Pie XII 1942 - ALLOCUTION AU NOUVEAU MINISTRE DU VENEZUELA


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX

(8 juillet 1942) 1

Contre les mesquines exigences de l'égoïsme, apprenez de Jésus la générosité

Mesquines exigences de l'égoïsme. L'amour-propre semble dormir aussi longtemps que les autres mettent leur pensée et leur soin, par devoir ou pure bonté, à en satisfaire les convoitises, les aspirations et les besoins. Souvent, sans presque y faire attention, les futurs époux ont vécu l'un et l'autre, jusqu'à leur mariage, du travail de leur père et des soins de leur mère, tranquillement habitués qu'ils étaient dès leur bas âge et même au temps de leur adolescence à compter sur leurs parents et sur les autres personnes de la maison. Mais voilà que maintenant l'un et l'autre doivent s'oublier un peu soi-même pour se dévouer au bien de leur communauté. Alors on commence à comprendre ce qu'il en coûtait de travaux et de fatigues à son père, quelle incessante abnégation animait le dévouement de sa mère, et avec quelle facilité celui qui écouterait la nature égoïste laisserait aux autres le soin et le souci de penser à tout. Ne voyez-vous point que c'est là le chemin par où s'insinue dans l'amour vrai l'amour désordonné de soi-même ? Ce n'est encore là qu'une légère fêlure dans l'amour, mais déjà elle l'entame. Apprenez du Coeur de Jésus la générosité dans le sacrifice, cette générosité qui bride les exigences de l'amour-propre par la complaisance et courtoisie de l'affection.

... contre ses mesquines tyrannies, l'humilité

Mesquines tyrannies de l'égoïsme. S'il n'y a que l'amour vrai qui conduise à une noble et profonde communauté de sentiments, l'amour-propre, lui, fait consister cette conformité dans la pleine soumission et subordination de l'autre partie à ses goûts à lui et à ses propres répugnances. Il le remarque si peu lui-même que dans le désir de faire quelque cadeau ou plaisir il consultera plutôt ses préférences personnelles que celles de celui ou de ceux qu'il entend contenter. Les échanges de vues, qui élargiraient l'horizon de l'un et l'autre, conduisent aux discussions, et les discussions cèdent bientôt la place aux définitives sentences de l'amour-propre tyrannique ; et pourtant la légère fêlure du début semblait laisser la surface parfaitement lisse. L'humilité de Jésus vous apprendra à vaincre l'orgueilleuse prétention de dominer en tout et jusque dans les petites contestations et préférences, et ce ne sera pas là une médiocre victoire sur l'amour-propre.

... contre ses mesquines cruautés, la douceur.

Mesquines cruautés de l'égoïsme. Nul n'est parfait ici-bas. Souvent l'amour est aveugle durant le temps des fiançailles : il ne voyait pas les défauts ou les prenait pour des vertus. Mais l'amour-propre est tout yeux : il observe et découvre, quand même il n'a nullement à en souffrir, les plus légères imperfections, les plus inoffensives bizarreries du conjoint. Pour peu qu'elles lui déplaisent ou simplement qu'elles le gênent, il les relève aussitôt par un regard doucement ironique, puis par une parole légèrement piquante, peut-être par une cinglante raillerie en présence d'autres personnes. Il est seul à soupçonner si peu quel dard il lance, quelle blessure il ouvre ; mais lui, il s'irrite dès que les autres, même sans dire un mot, s'aperçoivent de ses défauts, si pénibles qu'ils soient à autrui. Simple fêlure encore ? Ce ne sont certes pas là ces courtoises et douces manières dont le Coeur de Jésus nous donne l'exemple, lui qui, dans son patient amour, nous pardonne tant de choses à nous-mêmes.

La tragique guerre de l'égoïsme.

Si l'égoïsme ne domine que dans un coeur, l'autre en garde une secrète blessure dans sa profonde et docile vertu. Mais deux égoïsmes en viennent-ils à se dresser l'un contre l'autre, c'est la tragique guerre, c'est l'entêtement farouche où s'incarne l'amour de soi et de son propre jugement. Oh ! que de sagesse dans les réflexions et les conseils de l'Imitation du Christ : « Plusieurs se recherchent secrètement dans ce qu'ils font, et ils l'ignorent. Ils semblent affermis dans la paix, lorsque tout va selon leurs désirs ; mais éprouvent-ils des contradictions, aussitôt ils s'émeuvent et tombent dans la tristesse... Appliquez-vous à supporter patiemment les défauts et les infirmités des autres, quels qu'ils soient, parce qu'il y a aussi bien des choses en vous que les autres ont à supporter... Nous aimons que les autres soient exempts de défauts, et nous ne corrigeons pas les nôtres 2. »

En soi, pour des époux qui unissent leurs vies, rien d'étonnant qu'il y ait des différences de tempérament et de caractère, et elles ne leur causent aucune surprise lorsqu'ils les découvrent : elles restent dans les limites et les règles de la bonne entente. Aussi arri

2 L. I, chap. XIV et XVI.

ve-t-il que des caractères pourtant divers s'allient et se complètent à merveille dans un mutuel perfectionnement. Mais dès que l'un des conjoints ou l'un et l'autre refusent de céder en des choses futiles, en des questions de pur goût, en des désirs tout à fait personnels, c'est alors que commence le malheur. C'est déjà une fêlure : l'oeil ne parvient pas à la découvrir, mais, au moindre heurt, le vase ne rend plus le même son. La fêlure s'élargit ; les disputes se font plus fréquentes et plus vives ; même si la rupture n'est pas encore consommée, il n'y a plus qu'une communauté tout extérieure, au lieu de cette union de deux vies qui gagne le fond des coeurs. Qu'en penseront, qu'en diront les enfants ? Les scènes dont ils sont témoins, quels ravages ne causeront-elles pas dans leur âme et dans leur amour ! Et si la maison est déserte d'enfants, quel tourment que la vie des époux ! Qui peut voir ou prévoir à quels résultats conduisent parfois les mesquines cruautés de l'amour-propre ?

' votre renoncement généreux vous vaincrez l'amour-propre.

Les drames et les tragédies de certaines familles vous auront sans doute avertis, car l'histoire est le témoin des temps et la maîtresse de la vie ; vous pressentez et vous préparez dans vos coeurs le moyen de ne point tomber dans une erreur si fatale, vous voulez prévenir une si déplorable évolution de votre amour, courageux et fermement résolus que vous êtes à arrêter le mal et à le couper à sa racine, si par malheur vous le sentiez lever en vous. Quel est ce moyen et quelle est cette résolution ? Cette résolution et ce moyen, c'est de vous décider, c'est d'apprendre, dès aujourd'hui, à renoncer à vous-mêmes, à dominer et à dompter votre amour-propre par un amour agissant, par un généreux esprit de sacrifice, dans une union assidue avec Dieu — secret qui ne paraît pas au-dehors — et cela dans les grandes choses et dans les grandes contrariétés autant que dans les petits incidents, ennuis, déplaisirs et fatigues de la vie quotidienne, qui ne sont quelquefois pas moins ardus et pénibles à supporter. Conquérez l'habitude de la patience, du support et du pardon mutuel, et vous deviendrez maîtres de votre amour-propre ; la victoire remportée sur vous-mêmes ne sera plus un renoncement, mais une acquisition. Alors, d'instinct, pour ainsi dire, et comme par un mouvement naturel, chacun de vous fera siens les jugements, les goûts, les inclinations de son conjoint ; et ces jugements, ces goûts, ces inclinations perdront de leur tranchant, se poliront, s'embelliront, s'enrichiront dans l'harmonie, au profit des deux époux. Aucun d'eux n'y perdra, et même il en résultera cette abondance de fruits qui naît de la collaboration, de cette collaboration dont nous avons naguère parlé à un autre groupe de jeunes mariés.

Faites de joyeuses concessions mutuelles, mais jamais aux dépens de la divine.

Il est vrai que ces concessions, qui facilitent dans la diversité des caractères la communauté des pensées et des sentiments, ont leurs limites. Plaise à Dieu que vous n'ayez jamais à en faire la douloureuse expérience ! Ce sont des limites marquées par le devoir, la vérité, la morale, par des intérêts sacrés. Nous faisons avant tout allusion, vous le comprenez, à la sainteté du mariage, à la foi et à la pratique religieuse, à la bonne éducation des enfants. Y a-t-il conflit en ces matières, la fermeté devient une obligation indiscutable. Mais si ces grands et solennels principes ne sont pas en jeu et que votre vertu vous ait amenés à faire joyeusement ces concessions réciproques si utiles à la paix des foyers, il sera bien difficile que naisse un conflit et il n'y aura pas lieu d'une intransigeante opposition. Les occasions de conflits seront encore plus réduites, si, au lieu de se laisser séduire par des considérations toutes extérieures et secondaires ou par des intérêts vulgaires, si au lieu de s'engager à la légère et avec précipitation, les fiancés ont pris avant le mariage le temps de se mieux connaître ; s'ils n'ont pas fermé l'oreille aux sages avis ; s'ils se sont assurés que les divergences de caractère dont Nous venons de parler n'étaient pas incompatibles. En de pareilles conditions, s'il venait à se montrer en l'un des époux quelque variation ou altération, même légère, d'idées, de tendances, d'affection, le coeur de l'autre, par son dévouement inaltérable, par sa patiente longanimité, par ses attentions courtoises et délicates, saura aisément retenir ou reconduire dans l'union conjugale l'esprit hésitant et la volonté chancelante de son conjoint. Le mari verra en sa femme se développer le sérieux et disparaître la frivolité, et il n'oubliera pas avec les années le conseil du Prophète : « Ne sois point infidèle à la femme de ta jeunesse» (Ml 2,15). La femme verra en son époux se raffermir la foi et la fidélité non moins que l'affection et elle le gagnera à une dévotion solide et aimable. Ils rivaliseront dans leurs désirs de rendre le foyer domestique paisible, gai et plaisant, de sorte qu'ils ne songeront ni l'un ni l'autre à chercher ailleurs une compensation, du repos ou des divertissements ; et l'amour-propre, source de tous les troubles, ne sera pas une menace

pour l'ordre et la tranquillité de la famille. Le Coeur de Jésus y régnera en souverain et il en garantira la vraie, l'intime, l'indestructible félicité.

Puisse votre union et votre amour porter leurs fruits, chers jeunes époux, puisse une frétillante couronne d'enfants, tels les rameaux de l'olivier, entourer votre table ! C'est le voeu paternel que Notre âme présente à Dieu avec effusion, tandis que Nous vous donnons de tout coeur Notre Bénédiction apostolique.


LETTRE DE LA SECRÉTAIRERIE D'ÉTAT POUR LES JOURNÉES D'ÉTUDE ET DE PRIÈRE DES MAITRES DE L'ACTION CATHOLIQUE D'ITALIE

(10 juillet 1942) 1

Le Saint-Père a fait adresser la lettre suivante au R. P. Joseph Righetti, assistant central de la section des maîtres d'Action catholique italienne, à l'occasion de leurs journées annuelles de prière et d'étude :

L'hommage de dévotion que la section des maîtres d'Action catholique italienne a présenté à Sa Sainteté, lors des « journées annuelles de prière et d'étude » pour les dirigeants des diocèses et des doyennés, lui offre l'occasion agréable de confirmer son auguste satisfaction à un apostolat dont seul peut mesurer l'importance celui qui se souvient de la grande estime qu'avait pour les petits le Maître des âmes et la place privilégiée dont ils ont joui dans sa doctrine et dans son coeur.

Promouvoir avec un zèle éclairé la formation religieuse, morale et culturelle chrétienne de ceux qui doivent former l'esprit et le coeur des enfants pour les élever à être de nobles hommes est une mission qui rend ceux qui l'accomplissent des coopérateurs de premier ordre pour ce sacerdoce que les journées de cette année invitaient à regarder de près pour en connaître par-dessus tout le haut magistère. Le Souverain Pontife, qui se réjouit de cette mission et la suit avec le plus vif intérêt, ne doute pas que le travail fraternel de ces journées, tout en servant à une plus grande fusion des esprits et des coeurs dans un apostolat commun, marquera en tous une augmen

1 D'après le texte italien de VOsservatore Romano, du 27-28 juillet 1942.

tation de ferveur pour cette entreprise et disposera les esprits à de nouvelles et précieuses conquêtes.

C'est dans ces sentiments que Sa Sainteté invoque sur l'assemblée l'abondance des lumières célestes. Tout en remerciant ces fils aimés de l'hommage augurai dans lequel ils ont élevé leur pensée pour le XXVe anniversaire de la consécration episcopale du Père commun, elle augure à son tour pour eux des biens de toutes sortes dans le Christ Jésus, pour leur activité des fruits meilleurs et elle envoie de tout coeur à chacun des participants, comme aussi à Votre Paternité et à vos dirigeants de la section des maîtres, le réconfort de la Bénédiction apostolique.


LETTRE AU R. P. MATEO CRAWLEY-BOEVEY, APOTRE DE L'INTRONISATION DU SACRÉ-COEUR DANS LES FAMILLES

(13 juillet 1942) 1

Le P. Mateo est né à Arequipa (Pérou), en 1875 ; il faisait profession dans la Congrégation des sacrés Coeurs (Picpus), à Valparaiso (Chili), le 11 septembre 1892, voilà donc cinquante ans. S. S. Pie XII a voulu marquer cet anniversaire en adressant au P. Mateo la lettre autographe ci-dessous :

Nous avons appris avec une paternelle satisfaction que vous deviez célébrer prochainement le cinquantième anniversaire de votre profession religieuse dans la Congrégation des sacrés Coeurs de Jésus et de Marie et de l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'autel.

Nous savons aussi — et Nos vénérés prédécesseurs l'avaient eux-mêmes volontiers reconnu — le zèle exceptionnellement fécond avec lequel vous avez, au cours de ce demi-siècle d'apostolat, exercé le ministerium Verbi, tendant surtout à l'intronisation du Sacré-Coeur dans les familles.

Inlassable apôtre de cette pieuse pratique, si propre à étendre dans les familles et parmi les nations le règne d'amour, de miséricorde et de paix du divin Sauveur, vous n'avez eu de cesse qu'elle ne soit connue, appréciée, adoptée dans les divers continents où la Providence conduisit vos pas et jusqu'en ce grand pays qui bénéficie actuellement de votre ardent ministère, surtout à la faveur des retraites sacerdotales 2.

Voilà ce que Nous suggère, entre autres consolations, l'heureuse occasion des noces d'or de votre profession religieuse.

Comment n'en rendrions-Nous pas avec vous de vives actions de grâces aux sacrés Coeurs de Jésus et de Marie ? Comment ne vous souhaiterions-Nous pas les meilleurs réconforts, les plus abondantes faveurs du ciel ?

C'est précisément pour leur assurer encore plus d'efficacité que Nous envoyons de tout coeur, comme gage de Notre bienveillance et de Nos félicitations, la Bénédiction apostolique.


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX

(15 juillet 1942)1

Voici le troisième et dernier discours sur «¦ les ennemis de l'union indissoluble » (cf. ceux des 17 juin et 8 juillet) :

III. — Les séparations forcées.

C'est un spectacle de joie sereine que vous offrez, chers jeunes époux, aux regards des foules qui vont et viennent et circulent par les rues et les places de Rome ; un spectacle auquel donnent âme et vie, non pas tant la majestueuse grandeur des souvenirs et des monuments de cette antique cité, mais bien plutôt la foi et la religion chrétienne, dont ses hypogées, ses amphithéâtres et ses cirques, ses collines et ses admirables basiliques reçoivent leur consécration. Les passants qui vous voient sortir des églises, ou gagner Saint-Pierre pour accomplir votre pieux pèlerinage et demander Notre Bénédiction apostolique, s'arrêtent un instant à vous regarder : leur sourire vous exprime leur joie et leurs voeux de bonheur et, dans vos coeurs serrés l'un contre l'autre, dans vos coeurs où bat une vie nouvelle, ils admirent la confiance, la joyeuse assurance de l'avenir. Cependant, chez plus d'un qui vous contemple et vous enveloppe de sa sympathie, le sourire semble se voiler d'une ombre d'inquiétude.

Et pourtant vos coeurs, ni les inquiétudes ni les doutes ne les tourmentent. Unis que vous êtes par le sacrement de mariage, vous avancez sur le chemin où vient de s'engager votre vie pour une union indissoluble jusqu'à la mort, et vous aimeriez ne connaître jamais aucune séparation. Telle est la résolution des époux chrétiens, tel est leur fervent désir. A l'un des groupes qui vous ont précédés

1 D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 141 ; cf. la traduction française des Discours aux jeunes époux, t. II, p. 179.

ces jours derniers, Nous avons donné dans une allocution les paternels avis dont ils avaient besoin pour conserver la tendre et forte union de leur amour à tout jamais, pour la mettre et garder à l'abri des faiblesses humaines qui conduisent si souvent à la séparation des coeurs.

Que de séparations forcées en ce temps de guerre, et même en temps de paix !

Cependant, les coeurs ont beau rester fermes dans leur union, il n'est pas rare qu'ils aient à porter le poids pénible d'autres séparations, de séparations moins pernicieuses et moins amères, si vous voulez, mais non moins douloureuses, qui ne sont la faute ni de l'un ni de l'autre conjoint : ce sont les séparations forcées, sortes de veuvage temporaire plus ou moins prolongé. Considérez ce temps de guerre et les divers théâtres de combats sur terre, sur mer et dans les airs. Que de jeunes couples a séparés l'appel de la patrie ! Combien ont avancé le jour de leurs noces pour être définitivement unis devant Dieu avant de se quitter, avant que l'homme ait passé pour ainsi dire de l'autel au champ de bataille ou à la caserne ! Combien de coeurs résolus, mais déchirés, attendent d'un jour à l'autre l'appel de l'austère et pénible devoir ! Combien voient se prolonger à n'en pas finir leur lointain exil ou leur captivité ! Ce sont des séparations qui atteignent les époux dans les profondeurs de leur âme, là où l'amour vrai gagne des batailles non moins glorieuses que celles qui se livrent les armes à la main.

Mais même en temps de paix bien des couples se voient contraints à de brusques séparations qui sont libres en un sens, mais que leur imposent des raisons majeures, par exemple une fonction, un métier, un indispensable gagne-pain. La profession, qui est en certains cas une véritable vocation et une impulsion de l'esprit, retient loin du foyer, pour des mois ou des ans, le pilote, le marin, le colon, le voyageur, l'explorateur des terres et des mers, le chercheur de métaux ou de retraites humaines pour ainsi dire inaccessibles. La nécessité, cette impérieuse compagne des chemins de la vie, oblige et souvent contraint le père à gagner le pain de sa famille dans une charge, un emploi ou un service à une distance qui ne lui permet pas, sinon rarement et pour peu de temps, une visite au foyer domestique. Et que dire de l'émigré que sépare des siens l'immensité de l'océan ?

? craignez pas, mais veillez, car elles menacent l'affection des coeurs 'us unis.

De telles séparations sont un thème douloureux : pourquoi donc, à votre avis, en parlons-Nous à des jeunes mariés ? Est-ce peut-être pour assombrir votre joie sereine ? Ou pour troubler vos doux rêves d'avenir ? Certes non. Mais votre présence pourrait-elle Nous faire oublier les absents et les séparations ? Vous éprouvez maintenant la joie de vous trouver côte à côte ; mais votre joie comme celle que Nous avons à vous voir ensemble ici, doit, sans se laisser arrêter par la crainte, éveiller en vous aussi le souvenir compatissant de ceux qui sont privés d'une si grande liesse. Du reste — mais que le ciel vous en préserve ! — ces épreuves de la séparation ne pourraient-elles pas un jour vous atteindre aussi ? Souffrez donc, puisque Nous le croyons profitable pour vous, que Nous donnions quelques avis et exhortations qui dépassent le cercle de cet auditoire et parviennent à ceux-là même que les circonstances et les vicissitudes de la vie ont éloignés l'un de l'autre ou qu'elles tiennent encore dans l'angoisse d'une si cruelle séparation.

C'est une épreuve, c'est une douleur, certes ; mais c'est encore un danger : le danger que l'éloignement prolongé accoutume peu à peu le coeur à la séparation et que l'amour se refroidisse et baisse, selon le triste proverbe « loin des yeux, loin du coeur » ; le danger que, durant l'absence de l'époux légitime, s'insinue dans l'âme affligée la tentation de rechercher ou d'accepter certaines compensations illégitimes du coeur et des sens ; le danger, en un mot, de céder aux assauts plus ou moins ouverts, plus ou moins masqués, d'être importuns, passionnés ou intéressés.

Ce danger pour le moment est loin de vous menacer et la seule pensée que pareille chose puisse arriver vous remplit d'horreur. Votre coeur vous semble si sûr et vous le sentez si résolu, que vous le croyez inaccessible à la tentation, plus fort que les flatteries, plus vigilant et plus avisé que les fourberies des passions. Et pourtant l'expérience vous apprend que d'autres sont tombés, qui se sentaient tout aussi sûrs d'eux-mêmes, qui se croyaient tout aussi inébranlables. Leur coeur resta longtemps fidèle et leur volonté ferme, mais un jour, matin ou soir, quelle tempête sur le lac de leur coeur ! Quelle agonie pour ne pas sombrer dans les flots de l'angoisse, pour remporter la victoire sur les passions ! Sur les bords de l'abîme ils ont été saisis par l'horreur du vertige. A quoi bon par conséquent dissimuler le péril ? Nous vous le signalons pour le seul but de vous aider à vous en défendre, à y échapper, le rendant ainsi moins menaçant pour vous et votre vertu.

Le coeur humain, qu'affame la séparation, et que d'autres affections affaiblissent, risque de succomber à la tentation.

Ne vous étonnez donc pas, si vous Nous entendez dire que ce péril peut surgir du fond de vous-mêmes ou qu'il peut, s'il vient du dehors, trouver en vous une porte trop faiblement gardée. Le coeur sensible et délicat est source pour vous des chastes joies de l'amour conjugal que Dieu et l'Eglise ont béni et ratifié ; mais ce coeur peut-il jamais cesser de battre et d'éprouver la faim inassouvie d'aimer et d'être aimé ? Cet amour réclame l'union de présence et l'union d'affection2. L'absence tourne donc pour lui en langueur et en plaintes, la séparation devient le tourment de l'âme, la privation de ce pur amour la jette dans la tristesse de l'abandon, et la douleur l'égare. Alors si cet amour ne se garde pas jalousement et ne reste pas vigilant, un secret instinct l'invitera et l'inclinera à rêver, à désirer, à rechercher, à goûter peut-être — sans commettre encore de véritables infidélités et sans franchir les bornes des honnêtes convenances — certaines compensations, certains échanges ou du moins certaines consolations qui le laisseront plus faible encore et plus chancelant, sinon parfaitement désarmé en face de la tentation. Et la tentation viendra.

Elle viendra sous le voile des divertissements, sous l'apparence d'un remède à la mélancolie de l'absence, mais qui en réalité distraira de l'absent lui-même. Par la fourberie de l'amour impur, la langueur de l'amour le plus chaste deviendra un piège. Les sentiers du mal prennent à l'ordinaire tout près des routes fleuries du bien. La tentation viendra de ceux qui vous entourent : on voudra, dans une intention louable et sans éveiller le moindre soupçon, vous consoler, vous réconforter ; cette compassion sincère et votre courtoise reconnaissance soumettront votre tendresse à une dangereuse épreuve, la feront fléchir et grandir ; les intérêts matériels ou moraux du foyer, des enfants, de l'absent lui-même, uniront leurs voix pour vous presser de recourir à des conseils, à des appuis, à des aides. Cette rencontre de l'empressement le plus loyal et le plus désintéressé et de votre confiance la plus sincère et la plus honnête pourra furtivement insinuer l'affection dans votre tendre coeur.

2 Cf. Summa Theol, I-II 28,1.

Cultivez d'irréprochables relations, mais évitez les imprudences et les abus.

Une question se pose ici : faudra-t-il, sous la menace de ce danger, rompre et exclure les relations irréprochables que le devoir peut rendre utiles ou nécessaires ? Non. Mais celui qui connaît le terrain dangereux doit savoir l'éviter ou s'élever au-dessus, par la fermeté et générosité de son amour. Pareil amour, sans nul doute, peut sembler austère, il impose une certaine dignité de vie, de moeurs, de manières, d'habitudes ; mais cette attitude même marquera aux yeux des étrangers l'invisible présence de l'absent. Parlant du vêtement — et l'observation vaut pour tout le reste — saint François de Sales note avec finesse : « La femme mariée se peut et doit orner auprès de son mari, quand il le désire ; si elle en fait de même en étant éloignée, on demandera quels yeux elle veut favoriser avec ce soin particulier 3. » Ne vous disions-Nous pas tout à l'heure que l'état de séparation forcée met les époux dans une sorte de veuvage temporaire ? Ecoutez donc la leçon de saint Paul aux veuves chrétiennes : il les met en garde contre l'abus des relations et des visites, contre l'oisiveté, les bavardages et les commérages ; il veut au contraire qu'elles se vouent au soin de la famille et de la maison, aux bonnes oeuvres, à la prière, et que le sérieux de leur conduite ne donne à personne une occasion de médisance (1Tm 5,5-14).

Si donc Nous vous mettons en garde contre de tels dangers, vous en voyez la raison : c'est qu'ils sont une menace pour votre fidélité conjugale et pour la vigilance assidue dont vous devez l'entourer. Si l'amour conjugal est un sentiment que la nature elle-même inspire au coeur de l'homme et de la femme, réfléchissez bien qu'il faut à la nature la règle de la raison. Or, quand vivez-vous selon la raison ? Quand vous dominez vos passions, quand la grâce et le sacrement, en élevant et perfectionnant la nature, gouvernent vos passions. Que les époux n'oublient point que la vertu tient le juste milieu entre deux extrêmes, et ils sauront ainsi éviter cette excessive sensibilité, cette « sentimentalité », qui recherche en dehors du foyer des satisfactions et des consolations étrangères et désordonnées, ils sauront maintenir vivant et solide, immuable et tendre, leur mutuel souvenir.

3 Introduction à la vie dévote, IIIe partie, chap. 25.

Cultivez le lien du souvenir réciproque et gardez un vrai contact par correspondance.

Mais en quoi et comment conserveront-ils ce précieux lien du souvenir ? Ils le conserveront et ils le défendront dans tous les secteurs de leur existence. Au foyer, tout parlera de l'absent : les parois avec les photographies et les souvenirs des divers événements et du cours de la vie, baptême, première communion, mariage, succès scolaires, témoignages de mérite et de travail ; les chambres avec les images pieuses, les livres, les objets familiers et chers. Pour celui qui demeure loin du foyer, la mansarde, la cabine et jusqu'à l'angle le moins éclairé apparaîtront comme illuminés par les portraits et les souvenirs des personnes que l'on a laissées avec l'espoir de les retrouver, et qui, elles, attendent le retour de l'être aimé. Dans cette intime et secrète lumière, à l'heure silencieuse du soir, les deux coeurs séparés se retrouveront, ils uniront leurs battements dans la prière, en ce surnaturel rendez-vous où veillent sur l'un et l'autre le regard et la protection de Dieu.

Néanmoins, la distance demeure. Qui en dominera l'amertume, qui en franchira l'espace ? Qui la supprimera en quelque sorte entre les époux ? Les lettres échangées, si possible, qui seront les messagères des mutuelles confidences. Les lettres, quel réconfort elles apporteront au coeur, quel soutien à l'âme ! Elles rendent communes à tous les deux toutes les heures de la journée, avec son ciel serein et ses nuages : non seulement les grandes choses, les grands événements, mais aussi les petits détails de la vie quotidienne, ne taisant rien que les petits embarras et les fâcheux ennuis, ceci pour épargner au conjoint d'inutiles angoisses que la distance a coutume de grossir. Les vraies peines, on se les communique pour se soutenir l'un l'autre, et les vraies joies, pour les partager et les goûter ensemble ; on échange les projets et les vues ; et surtout on veille et on travaille en commun à l'éducation des enfants. En un mot, chacun rend sa journée présente à l'autre, si bien que, lorsqu'ils se retrouveront l'un et l'autre au foyer, ils croiront n'avoir jamais été séparés. Cette correspondance n'est-elle pas plus bienfaisante qu'un simple énoncé de choses ou de faits ? Ne reconnaissez-vous pas dans l'écriture de la lettre les traits bien connus de la main qui a mille fois serré la vôtre ? Ne sentez-vous pas l'esprit et le coeur s'exprimer eux-mêmes et confier à la plume leurs pensées, leurs mouvements et leurs battements, leurs idées et leurs sentiments ? Ainsi les âmes se rencontrent, se revoient, se rejoignent pour monter, pour franchir les distances, pour s'élever parfois très haut, là où l'on trouve, dans les tempêtes de la vie, toute consolation et toute tranquillité, c'est-à-dire jusqu'en Dieu, qui mesure les joies aux angoisses.

Puisse l'amour que Dieu donne aux époux chrétiens et vos efforts de vie intérieure vous garder fidèles dans l'absence.

Or, si Dieu est — et il doit l'être — le lien de votre amour, il le marquera en retour de son sceau, l'affermissant à tel point que rien au monde n'aura la force de le gêner ou de l'affaiblir. Ecoutez encore saint François de Sales : « Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble de vos coeurs. Si on colle deux pièces de sapin ensemble, pourvu que la colle soit fine, l'union se fera si forte qu'on fendrait beaucoup plus tôt les pièces aux autres endroits qu'en l'endroit de leur conjonction ; mais Dieu conjoint le mari à la femme en son propre sang ; c'est pourquoi cette union est si forte que plutôt l'âme se doit séparer du corps de l'un ou de l'autre, que non pas le mari de la femme. Or, cette union ne s'entend pas principalement du corps, ains (mais) du coeur, de l'affection et de l'amour 4. » Mais souvenez-vous que, si Dieu a élevé le lien nuptial à la dignité de sacrement, de source de grâce et de force, il ne vous y donne pas la persévérance sans votre propre et constante coopération. Or, vous coopérez à l'action de Dieu par la prière quotidienne, par la maîtrise de vos penchants et de vos sentiments (surtout s'il vous fallait vivre quelque temps séparés l'un de l'autre), par une étroite union au Christ dans l'Eucharistie, le pain des forts, de ces forts qui savent, au prix de n'importe quels sacrifices et renoncements, maintenir sans tache la chasteté et la fidélité conjugales.

Que nulle séparation de temps ou de lieux, chers jeunes époux, ne relâche le lien de votre amour, ce lien que Dieu a béni, que Dieu a consacré. Restez fidèles à Dieu, et Dieu gardera votre amour immaculé et fécond. C'est ce que Nous vous souhaitons, en vous accordant avec toute l'affection de Notre coeur paternel la Bénédiction apostolique.

4 Introduction à la vie dévote. III* partie, chap. 38.


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX

(22 juillet 1942) 1

Les époux doivent considérer à la lumière de la justice chrétienne et de la charité leurs relations avec les personnes attachées au service de leur maison. En cette audience du 22 juillet le Saint-Père entreprend d'illustrer ce point important des rapports sociaux et il poursuivra son exposé les 5 et 19 août :

I. — Patrons et domestiques.

Cette maison du Père commun des fidèles où vous êtes réunis, chers jeunes époux, est une maison de foi. La colline où elle s'élève, ses murs, ses tableaux, ses souvenirs, son histoire vous parlent de foi ; et c'est la foi qui vous a inspirés de venir ici, c'est la foi qui vous y a conduits. C'est dans la foi du Christ que vous avez scellé votre union ; c'est dans la foi du Christ que vous êtes venus auprès de Nous, non pas dans la simple pensée d'accomplir un acte de piété filiale, mais aussi dans l'espoir que Notre parole vous éclairera sur la route de vos nouvelles obligations et que le secours de Notre bénédiction vous donnera la force d'en porter dignement les charges. Parmi les nombreuses responsabilités qui vous incombent dans la vie conjugale et familiale, il y en a plusieurs que Nous avons déjà examinées et exposées, et d'autres le seront plus tard. Ce que Nous avons dit aux jeunes époux qui vous ont précédés à ces audiences, Nous voudrions vous exhorter à le méditer en esprit de foi et de confiance ; et Nous vous exhortons de même à lire ce que Nous dirons, s'il plaît à Dieu, à ceux qui viendront après vous. Pour aujourd'hui, Nous avons l'intention de vous entretenir d'un sujet trop souvent méconnu de notre temps, mais qu'il est important et nécessaire de considérer en lui-même et dans ses conséquences.

La rapide évolution sociale a pénétré jusque dans les foyers.

Vous êtes jeunes, vous appartenez plus au présent et à l'avenir qu'au passé : c'est là le privilège, la fierté des jeunes. Vous contemplez le présent, mais l'histoire avant vous a fait bien du chemin. Depuis plus d'un siècle, les conditions et les relations sociales ont changé et se sont transformées avec une rapidité toujours croissante : le retour périodique des guerres et des bouleversements universels en a précipité l'évolution, et cette évolution a pénétré jusque dans les foyers. D'une part, il est plus rare de rencontrer des familles qui ont un nombre considérable de personnes à leur service ; d'autre part, les familles que la nécessité contraint de recourir au travail d'autrui se sont multipliées. Sans vouloir parler des maisons nobles et aisées, vous voyez bien des mères de famille que leurs occupations retiennent une grande partie du jour loin de leur foyer et qui sont obligées de solliciter, au moins pour quelques heures, le service et la vigilance d'autrui.

Ne méprisons pas la condition de serviteur puisqu'envers Dieu c'est la condition du Christ et notre vie à tous.

N'allez pas croire, bien-aimés fils et filles, que la nature humaine doive considérer ces travaux au service d'autrui comme une vie d'humiliations et de mépris. Il se cache dans la modeste condition de serviteur un grand mystère divin. Dieu est le souverain et unique maître de l'univers : nous sommes tous ses serviteurs, sans en excepter Jésus-Christ. En effet, « bien qu'il fût dans la condition de Dieu, il s'est anéanti lui-même en prenant la condition d'esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ; il s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom et qui est notre salut » (Ph 2,7 et ss. ; Actes iv, 12). Aussi le Christ n'a-t-il pas hésité à affirmer que le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir (Mt 20,28). Ne voyez-vous pas en lui la sublime réalisation de cette parole que « celui qui s'humilie sera exalté » ? Mais pourquoi donc ? Parce que servir Dieu, c'est régner, et que la vie, c'est de le connaître. Connaître, aimer et servir Dieu, n'est-ce point là, comme l'enseigne le catéchisme, le but de toute notre vie ? Nous sommes tous des serviteurs de Dieu. Nous-même Nous ne sommes dans cette haute charge

que le servus servorum Dei, le serviteur des serviteurs de Dieu. Et vous, à votre foyer domestique, vous servez Dieu par la propagation du genre humain, par la propagation des enfants de Dieu, et votre service va même jusqu'à l'héroïsme de la maternité. On sert Dieu, on sert le Christ, on sert la religion, on sert la patrie, on sert les supérieurs, on sert les inférieurs, on sert le prochain. Nous sommes tous les serviteurs de la Providence, qui dirige et ordonne dans le gouvernement du monde toute chose à sa divine gloire, même le mal ici-bas qui bouleverse l'homme, les peuples et les nations. Qu'est-ce que le monde, sinon le champ où sur tous ses travailleurs, serviteurs obéissants ou rebelles, Dieu fait briller son soleil et descendre sa pluie ? (cf. Matth. Mt 5,45). Qu'est-ce que l'Eglise, sinon la maison de Dieu où, selon l'expression de saint Paul, « vous n'êtes plus des étrangers ni des hôtes de passage, mais des concitoyens des saints et des familiers de Dieu », et domestici Dei f (Ep 2,19).

La famille chrétienne est une image de l'Eglise, un sanctuaire domestique. Les enfants y vivent avec leurs parents, les domestiques et servantes avec les enfants, mais dans une situation spéciale envers leurs patrons et patronnes. Par l'origine et par le sang, ils ne sont certes pas de la famille ; ils ne le sont point non plus par une adoption légale proprement dite ; on peut toutefois considérer comme une sorte d'adoption leur admission dans la même maison pour vivre sous le même toit et devenir les continuels témoins de l'intimité familiale. Mais la vie d'un domestique ou d'une servante chrétienne n'a-t-elle pas, dans un foyer chrétien, sa modeste et discrète beauté ? Cette vie même, il est vrai, est devenue plutôt rare, mais elle n'est pas entièrement disparue de l'histoire et de notre temps. Il est donc opportun de vous la signaler, afin que vous appreniez à l'admirer et à l'aimer et que s'éveille ainsi en votre coeur le noble désir de la faire refleurir dans la société.

Ce n'est plus la dure condition des esclaves de l'antiquité, car la distinction entre patrons et domestiques s'adoucit.

Il n'est pas dans Notre intention d'évoquer la dure histoire des esclaves de l'antiquité. Il suffit de rappeler, croyons-Nous, que dans l'empire romain lui-même — malgré les adoucissements que la législation et le sens pratique de ce grand peuple avaient au cours des âges introduits dans les moeurs publiques — la condition et la vie des esclaves étaient souvent bien misérables. Dans la littérature de cette époque résonne encore comme un écho la voix irritée des matrônes et les lamentations de leurs esclaves. On connaît l'épisode de l'élégante dame qui, pour une seule boucle trop hardie, frappe du nerf de boeuf la malheureuse Psecas qui lui arrangeait les cheveux 2. On connaît aussi l'épisode de Lallagé : pour une seule boucle — unus de toto peccaverat orbe cornarum anulus — pour une pauvre petite boucle que rendait disgracieuse une épingle mal fixée, elle frappa du miroir qui lui révélait ce défaut la coiffeuse Plecusa, laquelle en mourut 3. Si la colère de la femme païenne fut plus tard adoucie, c'est avant tout l'oeuvre du christianisme, qui a pour Chef et pour Maître un Dieu doux et humble de coeur.

Seulement la distinction entre patrons et serviteurs n'a pas disparu de la société familiale. Entrant pour la première fois en service — et souvent cette prise de contact avec une vie nouvelle revêtait une importance particulière — ces jeunes gens, ces jeunes filles, qui n'étaient encore parfois que des adolescents, appartenaient peut-être à une famille paysanne nombreuse, honnête, estimée dans sa région. Ils avaient vu dans le domaine paternel des domestiques et des servantes respectueux et respectés aider leurs parents dans des travaux encore trop pénibles pour leur âge. En attendant, on avait jugé bon de les envoyer en ville et de les y mettre en service : il y gagneraient leur vie, ce milieu élargirait leur horizon, leur vie s'ouvrirait à un avenir plus favorable, à une situation meilleure. Le coeur gros et inquiet, quittant leur maison, leur paroisse, ils ont écouté les conseils et les admonitions pleines de sagesse et de foi de leurs parents ; on leur a recommandé la fidélité à Dieu et à leurs maîtres. Et ils sont venus chez ces patrons, en compagnie parfois de leur père ou de leur mère, qui déléguaient en quelque sorte à ces maîtres une part de leur propre autorité et de leur sollicitude paternelle ou maternelle.

Cet accueil d'adolescents, de jeunes gens, dans une nouvelle famille, n'est-ce pas, ainsi que Nous l'avons déjà dit, une sorte d'adoption ? Mais quelle responsabilité assument les patrons à qui un père ou une mère viennent confier leur enfant ! C'est une responsabilité qui engage leur conscience devant Dieu et devant les hommes et qui leur impose l'obligation de concilier une autorité paternelle douce et pleine de sollicitude avec une fermeté suffisante pour maintenir, comme il convient, ces « domestiques » dans l'attitude et dans l'esprit particuliers à leur condition.

Juvénal, Satires, VI. 486 et ss. Martial, Epigrammes, 2, 66.

La sollicitude du centurion de l'Evangile pour son serviteur.

Est-il chose plus émouvante que la scène du serviteur malade du centurion, relatée dans l'Evangile ? Un centurion avait un serviteur malade et sur le point de mourir, un serviteur très cher. Ayant entendu parler de Jésus, il lui envoie des anciens pour le prier de venir guérir son serviteur. Jésus s'en va donc avec eux. Mais alors qu'il n'était déjà plus éloigné de la maison, le centurion lui envoie dire par des amis : « Seigneur, ne vous dérangez point, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. » Et en effet, à leur retour chez le centurion, ils trouvèrent le serviteur guéri (cf. Luc, Lc 7,2 et ss.). Admirez la sollicitude du centurion pour son serviteur, mais admirez surtout l'amour du Christ, qui console tous ceux qui recourent à lui dans la peine et dans l'angoisse.

Si un païen nous donne un si bel exemple, quels lumineux modèles ne nous fournirait pas l'histoire des familles chrétiennes ! Parcourez-en les pages, et vous verrez au cours des siècles, plus fréquemment que vous ne pensez, la maîtresse de maison accueillir la petite servante inexpérimentée, maladroite, hésitante et rude, avec une sollicitude toute maternelle, comme si c'était sa propre fille ; vous la verrez l'aider, la développer, l'affiner et l'éclairer, sans toucher en rien à cette simplicité, à cette ingéniosité, à cette innocence qui font toute la grâce d'une enfant qui vient de la campagne et qui franchit le seuil d'une famille aisée de la ville. Vous verrez le soir cette enfant répondre avec les autres aux prières que récite le père de famille ; vous la verrez, dans sa timidité, tout émue au souvenir des prières que les siens adressent à Dieu à la même heure dans son village.

Quand l'esprit chrétien des serviteurs répond à la vie chrétienne des familles

Lorsque, dans un dévouement à toute épreuve, l'esprit chrétien des serviteurs correspond à l'esprit chrétien des patrons, c'est un spectacle à ravir les anges. En cette mutuelle attitude chrétienne, la foi élève le patron sans abaisser le serviteur : elle les met sur le même pied devant Dieu, en cette communion d'esprit que manifeste le soin de chacun à remplir ses devoirs propres. Rien qu'à voir, non seulement dans les pièces les plus fréquentées, mais jusque dans les dernières chambres de service, briller toute chose, rien qu'à voir l'ordre et la propreté la plus soigneuse marquer d'un cachet de noblesse les plus obscurs recoins que personne ne distingue, mais qui n'en font pas moins partie de la maison, on se représente avec quelle amoureuse attention la servante accomplit son humble et pénible travail, sa tâche monotone, tous les jours la même, et reprise tous les jours avec la même ardeur, car c'est le propre de son labeur de recommencer à chaque fois que le jour se lève. Vingt fois peut-être interrompue dans son travail, vingt fois appelée, elle courra à la porte pour l'ouvrir et pour accueillir tout le monde avec le même empressement, la même déférence, le même respect, prête à rentrer dans l'ombre, sereine et joyeuse, et à poursuivre sa tâche avec une tranquille fierté et un zèle assidu. Regardez-la, et vous verrez resplendir en ses vertus les vertus de ses maîtres. Est-ce que par hasard la vertu n'aurait point, elle aussi, sa splendeur ? Cette jeune fille, cette servante, qui retrouve et goûte dans la paix d'une bonne famille chrétienne le parfum d'un sanctuaire domestique, se sentira à son tour puissamment encouragée au bien par l'affectueuse bienveillance qui l'entoure, et les années ne feront que développer et renforcer son dévouement et attachement à ses maîtres et à leur maison.

... il en naît une mutuelle affection qui devient avec l'âge une sorte de parenté.

Qu'il est beau de voir plus tard ces domestiques et ces servantes qui ont grandi au foyer de leurs patrons, prodiguer leurs soins et leur respectueuse tendresse aux berceaux qui viennent égayer la maison ! Alors, la sollicitude et la bienveillance des patrons deviennent de la confiance envers le domestique et la servante qui exercent sur les enfants, sans jamais en abuser, sans jamais se départir d'une discrète réserve, la surveillance qu'on leur a confiée. Et ces enfants une fois devenus des adolescents, devenus des hommes, vous les trouverez pleins de reconnaissance et d'égards pour ces domestiques âgés et chenus qui ont déjà été au service des aïeuls et des parents et qui ont vu naître une ou deux générations.

Elles s'envolent, les années : patrons et serviteurs vieillissent, les rides sillonnent les fronts, les cheveux tombent ou blanchissent, les épaules se voûtent, et voici l'âge des infirmités et des épreuves. Il semble alors qu'entre patrons et serviteurs les liens se resserrent toujours davantage et que le service se change en une sorte d'amitié, comme entre deux voyageurs fatigués qui s'appuient l'un sur l'autre afin de poursuivre leur marche ensemble sur le chemin de la vie.

Nous-même gardons le souvenir de plusieurs exemples de ce genre que Nous avons connus ou dont Nous avons eu l'occasion de lire le récit, et il ne vous déplaira peut-être pas que Nous en évoquions l'un ou l'autre. Une servante qui avait été durant cinquante ans au service de la même famille et qui voyait ses patrons tombés dans l'indigence, estima que sa longue fidélité lui avait conféré non pas des droits, mais des devoirs de parenté, et elle leur offrit, sans accepter en retour aucune garantie, toute son épargne pour les tirer d'embarras. Une autre servante, qui avait également à son actif un demi-siècle de services, résolut de n'être plus à charge à une famille durement éprouvée par la guerre : elle se dévoua entièrement au service de « Madame » devenue pauvre et malade ; et lorsque mourut sa maîtresse, elle voulut pour sa patronne d'hier un monument funéraire digne de la fortune perdue et elle donna à cette fin la somme qu'elle avait reçue d'une société de bienfaisance4.

Cette union peut atteindre l'héroïque charité d'un martyre commun.

Des exemples plus hauts encore, des exemples où resplendit avec la charité chrétienne l'union des patrons et des serviteurs dans la confession de la foi, dans le martyre, vous en trouverez dans l'histoire des premiers siècles du christianisme. Voici Agathodore, domestique de saint Papilus et de sa soeur Agathonica, martyrisés ensemble à Pergame 5. Voici, à Alexandrie, le vieillard saint Julien que l'infirmité empêche de marcher et qui se fait porter au tribunal par deux serviteurs ; si l'un d'eux malheureusement renia sa foi, l'autre, Enus, fut l'héroïque compagnon de son maître dans les tourments du martyre6. Voici les illustres martyres de Carthage, . Vibia Perpétue et sa servante Félicité : exposées toutes deux aux bêtes, toutes deux grièvement blessées, elles moururent ensemble d'un coup de poignard à la gorge, victimes pour le Christ7. Nous ne pouvons non plus passer sous silence l'héroïque servante Blandine, morte durant la persécution de Lyon en 177 : alors que sa patronne craignait que cette tendre et frêle enfant fût incapable de persévérer dans la confession de la foi chrétienne, Blandine non seulement supporta avec joie les plus cruels supplices, mais exhorta

4 Discours de L. Madelin à l'Académie Française, 17 décembre 1936.
5 Cf. Acta Sanct. Mart. Rom., 1940, pp. 136-137. « Idem, ibid., p. 78.
T Idem, ibid., p. 86.

et encouragea à la constance dans la foi le jeune Ponticus, âgé de 15 ans 8.

Les guerres, les révolutions, les privations mettent aujourd'hui sous nos yeux des héros et des héroïnes non moins admirables de foi et de charité. Si ces nobles héroïsmes se sont faits plus rares, il faut qu'ils revivent. Priez, veillez, travaillez ; faites de votre maison un foyer où ceux qui entrent et qui vous offrent leurs services respirent et boivent l'air le plus pur. Votre oeuvre alors resplendira comme le joyau d'un diadème, dans la restauration de la société chrétienne, dans cette société où l'apôtre Paul nous dit qu'il n'y a plus, sous le nom de patrons et de serviteurs, que la sainte et immense famille des enfants de Dieu (cf. Gal., ni, 26-28).

Afin que vous adressiez à Dieu d'humbles prières pour l'accomplissement d'une oeuvre aussi méritoire et que vous lui présentiez vos voeux avec la conviction qu'il n'y a que lui qui vous puisse éclairer et guider, Nous vous donnons, chers jeunes époux, de toute l'affection de Notre coeur la Bénédiction apostolique.

Idem, ibid., p. 220 ; Eusèbe, Hist., 1. V, chap. 1-3.


Pie XII 1942 - ALLOCUTION AU NOUVEAU MINISTRE DU VENEZUELA