sensible et matérielle, et tous les succédanés de la vraie spiritualité, avec cette conséquence que la critique, le doute, la conscience de soi remplissent la mentalité de l’homme présomptueux d’une culture propre (cf. J. daniélou, La culture trahie par les siens, Epi 1972). Les statistiques parlent clairement : La religion est un recul. Cela peut être vrai, et malheureusement c’est souvent vrai. Mais si nous limitons notre recherche au seul niveau sociologique, nous commettons une erreur de méthode : c’est-à-dire que nous oublions de considérer la réalité objective de la religion, de celle qui est authentique tout au moins ; cette réalité est composite, elle est bilatérale, c’est-à-dire qu’elle ne comprend pas seulement l’homme, car aussi, et en premier lieu, il s’y trouve Dieu et Celui-ci n’est ni absent, ni immobile dans le fait religieux. Dieu, dans le dessein de la révélation et de la foi, a la part principale et l’initiative, tandis que l’homme a certainement une part nécessaire et non purement passive, mais, à bien l’observer, une part plutôt dispositive et coopérante. Le véritable rapport religieux consiste dans le don que Dieu, d’une part, fait de lui-même, en quelque forme et mesure limitées — cela s’entend — ne serait-ce que par son propre mystère et par l’exigence de la foi de notre part (cf.
1Co 13,12) ; ce rapport consiste d’autre part dans l’acceptation de l’homme. Dieu est à notre recherche, pouvons-nous dire, plus encore que nous ne sommes, nous, à la recherche de Dieu; parce que Dieu est amour et que de Lui vient la première initiative ; c’est Lui qui, le premier, nous aime (cf. Jn 4,19 Rm 11,35-36).

Cette vision réaliste du monde religieux est une source de gratitude et de tendresse pour les fidèles qui respirent l’atmosphère de la maison de Dieu, et peut être une source de surprise pour celui qui ne considère la religion que sous son apparence humaine, historique et terrestre. Rappelons le dialogue nocturne de Jésus avec Nicodème : « ... il faut renaître de l’Esprit. L’Esprit souffle où il veut » (Jn 3,7-8).

Alors voici une demande qui peut trouver sa réponse dans des faits qui échappent à l’analyse positiviste. La religion peut naître de processus spirituels qui échappent aux calculs purement scientifiques. C’est un miracle, oui certes ; mais en un certain sens, il n’y a là rien d’anormal parce que cela rentre dans l’économie du royaume de Dieu. La rencontre avec Dieu peut survenir en dehors de toute prévision de notre part ; l’hagiographie nous en offre des exemples admirables et la chronique de notre époque en enregistre quelques-uns de sensationnels (voir p. ex. A. frossard, Dieu existe, je l’ai rencontré, Fayard 1969), et d’innombrables autres qui font moins de bruit. Nous nous trouvons dans la sphère charismatique dont on parle si abondamment aujourd’hui : L’Esprit souffle où il veut. Ce ne sera certes pas nous qui l’éteindrons, nous souvenant des paroles de Saint Paul « N’éteignez pas l’Esprit » (1Th 5,19). Il ne nous reste qu’à rappeler ces autres paroles de l’Apôtre : « Eprouvez tout et ne retenez [que] ce qui est bon » (ibid., 1Th 5,21) ; la célèbre « discrétion des esprits » s’impose dans un domaine où l’illusion peut être facile.

Mais il reste que la prodigieuse rencontre avec Dieu peut se produire en dépit de l’attitude réfractaire à la religion du monde moderne. Nous en voyons d’étranges symptômes — certainement consolants — en divers pays.

Et reparaît la pensée cruciale : notre religion, n’a-t-elle plus sa propre vertu de s’attester, de se conserver, de se renouveler par voie traditionnelle et ordinaire ? L’Esprit soufflerait-il seulement en dehors du milieu habituel des structures canoniques ? L’Eglise de l’Esprit se serait-elle éloignée de l’Eglise institutionnelle ? Serait-ce seulement dans ce qu’on appelle les groupes spontanés que nous retrouverons les charismes de la spiritualité chrétienne authentique, primitive, de la spiritualité pentécostaire ? Nous ne désirons pas ouvrir en ce moment une discussion sur ce thème qui mérite d’ailleurs d’être examiné avec une respectueuse attention. Nous voulons, par contre, affirmer deux choses : La structure ordinaire et institutionnelle de l’Eglise est toujours la voie maîtresse, à travers laquelle l’Esprit arrive à nous (cf. 1Co 4,1 2Co 6,4). Même aujourd’hui. Et plus que jamais. Il suffit que l’idée d’Eglise, le Sensus Ecclesiae, soit en nous rétabli, rectifié, approfondi. Celui qui altère la conception de l’Eglise dans l’intention de rénover la religion dans la société moderne dérange pour lui-même le canal de l’Esprit établi par le Christ et compromet la religion du peuple (cf. J. A. jungmann, Tradition liturgique, et problèmes actuels de pastorale, p. 271 et ss. ; Mappus 1962).

A cet égard, notre époque a eu la faveur de voir jaillir de la Tradition de l’Eglise, grâce au Concile, deux éléments de toute première importance pour le refleurissement de la religion de nos jours : la doctrine conciliaire de l’Eglise et la réforme liturgique.

Rappelons-le bien, souvenons-nous-en tous ! Avec notre Bénédiction Apostolique.





28 février 1973: DEFENDRE EN NOUS L’ETAT DE GRACE

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Chers Fils et Filles,



Un problème difficile, et insoluble également en termes scientifiques, mais un problème réel et extrêmement important est celui que nous pouvons définir « la sociologie de la grâce ». Si un pasteur d’âme, le Curé de la Paroisse, par exemple, se demande : « Parmi mes paroissiens combien y en a-t-il qui vivent dans la grâce de Dieu ? » Il ne pourra certainement pas satisfaire sa curiosité pastorale ; curiosité spontanée, certes, mais que dépassent les limites de ce que nous pouvons savoir d’expérience. Il persiste toutefois dans sa demande, parce que l’objectif essentiel de son ministère est celui de mener les âmes dans la grâce de Dieu. Ainsi, quiconque se penche sur les conditions religieuses d’une population, d’une communauté ou même d’un seul individu est tenté de se demander si, où et comment arrive la grâce de Dieu, conscient de l’importance de la grâce pour la vie intérieure de l’homme, pour sa moralité et enfin pour ses relations avec Dieu et pour son destin final.

Le problème est intéressant sous l’aspect spéculatif, également, pour son double aspect : son impénétrabilité et son inexorable nécessité : sommes-nous ou non dans la grâce de Dieu ? Nous pourrions nous contenter de demandes plus superficielles : comment la religion est-elle pratiquée dans un certain domaine ? Et l’observance religieuse, comment est-elle diffusée ? Comment la foi est-elle enracinée et opérante ? Comment écoute-t-on la Parole de Dieu et comment l’apprécie-t-on ? Comment les sacrements sont-ils fréquentés ? Et l’Eglise, comment la considère-t-on ? Si nous voulons nous rendre compte, fut-ce de manière empirique, des conditions réelles du christianisme à notre époque, si nous voulons prévoir ce que pourra être son sort dans sa rencontre avec les temps nouveaux, nous devons recourir à ces paramètres des observances normales de la coutume religieuse, et, ensuite rechercher quelles sont les manifestations culturelles, éthiques, sociales qui en traduisent les influences, qu’elles soient positives ou négatives. Mais cette enquête, de mode aujourd’hui, qui est extrêmement utile, et même indispensable pour quiconque veut observer les phénomènes généraux de la société, ne peut atteindre que le seuil de l’essence intrinsèque du phénomène religieux. Quelle est cette essence ? C’est la communication avec Dieu. Et, pour nous, catholiques et croyants, en quoi consiste cette communication ? Pour formuler une réponse à cette dernière demande, nous devons relever un élément nouveau dans le fait spirituel contemporain, et non seulement chez nous, dans notre propre demeure, mais également chez le voisin et parfois même chez ceux qui sont au loin ; la nouveauté, la voici : l’estimation des éléments charismatiques de la religion plus élevée que celle des éléments qu’on dit institutionnels, ou mieux encore, la recherche de faits spirituels dans lesquels joue une étrange, une indéfinissable énergie qui, dans une certaine mesure, donne à celui qui la subit la certitude d’être en communication avec Dieu, ou, de manière plus générique, avec le Divin, avec l’Esprit, de façon indéterminée. Et Nous, qu’en disons-nous ? Nous disons que cette tendance fait courir des risques, parce qu’elle s’infiltre dans un domaine où l’autosuggestion, ou bien l’influence d’impondérables causes psychiques peuvent conduire à l’équivoque spirituelle, mais parfois aussi guider vers la grande économie chrétienne du contact surnaturel avec Dieu ; contact qu’à présent, nous appelons « grâce », par souci d’être brefs et qui renferme en lui un monde théologique et mystique.

Il faut en effet rappeler que notre authentique, vitale, indispensable communication avec Dieu, n’est pas seulement la communication naturelle, obtenue par nos tentatives raisonnées ou sentimentales, mais celle qui est établie par Jésus-Christ, celle, précisément, d’ordre surnaturel, l’ordre de la grâce.

Et la grâce, en quoi consiste-t-elle ? Oh ! ne le demandez pas dans cette conversation d’un moment ! Du reste, vous le savez : elle est un don de Dieu ; elle est une intervention de son Amour, de l’Esprit, dans le libre mouvement de notre âme, ou mieux encore, ce mouvement, elle le prévient et le suscite, sans pour autant l’exonérer de sa responsabilité (cf. DENZ.-SCH.,
DS 1541). Elle est une qualité de l’âme, la grâce créée, infuse par le Dieu-Amour, l’Esprit-Saint, Grâce incréée ; elle est la cause formelle, immanente de notre justification (cf. St. TH., I-II 113,8) ; elle est notre élévation, bien qu’hommes de ce monde, à la dignité et à l’existence de fils adoptifs de Dieu, de frères du Christ, de tabernacles de l’Esprit-Saint ; elle est Dieu qui vit en nous ; elle est le contact vivant avec la Vie divine ; elle est donc notre lien avec le salut en cette vie et en l’autre. Etre ou ne pas être dans la grâce de Dieu, c’est une question de vie ou de mort. Nous ne pourrons jamais surestimer la grâce de Dieu ; nous n’aurons jamais dépensé en vain l’étude, l’effort, l’espérance, la joie pour tenir la grâce au faîte de notre esprit. Il faut absolument vivre dans la grâce de Dieu. Vivons-nous ainsi ? Combien sont-ils, ceux qui se nomment chrétiens, qui vivent dans cet état de grâce ? On les appelait « Saints » aux premiers jours du christianisme, ceux qui étaient entrés dans la sphère de la grâce avec la foi, avec le baptême, avec la pénitence et avec l’honnêteté de la vie, et spécialement avec l’amour envers le Dieu-Amour et envers le prochain, premier terme pratique de notre amour chrétien (cf. 1Jn 4,20), qui étaient entrés, disions-Nous, dans la sphère de la grâce, c’est-à-dire celle de la communion surnaturelle avec Dieu.

Nous ferons bien, à l’approche du Carême, de porter notre attention — et cela peut être décisif pour notre destin — sur ce problème de la grâce. Il ne devra pas nous être pénible de recourir à quelque sage privation, à quelque « hygiène » spirituelle pour récupérer et diffuser en nous l’état de grâce ; et cela sera comme une seconde nature qui donnera à notre vie un style moral fort et droit : pourrait-il être faible, ambigu, à double face, jouisseur, celui qui vit en lui-même le mystère de la présence divine, comme l’est la grâce ?

Fortifier en nous cette authentique spiritualité nous fera ressentir le besoin et la jouissance des sacrements, et loin de nous écarter de l’Eglise en groupes séparés et sélectionnés de manière arbitraire, elle nous en fait goûter et vivre la communion : la « communion » en fait est pour nous la sociologie de la grâce.

Avec notre Bénédiction Apostolique.





7 mars 1973: LA VIE A LA LUMIÈRE DE LA REALITE ET DE LA FOI

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Chers Fils et Filles,



Mercredi des Cendres : un jour particulier dans la vie spirituelle du chrétien, pour son caractère ascétique qui se retrouve dans la prière et pour l’intention de programmation qui l’a faite placer au début du Carême, c’est-à-dire d’une période de quarante jours (en plus des six dimanches) de préparation à la célébration du mystère pascal. Pour celui qui veut prendre au sérieux cette pédagogie de l’Eglise, pour celui qui veut vivre son histoire dans le temps, pour celui qui veut se laisser pénétrer par sa plus fervente spiritualité, le Carême est la période propice, il est le printemps de l’âme, tant pour chaque fidèle que pour chaque communauté qui trouve sa plénitude spirituelle dans la symphonie des pensées, des prières, des exercices d’ascétisme. Il n’est pas nécessaire de rappeler qu’il existe une très abondante littérature, qui s’étend tout au long des siècles du Christianisme jusqu’à nos jours, une littérature qui a été précédée de la préface significative de l’Ancien Testament. Il est certain que nous connaissons tous au moins quelque chose du sens de ce rite des Cendres, d’une si grande simplicité dans son contexte cérémonial, mais si profond et si agressif dans le message qu’il livre à notre conscience.

Un message terriblement pessimiste, indiscutablement vrai.

Il impose une méditation existentielle et radicale : qui sommes-nous ? Nous sommes des êtres éphémères, fragiles, appelés à être réduits en cendres. Nous sommes des êtres composites, vivants d’âme et de corps, deux éléments très différents et merveilleusement unis, interdépendants, formant une vie unique, dont l’âme est le principe immortel, le « nous », mystérieux pour nous-mêmes et que nous connaissons seulement par l’expression et la nature de certains de ses actes, dont le corps nous rend compte ; et c’est pourquoi le corps est aussi important : le corps est l’horloge de notre existence dans le temps, qui dure exactement autant que le corps auquel l’âme ne peut donner l’immortalité à cause d’un châtiment héréditaire. L’âme a un destin indépendant, elle survit au corps — comment ? Où ? — quand le corps s’affaisse, se corrompt, devient poussière, cendres. Quel sort épouvantable ! Ce corps, nous l’avons tant apprécié, nous en avons tant joui, nous l’avons tellement soigné !

Et l’âme ? Quel sera son mode de vivre, sans l’instrument corporel ? Quel sera son destin ? Un destin hors du temps, c’est-à-dire, hors des choses qui passent, un destin — comme l’enseigne notre doctrine — fixé par le jugement de Dieu et chargé encore d’une prodigieuse aventure finale, celle, future, de la résurrection des corps, de la vie éternelle... ou de la damnation éternelle. Il y a de quoi trembler!

Cauchemars fantasques ? Non ! Nous sommes sous la domination de la puissance de Dieu, de ce Dieu qui nous a aimés sans mesure, mais qui, précisément pour rendre possible et exaltante la rencontre avec son Amour, nous a fait le don de la liberté.

La méditation continue en revenant sur la voie de la vie présente qui glisse précisément sur la voie extrêmement importante du temps et de la liberté responsable. Le temps, qu’est-ce que c’est ? Les païens disent : c’est Saturne qui dévore ses fils. Les chrétiens disent que c’est une attente vigilante de la venue du divin Maître Rédempteur, de l’Epoux divin, du Fils de l’homme dans sa majesté de Juge. Rappelez-vous les paraboles eschatologiques de Jésus, c’est-à-dire celles où le Maître a figuré la scène finale de l’histoire humaine, station d’arrivée de la course des temps, dont les virages dépendent de la maîtrise capricieuse, responsable, décisive de notre liberté individuelle.

La méditation pourrait se prolonger à propos de la certitude et de la gravité de ce qu’on appelle « les fins dernières », c’est-à-dire des perspectives ultimes vers lesquelles tend le cours de notre existence dans le temps. Il devrait en résulter une conception grandiose de la vie humaine, qui se trouve dans la réalité du dessein de Dieu, Créateur et Rédempteur, qui se réfléchit dans la conscience du chrétien. De par la vision eschatologique, et donc résolutive et conclusive de la vie, la conscience chrétienne est toute pénétrée de sa pressante responsabilité personnelle ; conscience mobile comme une respiration qui va d’une oppression de crainte, à une expression d’amour : de la crainte de Dieu à l’amour de Dieu.

Et voilà découverte maintenant la raison de ce rite inaugural de notre démarche de Carême en direction de Pâques : du réalisme naturel et cruel de la mort au réalisme surnaturel et ineffable de la vie, c’est-à-dire du salut que le Christ, mort et ressuscité, a mérité pour nous ; salut que nous devons réussir à gagner à l’école de la pénitence, de la prière, de la charité, à cette école à laquelle l’Eglise nous appelle à présent.

En route alors, avec notre Bénédiction Apostolique !





21 mars 1973: LE CARÊME, TEMPS DE REFORME

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Chers Fils et Filles,



De quoi vous parlerons-Nous ? La période liturgique, à laquelle, en vue de la fête de Pâques, l’Eglise attache tant d’importance, s’impose à notre pensée ; pour notre vie religieuse et morale, elle nous soumet une série de thèmes fondamentaux qui, même si on ne peut s’y arrêter qu’un instant au cours d’un colloque aussi bref, sont capables cependant de nous conduire à la découverte des points décisifs de la mentalité moderne positive à propos de notre profession chrétienne.

Nous pouvons préciser immédiatement que cette profession chrétienne est étroitement liée au cours du temps : chaque jour a son horaire. Il existe une « liturgie des heures » ; chaque bon chrétien consacre chaque jour un moment à la prière. Et chaque semaine comprend son jour du Seigneur, le dimanche, qui doit être marqué d’un acte religieux de grande valeur, de grande signification, la Sainte Messe ; et ainsi toute l’année est jalonnée de fêtes qui célèbrent les mystères du Christ et des Saints. Le calendrier de l’Eglise n’est pas seulement un fait de coutume habituelle ; il est un programme de vie spirituelle. Et maintenant, la période présente, que nous appelons Carême, requiert une attention toute spéciale de la part de celui qui veut être fidèle à la pédagogie religieuse de l’Eglise ; elle exige, cette période, que nous mettions plus de zèle à considérer, à observer ce qu’elle propose à chaque âme en particulier ainsi qu’aux diverses communautés. Appliquons nos pensées intérieures à ces paroles que la Liturgie met en relief précisément au début de cette période d’intensité spirituelle et qui sont empruntées à Saint Paul : « Nous, comme collaborateurs (du Christ), nous vous exhortons à ne plus recevoir en vain la grâce divine, selon la parole : Au moment propice je foi exaucé ; au jour du salut, je te suis venu en aide (
Is 49,8). Or voici maintenant le moment propice entre tous, voici le jour du salut » (2Co 6,1-2).

Donc, première chose : avoir le sens du temps, eh liaison avec notre destin ; nous devons avoir le sens de l’opportunité, avoir l’esprit présent dans l’actuel et savoir quand vient le bon moment, quand sonne l’heure de la grâce, quand se produit « le passage du Seigneur » (voir Ex 12,11). Celui qui a dit : « timeo transeuntem Deum » — je crains le Dieu qui passe — a imposé à la conscience un thème à considérer avec gravité : notre sort peut dépendre de circonstances décidées par un dessein providentiel et qui peuvent ne plus se représenter.

Nous, les hommes modernes, dont la vie est encastrée dans le mécanisme extrêmement compliqué de l’organisation structurelle et sociale, nous avons continuellement devant les yeux la mesure du temps, les échéances de nos droits et de nos devoirs, la durée de nos actions, les exigences de nos calendriers, les calculs de nos horloges et de nos chronomètres ; nous ne devrions donc pas nous sentir vexés par le soin que met l’Eglise à employer le cours du temps pour attirer notre esprit à suivre ponctuellement le rythme de ses manifestations. Du reste, l’avertissement au sujet de l’heure qui est fixée d’avance pour l’accomplissement de son dessein messianique ne se répète-t-il pas fréquemment dans les paroles mêmes du Christ ? (voir particulièrement l’Evangile selon Saint Jean). Et si la conscience est ainsi attentive dans l’attente de l’heure favorable, une question se pose tout naturellement : l’heure favorable, mais pour quoi faire ?

A cette question fait écho la réponse qui caractérise le temps du Carême, mais qui s’impose pendant toute la durée de notre existence temporelle : pour se convertir. Pour se convertir ? Oui! Cette heure est l’heure de la conversion. Mais ne sommes-nous pas déjà convertis ? C’est-à-dire : ne sommes-nous pas déjà dans l’ordre du salut ? C’est-à-dire de la foi, de la grâce, de l’Eglise ? Nous ne sommes peut-être pas catholiques ?

Cette parole « conversion » mérite de la part de nous tous une méditation toute spéciale. Les exégètes nous diront que dans notre cas, c’est-à-dire dans le langage biblique, qui est passé dans le langage liturgique, le terme « conversion » a une parenté étroite, est presque synonyme, avec deux autres termes qui sont: la pénitence (en grec : metanoia) et orientation nouvelle (en grec : épistrofé). Voici comment, selon Saint Marc l’Evangéliste, Jésus commença sa prédication : « Il disait : les temps sont accomplis et le royaume de Dieu est proche : faite pénitence (c’est-à-dire : convertissez-vous) et croyez à l’Evangile (à la bonne nouvelle) ».

Nous pouvons maintenant nous contenter de traduire en termes pratiques cette austère parole « conversion », en l’appelant « réforme intérieure ». C’est à cette réforme que nous sommes appelés ; et celle-ci nous fait aussitôt comprendre de multiples choses. La première concerne l’analyse intérieure de notre esprit; oui, une sorte de psychanalyse religieuse et morale ; nous devons nous replier sur nous-mêmes pour rechercher quelle est la vraie direction principale de notre vie, quel est le mobile habituel et dominant de notre manière de penser et d’agir, quelle est notre raison de vivre, quel est le style moral de notre personnalité : pouvons-nous nous considérer comme des hommes honnêtes ? Des chrétiens cohérents et fidèles ? Le timon de notre roue est-il orienté vers l’objectif juste ? Ou bien, la direction n’a-t-elle pas besoin d’être rectifiée ? Voilà la première conversion ; et personne ne voudra contester l’opportunité d’un tel contrôle. Et même à ce propos, la vie profane offre un modèle qui peut servir à la vie spirituelle : ne faisons-nous pas chaque année le bilan de notre situation économique ? N’examinons-nous pas comment vont nos affaires ? Et alors, les affaires de la vie religieuse et morale ? La discipline du Carême, spécialement si elle est corroborée par des « exercices spirituels », n’est-elle pas complètement orientée vers le contrôle de la droiture fondamentale de notre vie ?

Puis, cette étude de nous-mêmes nous mettra en mesure de découvrir l’enchevêtrement de notre psychologie : nous trouverons peut-être des péchés, ou tout au moins des faiblesses qui auraient besoin de pénitence, de réforme profonde. Nous constaterons, par exemple, que certains traits saillants de notre personnalité sont moins que louables, spécialement là où nos passions nous donnent le goût d’agir et, pour ce motif, l’illusion d’être libres alors qu’en fait nous sommes victimes de nous-mêmes, c’est-à-dire victimes de ces énergies instinctives, aveugles et indignes d’un homme parfait, et plus indignes encore d’un disciple du Christ ; et ainsi, nous nous rendrons finalement compte de l’énorme influence que le milieu extérieur dans lequel nous vivons a sur le choix libre et raisonnable de nos idées et sur le gouvernement personnel de nos actions. Combien de crises — principalement juvéniles — mises au compte de l’émancipation, ne sont rien moins que libres ; ce sont des moments intérieurs de conformisme et parfois de bassesse devant la domination de la mode, de l’intérêt et de la force!

La conversion, à laquelle la révision répétée d’avant-Pâques nous invite, nous offre l’occasion et, en même temps, les moyens nécessaires, de procéder à une psychothérapie rénovatrice. Même de la glaise dont est fait le « vieil homme » que nous sommes — spécialement si nous nous laissons aller aux jeux corrompus de notre être déchu — peut sortir, à l’exemple et avec l’aide du Christ qui est mort et ressuscité pour nous, « l’homme nouveau » prédestiné à des destins heureux, éternels. Nous le souhaitons à vous tous, avec notre Bénédiction Apostolique.






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