Pie XII 1948 - INSTRUCTION CUM SANCTISSIMUS DE LA SACREE CONGREGATION DES RELIGIEUX CONCERNANT LES INSTITUTS SECULIERS (19 mars 1948)

ALLOCUTION AUX MEMBRES DE LA CONFERENCE OLIVAINT (27 mars 1948)\21

Le Samedi Saint 1948, le Saint-Père a reçu une délégation de la Conférence Olivaint2, qui est une Congrégation mariale ; le Pape rappelle d'ailleurs lui-même l'histoire de ce groupement qui réunit les élèves de l'Institut des Sciences politiques 3.

1. D'après le texte français de l'Osservatore Romano du 28 mars 1948.
2. Le R. P. Olivaint, avait appartenu au groupe de disciples qui en 1830 entourait Bûchez et voulait créer un socialisme chrétien; après la dissolution de ce groupe, il entra dans la Compagnie de Jésus et mourut martyr lors des massacres de la Commune le 26 mai 1871. La Conférence Olivaint est un groupe d'étudiants adhérant à la Fédération française des étudiants catholiques. Cette Conférence a son siège, 12, rue d'Assas, Paris et a pour aumônier le R. P. Huvenne. S. J.
3. L'École libre des Sciences politiques a été fondée en 1871, 27, rue Saint-Guillaume, à Paris. Les études préparent aux carrières administratives, aux affaires commerciales, aux postes diplomatiques, etc.


Le seul titre de « Conférence Olivaint » vous assurait de Notre part, très chers fils, le plus paternel accueil. Il évoque de grands souvenirs, il éveille de grandes espérances. La vaillante « Réunion des jeunes gens», qui s'étaient groupés au collège de Vaugirard, en 1852 4, rêvait de renouer, en les adaptant à leur condition, d'étudiants, les traditions de la fameuse « Congrégation Auxilium Christianorum », glorieuse par sa vie exubérante de ferveur chrétienne, apostolique et charitable, plus glorieuse encore peut-être par sa mort sous les coups de ceux qui la regardaient, non sans raison, comme une puissante armée, levée pour la défense et le service de la religion et de l'Église.

Vos aînés s'étaient alors confiés à la direction de l'incomparable entraîneur et guide de jeunesse qu'était le Serviteur de Dieu Pierre Olivaint. Après son héroïque mort, ils militèrent sous son nom et vous comptez bien vous-mêmes, un jour, vous recommander de son patronage, en l'invoquant bienheureux et martyr.

Grands souvenirs, oui; au cours de ses vicissitudes, et sous ses appellations successives, avec, pour centre et pour foyer, sa Congrégation de la Sainte-Vierge, d'où rayonnait une intense activité intellectuelle et sociale, la « Conférence Olivaint » fut d'une merveilleuse fécondité en hommes et en oeuvres. Soyez-en fiers : c'est votre droit, c'est votre devoir.

Grandes espérances, ajoutions-Nous, espérances solidement fondées. Votre formation d'étudiants de l'Institut des Sciences politiques, votre expérience d'hommes politiques, permettent d'attendre beaucoup de vous et de compter sur vous comme sur de vaillants coopérateurs de la renaissance et de la prospérité temporelle et spirituelle, sociale, morale et religieuse de votre Patrie. Daissez les timides s'effaroucher; laissez les pêcheurs en eau trouble jouer misérablement sur les mots. De jeu leur a trop bien réussi dans le passé pour qu'on leur puisse permettre de s'y livrer encore.

4. Le collège de Vaugirard est une institution d'enseignement secondaire catholique située jadis rue de Vaugirard, à Paris.


Le Saint-Père précise ensuite le rôle des catholiques dans la vie publique :
1. Les organisations catholiques ne doivent pas solidariser leur action avec celle des partis politiques.
2. Les catholiques doivent cependant s'intéresser aux problèmes de la vie politique.

Autant il est louable de se tenir au-dessus des querelles contingentes qui enveniment les luttes de partis, pour rester fermement unis sur les points essentiels de la justice, de la charité, de la sagesse chrétienne, autant il serait blâmable de laisser le champ libre, pour diriger les affaires de l'État, aux indignes ou aux incapables.

Vous assumez donc une noble mission, quand vous aspirez à vous dévouer au service des vrais intérêts supérieurs de la Cité. Il s'ensuit que vous vous engagez par cela même à vous en rendre de plus en plus dignes.


A ces tâches d'ordre politique, il faut se préparer sérieusement:

a) Sur le plan technique:

La capacité ne s'improvise pas et l'on ne saurait se contenter des aptitudes naturelles, sous peine de grossir le nombre des utopistes, parfois doués des plus honnêtes intentions, mais bercés des plus funestes illusions... Il faut l'étude, il faut l'expérience, et vous avez mille fois raison de vous y appliquer avec zèle : à l'étude par votre assiduité à l'Institut des Sciences Politiques, à l'expérience par votre contact permanent, dans la Conférence Olivaint, avec les hommes de gouvernement les plus éminents, les plus compétents, dans les matières économiques, sociales et politiques.


b) Sur le plan moral et spirituel:

Dignes de vous présenter comme chefs, comme guides, à vos concitoyens, vous ne pouvez l'être que dans la mesure où vous pouvez vous présenter également à eux comme modèles de vie intègre, de caractère vigoureux, d'intelligence lumineuse, en sorte qu'ils vous répondent comme Dante à Virgile : « Tu es mon guide, tu es mon seigneur, tu es mon maître. » (Inf. 2,140.) Et c'est précisément à ces qualités que vous êtes venus vous former et vous perfectionner dans votre chère Conférence, dans la lumière de l'Esprit-Saint, sous les auspices de Marie, Reine de France, invincible Secours et Mère de tous les chrétiens. Nous pourrions bien vous redire ici ce que Nous déclarions lors du cinquantième anniversaire de Notre consécration à la Sainte Vierge dans la Congrégation Mariale (21 janvier 1945) : « De temps présent réclame des catholiques sans peur, pour qui c'est chose toute normale de confesser ouvertement leur foi par leurs paroles comme par leurs actes, chaque fois que la loi de Dieu et le sentiment de l'honneur chrétien le demandent. Des hommes, des hommes complets, fermes et intrépides... Former de tels hommes, de tels catholiques, a toujours été l'objectif des Congrégations Mariales bien constituées et actives 1.

1. Sur les Congrégations mariales on lira la Constitution Apostolique Bis Soecu-lari du*27 septembre 1948, p. 336.


A la Conférence Olivaint s'était joint un groupe du Cercle Universitaire International de Grenoble auquel le Souverain Pontife s'adresse en terminant:

A vous aussi, membres du Cercle Universitaire international, venant de Grenoble, qui avez tenu à vous présenter à Nous, c'est avec plaisir que Nous manifestons Notre affectueux intérêt. Jeunesse étudiante qui vous préparez, chacun dans vos Facultés respectives, aux diverses carrières, vous aurez tous à coeur, Nous en sommes convaincu, de ne pas Umiter votre ambition à la conquête d'un diplome, qui vous ouvre la porte de situations honorablement lucratives ; vous la hausserez à la poursuite d'une perfection professionnelle telle qu'elle vous permette de jouer un rôle utile à la société et d'exercer une bienfaisante influence sur votre génération.

Nous implorons pour vous les bénédictions du Père des Dumières, en gage desquelles Nous vous donnons de tout coeur Notre Bénédiction Apostolique.



DISCOURS AU PEUPLE DE ROME (28 mars 1948)\21

Le jour de Pâques une foule estimée à 100.000 personnes envahit la Place Saint-Pierre car on avait annoncé que ce jour le Saint-Père prononcerait une allocution au peuple de Rome.

En Italie, la bataille électorale battait son plein et son enjeu était d'une gravité particulière. Il était possible que, grâce à une majorité de voix communistes, un gouvernement révolutionnaire prenne le pouvoir. C'est pourquoi, en cette heure grave, le Saint-Père rappela au peuple de Rome qu'il devait rester fidèle à l'Église et que le jour des élections, le 18 avril, il ne pouvait voter pour les candidats communistes, adversaires de l'Église J.

1. D'après le texte italien des A. A. S. XL, 1948, p. 137; traduction française dans La Documentation Catholique du 25 avril 1948.
2. Dans un discours adressé au Clergé de Rome, le Saint-Père insistait de même sur l'importance exceptionnelle des élections italiennes. « C'est votre droit et votre devoir d'attirer l'attention des fidèles sur l'extraordinaire importance des prochaines élections et sur la responsabilité morale qui en découle pour tous ceux qui ont le droit de voter. » (Cf. Discours aux Curés et aux Prédicateurs de Carême de Rome, LE 10 mars 1948, p. 113.)
D'ailleurs plusieurs évêques d'Italie ont interdit de donner l'absolution « aux membres du parti communiste ou d'autres mouvements contraires à la profession de foi catholique ».
(Cf. notamment « Instructions » de Son Éminence le Cardinal Schuster, archevêque de Milan, 22 février 1948.)



La solennité de la résurrection du Seigneur vous a, plus d'une fois, offert l'occasion de vous rassembler ici, en une foule pacifique, dans le cadre majestueux de cette grandiose colonnade, dont les bras sont ouverts pour accueillir tous ceux qui vont vers l'Église et vers Pierre.

La bénédiction pascale Urbi et Orbi, que vous êtes venus recevoir, requiert de chacun de vous une franche, joyeuse et publique profession de la foi héritée de vos pères, d'indéfectible fidélité à la Sainte Église, d'indissoluble unité de pensée et d'action

avec le Gardien, des clés souveraines que lui a confiées le divin Fondateur et Seigneur de l'Église.

En cette année d'angoisses et de dangers, en ce moment précurseur d'événements mondiaux peut-être définitifs, ou irréparables, sur cette multitude de Rome croyante se posent, comme une sorte d'ombre d'une singulière gravité, un sentiment sacré d'attente, un esprit puissant qui, tel un feu intime, émeut tous les esprits et tous les coeurs.

Quiconque n'est pas aveugle le voit, quiconque n'est pas spirituellement engourdi le sent, Rome, la mère annonciatrice, la gardienne de civilisation et d'éternelles valeurs de vie, cette Rome que jadis son plus grand historien appela, comme par un instinct divin. Caput orbis terrarum — la tête de toute la terre — (Titi Livii ab Urbe Condita lib. I. n. XVI), et dont le destin est un mystère qui se déroule à travers les siècles, cette Rome se trouve maintenant en face, ou plutôt au milieu d'un tournant des temps, qui exige, de la part du Chef, et des membres de la Chrétienté, une très grande vigilance, une infatigable promptitude, une action absolue.

Vigilate et orate! Veillez et priez ! (Mt 26,41). C'est ainsi que le Seigneur avertissait ses disciples à la veille de sa Passion.

Vigilate et orate ! Veillez et priez I C'est le cri, qu'au nom du Rédempteur, ressuscité. Nous vous adressons à vous, aux vôtres et à nos concitoyens, à tous les fidèles du monde. La grande heure de la conscience chrétienne a sonné.


Sur le plan de la vie sociale, les chrétiens peuvent être :
— soit des éléments actifs;
— soit des éléments passifs.

Ou bien cette conscience s'éveille à une pleine et virile connaissance de sa mission d'aide et de salut pour une humanité en péril quant à sa structure spirituelle ; et alors, c'est le salut, c'est la réalisation de la promesse formelle du Rédempteur : Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. (Jn 16,33)

Ou bien (ce qu'à Dieu ne plaise!) cette conscience ne s'éveille qu'à demi, ne se donne pas courageusement au Christ, et alors le verdict, le terrible verdict prononcé par lui n'est pas moins formel : Qui n'est pas avec moi est contre moi. (Mt 12,30)


Le Pape indique clairement la gravité du moment :

Vous, chers fils et filles, vous comprenez bien ce qu'une telle croisée des chemins signifie et contient en soi pour Rome, pour l'Italie, pour le monde.


Il ne faut pas se laisser leurrer par les promesses des adversaires, qui affirment qu'ils respecteront les croyances religieuses. Cela est faux. Il y a incompatibilité foncière entre le communisme et le christianisme:

Dans votre conscience, qui a pleinement connaissance de sa responsabilité, il n'y a pas de place pour une aveugle crédulité en ceux qui tout d'abord abondent en affirmations de respect à l'égard de la religion, mais ensuite, malheureusement, se révèlent négateurs de tout ce qu'il y a de plus sacré.

Dans votre conscience, il n'y a pas de place pour la pusillanimité, la commodité, l'irrésolution de ceux qui croient, en cette heure cruciale pouvoir servir deux maîtres.

Votre conscience sait que la réalisation de la justice sociale et de la paix internationale ne pourra jamais être obtenue ni assurée, si les yeux se ferment à la « lumière du Christ » et si les oreilles s'ouvrent à la parole erronée d'agitateurs pour qui la négation du Christ et de Dieu constitue la pierre angulaire et le fondement fragile de leur oeuvre.


D'ailleurs récemment encore, des attaques violentes ont été formulées par les dirigeants communistes contre le Pape et l'Église 1.

Romains, l'Église de Rome, qui est pour vous, dans un sens encore plus étroit, votre Mère, est devenue aujourd'hui publiquement l'objet des attaques les plus injustes. De même que le Christ a été placé « in signum cui contradicetur, comme un signe de contradiction » (Lc 2,34), de même qu'il a été calomnié, couvert d'opprobres et de boue, de même aussi, aucun outrage, de la part d'adversaires aveuglés par la passion, n'a été épargné à l'Église. En vain, dans cette Ville même, centre de la chrétienté, elle a multiplié ses bienfaits ; en vain, dans des circonstances de péril imminent, elle a sauvé, accueilli, hospitalisé des persécutés de toute catégorie, comptant même parmi ses plus cruels ennemis ; en vain dans des temps de tyrannique oppression, elle a affirmé et soutenu la dignité, les droits de la personne humaine et la juste liberté des peuples ; en vain, lorsque la menace de la faim pesait sur cette Ville Éternelle, elle a pourvu à son alimentation ; en vain fidèle interprète des commandements du Christ, elle a élevé la voix contre les maux causés par l'immoralité débordante qui mène les peuples à la décadence et à la ruine. On l'accuse d'être « réactionnaire » et fautrice de doctrines qu'elle a condamnées ; on lui reproche d'appauvrir et de rendre misérable le peuple qu'elle a largement secouru et qu'elle continue de secourir, grâce surtout à l'aide providentielle que lui fournit la charité du monde catholique, docile à ses chaleureux et fréquents appels ; on lui reproche en face de trahir la doctrine du Christ, son divin Époux, qu'elle ne se lasse pas d'annoncer, de défendre et de mettre en pratique ; on lui impute, en les amplifiant et en les généralisant, les fautes d'un de ses membres dégénérés, fautes qu'elle est la première à déplorer, à réprouver et à punir sévèrement 1.

Devant ces attaques continuelles, l'Église se doit de répondre 2; mais en même temps, elle continue à envelopper de son amour universel ses fils qui pour l'instant la renient.

Mais tout en étant contrainte de repousser et de réfuter tant d'accusations iniques, pour l'honneur du nom du Christ, pour l'intégrité de sa doctrine, pour la sauvegarde de tant d'âmes simples ou imprudentes dont ces calomnieuses injures pourraient faire vaciller la foi, elle aime aussi ses détracteurs qui sont également ses fils, et elle les invite tous, comme Nous vous invitons tous en ce moment, ô peuple de Rome, ô peuple d'Italie, ô peuples du monde, à l'union, à la concorde, à l'amour, à des pensées et à des projets de paix.

Que la grâce du Dieu tout-puissant, que la protection de la très pure Vierge Marie, Mère du divin amour et Salus populi romani, reposent sur vous, tandis qu'avec effusion de Notre coeur, Nous donnons à tous ceux qui sont présents ou éloignés Notre paternelle Bénédiction apostolique.


1. Le Saint-Père fait allusion aux nombreuses calomnies lancées contre le Saint-Siège par la presse communiste d'Italie, notamment par le quotidien : L'Unita.
1. Cette expression de « membre dégénéré » désigne Mgr Edouard Prettner Cippico, archiviste à la Secrétairerie d'État qui pratiqua des escroqueries, fut immédiatement suspendu de ses fonctions et mis sous mandat d'arrêt.
2. De fait, plusieurs fois par semaine, le quotidien officieux du Vatican, l'Osservatore Romano consacre des articles à réfuter les calomnies du journal communiste 1'Unita.


DISCOURS A L'OCCASION DE LA BEATIFICATION DU FRERE BENILDE (5 avril 1948)

1. D'après le texte français des A. A. S. XL, 1948, p. 144.

Le dimanche 4 avril 1948, de Quasimodo, le Saint-Père procéda dans la Basilique Vaticane, à la béatification du Frère Bénilde, des Frères des Écoles Chrétiennes 1.

2. Le Frère Bénilde est né à Thuret — diocèse de Clermont-Ferrand — le 14 juin 1805; il s'appelait dans le monde Pierre Romancon. Il prend l'habit religieux chez les Frères des Écoles Chrétiennes et prononce ses premiers voeux en 1836. Il enseigne dans différentes maisons et notamment, en 1841 il fonde une école à Saugues en Haute-Savoie où il meurt en 1862. Son corps est actuellement dans l'église Saint-Médard de Saugues.

Le lendemain, 5 avril, le Souverain Pontife recevait en audience dans la Basilique de Saint-Pierre la foule des pèlerins venus, à Rome, à cette occasion; et adressait aux Frères le discours suivant :


En venant Nous exprimer la reconnaissance de tout votre Institut pour la glorification du Frère Bénilde, vous Nous offrez à Nous-même, très chers Fils, l'occasion de vous en dire Notre grande joie.

C'en est une, assurément, que de saluer dans son triomphe un nouveau bienheureux, mais c'en est une aussi, et très profonde, que de pouvoir le proposer sans réserve à votre étude et à votre imitation. Sans réserve car s'il est juste de louer les élus de Dieu, il est surtout utile de s'appliquer à entendre leurs leçons et à suivre leurs exemples. Or, une condition indispensable pour le faire avec fruit est de les étudier attentivement, chose que, trop souvent, on néglige, soit par simple oubli ou superficialité, soit par un sentiment de sa propre impuissance à reproduire des modèles de leur taille.

Devant le saint dont la vie est un tissu d'actes éclatants de vertus surhumaines, de pénitences horrifiantes et, en même temps, de faveurs célestes des plus rares, on demeure tellement ébloui que, dans cet éblouissement, alléguant l'impossibilité d'atteindre une si haute perfection, on se contente de répéter une fois de plus la formule devenue banale à force d'être commode, que les saints sont plutôt à admirer qu'à imiter. A l'inverse, devant le saint dont la vie se déroule tout unie sans épisodes impressionnants, sans exploits retentissants, plusieurs restent déçus et on la juge trop terne pour valoir la peine d'y chercher des exemples à suivre.

Dans un cas comme dans l'autre, ce qui a échappé à l'examen, c'est précisément l'essentiel. Comme on foule aux pieds, dans l'herbe où elle se cache, la violette, sans la reconnaître à son parfum, on dédaigne le parfum discret d'une vie sans éclat; pas davantage on ne sait deviner, derrière le décor merveilleux d'une vie à grande allure, la réalité vivante, l'âme, pour s'efforcer, non de copier les gestes, mais de vivre du même esprit dont ces gestes furent animés.

Mieux peut-être que d'autres vies, celle de votre Frère Bénilde se manifeste-t-elle au premier regard admirable et imitable. Vie simple et uniforme, succession ininterrompue d'actions ordinaires dans un cadre plutôt modeste, non pas vie cachée, mais vie dépensée toute au grand jour, sous les yeux d'une population plus à même de comprendre et d'apprécier l'héroïsme du maître d'école que celui de la contemplative ou de l'étudiant.


Le Frère Bénilde a toujours accompli ponctuellement les devoirs imposés par la Règle:

Quel est donc le secret de la sainteté de ce Frère Bénilde? Un grand nombre de témoins ont défilé au procès de sa béatification, et la somme de leurs dépositions en des pages très simples montrerait surtout — en l'illustrant çà et là de quelques traits sans grand relief — l'exécution au jour le jour du programme tracé par la Règle et la coutume, aux fils et disciples de Saint Jean-Baptiste de Da Salle. C'est un programme qui peut paraître bien restreint à qui ne lui accorde qu'un regard superficiel, bien mesquin à qui, ne voyant que l'aspect humain des choses, le compare à celui des grands conquérants apostoliques, à celui des grands contemplatifs et des grands pénitents. Telle qu'elle est cette Règle prend l'homme tout entier, à tout instant, sans répit, sans même le soulagement de quelque variété dans l'abnégation et le sacrifice. Ce qui s'est fait hier, ce qui se fait aujourd'hui, se fera demain et de la même manière. Aucun événement saillant n'y fait date; et n'était le front qui grisonne, se découvre, et se penche chaque jour un peu plus, rien ne dirait que les semaines, les mois, les années ont fait longue cette vie courageuse. Les témoins concordent dans l'impression qu'ils manifestent sur l'héroïcité des vertus telles qu'elles leur apparaissent dans notre nouveau Bienheureux. « Je considère, disait l'un d'eux, qui avait été jadis son élève, que l'héroïcité des vertus consiste non seulement à faire des actes extraordinaires, mais à accomplir son devoir sans jamais se démentir et c'est à ce dernier titre que je pourrais appeler héroïques la vertu ou les vertus du Frère Bénilde. » (Summ. num. VI, § 41.) « Il ne s'est jamais démenti dans l'accomplissement de notre Règle, qui est pourtant sévère, dit un autre, et en cela il a été héroïque, a (Ibid. § 52.) Mais lui-même a indiqué la vraie marque de sa sainteté, lorsqu'il disait, sans se douter qu'il faisait ainsi d'avance son propre panégyrique : « Pour être un saint, il n'y a pas chez nous grand-chose à faire : il n'y a qu'à observer la Règle. » (Ibid. num. XII, § 28.) La maladie même ne l'empêchait pas d'y être rigoureusement attaché et on le voyait alors « se traîner péniblement jusqu'à l'oratoire pour assister aux exercices. Il n'y a guère manqué que pendant sa dernière maladie ». (Ibid. num. VI, § 9-10.) Et alors, et dans la mort même, il se montra passionnément fidèle. Il voulait renouveler ses voeux, bien résolu à être, disait-il, « régulier jusqu'à la fin ». (Ibid. num. XVIII, § 50.) Prenant en mains son livre des Règles, il se met à pleurer, lui, le modèle des religieux, « de n'avoir pas assez bien observé cette Sainte Règle ». (Ibid. § 11-12.)


Il se plia à toutes les exigences de la vie commune :

C'est encore un témoignage, et non le moins convaincant, peut-être, la crainte instinctive qu'éprouvaient certains jeunes Frères d'aller vivre à Saugues, où il était directeur. (Ibid. num. V, § 161.) Ils le connaissaient de réputation et lui-même, on le savait, disait : « Je ne suis pas digne d'être directeur, mais aussi longtemps que mes supérieurs me laisseront dans cet emploi, j'exigerai que la Règle soit scrupuleusement observée. » (Ibid. num. XIII, § 21.) Ceux qui avaient fait l'expérience de son gouvernement exaltaient son immense charité; il s'appliquait à rendre le joug plus suave, mais pour rien au monde il ne l'eût desserré, et cela pouvait faire peur à des débutants encore fragiles. (Ibid. num. XV, § 24.) Ils étaient au reste fort probablement bons religieux, mais enfin on peut, sans se dérober à la Règle, sans la violer positivement, même de façon légère, la tourner adroitement, tout au moins s'arranger en sorte de n'en pas trop sentir l'étreinte. Il y a de la marge de la simple correction disciplinaire à la pratique exacte de la plus rigoureuse ponctualité, à l'exquise délicatesse des amants de la pauvreté, au renoncement total que suppose la dépendance absolue, à l'abnégation continuelle requise par l'exercice de la vie commune, dans laquelle Saint Jean Berchmans trouvait sa grande mortification : Maxima mea paenitentia vita communis 1. Il y a des degrés, et, dans une vie sans grands incidents, sans occasions extraordinaires, c'est à ces degrés que se mesure la sainteté du religieux. Celle du Frère Bénilde s'élevait très haut.

1. La vie commune est ma plus grande pénitence.


Comme Directeur de l'École de Saugues, il connut de nombreuses difficultés :

L'esprit mondain, trop naturel, se trompe lorsqu'il méconnaît l'héroïsme d'une vie cachée; il se trompe lorsqu'il s'imagine la vie retirée dans la solitude et le silence de la contemplation ou de l'étude, comme une vie pieusement oisive de repos et de tranquillité. Certes, il ne peut plus conserver cette illusion en regardant notre Bienheureux. Toute simple qu'elle fut, sa vie se déroulait au jour le jour, sous les yeux et dans la fréquentation continuelle de nombreux témoins, les plus variés, dont plus d'un, avant de concourir à sa gloire en déposant dans le procès de béatification, avait contribué, durant sa vie d'ici-bas, à lui faire pratiquer les vertus héroïques qui l'ont fait saint. Élèves, familles, population de Saugues et de la région, autorités civiles et religieuses exerçaient sa patience, bien difficile humainement, quand il lui fallait, tout en la gardant douce et charitable, maintenir avec une indomptable fermeté et faire respecter les droits et les exigences de sa condition de religieux, d'instituteur et de directeur. Que d'avanies il eut à supporter, les plus humiliantes, et les plus irritantes, dont les exemples se pressent en foule dans votre mémoire : un jour, c'est pour soutenir l'autorité d'un de ses subordonnés, dont la juste sévérité a allumé la fureur d'un père trop enclin à voir dans son fils indiscipliné une innocente victime de la tyrannie pédagogique. (Ibid. num. XII, § 45.) Un autre jour c'est pour sauvegarder la régularité et le recueillement de sa communauté contre les importunes indiscrétions d'un voisin, parmi les mesquines querelles de mur mitoyen. (Ibid. §§ 9 et 46.) Durant un temps plus long, il lui faut assurer, dans le maintien de la paix et de la concorde, les droits et les intérêts de son école tiraillée entre les rivalités, susceptibilités et divisions de partis, qui opposent entre eux les divers représentants de l'administration ecclésiastique et séculière. Des bonnes volontés mêmes le mettaient par leur maladresse, en fâcheuse posture. Finalement, sa bonté, ses vertus réussissaient à vaincre les hostilités, et ses pires adversaires devenaient ses meilleurs amis; l'un d'eux, un des plus acharnés, mourut sereinement entre ses bras. (Ibid. num. X, § 157.) D'ensemble de la population ne pouvait manquer de sentir la salutaire influence de ce serviteur de Dieu.


Il exerça le dur métier d'éducateur :

Lorsque la justice et le devoir ne le forçaient pas à se raidir dans la lutte, alors sa charité se donnait libre cours avec une souriante délicatesse. Il était attentif pour découvrir et soulager les nécessités des familles, surtout de ses élèves, mais il y mettait tant de discrétion et d'ingéniosité que les plus ombrageux n'auraient pu se sentir humiliés de recevoir ce qui perdait toute apparence d'aumône. Il faisait cadeau de livres et d'autres fournitures classiques; il prenait soin des malades, surtout de ceux qui pouvaient provoquer quelque répugnance; il les instruisait en leçons particulières. (Ibid. num. X, §§ 47-49, 71-72, 99-103.) Il aimait tant ses enfants ! Et pourtant quelle croix pesante ils mettaient sur ses épaules ! Le martyrologe fait connaître le supplice d'un maître d'école qui eut d'autant plus à souffrir de la part de ses écoliers devenus ses bourreaux, que leurs coups impuissants prolongeaient d'autant plus ses tortures. (Cf. Martyrs Rom. Bruxellis 1940, Aug. 13, n. 2; S. Cassiam mart.) C'est un fait isolé, mais combien de maîtres ont à supporter durant des années, durant une longue vie religieuse, comme une sorte de martyre lent de la part d'enfants qui ne se doutent point qu'ils font souffrir. Le Frère Bénilde a laissé échapper un mot qui donne à entrevoir ce qu'il eut à endurer dans sa vie d'instituteur et de directeur : « Si nous n'avions pas la foi, notre profession serait bien pénible, les enfants sont difficiles, mais avec la foi tout change ! » (Ibid. num. VII, § 52.) Des enfants fussent-ils tous sages et bons, la consolation qu'ils donneraient ne les empêcherait pas d'être souvent fatigants par leur étourderie, leur espièglerie, leur difficulté parfois à comprendre les choses les plus simples. Et puis, à peine sont-ils dégrossis qu'ils quittent l'école ou passent en d'autres mains, oubliant leur maître qui reprend patiemment sa tâche auprès d'une nouvelle génération, et ainsi d'année en année. Si ce n'était que cela, ce serait encore l'idéal; mais pour quelques sujets qui correspondent aux soins, dont ils sont entourés, combien d'autres qui ne donnent que de la fatigue et de la peine et dont l'éducation ne se fait qu'à grosses gouttes de sueur et de larmes !


Le secret de sa fidélité était contenu dans sa vie intérieure :

Une si indéfectible constance dans la fidélité aux humbles devoirs de la vie quotidienne, dans la pratique de toutes les vertus et dans toutes les occasions, ne peut être que l'épanouissement au dehors d'une vie intérieure profonde, vigoureuse, débordante de sève divine. Seuls sont capables d'en donner l'exemple avec l'inaltérable sérénité du bienheureux Bénilde, ceux qui peuvent faire leur, le mot de Saint Paul : « Notre chez-nous est dans le ciel : Nostra conversatio in caelis est. » (Ph 3,20.)

Occupé sans relâche au soin des Frères de sa communauté et de ses enfants, il était pourtant en union permanente avec Dieu; on le rencontrait habituellement le chapelet en main, et sans effort, par un épanchement spontané de sa dévotion, il inspirait à tous l'amour de Jésus, de Marie et de Joseph.


Que les éducateurs s'inspirent de l'exemple de Frère Bénilde:

Modèle admirable, mais modèle imitable pour tous, pour vous surtout ses Frères en religion. Que son intercession vous obtienne à tous une nouvelle infusion, toujours plus abondante, de l'esprit de votre Institut, tel que l'a conçu et établi votre saint fondateur.

Soyez les dignes fils de Saint Jean-Baptiste de La Salle, les fervents émules du bienheureux Bénilde dans l'exercice de votre difficile, mais magnifique apostolat. Il sera également pour vous un protecteur puissant, et non pas seulement pour vous, mais pour tous ceux religieux et laïques, qui, avec une abnégation digne d'éloge, ont voué leur vie à l'éducation de la jeunesse. Sous son patronage, toutes ces admirables écoles catholiques sur lesquelles a passé l'orage, ou dont l'existence est plus ou moins menacée, ou rendue difficile, verront, Nous en avons la ferme espérance, le soleil briller de nouveau sur elles, et elles reprendront ou poursuivront, plus florissantes que jamais, leur tâche sainte entre toutes, de fournir des citoyens exemplaires et utiles à la société, de vaillants serviteurs au Christ et à l'Église.

Et vous aussi, élèves et anciens des Frères, c'est avec une douce émotion que Nous vous voyons accourus si nombreux pour vous joindre dans la joie et la fierté de ces journées, aux éducateurs de votre enfance, et votre adolescence. Nous y voyons une manifestation de plus de cet esprit de famille qui a toujours fait l'honneur et la force de l'Institut des Écoles Chrétiennes. Vous êtes venus de bien des nations, combien d'autres sont ici de coeur ! Vous êtes venus de la France, patrie du bienheureux Bénilde et de son Père Saint Jean-Baptiste de La Salle 1.

1. En 1947, l'Institut des Frères des Écoles Chrétiennes comptait 57 districts ou provinces répartis dans 67 pays, 1.32g maisons, 14.207 Frères en exercice de 59 nationalités différentes, 1.293 écoles comprenant 390.722 élèves et de nombreuses oeuvres postcolaires groupant plus de 200.000 anciens élèves. Plus de 1.250 Frères répartis en 149 maisons sont employés dans les Missions.
(Note de La Documentation Catholique, t. XLV, Col 647).


Le Saint-Père poursuit en espagnol son discours, disant:

Vous êtes aussi présents, vous les pèlerins venus d'Espagne, vous les fils de ce peuple dont la foi et la ferveur ont attiré, semble-t-il un regard céleste de particulière prédilection du nouveau bienheureux et ont été récompensés par de nombreuses grâces, au nombre desquelles sont précisément les deux qui, vérifiées en les heureuses personnes de deux bons Frères, ont servi à sa glorification 2.

Votre inébranlable amour pour Jésus-Christ et son Église et l'attachement exemplaire que vous leur vouez sont indubitablement la meilleure récompense de ceux — c'est-à-dire des excellents éducateurs les Frères des Écoles Chrétiennes — qui ont contribué à la formation des esprits et des coeurs d'une jeunesse saine, pure et forte, disposée à témoigner de sa propre foi, même jusqu'à l'effusion de son sang 1.

Et à vos côtés, dans une saine et juste fraternité de nom, de langue et de foi, Nous saluons également les pèlerins hispano-américains, fils eux aussi, de jeunes peuples chrétiens, espérance de la civilisation et de l'Église.


Enfin, le Pape termine par ces mots prononcés en italien :

Enfin, Notre salut s'adresse avec une particulière affection à vous, chers fils, élèves et anciens élèves venus de toutes les régions de l'Italie, où l'arbre planté déjà en terre de France a produit de si vigoureux rejetons et mûri de si nobles fruits de vertus religieuses et civiques. Quel magnifique « livre d'or » pourraient former les noms de tant de bons, fidèles et valeureux serviteurs de Dieu, de la patrie, et de l'humanité, de tant de catholiques fermes, fervents et bien instruits des vérités de la foi, sortis des écoles primaires, techniques et supérieures des « chers Frères », écoles où en même temps, pénètrent l'honnêteté et l'honneur, resplendit le savoir, et préside cette religion qui, poussant et guidant les différentes voies de l'action, du travail, de l'étude, de l'initiative sociale hardie, les élève et les ennoblit en Dieu.

Notre Bienheureux avait bien raison lorsqu'il affirmait que la foi transfigure et rend agréable et douce une profession qui, par elle-même, peut être bien souvent pénible. Cet esprit de foi, puisé dans la Règle du saint fondateur, rendait pour lui l'enseignement, celui du catéchisme, surtout, si suave et si précieux qu'après l'avoir exercé pendant de longues années avec une affectueuse diligence, il continua de le donner aux enfants, avec beaucoup de fatigue, il est vrai jusqu'au terme de sa vie.

Avec ces sentiments et ces voeux, Nous implorons sur tout le bien méritant Institut, épars dans les cinq parties du monde, les plus précieuses grâces du Ciel, tandis que de grand coeur Nous vous donnons à vous tous ici présents, religieux, élèves et anciens élèves, comme aussi à vos familles, et aux personnes qui vous sont chères. Notre paternelle bénédiction apostolique.


2. Etaient présents à cette audience deux Frères espagnols : Joaquim Donato et Valeriano, tous deux guéris miraculeusement par l'intercession du Frère Bénilde.
1. Le Saint-Père rappelle ici le souvenir des nombreux Frères des Ecoles Chrétiennes martyrisés lors de la Révolution Espagnole, de 1936.



Pie XII 1948 - INSTRUCTION CUM SANCTISSIMUS DE LA SACREE CONGREGATION DES RELIGIEUX CONCERNANT LES INSTITUTS SECULIERS (19 mars 1948)