Jean Damasc. Dormition 2


SAINT JEAN DE DAMAS



DEUXIÈME HOMÉLIE

SUR LA DORMITION




DU MEME, DEUXIEME DISCOURS SUR L'ILLUSTRE DORMITION

DE LA TOUTE SAINTE ET TOUJOURS VIERGE MARIE,



1 Il n'est entre les hommes personne qui puisse célébrer dignement la migration sacrée de la Mère de Dieu, quand même il aurait mille langues et mille bouches. Que dis-je? les langues de tous les hommes dispersés, fussent-elles réunies, ne parviendraient pas à exprimer les louanges qui lui conviennent. Car elle est au-dessus de toute loi du genre laudatif. Mais puisque l'offrande est chère à Dieu, qui est faite selon nos forces, par amour, par zèle et par une volonté droite, et que ceci est cher à la Mère de Dieu qui est cher et agréable à son Fils, entreprenons encore une fois ses louanges, pour obéir à vos ordres, pasteurs excellents et très aimés de Dieu, après avoir appelé à notre aide le Verbe qui s'est incarné par elle, qui remplit toute bouche s'ouvrant, vers lui (Ps 81,11), et qui seul fut son ornement, et son éloge souverainement glorieux. Nous savons qu'en commençant ses louanges, nous acquittons notre dette, et qu'après l'avoir acquittée, nous sommes encore ses débiteurs: ainsi la dette demeure, toujours renouvelée à mesure qu'elle est acquittée.
Puisse nous être propice celle que nous célébrons, elle qui surpasse toutes les créatures et qui domine toutes les oeuvres divines, comme Mère de Dieu, du Créateur et du Démiurge, du Maître universel.
Pardonnez-moi, vous aussi, assemblée désireuse d'écouter les paroles divines; accueillez ma bonne volonté, applaudissez à mon zèle, mais compatissez à la faiblesse de ma parole. Supposez le prince aux mains de qui Dieu a remis le gouvernail de son peuple, dont la table est toujours abondante et couverte de mets variés, et le palais embaumé de parfums précieux: si quelqu'un, hors de la saison, vient lui offrir une violette couleur de pourpre, ou une rose, fleur odorante des épines, avec son enveloppe verdoyante, dont elle sort doublement colorée en prenant par degré une belle teinte rouge, et quelque fruit de l'automne à la vive teinte de miel, ce prince, sans faire attention au peu de valeur du cadeau, remarquera sa nouveauté: il admirera ce qu'il a d'insolite, en bon juge et en vrai connaisseur; et il récompensera le paysan des dons les plus abondants et les plus beaux. Ainsi nous, qui dans notre hiver offrons les fleurs de notre éloquence à notre Reine, nous qui préparons notre voix vieillie à affronter les discours d'apparat, nous qui stimulant notre bonne volonté avec notre esprit, comme on frappe une pierre avec le fer, ou pressant, comme une grappe qui n'est pas mûre, nos facultés d'élocution, pour vous donner dans ce discours une obscure étincelle et un vin nouveau, à vous qui êtes des lettrés et des auditeurs exigeants, puissions-nous être accueillis bien plus favorablement encore!
Qu'offrir à la Mère de la Parole, sinon notre parole? Ce qui est semblable plaît au semblable, et ce qui est amical à l'ami. A présent donc, ouvrons la barrière à notre discours, lâchons un peu les rênes et poussons-le comme un cheval à la course. Mais, ô Parle de Dieu, sois toi-même mon auxiliaire et mon secours: fais éloquente ma pensée sans éloquence; ouvre à ma parole une carrière unie et dirige sa course vers ton bon plaisir, auquel tendent toute parole et toute pensée du sage.



I. La Mère de Dieu devait triompher de la mort.

La mort ne peut retenir la Théotokos, ciel vivant et trésor de la vie.


2 Aujourd'hui la sainte et l'unique Vierge est amenée au temple hyper-cosmique et céleste (Ps 45,15 Ps 45,16), elle qui a brûlé d'une telle ardeur pour la virginité, qu'elle fut transformée en elle comme en un feu très pur. Toute vierge perd sa virginité en enfantant, mais celle-ci, vierge avant l'enfantement, demeure vierge en enfantant et après la naissance.
Aujourd'hui l'arche sacrée et vivante du Dieu vivant, celle qui a porté dans son sein son Auteur, se repose dans le temple du Seigneur (Ps 132,8) non fait de main d'homme, et David, son ancêtre et l'ancêtre de Dieu, exulte; et les anges mènent leurs choeurs avec lui (2S 6,4 1Ch 15,25), les archanges applaudissent, les Vertus rendent gloire, les Principautés avec lui tressaillent, les Dominations jubilent, les Puissances se réjouissent, les Trônes sont en fête, les Chérubins chantent des louanges, les Séraphins proclament " Gloire (Is 6,3 Ps 29,9) !" Car ce n'est point pour eux une faible gloire que de glorifier la Mère de la Gloire.
Aujourd'hui la colombe toute sacrée, - l'âme pure et innocente, consacrée par l'Esprit divin, - envolée de l'arche, je veux dire de son corps, réceptacle de Dieu et source de vie a trouvé "où reposer ses pieds (Gn 8,9) " elle est partie pour le monde intelligible, et s'est, établie sur la terre sans tache de l'héritage d'en haut.
Aujourd'hui, l'Éden du nouvel Adam accueille le paradis spirituel, où la condamnation est effacée, où l'arbre de vie est planté, où fut recouverte notre nudité. Car nous ne sommes plus nus et sans vêtements, privés de l'éclat de la divine image, et dépouillés de la grâce abondante de l'Esprit. Nous ne déplorons plus l'antique nudité en disant: " J'ai quitté ma tunique, comment la remettrai-je (Ct 5,3) ?" Car dans ce paradis le serpent n'eut pas d'entrée, lui dont nous avons convoité la divinisation mensongère, ce qui nous a valu de ressembler au bétail saris raison. Le Fils unique de Dieu en personne, qui est Dieu et consubstantiel au Père, de cette Vierge et de cette terre pure s'est lui-même façonné une nature humaine (Gn 2). Et je suis devenu dieu, moi qui suis homme mortel, je suis immortalisé; j'ai dépouillé les tuniques de peau: j'ai rejeté le manteau de la corruption, je me suis couvert du vêtement de la divinité.
Aujourd'hui la Vierge sans tache, qui n'a pas entretenu d'affections terrestres, mais s'est nourrie des pensées du ciel, n'est pas retournée à la terre (Gn 3,19); comme elle est en réalité un ciel vivant, elle est placée dans les tentes célestes. Qui donc en efffet manquerait à la vérité en l'appelant un ciel? A moins de dire peut-être, avec justesse et intelligence, quelle dépasse les cieux mêmes par d'incomparables privilèges. Car celui qui a construit les cieux et qui les contient, l'artisan de toute la création cosmique et hypercosmique, visible et invisible (Col 1,16), qui n'est dans aucun lieu, parce qu'il est lui-même le lieu de tous les êtres - puisque le lieu, par définition, contient ce qui est en lui -, s'est fait lui-même en elle petit enfant, sans semence humaine: il a fait d'elle la spacieuse demeure de sa divinité qui remplit tout, unique et sans limites; tout entier ramassé en elle sans s'amoindrir, et demeurant tout entier en dehors, étant à soi-même son lieu infini.
Aujourd'hui le trésor de la vie, l'abîme de la grâce -je ne sais comment m'exprimer de mes lèvres audacieuses et intrépides - entre dans l'ombre d'une mort porteuse de vie sans crainte elle s'en approche, elle qui a engendré son destructeur, si toutefois il est permis d'appeler mort son départ plein de sainteté et de vie.
Car celle qui pour tous fut la source de la vraie vie, comment tomberait-elle au pouvoir de la mort? Mais elle obéit à la loi établie par son propre enfant, et comme fille du vieil Adam, elle acquitte la dette paternelle, puisque son Fils même, qui est la vie en personne. ne l'a pas reniée. Mais comme Mère du Dieu vivant, il est juste qu'elle soit emportée auprès de lui. Car si Dieu a dit: "De peur que l'homme ", le premier créé, "n'étende la main, ne cueille de l'arbre de vie, n'en goûte et ne vive pour la durée des temps (Gn 3,21)... ", comment celle qui a reçu la vie elle-même, sans principe et sans terme, affranchie des limites du commencement et de la fin, ne vivrait-elle pas pour la durée illimitée?


Éve et Marie devant la mort.

3 Jadis, le Seigneur Dieu frappa les auteurs de la race mortelle, qui s'étaient gorgés du vin de la désobéissance, avaient assoupi le regard de leur coeur par l'ivresse de la transgression, appesanti les veux de leur esprit par l'intempérance du péché et s'étaient endormis d'un sommeil de mort: il les exila et les chassa du Paradis d'Éden. Mais ici, celle qui a repoussé tout mouvement de passion, qui a produit le germe de l'obéissance à Dieu et au Père, l'initiatrice de la vie pour la race entière, le Paradis ne la recevra-t-il pas? Le Ciel ne lui ouvrira-t-il pas ses portes avec joie? Oui, n'en doutons pas. Eve, qui prêta l'oreille au message du serpent, qui écouta la suggestion de l'ennemi, dont les sens goûtèrent le charme du plaisir mensonger et trompeur, emporte une sentence de tristesse et d'affliction: elle subit les douleurs de l'enfantement, elle est condamnée à la mort avec Adam et reléguée aux profondeurs de l'Hadès. Mais celle-ci, la tout heureuse en vérité, qui s'inclina docile à la parole de Dieu, fut remplie de la force de l'Esprit et reçut dans son sein, à l'assurance de l'archange, celui qui était la bienveillance paternelle, elle qui, sans volupté et sans union humaine, conçut la Personne du Verbe de Dieu qui remplit tout, elle qui enfanta sans les douleurs naturelles, elle qui fut unie à Dieu dans tout son être, comment la mort pourrait-elle l'engloutir? l'Hadès se fermer sur elle? Comment la corruption oserait-elle s'en prendre au corps qui a contenu la vie? Toutes choses qui répugnent et sont absolument étrangères à l'âme et au corps qui ont porté Dieu.


La mort recule avec crainte.

A son seul aspect, la mort est saisie d'effroi: instruite par sa défaite quand elle s attaqua à son Fils, la leçon de l'expérience l'a rendue prudente. Non, celle-ci n'a pas connu les sombres descentes de l'Hadès, mais la voie vers le ciel, droite, unie et facile, lui a été préparée. Si le Christ, qui est vie et vérité, a dit: " Où je suis, là aussi sera mon serviteur", comment sa Mère, bien davantage, n'habiterait-elle pas avec lui (Jn 12,26)? L'enfantement avait prévenu les douleurs (Is 66,7), sans douleurs aussi fut son départ de cette vie. "La mort des pécheurs est funeste (Ps 34,22) " mais pour celle en qui "l'aiguillon de la mort, le péché (1Co 15,56) ", a été tué, que dirons-nous, sinon que sa mort fut l'entrée dans une vie immortelle et meilleure? Précieuse, en vérité, la mort des saints du Seigneur (Ps 116,15) Dieu des armées: plus que précieuse la migration de la Mère de Dieu.


Cité vivante de Dieu et Jérusalem céleste.

Maintenant, que les cieux se réjouissent, que les anges applaudissent Maintenant "que la terre exulte (Ps 96,11 Ps 97,1) ", que les hommes bondissent de joie! Maintenant, que l'air retentisse des chants de l'allégresse, que la nuit obscure rejette la ténèbre sinistre et son manteau de deuil, mais que, brillante, elle imite l'éclat du jour avec des éclairs de feu. La vivante cité du Seigneur Dieu des armées est élevée dans les hauteurs, et les rois apportent un présent inestimable, du temple du Seigneur, l'illustre Sion (Ps 68,30), dans la Jérusalem d'en haut, celle qui est libre, celle qui est leur mère (Ga 4,26): ceux que le Christ a établis chefs de toute la terre - les Apôtres escortent la Mère de Dieu, la toujours Vierge.


II. La tradition de l'Église de Jérusalem concernant la IDormition

Dans la sainte Sion, centre de toutes les églises.

4 Et ici il ne me paraît pas déplacé de décrire par la parole, autant que cela est possible, d'évoquer et de faire revivre en un tableau les merveilles qui se sont accomplies à propos de cette sainte Mère de Dieu: c'est une tradition dont on peut dire raisonnablement, et d'une manière très générale, qu'elle nous est transmise de père en fils depuis une époque ancienne.
Je me la représente plus sainte que les saints, sacrée entre toutes, vénérable entre toutes, cette douce demeure de la manne, ou plutôt et plus véritablement, sa source, étendue sur un lit de repos, dans la divine et renommée cité de David, dans cette Sion illustre et couronnée de gloire, où fut menée à son terme la loi selon la lettre et proclamé le nom de l'esprit; où le Christ législateur mit fin à la Pâque typique, et où le Dieu de I'ancienne et de la nouvelle Alliance a transmis la Pâque véritable où l'Agneau de Dieu qui porte le péché du monde a initié ses disciples au repas mystique, et pour eux s'est immolé comme le veau gras et a foulé la grappe de la vraie vigne. Là le Christ ressuscité des morts se fait voir aux Apôtres, et amène Thomas, et par lui l'univers, à croire qu'il est Dieu et seigneur, ayant en lui deux natures, même après sa résurrection, avec deux opérations qui leur correspondent, et des décisions libres qui demeurent pour l'éternité. C'est là la métropole des églises, c'est là le séjour des disciples. Là l'Esprit très saint est survenu, avec grand bruit, multitude des langues et apparence de feu, et fut répandu sur les Apôtres. Là le héraut de la parole de Dieu, qui avait reçu chez lui la Mère de Dieu, subvenait à ses besoins. Cette demeure, qui est la mère des églises de la terre entière, devint la résidence de la Mère de Dieu après le retour de son Fils d'entre les morts. C'est donc là que la bienheureuse Vierge reposa sur son lit trois fois béni.

5 Mais parvenu à ce point de mon discours, s'il faut dévoiler mes sentiments intimes, je suis consumé d'une vive ardeur et d'un feu brûlant, saisi d'un frisson avec des larmes de joie, comme si j'embrassais en réalité ce lit bienheureux et aimable, débordant de merveilles, qui reçut la demeure d'où est sorti la vie, et qui à son contact a participé à sa sainteté. Cette demeure sacrée elle-même, sacro-sainte, digne de Dieu, il me semblait la tenir de mes mains, l'entourer de mes bras. Les yeux, les lèvres, le front, le cou, les joues, appliquées à ces membres, j'ai eu le sentiment de toucher le corps comme s'il était présent, et cependant avec toute mon attention je n'ai pu voir de mes yeux ce que je désirais. Comment apercevoir ce qui a été emporté dans les hauteurs vers les parvis célestes? Mais en voilà assez sur ce point.


Marie, reine des apôtres, des prophètes et des anges, qui l'entourent

6 Quels honneurs lui furent alors rendus par l'auteur de la loi qui prescrit d'honorer ses parents!
Ceux qui étaient dispersés sur toute l'étendue de la terre pour leur mission e pêcheurs d'hommes, ceux qui, par les harmonies multiples et les langues variées de l'Esprit, avec le filet de leur parole, ramenaient les hommes des abîmes de l'erreur jusqu'à la table spirituelle et céleste du repas mystique, au festin sacré des noces spirituelles de l'époux céleste, que le Père céleste avec une splendeur toute royale en l'honneur de son Fils, son égal en puissance et en nature, - voici que par un ordre divin la nuée les amenait, à la manière d'un filet, vers Jérusalem, elle les pressait et les rassemblait, comme des aigles, des extrémités de la terre. "Là où est le corps, a dit le Christ qui est la vérité, les aigles se rassembleront (
Mt 24,28) ." Sans doute cette parole s'applique à la seconde parousie de celui qui l'a prononcée, parousie grandiose et manifeste, et à sa descente du ciel; cependant il ne sera pas hors de propos de l'employer ici comme un agrément du discours. Ils étaient donc là, les témoins oculaires et les serviteurs de la Parole (Lc 1,2), pour servir aussi sa Mère, selon leur devoir, et pour puiser auprès d'elle la bénédiction, comme un magnifique et précieux héritage. Pour qui, en effet, est-ce une opinion douteuse, qu'elle soit la source de la bénédiction et la fontaine jaillissante de tous les biens? Avec eux étaient leurs compagnons et leurs successeurs, pour avoir part à leur service comme à la bénédiction qu'ils en recevaient: où le travail est commun, les fruits du travail le sont dans la même proportion. Et pareillement la communauté, élue de Dieu, de tous ceux qui séjournaient à Jérusalem.
Il convenait aussi que les principaux des anciens justes et des prophètes se joignissent à leur escorte, pour prendre part à cette garde sacrée, eux qui avaient annoncé d'avance que le Dieu Verbe devait naître de cette femme, à cause de nous, et devait prendre chair par amour pour les hommes.
Mais l'assemblée même des anges n'était pas exclue. Tout être en effet qui obéissait au désir du Roi et méritait par là l'honneur de l'assister, devait escorter aussi sa Mère selon la chair, celle qui est vraiment bienheureuse et bénie, celle qui l'emporte sur toutes les générations et sur la création entière. Ils étaient tous auprès d'elle la lumière de l'Esprit resplendissait, et ses rayons étincelants les éclairait, tandis qu'avec respect et crainte, immobiles dans une attitude d'amour, ils fixaient sur elle le pur regard de leur esprit.
Aucun être ne faisait exception. Aucun, même parmi les plus élevés de ceux qui ne sont comparables à nul autre, ne refusa de s'abaisser et de s'acquitter de tous ces services".


Tous célèbrent les merveilles de l'amour divin et de Tl'Incarnation

7 Alors ce furent des paroles divinement inspirées et de divins entretiens. Alors sans doute des hymnes dignes de Dieu se firent entendre, pour accompagner ce départ. Il fallait célébrer une fois de plus, à cette occasion, la bonté plus qu'infinie, la grandeur au-dessus de toute grandeur, la puissance qui dépasse sans mesure toute puissance, et la sagesse de Dieu à notre égard, qui délie toute hauteur et toute grandeur, la richesse infinie de la bienveillance incompréhensible, l'abîme insondable de l'amour, Il fallait dire comment, sans abandonner sa propre majesté, le Verbe est descendu jusqu'au dépouillement d'où sortirait son élévation, avec l'assentiment bienveillant du Père et de l'Esprit; comment le Suressentiel a pris substance du sein d'une femme, selon un mode suressentiel; comment il est Dieu et s'est fait homme, et demeure en même temps l'un et l'autre; comment sans quitter la substance de la divinité, à la ressemblance de notre " condition ", il a " participé à la chair et au sang (He 2,14)"; comment Celui qui remplit tout et porte l'univers par la parole de sa propre bouche (He 1,3), est venu habiter une étroite demeure; comment enfin le corps de cette femme admirable, matière fragile et semblable à la paille, reçut le " feu dévorant " de la divinité (Dt 4,24) en restant, comme l'or pur, inconsumé. C'est par la volonté de Dieu que ces mystères se sont accomplis. Quand Dieu veut, toutes ces choses deviennent possibles; rien n'est réalisable si sa volonté s'y oppose.
Là-dessus, tous rivalisèrent de paroles, non pour l'emporter les uns sur les autres - ce qui serait d'un esprit avide de vaine gloire, et loin de ce qui plaît à Dieu -, mais afin que leur ardeur et leur force ne faiblissent en rien pour célébrer Dieu et honorer la Mère de Dieu.


Invocations suprêmes des saints et de toute l'Eglise.

8 Alois Adam et Eve, alors les ancêtres de notre race, de leurs lèvres joyeuses, bien haut s'écrièrent: Heureuse es-tu, ô fille, qui as aboli pour nous la peine de la transgression! Tu as hérité de nous un corps périssable, et tu as porté dans ton sein, pour nous, un vêtement d'incorruptibilité (1Co 15,53) Vivre, voilà ce que tu as pris de notre chair, mais vivre heureux, voilà ce qu'en retour tu nous as donné; tu as supprimé les douleurs, tu as brisé les liens de la mort. Tu as restauré notre ancienne demeure; nous avions fermé le Paradis, toi, tu as ouvert à nouveau l'accès à l'arbre de vie. Par notre faute, les biens s'étaient changés en peines: grâce à toi, de ces peines sont sortis, pour nous, de plus grands biens. Comment goûterais-tu la mort, ô toi qui es sans souillure? Pour toi elle sera un pont qui conduit à la vie, une échelle vers le ciel; la mort sera un passage vers l'immortalité. Oui, réellement, tu es heureuse, toi la tout heureuse! Qui en effet, à moins d'être le Verbe, se fût offert à supporter ce que nous apprenons qu'il a accompli?
Et tout le choeur des saints joignait ses applaudissements: Tu as réalisé nos prédictions, tu nous as apporté la joie attendue, puisque, grâce à toi, nous voilà affranchis des chaînes de la mort. Viens à nous, ô trésor divin et porteur de vie. Viens vers nous, qui te désirons, toi qui as comblé notre désir!
Mais des paroles non moins pressantes la retenaient, celles de la multitude des saints qui l'entouraient, encore vivants dans leurs corps: Demeure avec nous, disaient-ils, toi notre consolation, notre seul réconfort sur la terre.
Ne nous laisse pas orphelins, ô Mère, nous qui pour ton Fils compatissant affrontons le danger. Puissions-nous te garder comme repos dans nos peines, comme rafraîchissement de nos sueurs ! Si tu veux rester, tu en as le pouvoir, et si ton désir est de t'éloigner, rien ne t'arrête. Si tu t'en vas, toi la demeure de Dieu, laisse-nous partir avec toi, nous qui sommes appelés ton peuple à cause de ton Fils. En toi nous possédons la seule consolation qui nous soit laissée sur terre. Heureux de vivre avec toi si tu vis, de te suivre dans la mort si tu meurs! Mais que disons-nous " si tu meurs "? Pour toi, même la mort est une vie, et une vie meilleure, préférable, sans comparaison possible, à la vie présente. Mais pour nous la vie est-elle encore une vie, si nous sommes privés de ta compagnie?

9 Telles étaient, j'imagine, les paroles que les Apôtres, avec tout l'ensemble de l'Eglise, adressaient à la bienheureuse Vierge. Mais quand ils virent la Mère de Dieu se hâter vers sont départ d'ici-bas, et s'y porter de tout son désir, ils se mirent, à chanter des hymnes accordés à ce départ, soulevés qu'ils étaient par la grâce divine, et prêtant leur bouche à l'Esprit et, ravis hors de la chair, aspirant à s'en aller avec la Mère de Dieu qui s'en allait, ils devançaient leur propre départ, autant qu'ils le pouvaient, par l'intensité de leur désir (2Co 5,1-8). Lorsqu'ils eurent tous satisfait à leur ferveur comme à leur devoir, et tressé de leurs hymnes sacrés une couronne de fleurs riches et variées, ils obtinrent leur part de bénédiction, comme un trésor venu de Dieu. Ils prononcèrent alors les paroles du départ et de l'heure suprême elles disaient, je le suppose, que la vie présente est fragile et passagère, et mettaient en lumière les mystères cachés des biens à venir.


Le Fils vient à la rencontre de sa mère. La mort.

10 A ce moment certains faits durent survenir, en accord avec ces circonstances et réclamés par elles, me semble-t-il: je veux dire la venue du Roi vers sa propre mère, pour accueillir, de ses mains divines et pures, sa sainte âme toute claire et immaculée. Et elle, sans doute, dit alors: Dans tes mains, mon Fils, je remets mon esprit. Reçois mon âme, qui t'est chère, et que tu as préservée de toute faute. A toi, et non à la terre, je remets mon corps garde sain et sauf ce corps en qui tu daignas habiter, et dont, en naissant, tu préservas la virginité. Emporte-moi près de toi, afin que là où tu es, toi le fruit de mes entrailles, je sois aussi, pour partager ta demeure ! Je m'empresse de retourner à toi, qui descendis vers moi eu supprimant toute distance. Quant à mes enfants très aimés, que tu as bien voulu appeler tes frères (He 2,11-12), console-les toi-même de mon départ. Ajoute à celle qu'ils ont déjà une nouvelle bénédiction par l'imposition de mes mains. - Et levant les mains, on peut croire qu'elle bénit les assistants réunis. Après ces mots, elle entendit à son tour une voix: Viens ma mère bénie, "dans mon repos (Ps 132,8) ". " Lève-toi, viens, ma bien-aimée", belle entre les femmes: " car voilà l'hiver passé, et le temps de la taille des branches est venu (Ct 2,10 Ct 11 Ct 2,12). " " Belle est ma bien-aimée, et il n'y a pas de défaut en toi (Ct 4,7) ." "L'odeur de tes parfums surpasse tous les aromates (Ct 1,3) ! "
Ces paroles entendues, la Sainte remet son esprit entre les mains de son Fils.


Le corps de la Vierge, source de bénédictions.

11 Et qu'advient-il alors? Je suppose les éléments ébranlés et bouleversés, des voix, des rumeurs, des fracas, et, ainsi qu'il convient, les hymnes des anges qui précèdent, accompagnent et suivent. Les uns rendaient leurs devoirs et faisaient escorte à l'âme irréprochable et toute sainte, et l'accompagnaient dans sa montée au ciel, jusqu'au trône royal où ils amenèrent la Reine (Ps 45,10) tandis que d'autres se rangeaient en cercle autour du corps divin et sacré, et de leurs chants angéliques célébraient la Mère de Dieu. Quant à ceux qui se tenaient tout auprès de ce corps saint et sacré, avec crainte et ardent amour, avec des larmes d'allégresse, ils entouraient ce divin et tout heureux tabernacle, ils l'embrassaient, baisaient tous ses membres, ils touchaient ce corps, comblés à son contact de sainteté et de bénédiction. Alors les maladies étaient en fuite, les bandes de démons en déroute, de partout refoulées aux demeures souterraines. L'air, l'éther, le ciel étaient sanctifiés par la montée de l'esprit, la terre par la déposition du corps. L'eau elle-même ne fut pas exclue de cette bénédiction, car le corps est lavé d'une eau pure, qui ne le purifie pas, mais est bien plutôt sanctifiée. Alors l'ouïe était rendue aux sourds dans son intégrité, les pieds des boiteux s'affermissaient, les aveugles retrouvaient la vue (Is 35,5-6); pour les pécheurs qui s'approchaient avec foi, le décret de condamnation était déchiré. Que supposer ensuite? Dans des linges purs le corps pur est enveloppé, et la Reine est replacée sur un lit. Des flambeaux, des parfums, des chants funèbres l'entourent dans la langue des anges, un hymne se fait entendre, tel qu'ils peuvent le moduler, tandis que les Apôtres et les Pères tout remplis de Dieu chantent des cantiques divins composés par l'Esprit.


"Transfert de l'arche"

12 C'est alors que l'arche du Seigneur ayant quitté la montagne de Sion, portée sur les épaules glorieuses des Apôtres, est transférée dans le temple céleste par l'intermédiaire du tombeau. Et d'abord elle est conduite à travers la ville, comme une épouse d'une parfaite beauté, ornée de l'éclat immatériel de l'Esprit, et ainsi elle est amenée dans l'enclos très saint de Gethsémani des anges la précèdent, l'accompagnent, la couvrent de leurs ailes, avec l'Eglise en sa plénitude.
Et comme le roi Salomon, pour faire reposer l'arche dans le temple du Seigneur (
Ps 132,8 Ps 132,14), qu'il avait lui-même édifié, convoqua "tous les anciens d'Israël à Sion pour faire monter l'arche de l'alliance du Seigneur, de la cité de David, qui est Sion " - " et les prêtres portèrent l'arche et la tente du témoignage, et les prêtres et les lévites la firent monter; et le roi et tout le peuple sacrifièrent devant l'arche boeufs et moutons en quantité innombrable; et les prêtres apportèrent l'arche de l'alliance du Seigneur à sa place, au Dabir du Temple, dans le Saint des saints, sous les ailes des chérubins(1R 8,1-6 2Ch 5,2-6)" - ainsi maintenant, pour faire reposer l'arche spirituelle, non de l'alliance du Seigneur, mais de la Personne même du Verbe de Dieu, le nouveau Salomon lui-même, prince de la paix et Maître Ouvrier de l'univers, a convoqué aujourd'hui les ordres hypercosmiques des esprits célestes et les chefs de la nouvelle alliance les Apôtres, avec tout le peuple des saints qui se trouvaient à Jérusalem. Par les anges, il introduit l'âme au Saint des saints, dans les archétypes véritables et célestes, sur les ailes mêmes des animaux à quadruple figure, et l'établit près de son propre trône, à l'intérieur du voile, où le Christ lui-même, en précurseur, a pénétré corporellement (Ez 1,6 Ps 45,10 He 9,12 He 10,20), Quant au corps, il est porté en procession, tandis que le Roi des rois le recouvre de l'éclat de son invisible divinité, et que l'assemblée entière des saints marche devant lui, pousse de saintes acclamations et offre " un sacrifice de louange (Ps 107,22) ", jusqu'au moment où il est introduit dans le tombeau comme dans une chambre nuptiale, et, à travers lui, dans les délices de l'Eden et dans les tabernacles célestes.


Légende du profanateur

13 Des Juifs pouvaient se trouver là aussi, de ceux qui n'avaient pas perdu tout jugement droit. Il n'est pas déplacé de mêler à notre récit, comme un condiment au repas, l'histoire qui court sur les lèvres d'un grand nombre. On raconte qu'au moment où les porteurs du corps bienheureux de la Mère de Dieu commençaient à descendre la pente de la montagne, un Hébreu esclave du péché et lié par un pacte avec l'erreur, imitant le valet de Caïphe qui avait souffleté le visage souverain et divin du Christ notre Dieu, et devenu l'instrument du diable, dans un emportement téméraire et insensé, se jeta d'un élan démoniaque sur cette demeure toute divine dont les anges s'approchaient avec crainte; des deux mains saisissant le lit funèbre, dans l'égarement de sa folie, il voulut le faire tomber à terre: une attaque encore de la haine envieuse de l'auteur du mal! Mais le fruit de ses efforts le prévint, et il récolta un raisin amer digne de son entreprise. On raconte qu'il fut privé de l'usage de ses mains, et l'on put voir celui qui de ses propres mains avait commis l'indigne attentat, apparaître soudain mutilé, jusqu'au moment où, cédant à la foi et au repentir, il vint à résipiscence. Aussitôt en effet les porteurs du lit funèbre s'étaient arrêtés, et le malheureux aux mains mutilées, les ayant approchées de ce tabernacle, principe de vie et source de miracles, se retrouva sain et sauf. C'est ainsi que le malheur lui-même est capable d'enfanter de saines et de salutaires décisions. Mais revenons à notre récit.


Assomption corporelle.

14 Ensuite le corps est porté au lieu très saint de Gethsémani. Ce sont encore baisers et embrassements, encore louanges et hymnes sacrés, invocations et larmes; la sueur de l'angoisse et de la douleur s'épanche. Et ainsi le corps très saint est placé dans le glorieux et magnifique monument. De là, après trois jours, il est emporté dans les hauteurs vers les demeures célestes.



III. Convenance de l'Assomption.

Grâces qui découlent de ce mystère.

Pourquoi l'Assomption?

Il fallait en effet que cette demeure digne de Dieu, la source non creusée de main d'homme, d'où jaillit l'eau qui remet les péchés, la terre non labourée, productrice du pain céleste, la vigne qui sans être arrosée donna le vin d'immortalité, l'olivier toujours verdoyant de la miséricorde du Père, aux fruits magnifiques, ne subît pas l'emprisonnement des abîmes de la terre. Mais de même que le corps saint et pur, que le Verbe divin, par elle, avait uni à sa Personne, le troisième jour est ressuscité du tombeau, elle aussi devait être arrachée à la tombe, et la mère associée à son Fils. Et comme il était descendu vers elle, ainsi elle-même, objet de son amour, devait être transportée jusque dans " le tabernacle plus grand et plus parfait ", " jusqu'au ciel lui-même (He 9,11 He 9,24)"
Il fallait que celle qui avait donné asile au Verbe divin dans son sein, vînt habiter dans les tabernacles de son Fils, et comme le Seigneur avait dit qu'il devait être dans la demeure de son propre Père, il fallait que sa mère demeurât au palais de son Fils, " dans la maison du Seigneur, dans les parvis de la maison de notre Dieu (Ps 134,1 Ps 135,2) " Car si là est " la demeure de tous ceux qui sont dans la joie (Ps 87,7) ", où donc habiterait la cause de la joie ?
Il fallait que celle qui dans l'enfantement avait gardé intacte sa virginité, conservât son corps sans corruption, même après sa mort.
Il fallait que celle qui avait porté petit enfant son Créateur dans son sein, vécût dans les tabernacles divins.
Il fallait que l'épouse que le Père s'était choisie vînt habiter au ciel la demeure nuptiale.
II fallait que celle qui avait contemplé son Fils en Croix et reçu alors au coeur le glaive de douleur qui l'avait épargnée dans son enfantement, le contemplât assis auprès de son Père.
Il fallait que la Mère de Dieu entrât en possession des biens de son Fils, et fût honorée comme Mère et servante de Dieu par toute la création. L'héritage passe toujours des parents aux enfants; ici cependant, pour emprunter l'expression d'un sage, les sources du fleuve sacré remontent vers leur origine. Car le Fils a soumis à sa mère la création tout entière .



Jean Damasc. Dormition 2