Pie XII 1954 - RADIOMESSAGE AU CONGRÈS EUCHARISTIQUE ET MARIAL DU PÉROU


LETTRE AU R. P. ERNEST VOGT RECTEUR DE L'INSTITUT BIBLIQUE

(14 décembre 1954) 1


Il y a peu de temps Nous rendions à Notre Prédécesseur Pie X les honneurs dus aux saints du ciel ; et tandis que Notre âme en goûte encore la joie, Nous apprenons, comme pour accroître cette sainte joie, que vous vous proposez de célébrer dignement ce grand événement.

Nous en sommes très heureux. C'est un juste hommage que cet Institut rendra à Notre très glorieux Prédécesseur, qui, dès qu'il reçut le gouvernail de l'Eglise, a tourné ses pensées et ses soins vers la fondation de cet Institut afin de déraciner les erreurs qui se répandaient alors.

La richesse et l'excellence des fruits qui en sont sortis pour le bien et l'utilité de l'Eglise Nous sont présentes à l'esprit et Nous en voyons le progrès se poursuivre de jour en jour. Nous pouvons donc maintenant, chers fils, Nous réjouir du travail remarquable de l'Institut Biblique qui répond si exactement à l'attente de Notre Prédécesseur et à la fin qu'il poursuivait. Outre, en effet, que des hommes éminents par la science et le jugement l'ont fait prospérer sans cesse, il en est sorti et il en sort tous les jours des serviteurs de la Sainte Ecriture, animés d'un immense amour envers ces divines Ecritures, amour puisé près de vous et dont ils imprègnent l'esprit du jeune clergé. Mais votre plus beau titre de gloire assurément, c'est que, dans votre enseignement, dans vos recherches, dans votre présentation de la Sainte Ecriture, toujours, avec un égal respect, vous vous tourniez vers le Magistère de l'Eglise, à qui revient la charge, de par l'institution divine, de garder, d'interpréter et de protéger les Saints Livres. Personne n'ignore enfin combien cette oeuvre a profité non seulement aux études bibliques, mais à toute la doctrine sacrée ; la pratique de la Sainte Ecriture, en effet, doit nécessairement « influer sur toute la discipline théologique, et en être en quelque sorte l'âme » 2.

Forts des lumineuses directives de saint Pie X, qu'il convenait de vous rappeler à cette occasion, et de Nos félicitations, poursuivez donc avec zèle, chers fils, une oeuvre si bien commencée ; et que cet Institut, par l'affluence de ses élèves et la distinction de son enseignement, continue de prospérer de jour en jour. Notre époque le réclame comme une nécessité, puisqu'il en est parmi les catholiques qui n'évitent pas assez dans l'étude de ces disciplines « les vains discours profanes et les contradictions d'une pseudo-science »*. Les messagers de l'Evangile en ont également besoin ; pour exercer convenablement et avec fruit leur ministère il leur faut en effet être capables « d'exhorter dans la saine doctrine et de réfuter les contradicteurs » Tout cela vous l'aurez réalisé avec d'autant plus de succès que les élèves qui vous sont confiés apprennent davantage de vos exemples et de votre autorité dans quel esprit il faut s'entretenir lorsqu'on se livre à la lecture et à l'étude des Saints Livres, gardant présentes à la mémoire ces règles d'or : « C'est la Vérité qu'il faut chercher dans la Sainte Ecriture non l'éloquence. Il faut lire toute l'Ecriture dans l'Esprit qui en est l'auteur. Dans l'Ecriture, nous devons plutôt chercher l'utilité que la subtilité du langage » 5.

Voici Nos voeux : Nous les confions à saint Pie X. Qu'il fasse descendre sur cette oeuvre la force divine, et, Nous l'en prions instamment, qu'il garde sa protection la plus actuelle à cet Institut qui lui tenait tant à coeur. A Nos voeux et à Nos prières, Nous sommes heureux de joindre la Bénédiction apostolique qu'à vous tous Nous accordons de tout coeur dans le Seigneur.

Encyclique Providentissimus Deus, A. S. S., 26, 1893, p. 283. I Tim., 6, 20. Tite, 1, 9.

Imitation de Jésus-Christ, 1, 5.




FONDATION DE LA COMMISSION PONTIFICALE DU CINÉMA, DE LA RADIO ET DE LA TÉLÉVISION

(16 décembre 1954) 1


En 1948 déjà, une Commission Pontificale pour le cinéma avait été créée à Rome ; cette fois, les statuts de celle-ci sont étendus par le document suivant émanant de la Secrétairerie d'Etat :


STATUTS

Article premier. — Est instituée la Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision.

Article 2. — La Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision est l'Organe du Saint-Siège pour l'étude des problèmes du cinéma, de la radio et de la télévision, qui ont un rapport avec la foi et avec la morale.

Article 3. — La Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision a pour fonction : suivre les orientations doctrinales et les tendances pratiques de la production et des transmissions par radio et télévision ; diriger l'activité des catholiques et promouvoir la mise en pratique des instructions et directives émanant de la Suprême Autorité ecclésiastique.

Article 4. — La Commission pour le cinéma, la radio et la télévision est à la disposition des saints Dicastères et Bureaux du Saint-Siège et des Excellentissimes Ordinaires pour leurs informations et pour l'étude des questions qu'ils proposent.

Article 5. — Afin de favoriser les productions et les émissions conformes à l'esprit chrétien et de préserver les fidèles de celles qui seraient moralement contraires, la Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision se maintient en contact avec les Centres catholiques nationaux de cinéma, radio et télévision et avec les Organisations internationales respectives (O.I. C. UNDA) pour l'échange d'informations, la collaboration et le soutien de leur activité.

Article 6. — La Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision s'abstient normalement de publier les jugements favorables ou non sur les films, ou sur les émissions de la radio ou de la télévision, s'en remettant, dans l'esprit des règles émanées du Saint-Siège à ce propos, aux Centres nationaux respectifs que la sacrée hiérarchie soutient en chaque pays.

Article 7. - La Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision est nommée par le Saint-Siège et est ainsi composée :

1. Le président qui reste en charge six ans.

2. Le Conseil de présidence dont font partie :

a) les membres de droit :

— l'assesseur de la Sacrée Congrégation du Saint-Office ;

— l'assesseur de la Sacrée Congrégation Consistoriale ;

— l'assesseur de la Sacrée Congrégation pour l'Eglise orientale ;

— le secrétaire de la Sacrée Congrégation des Religieux ;

— le secrétaire de la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi ;

— le secrétaire de la Sacrée Congrégation des Séminaires et des Universités des Etudes ;

— le substitut de la Secrétairerie d'Etat de Sa Sainteté ;

b) quatre membres, au maximum, au choix du St-Siège.

3. Le Comité exécutif composé comme suit :
Le Président de la Commission ;

— un secrétaire exécutif ;

— au moins trois consulteurs parmi lesquels est compté le directeur de la Radio vaticane ;

— un Collège d'experts avec trois sections : cinéma, radio, télévision.

Les membres du Comité exécutif restent en charge quatre ans.

Article 8. — La Commission Pontificale pour le cinéma, la radio et la télévision a son siège dans la Cité du Vatican.

Disposition finale. — Par la publication du présent statut dans les Acta Apostolicse Sedis, la Commission pour le cinéma, la radio et la télévision remplace la Commission Pontificale pour le cinéma [17].

LETTRE DE MONSEIGNEUR A. DELL'ACQUA SUBSTITUT A LA SECRÊTA1RERIE D'ÉTAT A L'OCCASION DU XXVe ANNIVERSAIRE DE LA J. E. C. DE FRANCE
(23 décembre 1954) [18]


Le Rév. Père Seillon, aumônier général de la J.E.C. de France, reçut la lettre suivante :

Le Souverain Pontife a appris avec satisfaction que la jeunesse étudiante chrétienne de France s'apprêtait à célébrer, à la fin de cette année, son XXVe anniversaire, et il ne voudrait pas que manquent à cette fête de famille les encouragements et la Bénédiction du Père commun.

Sa Sainteté apprécie, en effet, j'ai à peine besoin de vous le dire, l'oeuvre si opportune de pénétration et de formation chrétienne que ce mouvement a réalisée, depuis un quart de siècle dans le milieu étudiant. Les résultats de cet effort s'inscrivent dans les faits et, parmi les jeunes foyers qui sont aujourd'hui l'espoir de la France catholique, nombreux sont ceux qui furent préparés à la vie par la J.E.C.

Le dévouement éclairé des aumôniers et des militants, leur docilité aux directives de l'Episcopat, leur attachement filial à l'Eglise et à ses chefs continueront d'être, à travers les adaptations secrètes, les éléments stables d'une action fructueuse. Par ailleurs, la gravité des problèmes que pose le développement de l'enseignement à tous ses degrés ne fait que rendre plus actuelle et plus urgente que jamais la mission des divers mouvements qui travaillent au sein de la jeunesse étudiante.

C'est donc en appelant sur la J.E.C. les plus abondantes grâces d'en-haut que Sa Sainteté envoie aux aumôniers et responsables diocésains réunis à Versailles, comme témoignage de sa paternelle bienveillance, une large Bénédiction apostolique.


RADIOMESSAGE AU MONDE

(24 décembre 1954) [19]


Empêché par la maladie de bénir la foule, comme de coutume, le jour de Noël, en paraissant à la loggia de Saint-Pierre, le Pape a envoyé la veille par radio les paroles et la Bénédiction que voici :

Avec la simplicité des enfants chers à Jésus, Nous Nous préparons à ouvrir Notre coeur au charme de Noël et à en goûter la pure joie, encouragé par l'invitation de l'Apôtre : Gaudete in Domino semper... : Dominus prope est. Soyez toujours joyeux dans le Seigneur... : le Seigneur est proche [20].

« Le Seigneur est proche. » Déjà l'attendent, scintillantes de timides lumières, mille et mille crèches que des mains pieuses et aimantes ont préparées dans les temples sacrés ou dans la douce intimité du foyer domestique.

« Il est né ! » annonceront dans quelques heures, au sein du mystique silence de minuit, les rites liturgiques, se faisant l'écho sur la terre de l'angélique message de paix.

Accueillez, vous aussi, chers fils et filles du monde chrétien, l'intime et sereine joie de Noël, si riche de saintes pensées, de paisibles ardeurs, de douces espérances. Oh ! si les hommes savaient vivre, tout le cours de leur vie, dans l'atmosphère de joie et dans les sentiments de bonté et de paix, que Noël répand en tous lieux, combien la terre serait différente et plus heureuse !

1 D'après le texte italien des A. A. S., XXXXVI, 1954, p. 772.




La divine Providence ne Nous a pas permis cette année de prononcer Notre habituel radiomessage de Noël ; Nous le préparons cependant, dans la mesure où Nous le permettent Nos conditions de santé, et Nous Nous promettons - pour ne pas interrompre la série déjà longue de ces messages — de le rendre

public, si Dieu le permet, dès qu'il sera achevé. Mais déjà, dans la solitude de la souffrance, et dans un sentiment de gratitude envers le monde catholique pour les prières dont il n'a jamais cessé de Nous réconforter, Nous avons présents à l'esprit, en ce souhait de paix, tous Nos fils dispersés à travers le monde, et même la famille humaine tout entière.

Présents d'abord, pour leur souhaiter toutes grâces dans le Seigneur, Nos plus proches collaborateurs, les chers membres du Sacré Collège, dont l'éloquente adresse du très digne Doyen a interprété les voeux empressés. Présents, les membres de l'Antichambre Pontificale, de la Prélature, de la Curie Romaine et tous ceux qui appartiennent à la Famille Pontificale ; présents les Pasteurs du troupeau de Dieu, dans les charges de l'épisco-pat et dans tous les ministères sacerdotaux ; les Ordres et les Congrégations religieuses ; la chère milice de l'Action Catholique, toujours ardente à Nos côtés dans la ferveur du bon combat ; et enfin en tous lieux, dans toutes les classes sociales, dans toutes les conditions de vie, combien d'autres que réjouit l'espérance que Jésus le Rédempteur sera leur paix dans le temps et leur joie dans l'éternité.

Avec une particulière affection Nous désirons souhaiter sérénité et réconfort à ceux que Jésus aime d'un amour de prédilection pour les avoir fait participer à sa Croix : tous ceux qui pleurent, malades dans leur corps et dans leur âme, seuls au monde dans les deuils ou dans la misère, victimes des hommes ou du sort. Le coeur saignant, Nous implorons les célestes consolations et la force héroïque pour tous Nos fils qui, détenus par la violence dans les prisons, dans les camps de concentration, sont devenus dignes de souffrir pour la cause de la foi, de la vérité et de la justice.

Que parvienne enfin à tous les peuples, à leurs dirigeants, à ceux qui portent la responsabilité des destinées du monde, — et que soit accueilli par eux avec une sincérité effective, — le message de bonté et de paix du Fils de Dieu fait homme. En gage d'abondantes faveurs célestes, Nous accordons à tous, au nom du divin Rédempteur, Notre paternelle Bénédiction apostolique.





RADIOMESSAGE DE NOËL


(24 décembre 1954) 1


A la suite de la maladie du Saint-Père le Radiomessage traditionnel de Noël ne put être transmis. Toutefois le texte de celui-ci fut publié par la presse.

Ecce ego declinabo super eam quasi fluvium pacis : « Voici que je ferai couler sur elle comme un fleuve de paix 2. » Cette promesse, annoncée dans la prophétie messianique d'Isaïe et accomplie en son sens mystique par le Verbe Incarné de Dieu dans la nouvelle Jérusalem, l'Eglise, Nous désirons, chers fils et chères filles de l'univers catholique, qu'elle retentisse encore une fois sur toute la famille humaine, comme le souhait de Notre coeur en cette veille de Noël.

Un fleuve de paix sur le monde ! C'est là le voeu que Nous avons le plus longtemps nourri en Notre âme, pour lequel Nous avons prié avec le plus de ferveur, et auquel Nous Nous sommes consacré depuis le jour où il plut à la divine Bonté de confier à Notre humble personne la haute et redoutable charge de Père commun des peuples, charge propre au Vicaire de Celui à qui les Nations sont promises en héritage 3.

Embrassant d'un regard d'ensemble les années écoulées de Notre Pontificat sous l'aspect du mandat que Nous confère l'universelle paternité dont Nous sommes investi, il Nous semble que la divine Providence ait le dessein de Nous confier la mission particulière de contribuer à reconduire l'humanité, par une action patiente et presque épuisante, sur les sentiers de la paix.

A l'approche de Noël tandis que se fait plus vif en Nous le désir d'accourir à la crèche du Prince de la paix pour lui offrir, comme le don qui lui soit le plus agréable, l'humanité pacifiée et toute entière regroupée comme en une seule famille, il Nous fut au contraire réservé, — durant les six premières années — l'amertume sans nom de ne voir autour de Nous que des peuples en armes, emportés par une rage insensée de mutuelle destruction.

Nous espérions, — et beaucoup espéraient avec Nous — qu'enfin apaisée cette excitation de haine et de vengeance, se serait levée au plus tôt l'aube d'une période de concorde assurée. On vit au contraire se prolonger cet état angoissant de malaise et de péril que l'opinion publique désigna sous le nom de « guerre froide » : car en réalité il n'avait rien de commun, ou bien peu, avec la vraie paix, et ressemblait beaucoup à une trêve, menacée par le moindre choc. Notre retour annuel à la crèche du Rédempteur continua de n'être qu'une mélancolique offrande de douleurs et d'angoisses, avec le vif désir d'y puiser le courage nécessaire pour ne point renoncer à exhorter les hommes à la paix, en leur montrant le juste chemin.

Pouvons-Nous au moins aujourd'hui, en ce seizième Noël de Notre Pontificat réaliser ce souhait ? Au dire de beaucoup, à la guerre froide s'est substituée lentement une période de détente entre les parties en opposition — sorte de permission mutuelle de reprendre sa respiration, — détente à laquelle fut donné, non sans quelque ironie le nom de « paix froide ». Encore que Nous reconnaissions volontiers qu'elle représente un certain progrès dans le laborieux acheminement vers la paix proprement dite, toutefois elle n'est pas encore la faveur digne du mystère de Bethléem, où « apparut la bonté et l'amour de Dieu notre Sauveur pour les hommes » [21]. Elle contraste en vérité trop vivement avec l'esprit de cordialité, de sincérité et de clarté qui règne autour de la crèche du Rédempteur.

Qu'entend-on, en effet, dans le monde de la politique, par paix froide sinon la pure coexistence de divers peuples, entretenue par la crainte mutuelle et la désillusion réciproque ? Or il est clair que la simple coexistence ne mérite pas le nom de paix, telle que la tradition chrétienne, formée à l'école des esprits supérieurs d'un Augustin et d'un Thomas d'Aquin, a appris à la définir : « Tranquillitas ordinis ». La paix froide n'est qu'un calme provisoire, dont la durée est conditionnée par le sentiment instable de la crainte, et le calcul fluctuant des forces présentes ; elle n'a rien de 1'« ordre » juste, lequel suppose une série de rapports convergeant vers un but commun juste et droit. Et comme de plus, elle exclut tout lien d'ordre spirituel entre les peuples coexistant dans la juxtaposition, la paix froide est bien loin de celle qu'a prêchée et voulue le Divin Maître ; celle-ci est fondée sur l'union des esprits dans la même vérité et dans la charité, et saint Paul la définit « Pax Dei », celle qui engage avant tout les intelligences et les coeurs 3 et s'exprime en une harmonieuse collaboration dans tous les domaines de la vie, sans en exclure le domaine politique, social et économique.

Voilà pourquoi Nous n'osons pas offrir la paix froide au Divin Enfant. Elle n'est pas la pax simple et solennelle que chantèrent les Anges aux bergers dans la sainte nuit ; encore moins est-elle la pax Dei qui surpasse tout sentiment et est source de joie intime et pleine 6 ; mais elle n'est pas davantage celle que rêve et que souhaite l'humanité présente déjà si affligée. Nous Nous proposons toutefois d'examiner en particulier les insuffisances de cette paix froide, afin que de son vide et de son incertaine durée naisse impérieux chez les dirigeants des peuples et chez ceux qui peuvent exercer quelque influence en ce domaine, le désir de la changer au plus tôt en une vraie paix ; et celle-ci est, en fait le Christ même. Car, si la paix est ordre, et si l'ordre est unité, le Christ est le seul qui puisse et veuille unir les esprits humains dans la vérité et dans l'amour. C'est en ce sens que l'Eglise le désigne aux nations, par les paroles du prophète, comme étant lui-même la paix : Ef erif lste pax

La coexistence dans la crainte

L'impression commune, née de la simple observation des faits, est que le principal fondement sur lequel s'appuie l'actuelle situation de calme relatif, c'est la crainte. Chacun des camps entre lesquels se divise la famille humaine tolère que

Phil., 4, 7-Cf. ibid.

Michée, 5, 5 ; cf. Liturg. Off. D.N.J.C. Regis, passim.

l'autre existe parce qu'il ne veut pas périr lui-même. Evitant ainsi le risque fatal, les deux groupes n'ont pas de vie commune, mais coexistent. Ce n'est pas pour autant l'état de guerre ; ce n'est pas pour autant la paix : c'est un calme froid. En chacun des deux camps règne la crainte obsédante de la puissance militaire et économique de l'autre ; chez l'un et l'autre l'appréhension est vive pour les effets catastrophiques des toutes dernières armes. Avec une attention pleine d'angoisse, chacun suit le développement technique des armements de l'autre et ses capacités de production économique, tandis qu'il confie à sa propre propagande le soin de tirer parti de la crainte de l'autre, en renforçant et étendant ce sentiment. Sur le terrain concret de la politique, il semble d'ailleurs qu'on ne fasse plus confiance aux principes rationnels ou moraux, emportés après tant de désillusions par une vague profonde de scepticisme.

L'absurdité la plus manifeste qui résulte d'un si lamentable état de choses, est la suivante : la pratique politique actuelle, tout en redoutant la guerre comme la catastrophe suprême, lui conserve tout son crédit comme si elle était l'unique expédient pour subsister et l'unique régulatrice des rapports internationaux. En un certain sens, on se confie en ce qu'on abhorre par-dessus tout.

Mais une telle pratique politique a induit beaucoup d'esprits parmi les gouvernants eux-mêmes, à réviser tout le problème de la paix et de la guerre, et à se demander sincèrement si pour se préserver de la guerre et garantir la paix, on ne devrait pas chercher en des régions plus hautes et plus humaines que celles qui ne sont dominées que par la terreur. En sorte que s'est accru le nombre de ceux qui se révoltent à l'idée d'être obligés de se contenter de la pure coexistence — renonçant à des rapports plus vitaux avec l'autre camp — et d'être contraints à vivre tous les jours de leur existence dans une atmosphère de crainte épuisante. Ainsi en sont-ils venus à considérer le problème de la paix et de la guerre comme un fait de responsabilité supérieure et chrétienne devant Dieu et devant la loi morale. Il est certain que même cette nouvelle manière de considérer le problème comporte l'élément « crainte » comme frein à la guerre et stimulant à la paix ; mais il s'agit là de la crainte salutaire de Dieu, qui défend et garantit l'ordre moral, et donc comme l'enseigne le Psalmiste s, du commencement de la sagesse.

Le problème porté à ce niveau plus élevé et seul digne de créatures raisonnables a fait réapparaître nettement l'absurdité de la doctrine qui a régné dans les écoles politiques de ces dernières décades à savoir : que la guerre est une des nombreuses formes admises de l'action politique, l'issue nécessaire, et quasi naturelle, des incurables dissensions entre deux pays ; que la guerre est donc un fait étranger à toute responsabilité morale. Absurde et inadmissible est également apparu le principe, lui aussi longtemps reçu, selon lequel l'homme d'Etat qui déclare une guerre, serait seulement sujet, s'il la perd, à se voir reprocher une erreur politique, mais ne pourrait en aucun cas être accusé de faute morale et de crime pour n'avoir pas, alors qu'il le pouvait, conservé la paix.

C'est précisément cette conception absurde et immorale de la guerre qui rendit vains, au cours des fatales semaines de 1939, Nos efforts tendant à soutenir dans les deux camps la volonté de continuer à traiter. La guerre fut alors considérée comme un dé dont on joue avec une prudence et une habileté plus ou moins grande, mais non pas comme un fait moral qui engage la conscience et les responsabilités supérieures. Il fallut les immenses champs de tombes et de ruines, pour que se révélât le vrai visage de la guerre : non un jeu de hasard plus ou moins heureux entre des intérêts, mais la tragédie, plus spirituelle que matérielle, de millions d'hommes ; non le risque de quelques biens, mais la perte de tout ; un fait d'une énorme gravité.

Comment est-il possible — se demandèrent alors un grand nombre avec la simplicité et la vérité du bon sens — que, tandis que chacun se sent pressé par la responsabilité morale de ses actions les plus ordinaires, l'horrible fait de la guerre, qui est pourtant le fruit de la libre détermination d'une personne, puisse se soustraire à l'empire de la conscience, et qu'il n'existe pas un Juge auquel les innocentes victimes aient accès ? Dans ce climat naissant de retour du peuple à la raison, Notre cri « guerre à la guerre » — par lequel, en 1944, Nous déclarions la lutte au pur formalisme de l'action politique et aux doctrines de la guerre qui ne tiennent compte ni de Dieu ni de ses commandements — trouva un large écho. Ce salutaire retour à la raison, loin de s'estomper, s'est encore approfondi et étendu au cours des années de la guerre froide, peut-être parce que l'expérience prolongée a fait ressortir davantage l'absurdité d'une vie contrôlée par la crainte. Ainsi la paix froide, avec ses propres incohérences et ses inconvénients, semble s'orienter vers la reconnaissance de la doctrine de l'Eglise sur la guerre juste et injuste, sur la licéité et l'illicéité du recours aux armes.

On atteindra certainement ce but, si, de part et d'autre, on revient, avec un esprit sincère et quasi religieux, à la considération de la guerre comme objet de l'ordre moral, dont la violation constitue réellement une faute qui ne reste pas impunie. On y arrive si, pratiquement, les hommes politiques, avant d'évaluer les avantages et les risques de leurs décisions, se reconnaissent personnellement sujets des lois morales éternelles, et traitent le problème de la guerre comme une question de conscience devant Dieu. Pour délivrer le monde de l'angoissant cauchemar, il n'y a pas, dans les circonstances présentes, d'autre moyen que de recourir à la crainte de Dieu ; celle-ci n'abaisse pas celui qui s'y livre, elle le préserve au contraire du crime affreux qu'est la guerre non imposée. Et qui pourrait s'étonner de ce que la paix et la guerre réapparaissent dès lors étroitement liées à la vérité religieuse ? Toute la réalité est de Dieu : c'est précisément dans le fait de détacher la réalité de ce qui est son principe et sa fin, que réside la racine de tout mal.

De là aussi avec évidence qu'un effort ou une propagande pacifiste provenant de ceux qui nient toute foi en Dieu sont toujours très douteux et incapables d'atténuer ou d'éliminer le sentiment de crainte angoissée, si même ils ne sont pas menés à dessein comme un expédient pour provoquer un effet tactique d'excitation et de confusion.

La coexistence actuelle dans la crainte n'a ainsi que deux perspectives devant elle : ou elle s'élèvera jusqu'à une coexistence dans la crainte de Dieu, et de là à une vie en commun dans la vraie paix, inspirée et contrôlée par Son ordre moral ; ou bien elle se contractera toujours davantage dans une glaciale paralysie de la vie internationale, dont les graves dangers sont prévisibles dès maintenant. En effet, freiner longtemps la naturelle expansion de la vie des peuples pourrait finalement conduire ceux-ci à l'issue désespérée que justement l'on veut éviter : la guerre. Aucun peuple, au surplus, ne supporterait indéfiniment la course aux armements sans en ressentir des effets désastreux dans son développement économique normal. Vains seraient les accords eux-mêmes tendant à imposer une limitation des armements. Là où manquerait la base morale de la crainte de Dieu, ces accords, s'ils étaient jamais conclus, deviendraient source de nouvelle et réciproque défiance.

Reste donc, souhaitable et lumineuse, l'autre voie qui, partant de la crainte de Dieu, conduit, avec son aide, à la vraie paix, laquelle est sincérité, chaleur et vie, digne à ce titre de Celui qui nous a été donné, afin que les hommes aient en lui, et surabondamment, la vie '.

II. La coexistence dans l'erreur

Bien que la « guerre froide » — et cela vaut également pour la « paix froide » — maintienne le monde dans une nuisible scission, elle n'empêche pourtant pas jusqu'à présent qu'en lui ne batte un intense rythme de vie. En vérité, il s'agit là d'une vie qui se développe presque exclusivement sur le plan économique. Mais il est indéniable que l'économie, profitant de l'incessant progrès de la technique moderne, est parvenue par une activité fébrile à des résultats surprenants, propres à laisser prévoir une profonde transformation de la vie des peuples, même de ceux réputés jusqu'ici comme quelque peu arriérés. Sans nul doute on ne peut refuser à l'économie son admiration pour tout ce qu'elle a réalisé et pour ce qu'elle promet. Toutefois, avec sa capacité apparemment illimitée de produire des biens sans nombre et avec la multiplicité de ses relations, elle exerce sur beaucoup d'hommes de ce temps une fascination qui dépasse ses possibilités et porte sur des domaines qui lui sont étrangers. Dans l'erreur d'une telle confiance accordée à l'économie moderne se rencontrent encore une fois les deux parties entre lesquelles se divise le monde d'aujourd'hui. Dans l'une de celles-ci on enseigne que, si l'homme a fait preuve de tant de puissance pour créer le merveilleux complexe technico-économique dont il est fier aujourd'hui, il aura aussi la capacité d'organiser la libération de la vie humaine de toutes les privations et de tous les maux dont elle souffre, et d'opérer ainsi une sorte d'auto-rédemption. De l'autre côté, au contraire, on voit se répandre la conception selon laquelle il faut attendre de l'économie, — et en particulier d'une de ses formes spécifiques qui est le libre échange —, la solution du problème de la paix.

Nous avons eu déjà d'autres fois l'occasion d'exposer combien de telles doctrines manquent de fondement. Voilà cent ans, les partisans du système du libre échange en attendaient d'admi-

» Jean, 10, 10.

râbles résultats, voyant en lui une puissance presque magique. Un de ses plus ardents défenseurs n'hésitait pas à comparer le principe du libre échange, pour l'ampleur de ses effets dans le monde moral, au principe de la gravitation qui régit le monde physique, lui attribuant pour effets propres le rapprochement des hommes, la disparition des antagonismes de race, de foi, de langue, et l'unité de tous les êtres humains dans une paix inaltérable [22].

Le cours des événements a démontré combien trompeuse est l'illusion d'attendre la paix du seul libre échange. Il n'en serait pas autrement dans l'avenir, si l'on persévérait dans cette foi aveugle qui confère à l'économie une imaginaire force mystique. Actuellement, du reste, les faits ne fournissent pas d'arguments qui pourraient de quelque façon garantir les trop belles espérances que nourrissent encore aujourd'hui les héritiers de cette doctrine. En effet, alors que, chez l'une des parties coexistant dans la paix froide la liberté économique tellement exaltée n'existe pas encore dans la réalité, chez l'autre elle est complètement rejetée comme un principe absurde. Elles sont donc entre elles diamétralement opposées dans la manière de concevoir les fondements mêmes de la vie ; et ce contraste ne peut être résolu par des forces purement économiques. Bien plus, s'il existe — comme il est vrai — des rapports de cause à effet entre le monde moral et le monde économique, ils doivent être ordonnés de telle sorte qu'on attribue le primat au monde moral : c'est à lui qu'il appartient de pénétrer de son esprit, avec autorité, même l'économie sociale. Si cette hiérarchie est ainsi établie et qu'on fait en sorte qu'elle soit réellement observée, l'économie elle-même affermira, selon ses moyens, le monde moral, renforçant les fondements spirituels et les forces de la paix.

Par ailleurs, le facteur économique pourrait dresser de sérieux obstacles à la paix, particulièrement à la paix froide entendue comme un équilibre entre les groupements, s'il affaiblissait par des systèmes erronés l'une des parties. C'est ce qui arriverait, par exemple, si tout peuple d'un groupement s'abandonnait, sans discernement et sans égards pour les autres, à augmenter continuellement sa productivité et à élever constamment son niveau de vie. Il serait alors inévitable que surgissent ressentiments et rivalités chez les peuples voisins, et qu'en conséquence tout le groupe s'affaiblisse.

Mais, laissant de côté cette considération particulière, il faut se persuader que les relations économiques entre les nations seront d'autant plus des facteurs de paix qu'elles obéiront davantage aux règles du droit naturel, qu'elles s'inspireront de la charité, auront égard aux autres peuples et seront source d'entraide. Dans les rapports, même seulement économiques, entre les hommes, rien, soyons-en sûrs, ne se produit par soi-même, comme c'est le cas dans la nature, sujette à des lois nécessaires ; mais tout, en substance, dépend de l'esprit. Seul l'esprit, image de Dieu et exécuteur de ses desseins, peut établir sur la terre ordre et harmonie, et il y parviendra, dans la mesure où il se fera interprète fidèle et instrument docile de l'unique Sauveur Jésus-Christ, qui est Lui-même Paix.

Mais, dans un autre domaine, encore plus délicat que celui de l'économie, l'erreur est partagée par les deux parties coexistant dans la paix froide : il s'agit du domaine concernant les principes qui font leur propre unité. Tandis que l'une des parties fonde sa forte cohésion interne sur une idée fausse qui va jusqu'à léser les droits primaires humains et divins, mais qui se révèle efficace, l'autre, oubliant qu'elle possède déjà en elle une idée vraie et qui a fait ses preuves avec succès dans le passé, semble au contraire s'orienter vers des principes politiques qui sont de toute évidence destructeurs de son unité.

Pendant la dernière décade, celle de l'après-guerre, un grand souffle de rénovation spirituelle soulevait les âmes : unifier fortement l'Europe, à partir des conditions naturelles de vie de ses peuples, dans le but de mettre un terme aux rivalités traditionnelles qui les opposaient l'un à l'autre et d'assurer la commune protection de leur indépendance et de leur développement pacifique. Cette noble idée n'offrait pas de motif de plainte ou de méfiance au monde extra-européen dans la mesure où celui-ci regardait l'Europe d'un bon oeil. On était en outre persuadé que l'Europe trouverait facilement en elle-même l'idée animatrice de son unité. Mais les événements qui ont suivi et les récents accords qui ont, croit-on, ouvert la voie à la paix froide, n'ont plus comme base l'idéal d'une plus large unification européenne. Beaucoup estiment, en effet, que la haute politique s'oriente à nouveau vers un type d'Etat nationaliste, fermé sur lui-même, concentrant ses forces et instable dans le choix de ses alliances, qui, de ce fait, n'est pas moins pernicieux que celui qui fut en honneur au siècle dernier.

On a trop vite oublié l'énorme accumulation de sacrifices de vies et de biens extorqués par ce type d'Etat, ainsi que les charges économiques et spirituelles écrasantes qu'il imposait. Mais le fond de l'erreur consiste à confondre la vie nationale au sens propre avec la politique nationaliste : la première, droit et gloire d'un peuple, peut et doit être développée : la seconde, source de maux infinis, ne sera jamais assez rejetée. La vie nationale est, de sa nature, l'ensemble actif de toutes les valeurs de civilisation qui sont propres à un groupe déterminé, le caractérisent et constituent comme le lien de son unité spirituelle. Elle enrichit en même temps, par sa contribution propre, la culture de toute l'humanité. Dans son essence, par conséquent, la vie nationale est quelque chose de non-politique ; c'est si vrai que, comme le démontrent l'histoire et l'expérience, elle peut se développer côte à côte avec d'autres, au sein d'un même Etat, comme elle peut aussi s'étendre au-delà des frontières politiques de celui-ci. La vie nationale ne devint un principe dissolvant pour la communauté des peuples que lorsqu'elle commença à être exploitée comme moyen pour des fins politiques, à savoir quand l'Etat dominateur et centralisateur fit de la nationalité la base de sa force d'expansion. On eut alors l'Etat nationaliste, germe de rivalités et source de discordes.

Il est clair que si la communauté européenne poursuivait dans cette voie, sa cohésion deviendrait bien fragile, en comparaison de celle du groupe qu'elle a en face d'elle. Sa faiblesse se révélerait à coup sûr le jour d'une future paix destinée à régler avec prudence et justice les questions encore pendantes. Qu'on ne vienne pas dire que dans les circonstances nouvelles le dynamisme de l'Etat nationaliste ne représente plus un péril pour les autres peuples, du fait qu'il est privé, dans la majorité des cas, d'une véritable force économique et militaire ; en effet, le dynamisme d'une imaginaire puissance nationaliste, même exprimé par des sentiments plus que manifesté par des actes, choque également les esprits, alimente la méfiance et le soupçon dans les alliances, et il empêche la compréhension réciproque et par suite la collaboration loyale et l'aide mutuelle, ni plus ni moins que s'il était appuyé sur une effective puissance.

Qu'adviendrait-il ensuite, dans ces conditions, du bien commun qui devrait rassembler les divers Etats dans l'unité ?

Quelle pourrait être l'idée grande et efficace qui les rendrait fermes dans la défense et actifs pour un commun programme de civilisation ? Certains veulent voir cette idée dans un refus unanime du genre de vie attentatoire à la liberté, propre à l'autre groupe. Sans doute l'aversion pour l'esclavage est-elle chose importante, mais c'est une valeur négative, incapable de stimuler les âmes à l'action avec la même efficacité qu'une idée positive et absolue. Cette dernière pourrait être, au contraire, l'amour de la liberté voulue par Dieu et accordée aux exigences du bien général, ou bien l'idéal du droit naturel comme base d'organisation de l'Etat et des Etats. Seules ces idées spirituelles et d'autres semblables, que déjà depuis de nombreux siècles s'est acquis la tradition de l'Europe chrétienne, peuvent soutenir la comparaison ; elles pourraient même l'emporter, dans la mesure où elles seraient vivifiées, sur l'idée fausse, mais concrète et puissante, qui assure apparemment, et non sans le secours de la violence, la cohésion de l'autre groupe : l'idée d'un paradis terrestre, réalisable dès que pourrait s'instaurer une forme déterminée d'organisation sociale. Pour illusoire qu'elle soit, cette idée réussit à créer, au moins extérieurement, une unité compacte et dure, et à être acceptée par des masses incompétentes ; elle sait entraîner ses adeptes à l'action et les vouer au sacrifice. La même idée, au sein de la formation politique qui l'exprime, donne aux dirigeants une forte puissance de séduction, et aux membres l'audace de pénétrer comme avant-garde jusque dans les rangs de l'autre camp.

L'Europe, au contraire, attend encore que se réveille sa propre conscience. Entre temps, pour ce qu'elle représente comme sagesse et organisation de vie de société et comme influence de culture, elle semble perdre du terrain en bien des régions de la terre. En vérité, une tel repli regarde les fauteurs de la politique nationaliste qui sont contraints de reculer devant des adversaires ayant adopté leurs propres méthodes. En particulier chez quelques peuples considérés jusqu'à présent comme coloniaux, le processus d'évolution vers l'autonomie politique, que l'Europe aurait dû guider avec prévoyance et attention, s'est rapidement transformé en explosion de nationalismes avides de puissance. Il faut avouer que ces incendies imprévus, au détriment du prestige et des intérêts de l'Europe, sont, au moins partiellement, le fruit de son mauvais exemple.

S'agit-il seulement d'un désarroi momentané pour l'Europe ? En tout cas, ce qui doit demeurer et qui sans aucun doute demeurera, c'est l'Europe véritable, c'est-à-dire cet ensemble de toutes les valeurs spirituelles et civiles que l'Occident a accumulées en puisant aux richesses de chacune des nations qui le composent, pour les répandre dans le monde entier. L'Europe, selon les dispositions de la divine Providence, pourra être encore génératrice et dispensatrice de ces valeurs, si elle sait reprendre conscience de son caractère spirituel propre et renoncer à la divinisation de la puissance. De même que, dans le passé, les sources de sa force et de sa culture furent éminemment chrétiennes, elle devra, si elle veut retrouver la base et le lien de son unité et de sa vraie grandeur, se décider à revenir à Dieu et aux idéals chrétiens. Et si ces sources semblent en partie desséchées, si ce lien menace d'être rompu et le fondement de son unité brisé, les responsabilités historiques ou présentes retombent sur les deux parties qui se trouvent actuellement affrontées dans une peur mutuelle et angoissée.

Ces motifs devraient suffire aux hommes de bonne volonté, dans l'un et l'autre camp, pour désirer, prier et agir, afin que l'humanité soit délivrée de l'ivresse de la puissance et de l'hégémonie, et que l'Esprit de Dieu soit le souverain maître du monde, dans lequel, un jour, le Tout-Puissant Lui-même n'a pas choisi d'autre moyen de sauver ceux qu'il aimait que de se faire faible Enfant dans une pauvre crèche. Parvuîus enim natus est nobis et filius datus est nobis, et factus est principatus super humerum ejus 11.

III. La coexistence dans la vérité

Encore qu'il soit triste de noter que la présente scission de la famille humaine s'est produite à l'origine entre hommes qui connaissaient et adoraient le même Sauveur Jésus-Christ, il Nous paraît néanmoins justifié d'avoir confiance qu'en ce Nom même on puisse encore jeter un pont de paix entre les rives opposées et rétablir le lien commun douloureusement brisé.

On espère, en effet, que la coexistence actuelle rapproche de la paix l'humanité. Mais pour légitimer cette attente, il doit

« Is., 9, 6 ; cf. Intr. IHe Messe de Noël.

s'agir en quelque mesure d'une coexistence dans la vérité. On ne peut toutefois construire dans la vérité un pont entre ces deux mondes séparés, si ce n'est en s'appuyant sur les hommes qui vivent de part et d'autre et non pas sur les régimes ou systèmes sociaux. En effet, tandis que l'une des deux parties s'efforce encore dans une large mesure, consciemment ou non, de préserver le droit naturel, le système en vigueur dans l'autre s'est complètement détaché de cette base. Qu'un surnaturalisme unilatéral ne veuille point faire cas de semblable attitude sous prétexte que nous vivons dans le monde de la rédemption et sommes soustraits de ce fait à l'ordre de la nature ; ou bien qu'on prétende reconnaître comme « vérité historique » le caractère collectiviste de ce système, en ce sens qu'il correspond lui aussi au vouloir divin : ce sont là erreurs auxquelles un catholique ne peut en aucun cas souscrire. La voie droite est tout autre. Dans les deux camps ils sont millions ceux qui ont conservé, d'une façon plus ou moins vive, l'empreinte du Christ : ils devraient, au même titre que les croyants fidèles et fervents, être appelés à travailler ensemble pour rénover la base d'unité de la famille humaine. Il est vrai que, dans l'une des parties, la voix des hommes, qui sont résolument pour la vérité, pour l'amour, pour l'esprit, est étouffée par la pression des pouvoirs publics, et que, de l'autre côté, il y a trop de timidité à proclamer bien haut les bons désirs. Mais c'est le devoir de la politique d'unification d'encourager les uns et de se faire l'écho des autres. Surtout du côté où ce n'est pas un délit de s'opposer à l'erreur, les hommes d'Etat devraient posséder une plus grande confiance en eux-mêmes ; et ils devraient montrer aux autres un plus ferme courage pour dénoncer les menées des forces obscures qui tendent encore à instaurer des hégémonies de puissance, et une sagesse plus active pour conserver et accroître les rangs des hommes de bonne volonté — et d'abord des croyants en Dieu — que la cause de la paix compte partout en grand nombre. Ce serait certainement une politique erronée d'unification — sinon une vraie trahison — que de sacrifier des minorités ethniques à des intérêts nationalistes, minorités qui sont privées de la force pour défendre leurs biens suprêmes, leur foi et leur culture chrétiennes. Ceux qui agiraient ainsi, ne seraient pas dignes de confiance et ne se conduiraient pas honnêtement si ensuite, dans les cas où l'exigerait leur intérêt, ils invoquaient les valeurs de la religion et le respect du droit.

Beaucoup s'offrent à préparer la base de l'unité humaine. Mais cette base ou ce pont devant être de nature spirituelle, les sceptiques et les cyniques ne sont certainement pas qualifiés pour cette tâche, eux qui, à l'école d'un matérialisme plus ou moins larvé, vont jusqu'à réduire les plus augustes vérités et les plus hautes valeurs spirituelles à des réactions physiques ou à parler de pures idéologies. Et ceux qui ne reconnaissent pas de vérités absolues et n'acceptent pas d'obligations morales dans le domaine de la vie sociale ne sont pas plus adaptés à ce but. Ces derniers qui, déjà dans le passé, par leur abus de la liberté et une critique destructrice et déraisonnable, ont abouti, souvent inconsciemment, à préparer un climat favorable à la dictature et à l'oppression, se mettent de nouveau en avant pour entraver l'oeuvre de pacification sociale et politique entreprise sous l'inspiration chrétienne. Ici ou là, il n'est pas rare qu'ils élèvent la voix contre ceux qui, consciemment, comme chrétiens, s'intéressent de plein droit aux problèmes politiques et, d'une façon générale à la vie publique. Parfois ils dénigrent également la sécurité et la force que le chrétien puise dans la possession de la vérité absolue, et ils répandent au contraire la persuasion que c'est l'honneur de l'homme moderne et la récompense de son éducation de n'avoir pas d'idées ni de tendances déterminées, et de n'être lié à aucun monde spirituel. On oublie, en attendant, que c'est précisément de ces principes que sont issus les confusions et les désordres contemporains, et l'on ne veut pas se rappeler que justement les forces chrétiennes aujourd'hui combattues par eux, ont été capables de rétablir en maints pays la liberté qu'ils avaient gaspillée. Ce ne sont certes pas de tels hommes qui peuvent construire le pont de la vérité et la commune base spirituelle : il faut au contraire s'attendre à ce qu'à l'occasion ils ne trouvent pas indécent de sympathiser avec le faux système de l'autre bord, acceptant même le risque d'être rejetés par lui, si momentanément il devait triompher.

Et donc, en attendant avec confiance de la divine clémence que le pont spirituel et chrétien, déjà existant en quelque mesure entre les deux rives acquière une stabilité plus grande et plus efficace, Nous voudrions exhorter en premier lieu les chrétiens des pays où l'on goûte encore le don divin de la paix, à faire tout leur possible pour hâter l'heure de son universel rétablissement. Qu'ils se persuadent avant tout que si la vérité qu'ils possèdent demeurait enfermée en eux comme un objet de contemplation en vue d'une jouissance spirituelle, elle ne servirait pas la cause de la paix : la vérité doit être vécue, communiquée, appliquée dans tous les domaines de la vie. Car la vérité, spécialement la vérité chrétienne, est un talent que Dieu met entre les mains de ses serviteurs, afin que par leurs entreprises il porte des fruits pour le salut commun. A tous ceux qui possèdent la vérité Nous voudrions demander, avant que ne le fasse le Juge éternel, s'ils ont fait fructifier ce talent en sorte de mériter l'invitation du Seigneur à entrer dans la joie de Sa paix. Combien peut-être même parmi les prêtres et les laïcs catholiques devraient éprouver le remords d'avoir au contraire enterré dans leur propre coeur ce talent et d'autres biens spirituels, à cause de leur indolence ou de leur insensibilité pour les misères humaines ! Ils se rendraient particulièrement coupables s'ils toléraient que le peuple restât presque sans pasteurs, tandis que l'ennemi de Dieu, se servant de sa puissante organisation, fait des ravages dans les âmes insuffisamment assurées dans la vérité. Prêtres et laïcs seraient de même responsables si le peuple ne recevait pas de la charité chrétienne d'une manière tangible l'aide active que prescrit la volonté divine. Ils ne rempliraient pas davantage leur devoir, ces prêtres et laïcs qui fermeraient volontairement les yeux et la bouche sur les injustices sociales dont ils sont témoins, donnant ainsi occasion à d'injustes attaques contre la capacité d'action sociale du christianisme et contre l'efficacité de la doctrine sociale de l'Eglise, qui, grâce à Dieu, en a donné de si nombreuses et manifestes preuves même durant ces dernières décades. Si cela arrivait, ils porteraient eux aussi la responsabilité du fait que des groupes de jeunes et jusqu'à des pasteurs d'âmes se laissent parfois entraîner à des radicalismes et à des progressismes erronés.

Plus graves encore seraient les conséquences qu'aurait pour l'ordre social et même politique la conduite des chrétiens — qu'ils soient de condition élevée ou humble et plus ou moins favorisés par la fortune — qui ne se résoudraient pas à reconnaître et à observer leurs obligations sociales dans la gestion de leurs affaires économiques. Quiconque n'est pas prêt à subordonner au bien-être général, dans une juste mesure, l'usage des biens privés, — qu'il le fasse librement, en suivant la voix de sa conscience, ou encore au moyen de formes organisées de caractère public, — contribue, pour ce qui dépend de lui, à empêcher l'indispensable prépondérance de l'initiative et de la responsabilité personnelles dans la vie sociale.

Dans les systèmes démocratiques, on peut facilement tomber dans cette erreur, quand l'intérêt individuel est placé sous la protection des organisations collectives ou de parti, auxquelles on demande de protéger la somme des intérêts individuels au ilieu de promouvoir le bien de tous ; de cette façon, l'économie tombe facilement sous l'emprise de forces anonymes qui la dominent politiquement.

Chers fils et filles, Nous sommes reconnaissant à la divine bonté de Nous avoir permis une fois encore de vous indiquer, avec une sollicitude de Père, les voies du bien. Puisse la terre, inondée par le fleuve de la vraie paix, chanter gloire à Dieu au plus haut des deux ! Transeamus usque Bethléem !12 Revenons près de la crèche de la sincérité, de la vérité et de l'amour, où le Fils unique de Dieu se donne, Homme, aux hommes, afin que l'humanité reconnaisse en Lui son lien et sa paix. Hodie nobis de cselo pax vera descendit13. Afin que la terre soit digne de la recevoir, Nous invoquons sur tous la largesse des divines bénédictions.


Pie XII 1954 - RADIOMESSAGE AU CONGRÈS EUCHARISTIQUE ET MARIAL DU PÉROU