Pie XII 1941 - 23 novembre 1941

DISCOURS A L'ACADÉMIE PONTIFICALE DES SCIENCES

30 novembre 1941


1 D'après le texte italien des A. A. S., 33, 1941, p. 504 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. III, p. 215. Les sous-titres sont ceux donnés dans le texte original.

Ce discours, prononcé à la cérémonie de l'ouverture de la sixième année de l'Académie pontificale des sciences présidée par le R. P. Gemelli, recteur de l'Université catholique de Milan, est l'un des plus importants que le Saint-Père ait prononcés. Il définit les rapports de l'homme avec Dieu, la grandeur de l'homme et la valeur de ses conquêtes.


C'est pour Notre âme un nouveau sujet de joie que de revenir dans cet amphithéâtre de l'Académie pontificale des sciences, parmi cette couronne de Messieurs les cardinaux, d'illustres diplomates, de nobles personnages et d'éminents maîtres de la science, de revenir, disons-Nous, auprès de vous, académiciens pontificaux, valeureux scrutateurs de la nature, de ses manifestations multiples et de son histoire, qui êtes appelés à constituer ce haut Institut scientifique fondé par Notre prédécesseur Pie XI, sagace admirateur du progrès des sciences physiques et des abîmes qu'elles prospectent, encore plus profonds que les formidables précipices qu'il contemplait des sommets des Alpes. Mais Nous aurions le sentiment que Nous faisons moins de cas que lui-même de vos mérites scientifiques et, en même temps, de son oeuvre, devenue par un secret dessein de Dieu Notre héritage, si Nous ne lui rendions pas honneur et reconnaissance en vous rendant un honneur accru à vous-mêmes, gloire de tant de nations, comme ce fut Notre intention en vous accordant le titre d'« excellence », titre qui n'est pas autre chose que la reconnaissance de la véritable excellence scientifique que vous possédez et qui vous exalte aux yeux du monde.

L'honneur que Nous vous rendons et le salut que Nous vous adressons à vous et, en premier lieu, à votre bien méritant et infatigable président2, s'envole de Notre âme et va aussi par-delà votre assemblée jusqu'aux autres académiciens auxquels les dures vicissitudes de l'heure présente n'ont pas permis de quitter leurs pays respectifs.

Au milieu d'une si docte et si agréable assemblée, la joie que Nous éprouvons est comme une douce goutte de réconfort parmi les amertumes que Nous apporte le cruel conflit des nations, toutes chères à Notre coeur. Ce réconfort, Nous le devons également à Dieu auquel Nous adressons chaque jour Nos plus confiantes prières, afin qu'éclairant, guérissant et pardonnant, dans sa Providence et dans sa bonté, il dirige et conduise tout vers le but où sa miséricorde doit triompher encore plus que sa justice.

2 Son Exc. le R. P. Agostino Gemelli, O. F. M.


Le Seigneur, Dieu omniscient, créateur de l'univers et de l'homme.

C'est vers lui que s'élèvent Notre pensée et Notre coeur en ce temple des sciences, car ce Dieu qui régit l'univers, le cours des temps et les événements joyeux et tristes des peuples, est aussi le Seigneur Dieu omniscient : Deus scientiarum, Dominus (1S 2,3). Sa sagesse infinie en fait le maître du ciel et de la terre, des anges et des hommes : en lui, créateur de l'univers, sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (cf. Col 2,3). En lui se trouve l'ineffable science de soi-même et de l'infinie imitabilité de sa vie et de sa beauté ; en lui la science de la naissance et de la renaissance, de la grâce et du salut ; en lui les prototypes des admirables évolutions des planètes qui tournent autour du soleil, des soleils dans les constellations, des constellations dans le labyrinthe du firmament, jusqu'aux extrêmes rivages de l'océan de l'univers. Du centre de l'inaccessible lumière de son trône éternel, il en vint à créer le ciel et la terre ; près de lui il y avait comme architecte sa sagesse qui faisait à tout moment ses délices de sa présence (Pr 8,30) ; il parla au néant du seuil de son éternité avec sa voix puissante et le néant fut vaincu par l'apparition du ciel et de la terre au grondement de cette voix toute-puissante. Ex nihilo nihil fit, c'est vrai, quand il s'agit de l'intervention de l'homme et de toute créature, mais non de la voix de Dieu : Ipse dixit, et facta sunt (Ps 32,9).

Ainsi furent faits le ciel et la terre ; or, la terre était informe et vide et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux (Gn 1,1-2) ; ainsi l'homme fut formé de la poussière du sol, et Dieu souffla dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint un être vivant (Gn 2,7). Voilà donc le macrocosme, qui est l'univers des mondes, en face du microcosme, qui est l'homme 3 ; l'homme, être petit, minuscule monde de l'esprit, qui entoure et couvre, tel un arc lumineux, l'empyrée, l'empyrée immense par sa masse matérielle mais plus petit que l'homme, car il est dénué d'esprit.

3 Summa Theoi., I 91,1 in c.

Dieu, maître de l'homme.

Le jour où Dieu forma l'homme et couronna son front du diadème de son image et de sa ressemblance, en le constituant roi de tous les animaux vivant dans la mer, dans le ciel et sur la terre (Gn 1,26), ce jour-là, le Seigneur, Dieu omniscient, se fit maître. Il lui enseigna l'agriculture, l'art de cultiver et d'entretenir le délicieux jardin dans lequel il l'avait placé (Gn 2,15) ; il lui amena tous les animaux de la campagne et tous les oiseaux de l'air pour voir comment il les appellerait, et l'homme donna à chacun le nom qui lui convenait (Gn 2,19-20) ; cependant, au milieu de cette multitude d'êtres qui lui étaient soumis, il se sentait tristement seul et il cherchait en vain un visage qui lui ressemblât et qui possédât un rayon de l'image divine qui donne son éclat au regard de tout fils d'Adam. De l'homme seulement pouvait venir un autre homme qui l'appelât père et procréateur ; l'aide donnée par Dieu au premier homme provient également de l'homme lui-même, c'est la chair de sa chair, elle forme sa compagne, qui tire son nom de l'homme parce qu'elle a été tirée de sa substance (Gn 2,23). Au sommet de l'échelle des vivants, l'homme, doué d'une âme spirituelle, fut placé par Dieu comme prince et souverain du règne animal. Les multiples recherches, aussi bien de la paléontologie que de la biologie et de la morphologie, sur les autres problèmes qui concernent les origines de l'homme, n'ont apporté jusqu'à présent rien de positivement clair et certain. Il ne reste donc qu'à laisser à l'avenir la réponse à la question ; un jour, peut-être la science, éclairée et guidée par la Révélation, pourra présenter des résultats sûrs et définitifs sur un sujet si important.


Grandeur de l'homme.

Ne vous étonnez pas si devant vous qui, avec tant de réflexion, avez étudié, fouillé, analysé, comparé les cerveaux des hommes et des animaux privés de raison, Nous exaltons l'homme qui dresse son front illuminé par l'intelligence, héritage exclusif de l'espèce humaine. La vraie science n'abaisse ni n'humilie l'homme quant à son origine ; elle l'élève et l'exalte plutôt, car elle voit, constate et admire dans tout membre de la grande famille humaine, l'empreinte plus ou moins profonde en lui de l'image et de la ressemblance divines.

L'homme est grand. Le progrès qu'il réalise et développe dans les sciences physiques, naturelles, mathématiques, industrielles, avide de progrès toujours meilleurs, plus amples et plus assurés, qu'est-il donc cependant sinon l'effet de cette domination qu'il exerce — encore que de façon limitée et de conquête laborieuse — sur le monde inférieur ? Et quand plus qu'aujourd'hui, le génie humain a-t-il fouillé, cherché, étudié, scruté, pénétré la nature pour en connaître les forces et les aspects, pour les dominer, les employer dans ses instruments et s'en servir à volonté ?

L'homme est grand et il fut plus grand dans son origine. S'il est déchu de sa grandeur première par sa révolte contre le Créateur, et s'il fut chassé du paradis terrestre, et errant, baignant de la sueur de son front le pain que la terre lui donnait au milieu des ronces et des épines (Gn 3,18-19) ; si le ciel et le soleil, si le froid et la chaleur, si les abris et les forêts, si tant d'autres emplois et travaux, incommodités des lieux et conditions de vie humilièrent son visage et sa figure ; si ce qui lui reste, ce qui lui demeure de l'empire qu'il avait reçu sur les animaux n'est qu'un faible souvenir de sa puissance et un léger fragment de son trône, il se dresse grand, même au milieu des ruines, à cause de cette image et ressemblance divines qu'il porte dans son âme. C'est à cause de cela que Dieu éprouve pour l'homme, la dernière oeuvre de sa main créatrice, une telle bienveillance qu'il ne s'en désaffectionna pas et ne l'abandonna pas après la chute ; mais pour le relever, lui-même « se fait semblable à l'homme et reconnu comme homme par sa condition, il a compati à nos infirmités voulant les éprouver toutes, hormis le péché » (Ph 2,7 He 4,15).

L'homme scrutant l'univers. Ses conquêtes.

Il y a deux dons qui élèvent bien haut l'homme dans le monde des esprits célestes et dans celui des corps, qui le font grand même après la chute : l'intelligence, dont le regard se promène à travers l'univers créé, qui franchit les cieux, désireux de contempler Dieu, puis la volonté douée du libre arbitre, servante et maîtresse de l'intelligence, qui nous fait, à des degrés divers, maîtres de notre pensée et de notre oeuvre devant nous-mêmes, devant les autres et devant Dieu. Ne sont-ce pas là les deux grandes ailes qui vous élèvent jusqu'au firmament, scrutateur de la voûte des cieux, et qui, au milieu des ténèbres de la nuit, vous éveillent de votre sommeil pour vous faire compter les soleils et les étoiles, pour mesurer leurs mouvements, pour interroger leurs couleurs, pour découvrir leur éloignement, leurs conjonctions et leurs chocs ? Vraiment, là, vous vous élevez d'une façon gigantesque. Grâce à la vision étendue de vos télescopes, vous comptez les astres, vous en analysez les spectres, vous poursuivez les tourbillons et les lueurs des nébuleuses, et leur donnez un nom ; mais vous devez vous incliner devant la science de Dieu qui, mieux que vous, « compte le nombre des étoiles et les appelle toutes par leur nom » (Ps., cxlvi, 4). Les cieux de cristal ont disparu. Les génies de Kepler et de Newton ont retrouvé dans les cieux la mécanique terrestre ; vous, dans les flammes et dans la lumière de ces mondes en rotation, vous découvrez des éléments du même genre que notre globe et, unissant en mariage le ciel et la terre, vous étendez l'empire de la physique, déjà riche dans ses voies expérimentales, théoriques, appliquées et mathématiques de tant d'autres sciences, autant que le génie, la recherche, l'habileté et l'union des hardiesses humaines ont développé et fait avancer jusqu'aux victoires de la physique atomique et nucléaire.

De l'infiniment grand à l'infiniment petit.

Dans les profondeurs du firmament, vous sondez dans « les nuits astronomiques » ces « supergalaxies » ou bien ces « groupes ou amas nébulaires » qui, comme l'a remarqué l'un de vous, illustres académiciens, « constituent le phénomène le plus merveilleux que nous révèlent les observations célestes, et dont l'immense grandeur dépasse réellement toute intelligence et toute imagination »4 ; colossales familles dont chacune est formée de milliers de « galaxies » et forme un immense système astral qui possède un diamètre de plusieurs milliers d'années-lumière et contient en lui de nombreux millions de soleils. Dans ce domaine vous attendez beaucoup de l'inauguration, que vous espérez prochaine, du grand télescope de cinq mètres de diamètre, sur le mont Palomar, en Californie, grâce auquel le champ d'exploration de l'univers pourra peut-être s'élargir jusqu'à mille millions d'années-lumière.

Mais vous descendez de cet infiniment grand pour explorer l'infiniment petit. Qui aurait pu imaginer, il y a environ cent ans, quelles énigmes se trouvaient enfermées dans cette parcelle si petite qu'est un atome chimique, dans un espace d'un dixième de millionième de millimètre. Alors, on considérait l'atome comme un très petit globule homogène. La physique d'aujourd'hui voit en lui un microcosme dans le vrai sens du mot ; il s'y cache de si profonds mystères que, malgré les expériences les plus parfaites et l'emploi des instruments mathématiques les plus modernes, la recherche est encore aujourd'hui au début de ses conquêtes dans la connaissance de la structure de l'atome et des lois élémentaires qui en règlent les énergies et les mouvements. Ainsi actuellement apparaissent plus que jamais manifestes les continuels changements et transformations de toutes les choses matérielles, y compris l'atome chimique, regardé pendant longtemps comme immuable et impérissable. Dieu seul est l'Immuable et l'Eternel. « Les cieux périront, mais toi tu subsistes ; et tous ils s'useront comme un vêtement : comme un habit tu les changeras, et ils seront changés ; mais toi, tu restes le même, et tes années n'ont point de fin » (Ps 101,27-28).

De cette façon, vous allez dans les champs immenses de l'expérimentation à la recherche des lois de la matière et des phénomènes qui font l'unité, la variété et la beauté de l'univers.

4 Armellim, Trattato di astronomia sidérale, Bologna, 1936, vol. III, p. 318.


L'ordre dans l'univers révèle la main de Dieu.

L'univers est-il muet devant vous ? N'a-t-il rien à vous dire pour satisfaire la tendance profonde de votre intelligence pour une grandiose synthèse des sciences ? Pour une synthèse qui réponde à l'ordre de la création ? Ce qui est le plus digne de considération dans l'univers, c'est l'agencement de l'ordre qui, tout ensemble, le spécifie et l'unit, l'entrelace et le coordonne dans ses parties multiples et dans ses entités diverses qui se haïssent et s'aiment, se repoussent et s'embrassent, se fuient et se recherchent, s'assemblent et se séparent, disparaissent l'une dans l'autre et se recomposent, conspirent pour ravir au ciel l'éclair, la foudre, le coup de tonnerre, les nuages qui, nous le voyons de nos jours, troublent si affreusement la terre, le ciel et les mers. Vous savez comment chacune de ces natures, chacun de ces éléments agit d'après l'instinct bien varié de sa propre tendance et dépend d'un principe sans le connaître et tend à une fin sans la vouloir, dans les préparations de la chimie inorganique et organique, servante de l'industrie et de la médecine. De telle sorte que le monde des corps, sans avoir une âme qui l'informe et le vivifie, sans avoir une intelligence qui le gouverne et le guide, se meut pourtant selon la raison comme s'il vivait, et agit de propos délibéré comme s'il comprenait. Ceci n'est-il pas la preuve la plus évidente que le monde est dirigé par la main de ce Maître, invisible en lui-même, mais visible dans son oeuvre, qui est le Dieu omniscient, ordonnateur de l'univers avec un art suprême ? 5. Vous cherchez les lois qui régissent la synthèse de la nature et de la création ; vous cherchez le pourquoi de ces lois, étonnés et muets en présence des mouvements de la nature qui, en vos mains et dans vos chaînes, se meut et s'agite, parfois menaçante, avec une force indomptée qui ne vient pas de vous.

Le génie, la volonté et l'action de l'homme, avec ses machines et son outillage, ne peuvent troubler l'ordre de la nature ; ils peuvent le faire connaître, ainsi que vous, médecins et chirurgiens, faites apparaître avec le bistouri le coeur et le cerveau, les muscles et les veines, les plus intimes secrets, pour découvrir dans le corps humain les chemins de la vie et de la mort, afin d'aider la vie et d'éloigner la mort. Elevons, illustres académiciens, notre pensée vers le Maître des sciences, Maître qui enseigne non une sagesse apprise des autres, mais qui lui est propre, Créateur de la matière elle-même, qu'il offre à la contemplation et à l'étude de l'esprit humain. Y a-t-il opposition entre la recherche qui porte sur la nature physique et l'intelligence humaine ? Entre les sciences et la philosophie ? Certainement, il y a conflit entre les sciences qui ne voient pas la main de Dieu dans l'ordre qui existe dans l'univers, et la philosophie qui dans les lois de la nature reconnaît l'ordre ou l'arrangement de la raison divine, qui prend soin de l'univers et le gouverne. La philosophie peut-elle être un rêve de l'esprit qui confond Dieu avec la nature, qui contemple avec complaisance des visions et des illusions d'idoles fantaisistes ? La philosophie ne consiste-t-elle pas, au contraire, à prendre solidement pied dans la réalité des choses que nous voyons et touchons, et à chercher les causes les plus profondes et les plus élevées de la nature et de l'univers ? Toute notre connaissance ne commence-t-elle pas par les sens ? D'où viennent les lois ? Considérez la vie sociale. Tous les serviteurs d'un même père de famille ne sont-ils pas les uns par rapport aux autres dans un certain ordre, puisqu'ils lui sont soumis ? Le père de famille et tous les autres citoyens ne gardent-ils pas un ordre mutuel par rapport au chef de la cité ; ce dernier à son tour, ne se trouve-t-il pas, ainsi que tous les autres citoyens, dans un certain ordre, par rapport au roi ou au chef de l'Etat ? L'univers, proclamait déjà sentencieusement après Homère 6 le grand philosophe de Stagire, ne veut pas être mal gouverné ; le commandement de beaucoup de chefs n'est pas bon ; que le commandement soit unique : oùx àya&bv itokoxoipavir] eis xoipa-vos IffTcy, eis fiaodeus 7-

5 Cf. Bartoli, Delle grandezze di Cristo, c. 2.
6 Iliade, 2, 204.
7 Aristotel., MetaphysicoTttm, 1. XI, cap. X in fine.

Dieu unique gouverneur et législateur de l'univers.

L'ordre dans la multiplicité et dans la diversité des choses créées.

Dieu est le chef unique et le législateur de l'univers. C'est un soleil qui, dans l'infinie splendeur de sa lumière, répand et multiplie ses rayons, semblables à lui, dans toutes les parties de la création ; mais cependant aucune image ne peut l'égaler. Il en va également ainsi de l'homme ; quand il ne trouve pas un mot qui à lui seul exprimerait adéquatement un concept de son esprit, il multiplie les paroles. Voici dans la multiplicité des créatures, la diversité de leurs natures et la diversité de la trace divine, suivant que les créatures s'approchent plus ou moins de Dieu dans la ressemblance de l'être qu'elles possèdent. Vous qui étudiez intimement la nature des choses, n'avez-vous pas constaté que leur diversité se réalise par degrés ? Des couches géologiques, des minéraux, des corps inanimés vous vous élevez jusqu'aux plantes, des plantes jusqu'aux animaux privés de raison, de ces derniers jusqu'à l'homme. La diversité des êtres n'exige-t-elle pas que tous ne soient pas égaux, mais qu'il y brille un ordre gradué ? Dans cet ordre et dans ces degrés, nous voyons établies ou campées des natures et des formes diverses quant à la perfection et à la force, à l'action et à la fin, à la réaction et à l'accord, quant à la substance et aux qualités, d'où jaillissent propriétés, opérations et agents ou facteurs divers, avec des influences réciproques et des effets différents qui ont leur cause dans la diversité gravée par le Créateur dans les natures des êtres, déterminées pour une fin et une activité particulière et orientées vers elles 8. C'est dans cette nécessité naturelle inhérente aux êtres et qui n'est autre qu'une empreinte produite par Dieu qui dirige tout au but poursuivi, comme un archer dirige le trait vers la cible qu'il vise, que consiste la loi naturelle des corps, loi qui s'identifie à leur nature elle-même9. Comme l'homme imprime par son ordre un principe interne d'activité à un autre homme qui lui est soumis, ainsi Dieu imprime à toute la nature les principes des actions qui lui sont propres 10 ; et de cette façon, le Créateur suprême de l'univers, Dieu et maître des sciences, a posé à l'ensemble des êtres une loi qu'on ne transgressera pas (Ps 148,6).

C'est pourquoi, enseigne magistralement le grand docteur saint Thomas d'Aquin, quand on demande le pourquoi d'un phénomène naturel, nous pouvons en rendre raison en invoquant telle ou telle cause prochaine qui est la propriété naturelle des êtres, pourvu que nous rapportions tout à la volonté de Dieu, comme à la cause première, qui a sagement établi toutes choses. Ainsi, si quelqu'un, à qui on demande pourquoi le feu réchauffe, répond parce que Dieu le veut ainsi, celui-là répondrait justement s'il a entendu ramener la question à la cause première ; au contraire, sa réponse ne serait pas bonne, s'il se propose d'exclure toutes les autres causes n.

A l'école de Dieu tous les hommes sont frères.

La cause première a également imprimé en nous, qui avons été créés par Dieu, une loi qui est un sublime instinct, particulier à l'homme, qui le pousse vers la connaissance immédiate du Créateur ; désir « qui est une tendance de l'esprit et n'a point de repos qu'elle (l'âme) n'ait joui de l'objet aimé » 12.


9 Cf. Contra Cent., 1. III, cap. 97.
9 Summa TheoL, I 103,1 ad 3.
10 Summa TheoL, I-II 93,5.
11 Contra Gent., 1. in fine.
12 Dante, Purgatoire, 18, 32-33.


Si notre corps vient du limon de la terre et doit retourner en poussière, notre âme, qui vient de Dieu, est immortelle et désire ardemment s'élever vers Dieu par l'échelle de la science de ce monde, science qui ne parvient pas à satisfaire pleinement l'immense avidité de la vérité qui nous agite. Le monde est l'école de Dieu, maître de toute science ; la figure de ce monde passe, nous restons seuls en face du Maître. Inclinons-nous devant sa sagesse inaccessible dans ses mystères et dans le dessein qu'il a eu de donner à l'humanité la terre pour habitation, terre si pleine de merveilles et enveloppée de millions de merveilles encore plus éclatantes et immenses, merveilles telles que le Créateur, les contemplant le jour où il les eut réalisées, vit que toutes étaient très bonnes (Gn 1,31). Vous-mêmes n'en doutez pas ; vous qui, dans la mesure, en comprenez la quantité, le mode et le degré de perfection ; dans le nombre, la diversité et la beauté de leurs divers degrés ; dans le poids, les diverses inclinations aux fins et opérations particulières aux êtres ; vous qui aimez et développez magistralement la science : votre science n'est-elle pas aussi un reflet éclatant de la science divine, cachée, parlant et regardant avec complaisance du sein des êtres ? Cependant, la science dans les mains des hommes peut se changer en une arme à deux tranchants, qui guérit et qui tue. Jetez un regard sur les terres et sur les mers ensanglantées, et ensuite dites si c'était pour cela que Dieu, dans sa bonté et son omniscience, a fait l'homme semblable à lui, a payé la dette pour la faute de l'homme, l'a réformé par des dons célestes et lui a donné une intelligence si profonde et un coeur si ardent pour reconnaître un ennemi dans son frère. A l'école de Dieu, nous sommes tous frères, frères dans la contemplation, dans l'étude et dans l'usage de la nature, frères dans la vie et dans la mort. De grâce, que devant le berceau d'un Dieu enfant qui, silencieux, aime, regarde et juge l'humanité qui se déchire, tous les hommes redeviennent frères également dans l'amour et dans la concorde dans la victoire du bien sur le mal, dans la justice et dans la paix !


ALLOCUTION POUR LA CLOTURE DES EXERCICES SPIRITUELS AU VATICAN

(6 décembre 1941) 1

L'exhortation suivante a été adressée par le Saint-Père aux cardinaux et prélats de la Curie romaine, lors de la clôture des Exercices spirituels prêches par le Très Révérend Père Justin Borgonovo, des Oblats missionnaires de Rho :

C'est vers Dieu donateur de tout bien et père des lumières qui éclairent le chemin de la sainteté que monte notre premier remerciement et que de Lui descende ensuite, comblée de ses faveurs, cette action de grâces que nous tous ici présents nous vous devons, Notre cher fils et très pieux prédicateur, pour votre parole qui nous a guidés et enflammés au cours de ces exercices auxquels nous avons participé. Au feu de votre zèle, alimenté par l'ardeur du grand Borromée qui ranima pour des siècles l'Eglise de Milan à laquelle le Siège apostolique doit Notre incomparable et vénéré prédécesseur, nos coeurs ont aussi ressenti ce saint élan sacerdotal qui entraîne le vôtre à l'amour du Christ, doux et humble de cceur, roi des âmes, prêtre éternel, source de sainteté pour ses ministres. Vous nous avez élevés si haut vers la fin pour laquelle l'homme a été créé, c'est-à-dire louer Dieu Notre-Seigneur, l'honorer et le servir et ainsi sauver nos âmes, que semble disparaître à nos yeux l'abîme de la misère humaine et cette vallée de larmes, par lesquelles nous épanchons notre douleur d'avoir offensé Dieu. Mais à quelle hauteur vous avez rappelé à notre âme que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes « dans le Christ Jésus, lequel a été fait pour nous par Dieu sagesse, et justice et sanctification et rédemption » (1Co 1,30) ; parce que nous possédons tout en Lui ; parce qu'il est la voie, la vérité et la vie ; résurrection et vie ; lumière du monde et lumière de vie. Pour accroître en nous l'esprit de pureté, d'humilité, d'obéissance, de prière, d'action, de sacrifice, votre parole nous a conduits à Lui par la voie illuminative de sa vie cachée, de son divin apostolat, de sa passion ineffable et de sa mort, acceptée pour le salut des âmes et que, prêtre éternel, Il nous a laissée à nous, prêtres dans le temps, pour la commémorer et la renouveler au saint autel par un rite non sanglant jusqu'à la consommation des siècles. Vous nous avez parlé de la sainteté du Christ et de la nôtre, de son coeur très saint et du nôtre, vous nous avez rappelé que nous avons à nous revêtir de Lui, à devenir Lui, à nous faire tout à tous comme Lui. Daigne Jésus qui fait les saints nous accorder de marcher à la lumière de son divin enseignement, de son exemple, de son sacrifice jusqu'à la couronne de cet amour qui nous rend éternels et nous glorifie avec Lui dans le triomphe céleste, éclatant et impérissable sur la mort.

Vous nous avez bien fait observer, cher fils, comment la société humaine et spécialement l'Eglise, à cette heure agitée, a besoin de saints plus que de grands hommes d'Etat. Pour la sauver et la rétablir au moment de la tempête protestante, Dieu se servit non seulement du génie, de la science et de l'habileté de ceux qui étaient appelés à la diriger, mais tout autant de la sainteté d'un pontife comme Pie V, de cardinaux comme un Charles Borromée et un Robert Bellarmin, de prêtres comme un Philippe de Néri et tant d'autres qui, sans avoir été élevés à l'honneur des autels, étaient eux aussi de non moins saints prêtres et évêques comme un Baronius ou un Frédéric Borromée. D'ailleurs, en des jours aussi graves que les jours présents, il ne suffit pas que la sainteté porte ses fruits exquis cachée à l'ombre des couvents ou parmi l'humble peuple chrétien, il faut, aujourd'hui comme alors, qu'elle brille aussi et par-dessus tout en ceux à qui les inscrutables desseins de la Providence ont confié la formidable responsabilité du gouvernement ou de la collaboration au gouvernement de son Eglise.

Nous devons donc, plus que tous autres, vivre en saints, nous devons plus que tous autres aller à la source et atteindre la sainteté à la source qui nous a été si lumineusement montrée et si largement ouverte par les méditations et les instructions de ces précieux Exercices spirituels, c'est-à-dire à Celui qui, par la grâce suprême de l'union hypostatique est saint par substance, à Celui qui est l'unique médiateur entre Dieu et les hommes, l'auteur et le consommateur

de toute sainteté créée, Jésus-Christ Notre-Seigneur, le souverain Prêtre et sanctificateur dont nous sommes les pauvres et indignes ministres. Comme notre sacerdoce n'est que la participation et le prolongement de son unique sacerdoce, ainsi la grâce sanctifiante, cette mystérieuse divinisation de nos âmes qui nous fait fils adoptifs de Dieu, ses héritiers et son temple, n'est pas autre chose en nous qu'une irradiation de la sainteté de Jésus, notre Frère premier-né, dont l'humanité a été élevée jusqu'à l'union en personne avec le Verbe éternel, introduisant ainsi notre humanité dans le sanctuaire de la bienheureuse et très auguste Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Vivre en saints, « par Lui, avec Lui, en Lui » pour l'honneur et la gloire de Dieu, notre Père, « votre sanctification, voilà qu'elle est la volonté de Dieu » (1Th 4,3) : c'est le premier service que Dieu nous demande en ce moment ; être saints, vivre en saints, par la participation à la sainteté de son Fils. Ainsi pouvons-Nous faire Nôtre la prière que saint Paul adressait à ses chers Thessaloniciens : « Mes frères, nous vous demandons et nous vous engageons dans le Seigneur Jésus : vous avez reçu notre enseignement sur 'la manière de vivre qui plaît à Dieu, et déjà c'est ainsi que vous vivez ; faites-y des progrès encore. » (i Thess., iv 1). Il nous a été dit en ces jours, et si bien, et avec tant d'ardeur, et avec un tel esprit apostolique, comment nous devons vivre pour devenir saints et plaire à Dieu. Que sa grâce toute-puissante nous accorde d'abonder et de croître toujours plus en la vraie sainteté. C'est sur ce souhait avec cette prière dans le coeur et sur les lèvres, que Nous vous accordons, Vénérables Frères et chers Fils, en gage des plus abondants secours célestes, Notre Bénédiction apostolique.


DISCOURS A L'OCCASION DE LA BÉATIFICATION DE MADELEINE DE CANOSSA

(9 décembre 1941) 1

Dans ce discours le Saint-Père célèbre les vertus de la bienheureuse Madeleine de Canossa, fondatrice des Fils et des Filles de la Charité :

L'exemple donné par la bienheureuse Madeleine de Canossa

Reconnaissons, chères filles, avec de grandes actions de grâces le dessein particulier de la divine Providence, qui gouverne le monde et l'Eglise, dans la glorification de votre bienheureuse fondatrice, Madeleine, fille du marquis de Canossa, douce et admirable figure de femme qui vécut autant de temps dans le monde que dans la vie religieuse et qui est élevée aujourd'hui aux honneurs des autels. La voilà présentée à la vénération publique du peuple chrétien en ce douloureux moment où une si grande partie de l'humanité, angoissée, déchirée, secouée, plus que jamais mise à l'épreuve, subit les afflictions d'une terrible guerre qui se prolonge et s'étend toujours davantage, sans que personne soit capable d'en prévoir la fin prochaine. N'ignorant pas les maux des conflits guerriers, la nouvelle bienheureuse connut la pitié qu'il y a à porter secours aux malheureux ; intrépide et généreuse, elle traversa toute la crise politique et sociale qui, du début de la Révolution française en 1789 jusqu'à la chute finale de Napoléon en 1815, bouleversa l'Europe pendant vingt-cinq ans de convulsions des peuples et de guerres continuelles. Ces années tragiques, elle les vécut, non pas en sécurité loin des combats et des invasions des armées, mais dans sa Vérone natale, cité dont la destinée fut alors de passer de main en main aux vainqueurs ; en 1796, à l'âge de 22 ans, elle éprouva aussi, loin du pays natal, les

tristesses des exilés et dut chercher avec les siens un refuge dans la Venise hospitalière ; de même, dans la campagne de 1800, elle devait faire l'expérience des angoisses du siège, des bombardements et de l'occupation ennemie.

d'une vie entièrement dominée par la charité pour les malheureux

Les vicissitudes de la vie des saints sont le terrain de lutte de leurs vertus, elles sont pour nous un enseignement et un avertissement : Dieu les suscite afin que leur exemple resplendisse comme une lumière et éperonne nos pas. Dans les événements et les circonstances de sa vie terrestre qui ressemblent à ceux de notre temps, votre bienheureuse Mère fut envoyée par Dieu pour être le modèle, si nécessaire alors comme à présent, d'une vie entièrement dominée par la charité, d'une charité tendre sans doute, mais aussi forte, solide, entreprenante, ne reculant devant rien ni personne. On se faisait alors un devoir de remettre en honneur la vraie charité surnaturelle, de l'entourer d'une lumière candide et douce en face de la philanthropie orgueilleuse, marque de cette sensibilité du philosophisme incrédule qui, dans tant d'esprits révolutionnaires de l'époque, s'alliait étrangement aux pires cruautés, comme elle s'était unie auparavant au plus dur despotisme. Aujourd'hui encore, il en est qui tolèrent mal le nom de charité chrétienne ; on l'estime une humiliation de l'homme ; ils ne sont pas rares ceux qui ont la prétention de la bannir comme une faiblesse. La charité chrétienne, une faiblesse ? Oui, une faiblesse, la faiblesse de Dieu (1Co 1,25), parce qu'il est charité : « Dieu est charité » (1Jn 4,8). Cette charité n'est-elle pas large comme le Cceur du Christ, immense comme l'étendue de la mer, qui n'exclut de son sein et de son amour aucun de ceux qui sont aimés et recherchés par ce divin Cceur, lequel embrasse tout le genre humain ? Cette charité n'est-elle pas élevée comme le regard de Dieu qui domine de son élévation toutes les divisions et tous les égoïsmes humains ? N'est-elle pas cette charité qui, portant l'empreinte de l'ordre et des dispositions de la Providence, sait sans restriction montrer de l'affection et un dévouement particulier à ceux à qui la même Providence nous a plus étroitement unis dans une même famille, dans une même patrie, dans la même sainte Eglise ? Cette charité n'est-elle pas forte comme la mort et comme la mort de la Croix, capable de vaincre dans l'apparente faiblesse de sa bonté les plus fortes inimitiés et les plus profondes rancoeurs que l'orgueil humain voudrait donner comme seules capables d'engendrer force et grandeur ?

O vous, fiers bienfaiteurs de l'humanité, ne bannisez pas la charité chrétienne. Elle est la force du Christ et de son Epouse, l'Eglise, la voie la plus excellente par laquelle elle se fait toute à tous et arrive là où vous ne pouvez arriver, au coeur des hommes ; aux enfants et aux vieillards, aux abandonnés et aux perdus de la société, aux affligés et aux mourants, elle offre à leurs blessures un baume et un réconfort que ne sait et ne peut donner toute la médecine et la chirurgie des savants du siècle.

Et vous, chères filles, vous savez bien que ce n'est pas par hasard ni par l'effet d'une étincelle passagère de dévotion que votre bienheureuse Mère choisit pour l'institut qu'elle fonda le nom de Filles de la Charité. Elle avait rêvé d'avoir la charité comme mère, elle la vit personnifiée en Marie, la « Mère du bel amour » dont on ne peut vivre sans douleur, et c'est filles de cette charité qu'elle voulut appeler ses filles, les mettant sous la spéciale protection de la Mère des douleurs, debout au pied de la Croix, avec le coeur transpercé, magnanime et forte dans l'amour en qui elle unissait son divin Fils et tous ceux dont Jésus dans Jean son disciple bien-aimé la fit mère. Le Golgotha, dans la contemplation de la mère d'un Dieu crucifié pour l'amour des âmes, voilà le secret de la vie de Madeleine de Canossa, de cette vie vibrante de charité ardente et courageuse qu'elle voulut terminer debout, comme autrefois les vierges martyres du Christ dans les amphithéâtres, et pour finir tombant à genoux dans les bras de ses filles, au jour consacré aux douleurs de Marie.

dès son enfance en dépit de tout.

Madeleine était née avec un coeur de mère pour les malheureux. Encore petite fille, la charité du Christ qui presse les âmes bien nées l'avait conquise. Durant les trente-trois ans de sa vie dans le monde, jeune fille, dame d'une distinction exquise, elle dirige son regard, sa main et ses pas vers les bonnes oeuvres. Intelligente, gracieuse, courageuse, maîtresse de maison distinguée par son antique noblesse, elle ne se refuse pas à faire les honneurs du palais du marquis de Canossa fût-ce même à Napoléon ; mais son coeur est insensible aux plaisirs mondains et ne bat que pour Dieu, toujours unie à Lui par la prière et — chose rare à l'époque — la communion quotidienne. Au milieu d'une foule si mélangée d'officiers, de diplomates, d'hommes d'Etat qui, en ces jours, passe et repasse par son palais de Vérone, elle sait conserver son intransigeante fidélité au Christ, imposant le respect et la réserve aux plus hardis par sa franchise juvénile et sa dignité, grâce au rayonnement de son angélique pureté, ce qui émerveillera même le tout puissant vainqueur de Marengo et l'engagera à lui céder par achat un monastère en faveur de ses oeuvres. La hardiesse de sa charité, puisant son courage et sa vigueur dans sa condition de grande dame, la poussera à entreprendre contre les modes extravagantes et sans pudeur de la fin du XVIIIe siècle une habile et vive campagne pour la modestie féminine. « Je ne veux, écrivait-elle, ni choses indécentes ni sans goût, mais des choses charmantes et gentilles... La réforme de la mode, je la retiens comme une oeuvre des plus essentielles pour attirer les bénédictions divines sur nos Etats et éviter tant d'offenses à Dieu. » Ce zèle pour l'honneur de Dieu, qui se dégageait de la flamme de sa large et active charité, se transformera en Madeleine en un généreux et industrieux amour du prochain ; en effet, une fois accomplis tous ses devoirs de famille, elle sortira de ses appartements confortables pour donner sans compter son temps, ses forces, ses biens, son coeur, aux pauvres, aux jeunes filles abandonnées, aux blessés, aux malades, à toutes les misères et à toutes les afflictions que la guerre et l'invasion multipliaient autour d'elle.

La fondatrice des Filles de la Charité

Mais l'amour qui est l'âme de son âme est comme un feu envahissant qui, loin de pousser à la séparation, porte au contraire à l'union, à la vie commune, aux réunions amicales et ne sait pas rester éloigné de ceux qu'il aime ; rentré en lui-même, il s'enflamme, se fait plus impérieux et s'étend davantage ; cet amour pousse Madeleine de Canossa à franchir le seuil du somptueux palais de ses ancêtres et à le quitter pour aller rejoindre les premières compagnes de son oeuvre et demeurer avec elles dans l'humble maison de Saint-Joseph où, environ trente ans après, vierge héroïque aux entreprises bienfaisantes et mère d'un florissant institut religieux, elle mourra, récitant la salutation angélique d'un léger mouvement des lèvres, mais avec l'éclair de la joie des saints dans les yeux. Dans cet austère asile, berceau et refuge de sa charité envers les pauvres, elle se sentit leur soeur et leur servante, jouit du renoncement aux richesses, aux grandeurs et aux plaisirs du monde, et, dans la clairvoyance de son esprit charitable, reconnut la valeur splendide de la perle précieuse de la vie religieuse qu'elle avait déjà cherchée auprès des filles de sainte Thérèse et que la Providence lui avait réservé de trouver en tant que fondatrice de l'Institut des Filles de la Charité. N'était-elle pas surnaturellement belle, généreuse, féconde, la vie qu'elle menait déjà dès lors de dame prodigue d'elle-même et adonnée aux bonnes oeuvres ? Mais la grâce, qui disposait toujours de nouvelles ascensions en son coeur, lui fit comprendre et embrasser tout ce qu'il y aurait de mieux à joindre à cette vie comme don plus entier, sacrifice plus agréable, triomphe plus sublime et plus complet de l'amour, l'holocauste des trois voeux de religion. C'est de ce point de départ pourtant déjà si beau de vie chrétienne que le Saint-Esprit appela à un plus haut sommet encore de perfection une âme déjà si élevée et si forte et lui fit préférer à toute autre, chères filles, votre modeste vie commune de religieuses, telle qu'elle est inscrite dans vos règles et qu'elle aimait. Ne voyez-vous pas de qui vous tenez et ne sentez-vous pas toute la valeur et la sainteté de votre vocation ? Aux regards du monde, qui ne pénètrent pas au fond des choses, la vie religieuse peut apparaître plus spécialement comme un refuge dans les tempêtes, un repos spirituel dans une calme retraite, un ermitage où les âmes moins fortes cherchent un abri loin des dangers et des préoccupations du monde ; mais le monde est aveugle. Pour un coeur ferme, impassible devant les vicissitudes terrestres, comme l'était le coeur de votre bienheureuse Mère, la vie religieuse c'est la religion vécue devant Dieu et devant les hommes ; si elle est une retraite, elle est aussi un terrain d'abnégation et de prière, d'action et de travail, d'où l'on sort plus ferme, plus prêt, plus prompt pour de plus grands sacrifices et pour une plus grande activité au service de Dieu et des âmes, sous l'empire total d'une charité plus intense, plus hardie, intrépide même devant la mort. Un jour, Madeleine de Canossa vit, sans sourciller, le canon d'un pistolet pointé contre elle par un homme qui était venu en vain lui réclamer la victime de sa passion désordonnée, que sa charité avait eu la joie de sauver du péril du péché. Par l'héroïsme de son caractère en cette épreuve elle montra une fois de plus cette force supérieure qui fut sa qualité maîtresse dans tout le long et difficile travail de fondation, d'organisation et de formation par lequel, à travers joies et douleurs, contradictions et défiances, voyages et arrêts, elle assura si sagement et si solidement l'avenir de sa nouvelle famille religieuse, telle que nous l'admirons maintenant avec ses nombreuses maisons, écoles, asiles, hôpitaux et refuges, en Italie, dans les missions étrangères et dans le monde entier.

... et des Fils de la Charité.

Nous voyons réunis aussi autour de Nous, à vos côtés, chères filles, les Fils de la Charité venus de la haute Italie qui vénèrent pareillement comme leur mère votre bienheureuse fondatrice, accompagnés d'un grand nombre de représentants des oeuvres d'assistance et d'éducation de votre double institut : maîtres et enseignants, élèves d'hier et d'aujourd'hui, diplômés et dames catholiques, jeunes de l'Action catholique. C'est là la plus belle couronne de louange et de gloire qui orne le front de Madeleine de Canossa, couronne tressée de lys, de roses, de violettes et de toutes les catégories des fleurs choisies qui germent et poussent dans les jardins. Ils ont reçu d'elle les semences de la charité et de la sagesse dont la flamme religieuse fait apparaître comme un soleil la vie de la vertu dans le désert de la société. Il Nous est bien doux de voir joints à vous les descendants par le sang et la parenté de la bienheureuse dame dont le nom, inscrit parmi les héroïnes de l'Eglise, est un témoignage de la piété et de la religion qui se maintient dans son illustre maison, l'illumine et la revêt des splendeurs de la vertu.

Aux jeunes époux.

A la joie de ce jour, Nous savons que participe un beau groupe de jeunes époux, venus aujourd'hui eux aussi dans la maison du Père commun. La joie que procure la gloire de Madeleine de Canossa est une joie sainte et chrétienne ; si elle a fondé dans l'Eglise une famille spirituelle, ces jeunes époux, eux, entreprennent de fonder de leur sang une famille domestique, famille religieuse elle aussi par l'effet de ce grand sacrement qui, aux pieds de l'autel et du prêtre, •lie indissolublement devant Dieu leurs coeurs et leurs vies. Que leur foyer ait pour feu la charité du Christ, l'amour de la concorde, de la vertu, du soutien et de la confiance réciproque ; qu'ils n'oublient jamais, pour eux et pour leurs enfants, que la religion, sel de toute journée, sans lequel la vie est sans goût, amère et sans espérance, est l'unique bien qui réconforte et fait les âmes grandes devant Dieu, devant les anges et devant les hommes.

Appel à la paix.

Mais les hommes, chers fils et chères filles, ne sont pas en paix. Puisse la nouvelle bienheureuse que, dans ces temps si tristes, le Ciel Nous a fait la faveur et la joie d'élever sur les autels, obtenir à ce monde de misères qui en a tant besoin, l'effusion de cette divine et forte charité seule à même de rapprocher les âmes par-dessus les abîmes qui les séparent et de leur permettre de cette manière de trouver dans la justice la véritable paix à laquelle aspirent les peupies. Qu'elle puisse surtout, chères filles, votre bienheureuse Mère obtenir de Dieu pour vous et pour toutes vos soeurs dispersées en tant de lieux et de pays lointains, de rester inviolablement fidèles à ses exemples, à ses enseignements, à son esprit qui demeura intrépide dans toutes les angoisses de la vie, esprit si bien exprimé dans le nom qu'elle a voulu vous donner, esprit de charité valeureuse et active ; c'est cet esprit qui montre, qui ouvre et qui remplit le chemin du ciel, et l'étend à tous ceux qui avec vous se réjouissent de sa gloire céleste et invoquent sa protection auprès de Dieu.

C'est avec ce souhait et cette prière que Nous vous accordons avec une particulière affection à tous ceux qui sont présents à cet audience, aux Fils et aux Filles de la Charité, à leurs maisons, à leurs oeuvres et leurs institutions, à leurs élèves, en gage des plus abondantes faveurs divines, Notre paternelle Bénédiction apostolique.


Pie XII 1941 - 23 novembre 1941