Pie XII 1947 - DISCOURS A L'OCCASION DE LA CANONISATION DES SAINTS JEAN DE BRITTO, JOSEPH CAFASSO ET BERNARDIN REALINO


DISCOURS

A SON EXC. M. JOHN VICTOR PEROWNE ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE ET MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE GRANDE-BRETAGNE

(30 juin 1947) 1

Le lundi 30 juin, S. Exc. M. John Victor Perowne C. M. G., envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Grande-Bretagne, succédant à Sir D'Arcy Godolphin Osborne, remettait au Saint-Père ses lettres de créance. Celui-ci répondit par le message suivant à l'adresse d'hommage du nouveau ministre :

C'est avec un sincère sentiment de gratitude et d'estime que Nous répondons aux bons souhaits que le roi, votre gracieux souverain, a exprimés si aimablement envers Nous, par votre intermédiaire, vous son nouveau représentant auprès du Saint-Siège. Le rappel de votre prédécesseur, dont Nous avons appris à estimer très hautement la personne et les services, et votre nomination d'envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire ont lieu à un moment de grave inquiétude universelle. L'atmosphère internationale est tendue à la suite des soupçons provenant en partie d'idéals divergents et provoquant une méfiance alarmante. L'âme humaine ayant survécu aux horreurs d'une guerre sans précédents dans l'histoire, est aujourd'hui déchirée et torturée par la crainte et l'attente.

Que le choix du roi, à un tel moment, soit tombé sur un diplomate qui pendant plusieurs années d'activité pleine de responsabilités est enrichi par l'expérience et la connaissance des hommes et des événements sur lesquels il peut se baser pour accomplir avec succès sa présente mission, tout cela est pour Nous une cause de grande satisfaction. Et les mots que vous venez de prononcer, reflétant le sérieux avec lequel vous entrez dans vos fonctions, donnent l'assurance que les relations amicales qui existent entre le Saint-Siège et votre pays qui, au cours d'années fertiles en événements, se sont développées et confirmées, seront maintenues par vous avec la même sollicitude et le même tact exquis et délicat qui caractérisaient et faisaient honneur aux fonctions de votre digne prédécesseur.

Au moment où la voix des passions et des préjugés trop souvent étouffe la voix de la raison et de l'humanité, quand les sentiments de haine, triste legs, mais non pas inattendu d'une guerre implacable, font obstacle à cette réorientation si vitalement nécessaire pour bâtir une paix honorable, quand de sérieux obstacles et atermoiements viennent constamment empêcher la fondation des bases justes d'une telle paix, Nous trouvons un soulagement et un encouragement dans votre déclaration disant que le gouvernement de Sa Majesté, travaillant avec fermeté et ténacité pour bâtir une vraie paix, est uni avec Nous, dans ses espoirs et dans ses buts.

Durant la guerre, le peuple britannique a enduré des souffrances qui pour ainsi dire dépassaient l'endurance humaine. Il le fit, non seulement pour défendre sa propre vie et ses propres libertés, mais comme une avant-garde qui combat pour ces idéals humains et ces libertés humaines, qui doivent être chers à tout homme droit. Bien que victorieux sur les champs de bataille, ce peuple n'a pas cessé de souffrir et de se sacrifier en vue d'atteindre le but. De fait les années d'après-guerre l'ont accablé de fardeaux énormes et de problèmes nouveaux et ceux-ci n'ont d'égale que la détermination bien arrêtée de les vaincre par une discipline librement et dignement consentie.

Avec une claire perception de la réalité qu'on voudrait voir partagée par d'autres, le peuple britannique tient compte que tout retard apporté au travail de reconstruction tourne au désavantage du vainqueur et du vaincu. Les conséquences désastreuses d'un tel retard se feront d'abord lourdement sentir pour ce dernier, mais inévitablement le vainqueur lui aussi, tôt ou tard, en souffrira. Heureusement le peuple britannique n'est pas le seul à s'en apercevoir, il n'est pas seul dans sa détermination à en tirer les conclusions logiques. Des hommes d'Etat prévoyants, des penseurs éclairés et sans passion, du nouveau monde, disposant d'immenses puissances industrielles, partagent cette commune croyance avec leur peuple, et dans d'autres pays aussi des hommes droits et d'expérience en arrivent a admettre cette même vérité évidente.

Nous ne pouvons qu'exprimer l'ardent désir que ce programme dans la tâche de reconstruction — et il n'y en pas d'autres immédiatement réalisable, honorable et chrétienne — qu'on présente aujourd'hui comme un plan d'une nouvelle collaboration, supplantant les anciennes rivalités, puisse faire son chemin dans les conseils des chefs d'Etat.

Dans l'espoir que votre noble nation puisse bientôt enregistrer des progrès perceptibles dans la poursuite du soulagement de l'humanité souffrante et dans l'acquisition d'un sens plus éclairé des principes chrétiens, Nous invoquons la protection gracieuse de Dieu sur le roi, sur la famille royale, sur le gouvernement de Sa Majesté et sur le peuple britannique tout entier. Comme leur représentant choisi vous pouvez toujours compter sur Notre complète confiance et Notre désir de rendre promptement service.

LETTRE POUR LE Vie CENTENAIRE DE LA CUSTODIE DE TERRE SAINTE

(Ie' juillet 1947) 1

Cette lettre a été adressée, en latin, au Révme P. Pacifique Perantoni, ministre général des Frères Mineurs.

Il y a cinq ans, lors du sixième centenaire de la lettre apostolique de Notre prédécesseur d'heureuse mémoire Clément VI, par laquelle il agréait avec reconnaissance la remise des principaux lieux saints de Palestine à la bonne garde de l'Ordre franciscain et la confirmait de son autorité pontificale, vous aviez l'intention de célébrer dignement cet heureux événement. Mais la conflagration de la guerre qui retenait alors séparés presque tous les peuples et dans une extrême détresse, rendait cette célébration très difficile : il vous a donc paru opportun de surseoir à votre projet et de le reprendre à l'heure où tombe justement le sixième centenaire du moment où les vôtres ont pu aussi recevoir la garde et la protection de la sainte grotte de Bethléem où est né Jésus.

Quant à Nous, qui aimons à rappeler à Notre coeur vos glorieux souvenirs, Nous désirons beaucoup par cette lettre devancer en quelque sorte la célébration de ce centenaire et vous féliciter de tant de laborieux travaux accomplis en ce domaine par votre Ordre qui a bien mérité pendant une durée déjà longue pour les humains. Nous connaissons les immenses et presque innombrables difficultés de situations et de circonstances que vos devanciers ont dû vaincre et surmonter au cours des siècles, difficultés que notre époque non plus n'a pu ni entièrement supprimer ni arranger, mais Nous savons aussi que, comme déjà vos prédécesseurs l'ont fait, vous travaillez avec un très grand zèle à ce que les lieux si saints qui sont confiés à votre garde ne soient pas privés de la splendeur et des honneurs qui leur sont dus et que tout y soit fait pour pouvoir répondre au mieux à la piété des fidèles.

Nous n'ignorons pas non plus que dans ces régions déjà consacrées par le sang du divin Rédempteur, vous travaillez sans relâche à faire briller aux yeux des âmes la lumière totale de la vérité chrétienne, à ramener les frères séparés à l'unité catholique, à faire fleurir par votre action et sous votre impulsion de multiples oeuvres de piété et de charité et à produire des fruits abondants de salut. Dans ce but, vous avez ouvert et équipé des écoles, des maisons hospitalières et des hôpitaux pour former convenablement les enfants et les jeunes gens, pour mettre à la disposition des infirmes et des malheureux de tout genre tout ce qui est propre à soulager à la fois les maladies de l'âme et celles du corps. Et comme de toutes les parties du globe des pèlerins aspirent à visiter et vénérer ces lieux, vous n'épargnez rien, selon vos moyens, pour les recevoir d'une façon hospitalière et pour leur offrir tout ce qui est nécessaire à la facilité et à la commodité de leur séjour et pour permettre à leur piété chrétienne, loin d'être contrariée, de suivre son cours normal et ses libres manifestations.

Continuez donc, comme à présent, à vous employer soigneusement à cette oeuvre ; bien plus, puisez dans le souvenir de vos anciennes gloires, mises opportunément en lumière par ces fêtes centenaires, le désir de poursuivre avec encore plus de zèle, autant que la chose est possible, vos travaux et vos entreprises. Que votre Père législateur, le séraphique patriarche d'Assise, qui chérissait tant ces lieux saints et qui brûlait de l'ardent désir d'entreprendre des oeuvres d'apostolat chez les peuples orientaux, vous entraîne, guide et dirige et du haut des célestes demeures vous protège de son très efficace patronage. Quant à Nous, implorant pour vous les lumières et secours surnaturels du divin Rédempteur, Nous vous accordons de grand coeur en gage de cette protection et en témoignage de Notre paternelle bienveillance, tant à vous, cher fils, qu'à tous et à chacun des membres de l'Ordre franciscain, et surtout à ceux qui travaillent à cette oeuvre en Palestine, notre Bénédiction apostolique.


RADIOMESSAGE AU CONGRÈS EUCHARISTIQUE NATIONAL FRANÇAIS DE NANTES

(4 juillet 1947) 1

Voici le radiomessage que le Souverain Pontife a adressé, le vendredi 4 juillet, au Congrès eucharistique national français, tenu à Nantes sous la présidence de S. Etn. le cardinal Emile Roques, archevêque de Rennes et légat pontifical :

En Nous adressant à vous qui, rassemblés autour de l'Hostie sainte, célébrez pour la première fois, depuis la guerre dévastatrice, votre Congrès eucharistique national, Nous revivons en esprit les heures émouvantes où il Nous fut donné naguère de prier, au milieu de vous, pour votre chère patrie, à Lourdes, à Lisieux, à Paris. La tourmente a passé, laissant partout derrière elle les traces de sa fureur, et la ville qui vous abrite en ce moment en porte encore, comme tant d'autres, les cicatrices douloureuses. Combien plus néfastes, hélas ! les semences vénéneuses qu'elle a jetées dans les coeurs et dans les âmes. Nous parlions, dans Notre lettre du 29 juin 1940 à l'épiscopat français, des ressources dont la France dispose « pour faire de son malheur le levier d'une nouvelle ascension spirituelle, qui sera pour elle le gage d'un solide et durable bonheur ». Et votre Congrès eucharistique national vient aujourd'hui confirmer Nos paroles d'alors. Aussi, renouant d'anciennes et glorieuses traditions, Nous faisons-Nous un vrai plaisir de Nous rendre au milieu de vous, non seulement en la personne d'un très digne et bien-aimé légat, mais par la voie des ondes, merveilleux véhicule de Notre vivante parole.

Invitation à l'apostolat.

Les consignes que vous attendez de Nous, en cette heure si grave de la restauration de votre patrie, peuvent se résumer dans les paroles que le divin Sauveur adressait à ses disciples dans cette dernière cène où il avait institué l'adorable Eucharistie, dont votre Congrès de Nantes célèbre aujourd'hui les fastes. Que leur disait-il ? « Je vous ai choisis... pour que vous alliez, et pour que vous portiez du fruit» (Jn 15,16). C'est à l'apostolat qu'il vous invite, à cet apostolat pour lequel vos initiatives missionnaires si variées en terre de France, vos divers mouvements d'Action catholique, générale et spécialisée, vos Semaines sociales, vos publications de toutes sortes ont, en ces dernières années, en dépit des pires obstacles, si magnifiquement travaillé. Un chrétien ne peut, en effet, rester inerte devant le déploiement des forces du mal. Le sort de votre patrie est entre vos mains, prêtres et laïcs, vous tous qui vivez du Christ et voulez vous dépenser pour Lui. Mais souvenez-vous que ses méthodes et son esprit ne sont pas ceux du monde. Un chrétien n'est pas un partisan, il n'est l'ennemi de personne, il ne cherche à triompher d'aucun adversaire. L'esprit de caste lui est étranger. Aujourd'hui plus que jamais et comme aux premiers temps de son existence, c'est surtout de témoins que l'Eglise a besoin, plus encore que d'apologistes, des témoins qui, par toute leur vie, fassent resplendir le vrai visage du Christ et de l'Eglise aux yeux du monde paganisé qui les entoure. A ces hommes innombrables au coeur desquels on cherche, vainement grâce à Dieu, à étouffer toute aspiration religieuse, vous révélerez l'attrait divin de la douceur et de la charité du Sauveur. Les aimant tous d'un égal amour, vous serez les interprètes de la tendresse maternelle de l'Eglise pour les opprimés et les égarés. Vous leur montrerez, en l'expliquant, et surtout en l'appliquant, sa lumineuse doctrine sociale, qui seule peut résoudre les problèmes qui les angoissent. Vous serez ainsi les apôtres de notre société moderne, animés de ce véritable esprit chrétien et missionnaire, dont votre patrie a donné en tous temps de si beaux exemples.

Hommage à la catholique Bretagne.

Telles sont les consignes, que l'Hostie vous rappelle, telles sont les résolutions que munis du Pain des forts, vous renouvellerez en vos âmes. C'est pour cela que vous avez choisi comme sanctuaire de votre pieuse veillée d'armes cette Bretagne traditionnellement

fidèle et, de l'historique cité nantaise, vous faites monter vers l'Agneau mystiquement immolé sous les voiles eucharistiques votre hosanna d'action de grâces, vos amendes honorables, vos ardentes supplications, pour que l'ordre et la paix se rétablissent enfin dans les institutions comme dans les coeurs.

Nous connaissons bien les immenses ressources de la fille aînée de l'Eglise, et de la catholique Bretagne en particulier, avec ses pacifiques légions de missionnaires et d'instituteurs, ses florissantes congrégations religieuses hospitalières, enseignantes ou contemplatives, ses oeuvres évangélisatrices, multiples et diversifiées comme la grâce de Dieu, et répondant plus adéquatement aux impérieuses nécessités des temps présents : tout cela Nous est un sûr garant des saintes conquêtes par lesquelles vous étendrez en vous et autour de vous le royaume de Jésus-Christ. Vous en puiserez d'ailleurs les surnaturelles énergies dans cette divine Hostie, que le Congrès de Nantes veut exalter et faire rayonner sur la France entière.

Les gloires eucharistiques de la nation française forment sans doute une incomparable couronne, à laquelle pourtant vos assises armoricaines ajouteront un fleuron plus précieux encore, parce que davantage chargé de promesses et d'espoirs. Tous unis, prosternés devant l'adorable sacrement de nos autels, vous renouvellerez au Christ, qui aime les Francs, vos serments de fidélité et d'amour ; vous Lui consacrerez, par le Coeur Immaculé de Marie, vos vies, vos familles, vos professions, votre patrie. Son Vicaire ici-bas est au milieu de vous dans cet offertoire mystique ; il vous présente et recommande à la miséricordieuse bonté du divin Maître ; il vous renouvelle ses pressantes exhortations de prière, de vigilance et de charité ; il vous donne enfin dans toute l'effusion de son coeur paternel, comme gage des meilleurs réconforts célestes, pour les pasteurs comme pour leurs troupeaux, sans oublier les brebis encore éloignées du bercail, la Bénédiction apostolique.


HOMÉLIE LORS DE LA CANONISATION DE MICHEL GARICOITS ET D'ELISABETH BICHIER DES AGES

(6 juillet 1947) 1

Devant la solennelle assemblée du Sacré Collège, de l'épiscopat, du clergé et des fidèles, Pie XII conféra le titre de saints aux bienheureux Michel Garicoïts et Jeanne Elisabeth Bichier des Ages, et prononça ensuite cette homélie :

Les forces opposées au travail dans le monde.

Quiconque considère d'après les données de l'histoire le cours des événements dans leurs rapports avec l'Eglise catholique distingue facilement deux forces, deux poussées, qui se heurtent l'une l'autre, tantôt secrètement, tantôt ouvertement, et qui tendent à détourner, chacune en sa faveur, le cours du temps et les volontés des hommes, dont elles tirent en des sens divers les visées et les résultats différents.

Il en est en effet qui, ne faisant aucun cas des préceptes de la doctrine chrétienne, ou même la méprisant, s'efforcent de la détruire radicalement dans les âmes des mortels, et s'acharnent par tous les moyens à combattre, amoindrir et anéantir complètement la foi aux réalités surnaturelles, l'espérance et la divine charité qui en découlent et en tirent leur force. De leur façon de penser et d'agir, on peut réellement affirmer ce que le très saint vieillard Simeon, prenant Jésus dans ses bras, prophétisa : Ecce positus est hic... in signum, cui contradicetur (Lc 2,34). « Cet enfant est au monde pour être un signe en butte à la contradiction. »

Mais il en est aussi, d'autre part, qui, d'un coeur confiant, énergique, généreux, désirant livrer les combats pacifiques de la religion,

sous l'inspiration et avec l'aide de Dieu, descendent dans l'arène munis de toutes les vertus et s'efforcent non seulement d'émousser et d'abattre les armes de leurs adversaires, mais encore s'appliquent de toutes les façons et par tous les moyens en leur pouvoir, surtout par l'éclat de leur sainteté, à ramener avec un zèle et un labeur inlassables leurs âmes au Christ et à l'Eglise.

De ce nombre furent les deux habitants du ciel, dont Nous venons avec une grande joie de rehausser la gloire parmi les hommes pèlerins ici-bas. Unis tous les deux par une très pieuse amitié, ils vécurent en ces temps tourmentés où l'Etat et la religion en France, troublés par les désordres, les séditions et les guerres, se trouvaient dans le plus grand danger.

Michel Garicoïts.

En face de ce péril grave, Michel Garicoïts, croyant que tous ces maux provenaient surtout du fait que les moeurs publiques et privées, au mépris de la loi divine, n'étaient plus retenues dans le devoir par une solide barrière, suivaient la pente du plaisir et de la séduction et dégénéraient misérablement en une licence effrénée et en vices de toute nature, comprit parfaitement qu'il fallait absolument restaurer la vie et les vertus chrétiennes parmi le peuple. A cet effet, non seulement il déploya pendant tout le cours de son existence une infatigable activité, mais il fonda encore une société de prêtres qui prendraient à tâche de répandre autant que possible et de promouvoir cette opportune entreprise dans les villages, les bourgades et les villes, particulièrement parmi les classes prolétaires.

Si cet apostolat produisit, comme ce fut vraiment le cas, tant de fruits salutaires, on le doit incontestablement, sans oublier que Dieu lui-même par sa grâce et la présence de son secours semble l'avoir soutenu et admirablement encouragé au milieu des épreuves, à la prudence de son fondateur, à sa perspicacité, à son activité, et avant tout à sa piété et à son éminente sainteté. Car chaque fois que se présentaient de soudaines et rudes difficultés, il ne comptait pas, pour les surmonter victorieusement, sur lui-même ni sur ses propres forces, mais il allait se jeter suppliant au pied de l'autel, et là, par ses ardentes prières, il obtenait heureusement de Dieu qu'il menât lui seul à bonne fin l'affaire entreprise. C'est pourquoi au sujet de cet homme apostolique, de ses dons surnaturels et de l'activité persévérante qu'il dépensa pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, on peut bien redire la parole divine suivante qui concernait le patriarche Jacob :

« C'est elle (la sagesse) qui conduisit le juste par des voies droites qui lui montra le royaume de Dieu et lui donna la science des choses saintes ; elle l'enrichit dans ses pénibles labeurs et fit fructifier ses travaux » (Sag., X,10).

Elisabeth Bichier des Ages.

Quant à Elisabeth Bichier des Ages, vivant à peu près à la même époque, elle brilla à un haut degré par le même entrain et par la même force d'âme. Soutenue par la grâce divine, elle ne reculait devant aucun obstacle, ne craignait aucune méchanceté des hommes, et surmontait victorieusement toutes les épreuves.

Née de famille noble, et douée de qualités naturelles plus nobles encore, elle ressentit dès sa plus tendre enfance un secret attrait pour les plus grandes vertus et la poursuite de la perfection évangélique. La virginité qui est une sorte de vie angélique 2, une vertu qui, dépassant les forces humaines « est comme une chose divine »s, elle l'aima et la pratiqua à tel point que dès qu'elle en eut la possibilité, elle se consacra volontairement et de grand coeur au céleste Epoux. A peine eut-elle goûté la douceur de cette consécration qu'elle n'eut pas de plus grand plaisir que d'engager et d'inviter avec la plus pressante instance ses compagnes, toutes celles qu'elle savait appelées par Dieu à une telle perfection, à embrasser le même genre de vie angélique. Et c'est ainsi que, guidée par une impulsion et une inspiration surnaturelles, elle en vint heureusement à fonder une congrégation de vierges sacrées dont le but est de soigner les corps et les âmes des malades, d'assister et de soulager, dans la mesure de leurs forces, les pauvres et les malheureux, et surtout de diriger la formation des jeunes filles de manière à leur inculquer les préceptes chrétiens qui par leur application feront d'elles des citoyennes telles que les veulent la religion catholique et la société humaine.

Cependant, sa force d'âme et sa très ardente charité envers Dieu et envers le prochain atteignirent leur apogée lorsque, à l'époque du bouleversement de toutes les institutions, bouleversement qui troubla la France entière, elle secourut les prêtres fugitifs et les religieuses chassées de leurs couvents, ainsi qu'une multitude de fidèles victimes de la Terreur. Souvent même, au péril de sa vie, elle organisa la célébration convenable des mystères saints.

2 S. Jean Damascène, De fide orth., I. IV, c. XXIV ; P. G., 94, 1210.

3 Didym. Alex., Contra Manich., IX ; P. G. 39, 1095.

Vous avez donc là, Vénérables Frères et chers fils, de magnifiques exemples de toutes les vertus. Méditez-les attentivement, suivez-les d'une volonté résolue. Puissent les nouveaux saints obtenir par leurs prières que des temps plus heureux soient aménagés à l'Eglise et à la société humaine et que nous soient accordés par Dieu, à Nous comme à vous, les dons suprêmes, grâce auxquels Nous pourrons tous progresser d'un pas plus alerte chaque jour dans la perfection chrétienne. Amen.


DISCOURS AUX PÈLERINS A L'OCCASION DE LA CANONISATION DE MICHEL GARICOITS ET D'ELISABETH BICHIER DES AGES

(7 juillet 1947) 1

La canonisation de saint Michel Garicoïts et de sainte Jeanne Elisabeth Bichier des Ages a réuni à Rome de nombreux pèlerinages, personnalités et délégations. Les pèlerinages les plus nombreux sont arrivés de Bayonne, Poitiers et Paris ; beaucoup aussi, surtout des prêtres, du Bêarn (où se trouve Bétharram), de la Bigorre, du Poitou et du Berry. La noble famille des Ages comptait 150 personnes, fieres de porter le nom de sainte Jeanne Elisabeth. On a noté également la présence de quelques descendants de la famille de saint Michel Garicoïts et les deux miraculés de sainte Jeanne Elisabeth. S'adressant à cette foule de pèlerins, le Souverain Pontife retraça en des termes profonds et clairs les caractéristiques de la sublime sainteté des deux grands disciples du Christ. Voici le texte de ce discours :

LES RICHESSES DE LA « GRACE MULTIFORME » DE DIEU

Plus d'une fois, célébrant les élus qu'il Nous était donné d'élever à la gloire des autels, Nous Nous sommes complu à faire admirer dans la variété de leurs physionomies, la richesse de la palette divine, de cette multiformis gratia (1P 4,10), qui, posant sur le front de chacun des saints, comme le prisme sur s'écran, un des reflets diversement colorés de l'unique et infinie lumière incréée, fait de leur ensemble une image, bien pâle assurément, merveilleusement belle pourtant, de Celle qui est appelée par excellence miroir de justice, parce qu'elle réfléchit en elle seule la splendeur de son Fils qui est lui-même candor lucis aeternae et speculum sine macula (Sg 7,26).

C'est que, si toutes les vertus, et toutes pratiquées dans un degré héroïque, doivent figurer au diadème dont l'Eglise couronne les bienheureux, le caractère, le tempérament de chacun, les événements ou les circonstances de leur vie, mettent plus ou moins en relief et en lumière l'une ou l'autre des gemmes qui en rehaussent l'éclat.


PROFILS DE SAINTS

Nous remarquons cette diversité entre les saints, quand nous comparons entre eux les deux prêtres, dont la vie a été si étroitement liée à celle de sainte Elisabeth Bichier des Ages. L'un a partagé avec elle les honneurs de la solennité d'hier ; l'autre les y a précédés de plusieurs années. Il est impossible de dissocier ce triple souvenir.

Or, à étudier la figure de Michel Garicoïts, son histoire et sa psychologie, on a l'impression de se trouver en face d'une de ces eaux-fortes qui, par la netteté coupante des traits gravés dans le cuivre, par le clair-obscur opposant la vivacité des lumières et la profondeur des ombres, sont propres à exprimer la physionomie marquée d'un caractère vigoureux. A contempler, d'autre part, la figure d'André Fournet, on pense involontairement aux pastels nuancés, en faveur à son époque. Si la force à se vaincre a mis la douceur de la grâce dans la rude nature du montagnard pyrénéen, la générosité d'une charité ardente a rendu forte comme le diamant la nature délicate, tendre, presque timide et hésitante du curé poitevin.

Il serait plus difficile de dire quel fut en Elisabeth Bichier des Ages le trait dominant. Favorisée, dans l'ordre physique, intellectuel, moral, surnaturel, des dons les plus variés de la nature et de la grâce, elle s'est trouvée placée, dans le sombre passage du XVIIIe au XIXe siècle, au carrefour des événements et des situations les plus disparates, les plus brillantes, les plus tragiques, les plus favorables à l'exercice héroïque de toutes les vertus. Elle s'est montrée, toujours et partout, à la hauteur des circonstances, fidèle et diligente à faire fructifier au centuple les dons reçus. Complète et harmonieuse, elle est vraiment cette femme incomparable dont l'Esprit-Saint a daigné peindre lui-même le portrait. Et ce sont les conjonctures extérieures plutôt qu'une évolution personnelle qui ont marqué des étapes dans la manifestation de ses riches qualités et de ses eminentes vertus.


LA JEUNESSE D'ELISABETH BICHIER DES AGES

Notre sainte appartenait à cette aristocratie, alors plus nombreuse et plus digne qu'on ne croit ou qu'on ne veut reconnaître, aristocratie de province et de campagne, providence du pays. Sa grâce faisait le charme des réunions de famille et de bon voisinage, réunions chrétiennement mondaines — pour rapprocher ces deux mots si rarement accordables — qu'elle animait joyeusement, trouvant toutefois la manière élégante d'esquiver toute participation aux danses, pourtant bien plus modestes dans son milieu à cette époque qu'elles ne le sont devenues depuis. Sa formation religieuse et intellectuelle était ample et solide autant qu'affinée, jointe le plus heureusement du monde au savoir-faire dans tous les soins, même les plus humbles, de la vie domestique d'alors, passant avec une aisance enjouée de la cuisine et des offices, où elle venait de faire la joie des serviteurs, au salon, où elle faisait les délices des invités. Qui n'eût souri à la voir, à d'autres heures, suivre assidûment, plus résignée qu'enthousiaste, les leçons de comptabilité, de son vénérable oncle, le chanoine de Moussac !

Dans les plans divins, tout cela, même les austères registres, doit lui servir un jour, jour très proche de l'épreuve : dans la maison endeuillée par la mort de son père et dont elle a la conduite ; dans la paroisse où, digne et distante vis-à-vis du clergé schisma-tique, elle soutient la fermeté catholique des paroissiens ; dans la prison où, avec l'habileté d'une professionnelle, elle ressemelle les chaussures et ravaude les vêtements de sa mère et de ses autres compagnons de détention ; dans le maquis de la procédure révolutionnaire où, avec toute la compétence d'un homme d'affaires, elle discute les intérêts, défend le patrimoine, revendique les droits de la famille ; dans les innombrables péripéties de la vie clandestine où elle se fait l'ange gardien et l'apôtre des fidèles traqués et persécutés.

Comment définir la maison de Béthines, la Guimetière, et l'existence qu'elle y mène avec sa mère, objet de sa sollicitude filiale, mais en même temps judicieuse et dévouée coopératrice de son apostolat, avec les quelques compagnes qui sont venues se joindre à elles pour partager les travaux de leur zèle et de leur charité ? Est-ce maison et vie de famille ? Est-ce couvent et vie religieuse ? Est-ce hôpital, école, dispensaire, centre d'oeuvres de piété ? C'est tout cela en même temps : foyer d'activité, multiple sans confusion, empressée sans agitation.

Et il semblait que tout cela allât de soi-même, au gré des circonstances qui dictaient au jour le jour le programme du bien à faire et la manière de le faire, tandis que la main de la Providence, qui dirigeait le cours apparemment capricieux de ces circonstances, pourvoyait à mettre notre sainte en mesure et à même d'y répondre.


PRÉLUDE DE VIE RELIGIEUSE

La paix religieuse et sociale commençait à peine à renaître. Mais tout était à refaire : tant de ruines à relever, tant de désordres à recomposer !

La tâche qui s'imposait à Elisabeth était immense, surhumaine. Par bonheur, les concours déjà s'étaient spontanément offerts. En outre, elle avait eu la grâce de rencontrer en saint André Fournet un guide pour sa vie personnelle comme pour sa vie apostolique. Le plus urgent semblait être le rétablissement d'une vraie chrétienté. L'oncle chanoine vient en aide et fournit des missionnaires : on réconcilie tout d'abord l'Eglise, on restaure le culte, on évangélise la population : encore faut-il que ce ne soit pas un feu de paille. Il y a donc à pourvoir aux besoins de tous ordres et voici poindre toute une floraison d'ceuvres apostoliques : instruction, catéchisme, et autres oeuvres charitables parmi les pauvres, les malades, les infirmes. Il faut tout à la fois, pour répondre aux nécessités, s'étendre et se concentrer, se développer et s'organiser.

Dans la lumière et sous l'impulsion de l'Esprit-Saint, on s'achemine progressivement vers une vraie vie religieuse, mais une vie dont l'activité sainte ne soit que le jaillissement au dehors de la flamme d'une ardeur excessive incoercible, attisée par une contemplation intense et continuelle. Consciente de la grandeur d'une telle vocation, notre sainte n'ose point improviser : elle veut s'informer, connaître et, sans se relâcher du soin de sa petite communauté et de ses oeuvres, elle se met en campagne ; elle visite des couvents, elle consulte, elle médite, elle prie. Elle trouve de belles et admirables choses qui lui donnent quelque lumière, qui lui suggèrent quelque inspiration ; elle ne rencontre pas précisément ce qu'elle cherche. Et ainsi, avec son bon Père André Fournet, elle a préparé des constitutions ; avec ses compagnes, elle s'est liée par des voeux ; l'autorité ecclésiastique a tout approuvé et la voilà, sans s'être aperçue, devenue fondatrice.


FONDATRICE

Fondatrice ! Songe-t-on à tout ce que sous-entend ce simple mot ? Dans l'ordre matériel, le seul auquel le monde prête attention : ampleur et complexité de tous les devoirs et soucis du gouvernement, de l'administration domestique et économique, des maisons à acquérir, à bâtir, à accommoder, à installer ; — dans l'ordre moral : sollicitude maternelle, à la fois forte, vigilante et tendre, qui doit s'exercer aussi bien dans le choix, la formation, la direction, le soutien des religieuses, que dans le soin corporel et spirituel des enfants, des pauvres, des malades et autres, dont tout l'Institut a la charge ; — dans l'ordre ascétique : sanctification personnelle par la souffrance et par l'humilité, par la pratique héroïque de toutes les vertus, par la contemplation et l'union continuelle avec Dieu.

Comme un organiste, après avoir présenté tour à tour les jeux de son instrument et fait valoir la pureté, le timbre, la délicatesse mystérieuse ou le mordant éclat de chacun d'eux, petit à petit, les groupe ou les oppose pour ensuite synthétiser dans un final la richesse et la puissance de son orgue aimé, ainsi Dieu qui a fait chanter, dans toutes les conditions où il l'a successivement placée, les vertus de sa servante, va désormais les mettre toutes ensemble en pleine valeur dans la vie de son épouse.

Fondatrice ! Elisabeth Bichier des Ages — devenue, de nom et de fait, Fille de la Croix — va l'être à la grande manière d'une Thérèse de Jésus et, plus d'une fois, sans vouloir s'arrêter à d'oiseuses comparaisons, on voit surgir derrière elle le souvenir de la vierge d'Avila.


VISIONS DE SAINTETÉ

Il serait impossible d'esquisser, même sommairement la vie si humble et si haute, si chargée et si équilibrée, de mettre en pleine lumière la figure si simple et si compréhensive de celle qui n'a voulu être appelée que « la bonne soeur ». Il y faudrait toute une galerie de tableaux.

Quelle scène, par exemple, que celle de l'opération à l'Abbaye-aux-Bois ! Les chirurgiens, qui viennent de lui faire subir sous leurs fers des tortures dont la seule évocation donne le frisson, vont ensuite conter à la cour et à la ville l'héroïsme de leur sainte patiente. L'histoire vole aux quatre coins de la France, et la Fille de la Croix, elle-même élevée sur la croix, attire tout à elle ! De partout on accourt à son chevet pour la voir et lui parler ; de partout aussi on l'appelle, et les fondations se succèdent dans la région parisienne.

Elle est attendue pour ce motif dans un des salons les plus aristocratiques du faubourg Saint-Germain. Quelle scène encore que celle-ci ! Elle est entrée, modeste comme une pauvre petite « bonne soeur » qu'elle est et, sans le savoir, majestueuse comme une reine. Elle sourit tranquillement, oublieuse des avanies qui, au-dehors, avaient accueilli son approche ; mais voici maintenant que toutes ces grandes dames qui viennent, horrifiées, d'en apercevoir les traces, s'empressent autour d'elle avec vénération pour essuyer les crachats dont leurs laquais avaient souillé, l'instant d'avant, sa pauvre robe. Sauf sa compassion pour ces pauvres gens, qui ne savaient ce qu'ils faisaient, elle n'a été nullement émue par l'incident, pas plus qu'elle ne le sera aux Tuileries, quand le roi, marri de ce que ses officiers de service l'ont fait attendre, sort de ses appartements pour venir en personne au-devant d'elle.


Pie XII 1947 - DISCOURS A L'OCCASION DE LA CANONISATION DES SAINTS JEAN DE BRITTO, JOSEPH CAFASSO ET BERNARDIN REALINO