Pie XII 1957 - DISCOURS AU CONGRÈS GÉNÉRAL DES ÉTATS DE PERFECTION


I

LA PERFECTION DE LA VIE CHRÉTIENNE



Il importe d'abord de rappeler que le concept de « perfection » au sens strict ne s'identifie pas avec celui d'« état de perfection » et qu'il le déborde même largement. On peut en effet rencontrer la perfection chrétienne héroïque, celle de l'Evangile et de la croix du Christ, en dehors de tout « état de perfection ».



Nous entendons donc la tendance à la perfection comme une disposition habituelle de l'âme chrétienne, par laquelle, non contente de remplir les devoirs qui lui incombent sous peine de péché, elle se livre tout entière à Dieu pour l'aimer, le servir, et se consacre dans ce même but au service du prochain.

La perfection de toute activité humaine libre, comme celle de toute créature raisonnable, consiste dans l'adhésion volontaire à Dieu. Pour une part, qui découle de la condition même de la créature, cette perfection est obligatoire ; il faut y tendre sous peine de manquer sa fin dernière. Nous n'avons pas à en préciser ici les éléments. Nous entendons uniquement parler de la tendance habituelle et permanente qui, dépassant tout ce qui tombe sous le coup de l'obligation, prend l'homme tout entier pour le consacrer sans réserve au service de Dieu. Cette perfection consiste par excellence dans l'union à Dieu, laquelle s'effectue par la charité ; elle s'accomplit par conséquent dans la charité. On l'appelle aussi un holocauste perpétuel et universel de soi-même, poursuivi pour l'amour de Dieu et afin de lui manifester délibérément cet amour.

L'idéal de la perfection chrétienne s'attache aux enseignements du Christ, en particulier aux conseils évangéliques, à sa vie, sa passion et sa mort, sources inépuisables, où s'alimente l'héroïsme de toutes les générations chrétiennes. Il embrasse aussi l'oeuvre du Christ, c'est-à-dire le service de l'Eglise accompli par amour du Seigneur, à la place et selon la fonction qui reviennent à chacun dans l'ensemble du Corps mystique.

Cet idéal, chaque chrétien est invité à y tendre de toutes ses forces, mais il se réalise d'une manière complète et plus sûre dans les trois états de perfection selon le mode décrit par le Droit canon et les constitutions apostoliques déjà citées. En particulier, la Constitution Provida Mater, du 2 février 1947, sur les « instituts séculiers » ouvre l'accès des états de perfection au plus grand nombre possible des âmes, qui aujourd'hui aspirent ardemment à une vie plus parfaite, Sans doute cette constitution affirme que les associations, ne satisfaisant pas aux normes prescrites, ne constituent pas des « états de perfection », mais elle ne prétend nullement qu'en dehors de ceux-ci, il n'existe pas de tendance véritable à la perfection.

Nous pensons en ce moment à tant d'hommes et de femmes de toutes conditions, qui assument dans le monde moderne les professions et les charges les plus variées et qui, par amour de

Dieu et pour le servir dans le prochain, lui consacrent leur personne et toute leur activité. Ils s'engagent à la pratique des conseils évangéliques par des voeux privés et secrets, connus de Dieu seul, et se font guider, pour ce qui regarde la soumission de l'obéissance et la pauvreté, par des personnes, que l'Eglise a jugées aptes à cette fin, et à qui elle a confié la charge de diriger les autres dans l'exercice de la perfection. Aucun des éléments constitutifs de la perfection chrétienne et d'une tendance effective à son acquisition ne fait défaut chez ces hommes et ces femmes : ils y participent donc vraiment, bien qu'ils ne soient engagés dans aucun état juridique ou canonique de perfection.

Il est clair que la perfection chrétienne dans les éléments essentiels de sa définition et de sa réalisation ne prête à aucune rénovation ou adaptation. Mais, puisque les conditions de la vie moderne subissent de profonds changements, la manière de s'y appliquer demandera de son côté des modifications. Celles-ci affecteront ceux qui vivent dans les états de perfection et ceux qui n'en font point partie ; mais plus encore ceux-ci, surtout s'ils occupent un rang social élevé et de plus hautes charges. Ne sont-ils pas contraints alors de s'entourer d'un certain appareil d'aisance, de participer à des fêtes officielles, d'utiliser des moyens de transport coûteux : toutes choses qui paraissent difficilement conciliables avec le souci constant de mortification de quiconque désire suivre et imiter le Christ pauvre et humble ? Et pourtant, au milieu des biens matériels, ils ne s'écartent en rien de l'entière consécration d'eux-mêmes à Dieu et ne cessent d'offrir au Seigneur un holocauste sans réserves. Telle est l'oeuvre de la grâce qui opère dans l'homme selon la parole du Christ : « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » (Lc 18,27).

II

LES ÉTATS DE PERFECTION



Les problèmes d'adaptation et de rénovation à l'intérieur des états de perfection retiendront davantage Notre attention, et Nous considérerons d'abord les personnes qui en font partie, puis les communautés elles-mêmes, dans leur tendance à la perfection.

i. LES MEMBRES DES ÉTATS DE PERFECTION

Au sujet des personnes individuelles, Nous ne soulignerons qu'un seul point : ce que Nous avons dit, dans la première partie de Notre discours, sur la perfection de la vie chrétienne en général, s'applique aux membres de tous les états de perfection et forme leur devoir premier et essentiel, qu'ils soient inférieurs ou supérieurs ; ils doivent s'unir à Dieu par la charité et s'offrir à lui en holocauste, imiter et suivre le Christ, sa doctrine, sa vie et sa Croix, se consacrer au service de l'oeuvre du Christ, l'Eglise, comme des membres choisis et actifs du Corps mystique. Mais une fois bien établie cette obligation essentielle, il ne leur est pas interdit de penser à la rénovation et à l'adaptation des moyens de s'en acquitter, sans manquer toutefois au respect dû à la traduction, et sans déroger aux prescriptions que les Constitutions considèrent comme inviolables ; les inférieurs observeront en outre la discipline religieuse, qui leur interdit de s'arroger ce qui relève de la compétence des Supérieurs et d'entreprendre de leur propre initiative des réformes, qu'ils ne peuvent tenter sans leur autorisation.




2. LES COMMUNAUTÉS ELLES-MÊMES

Un premier point s'offre à l'examen : celui des relations mutuelles entre la communauté comme tout, et les individus, supérieurs ou inférieurs, qui la constituent. Deux éléments importants demandent ici considération : d'abord, l'esprit caractéristique, par lequel s'expriment les relations mutuelles des communautés avec leurs membres ; puis, les obstacles qu'engendrent certains préjugés contre l'obéissance religieuse, de laquelle dépend essentiellement la rénovation de l'esprit propre à la communauté.

Les Supérieurs majeurs ont le devoir de conserver à leur communauté sa physionomie propre.

Une société organisée constitue un tout et possède une physionomie typique, que chacun des membres contribue pour sa part à déterminer. Tout effort d'adaptation, entrepris à l'intérieur de ce groupement, entraîne nécessairement certaines modifications de son esprit propre ; c'est dire, qu'on touche en quelque sorte à ses fibres les plus intimes. Or chaque société tient à conserver cet esprit intact, comme c'est son droit et son devoir ; elle désire en voir ses membres imprégnés et préoccupés d'en pénétrer leur vie. L'Eglise de son côté et les Souverains Pontifes, en approuvant un genre de vie déterminé, entendent qu'il se conserve dans toute sa pureté et y veillent avec soin.

Si l'on tombe d'accord pour reconnaître aux Supérieurs majeurs le droit de dire aux inférieurs quel est l'esprit de leur communauté, une question reste posée pour tous : où trouver l'expression objective de cet esprit ? Les Supérieurs majeurs ne peuvent en décider selon leur goût ou leur impression, même en toute bonne foi et sincérité. Si le Supérieur majeur est aussi le fondateur, et s'il a reçu de l'Eglise l'approbation de ses idées personnelles, comme norme d'un état de perfection, il lui est toujours loisible d'en appeler à ses intentions propres. Mais dans le cas contraire, il doit revenir à l'idée du fondateur, telle qu'elle est exprimée dans les Constitutions approuvées par l'Eglise. Il ne lui suffit donc pas d'une conviction subjective, même étayée par tel ou tel passage des Constitutions. Lorsque le Supérieur propose aux membres de sa communauté l'esprit véritable du fondateur, il exerce son droit et les inférieurs doivent, en conscience, lui obéir. Les droits des Supérieurs et les devoirs des inférieurs sont en cela corrélatifs. L'Eglise et les Souverains Pontifes entendent toujours défendre les droits et urger les devoirs, mais sans sortir des justes limites. Pour éviter d'exaspérer les uns et les autres et conserver la paix, il suffit que chacun reconnaisse et pratique cette norme, qui fut depuis des siècles celle de l'Eglise et des Papes, et reste toujours en vigueur.



Le voeu d'obéissance et l'épanouissement de la personnalité du religieux.

Pour en venir aux difficultés actuelles de l'obéissance religieuse, on remarque que le mouvement d'adaptation a provoqué en ce domaine une certaine tension ; non que fasse défaut un désir sincère de tendre à la perfection au moyen de l'obéissance, mais parce qu'on en accentue aujourd'hui certains traits, que même des religieux sérieux et de conscience délicate voudraient voir disparaître. On l'accuse en particulier de mettre en péril la dignité humaine du religieux, d'entraver la maturation de sa personnalité, de fausser son orientation vers Dieu seul. Ces objections, semble-t-il, s'appuient sur certaines désillusions éprouvées personnellement ou remarquées chez d'autres et font appel aussi à diverses considérations juridiques.

Afin de dissiper un sentiment de tristesse, issu d'une interprétation erronée des principes qui gouvernent la vie religieuse ou d'erreurs pratiques dans leur application, qu'on se rappelle d'abord la parole du Seigneur : « Venez à moi, vous qui peinez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai... Devenez mes disciples, car je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Mt 11,29). Si le Seigneur exhorte ainsi les hommes à se charger de son joug, c'est pour leur enseigner qu'au-delà de l'observance légale, facilement onéreuse et dure à porter, ils ont à découvrir le sens de la vraie soumission et de l'humilité chrétienne. Bien loin d'offenser la dignité de celui qui s'y soumet, elles le libèrent intérieurement, lui représentent l'acceptation de son état de sujétion non comme une contrainte imposée du dehors, mais comme une remise de soi entre les mains de Dieu dont la volonté s'exprime à travers l'autorité visible de ceux qui ont mission de commander. Le Supérieur de son côté exercera ses pouvoirs dans le même esprit évangélique : « Que le plus grand parmi vous, se comporte comme le plus jeune et celui qui commande comme le serviteur » (Lc 22,26). La fermeté nécessaire s'accompagnera donc toujours chez lui du respect profond et de la délicatesse d'un coeur paternel.

L'état religieux fait-il obstacle à l'évolution harmonieuse de la personnalité humaine ? La contraint-il à rester dans un certain « infantilisme », comme d'aucuns le prétendent ?

Qu'on observe donc sans préjugé le comportement des hommes et des femmes, qui appartiennent aux états de perfection ! Personne n'oserait certes affirmer que la plupart d'entre eux souffrent d'infantilisme dans leur vie intellectuelle et affective ou dans leur action. Mais, poussant plus loin l'objection, on ne pourrait pas non plus prétendre que, du moins, les communautés et les Supérieurs les contraignent, au fil du temps, à adopter des manières de penser et d'agir qui prêteraient à ce reproche. Ceux qui s'en plaignent doivent se souvenir que saint Paul, fixant aux fidèles le but d'une vie ordonnée selon la foi, les invite à croître dans « l'édification au Corps du Christ », jusqu'à constituer « l'homme parfait, dans la force de l'âge, qui réalise la plénitude du Christ. Ainsi », continue-t-il, « nous ne serons plus des enfants hésitants » (Ep 4,12-13). L'apôtre ne permet donc pas aux fidèles de céder à l'infantilisme, mais il exige qu'ils deviennent des « hommes parfaits ». D'ailleurs, dans la première épître aux Corinthiens, il rejetait de la façon la plus explicite chez les chrétiens adultes les modes de penser et de sentir, qui caractérisent l'enfance. « Quand j'étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant. Mais devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant » (1Co 13,11).

Ce texte, Nous le citions déjà dans Notre allocution du 18 avril 1952 2 sur l'éducation de la conscience chrétienne, pour rappeler que le rôle d'une saine éducation est d'apprendre à l'homme à user judicieusement de sa liberté et à se passer de l'éducateur. Que chaque membre des états de perfection, supérieur ou inférieur, s'applique les paroles de l'apôtre ; alors tout danger d'infantilisme s'évanouira, sans pour autant mettre en cause le respect de l'autorité légitime ni la soumission sincère à ses décisions.

Nous ne revenons pas non plus sur ce que Nous avons dit dans Notre allocution du 8 décembre 1950 au premier Congrès des états de perfection3, en réponse aux objections avancées contre une prétendue diminution de la valeur personnelle et sociale du religieux ; si ses droits subissent une certaine limitation, l'état auquel il appartient, l'offrande qu'il fait de lui-même par l'obéissance, lui confèrent une dignité qui compense largement le sacrifice consenti.



Le Supérieur ne constitue nullement un obstacle interposé entre Dieu et le religieux.

L'on tire encore argument contre l'obéissance du fait que la dépendance de l'homme à l'égard du Supérieur s'opposerait au domaine suprême et direct de Dieu sur les consciences. Prétendre que l'homme dépende d'un autre jusque dans sa vie personnelle et son activité, n'est-ce pas conférer au Supérieur des prérogatives réservées à Dieu seul ?

2 Cf. Documents Pontificaux 1952, p. 138.

3 Cf. Documents Pontificaux 1950, pp. 589-591.




En fait, l'Eglise n'a jamais défendu ni approuvé pareille thèse. Elle regarde l'obéissance comme un moyen pour mener l'homme à Dieu. Parce que le motif qui l'inspire est celui de l'union à Dieu et qu'elle est ordonnée finalement à l'accroissement de la charité, le Supérieur ne constitue nullement un obstacle interposé entre Dieu et l'inférieur et détournant à son profit l'hommage adressé à Dieu seul. Le Supérieur ne peut commander qu'au nom du Seigneur et en vertu des pouvoirs de sa charge, et l'inférieur ne doit obéir que par amour du Christ, et non pour des motifs humains d'utilité et de convenance ; encore moins par pure contrainte. De la sorte, il conservera, dans la soumission la plus complète, l'empressement joyeux de qui ratifie, par l'engagement concret de chaque jour, la donation totale de soi-même au Maître unique.



Il faut tendre à l'union et la collaboration bienveillante entre communautés.

Le programme de votre second Congrès général montre qu'il doit traiter abondamment des relations des communautés entre elles, dans la ligne du mouvement de rénovation et d'adaptation que vous poursuivez. Aussi n'est-ce pas Notre dessein d'entrer ici dans les détails. Nous sommes certain d'ailleurs que l'on observera fidèlement les règles fixées par la Sacrée Congrégation des Religieux. Il Nous suffira de rappeler que, tout en conservant les distinctions qui existent, et doivent exister, entre les communautés, il faut tendre avec sincérité et bienveillance à l'union et à la collaboration. Il existe en effet une sorte de « bien commun » des communautés, lequel suppose que chacune est prête à tenir compte des autres, à s'adapter aux exigences d'une coordination qui comporte nécessairement aussi quelque renoncement en vue du bien général.

De vos communautés, unies par la grâce divine dans le Corps de l'Eglise, vaut par analogie ce que saint Paul expose dans le passage bien connu de la première épître aux Corinthiens (xn, 12-27) sur Ies rapports des membres entre eux ; chacun de ceux qui appartiennent au Corps mérite à ce titre le secours de la collaboration de tous en vue de l'unique bien commun, celui de la sainte Eglise. Il est aisé d'en déduire les sentiments d'estime, de bienveillance, d'obligeance, le désir de collaborer, la sainte émulation, le désintéressement magnanime, qui présideront aux rapports des communautés entre elles. Chaque membre doit assurément tenir à sa nature et à sa fonction propre dans le corps, mais il doit aussi comprendre et respecter la fonction des autres et savoir composer avec eux en vue du plus grand bien commun.

Nécessité de maintenir confiant et docile le contact avec le Saint-Siège.

Ce qui concerne les rapports des états de perfection avec le Vicaire du Christ et le Saint-Siège, n'a guère besoin d'être rappelé : les prérogatives du Siège apostolique, fondées sur l'institution du Christ lui-même, et que l'Eglise au cours des siècles n'a fait qu'élucider et préciser, doivent demeurer inébranlables et sacrées. Si tout fidèle les respecte et s'y conforme, ceux qui sont dans un état de perfection sauront sur ce point donner l'exemple à tous. Il importe donc de chercher et de maintenir le contact avec lui. Dans l'Encyclique Humani generis, Nous avons souligné que la volonté d'éviter le contact et de se tenir à distance fut une raison importante des erreurs et des déviations qui s'y trouvent signalées ; et cette attitude regrettable fut le fait en particulier de certains membres des états de perfection. Ce contact, pour être efficace, sera plein de confiance, de sincérité, de docilité.

Le Siège apostolique désire recevoir de vous des informations non seulement véridiques, mais encore franches, qui permettent de connaître le véritable état de chaque communauté en ce qui concerne la doctrine et la vie, la formation ascétique et l'observance, la discipline religieuse et l'administration temporelle, et ainsi du reste. C'est alors seulement qu'il est possible de promouvoir le bien et de corriger à temps le mal, car dans les dispositions d'esprit favorables dont Nous parlons, les réponses, règles et instructions du Saint-Siège portent leurs fruits.

Il est encore une chose sur laquelle Nous ne voulions pas manquer l'occasion de dire un mot, c'est la volonté de « centralisation », que beaucoup prêtent au Saint-Siège et lui reprochent. Le mot « centralisation » peut désigner un système de gouvernement, qui prétend tout appeler à soi, tout décider, tout diriger, réduisant les subalternes au simple rôle d'instruments. Cette centralisation est absolument étrangère à l'esprit des Pontifes Romains et du Siège apostolique. Mais le Saint-Siège ne peut renoncer à sa qualité de centre directeur de l'Eglise. Tout en laissant aux Supérieurs constitués les initiatives prévues par les Constitutions, il doit réserver son droit et exercer sa fonction de vigilance.

Ce qu'il conviendrait de dire au sujet de la rénovation et de l'adaptation des rapports des communautés entre elles et avec le Saint-Siège se trouve suffisamment indiqué, Nous semble-t-il, dans votre programme. Les principes, que Nous avons rappelés, vous offrent une direction et Nous ne doutons pas que vous saurez les approfondir avec fruit.

Le domaine de la perfection, dans lequel Nous avons fait avec vous quelques pas, est fort vaste et fort beau, mais il y reste encore des zones à explorer. Nous avons attiré votre attention sur la perfection en général et sur la perfection dans l'état de perfection. Nombreux sont aujourd'hui non seulement les clercs et les religieux, mais aussi les laïcs qui s'intéressent à ces questions ; en les confrontant avec certaines idées et principes modernes, ils y entrevoient des problèmes sérieux et complexes, dont la solution leur échappe cependant, malgré le vif désir qu'ils ont de la trouver. C'est pourquoi Nous avons voulu leur apporter quelque lumière, en rappelant les principes qui permettent d'y répondre.

En terminant ce discours, Nous vous laisserons encore une pensée de saint Paul dans son épître aux Colossiens (ni, 14) : « Par-dessus tout, ayez la charité, en laquelle se noue la perfection ». Au-delà des problèmes et des discussions, cherchez surtout l'union à Dieu, et vous approcherez sans cesse davantage de la perfection. Telle est la grâce que Nous vous souhaitons et que Nous implorons sur vous du Très-Haut, en vous accordant du fond du coeur Notre paternelle Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION AU CONSEIL INTERNATIONAL DE LA CHASSE

(i2 décembre 1957) 1






Voici l'allocution que le Souverain Pontife adressa, en français, aux participants à la réunion du Conseil international de la chasse, auxquels une audience spéciale était accordée le jeudi 12 décembre :

Le Conseil international de la chasse, auquel vous appartenez, Messieurs, se propose depuis plusieurs dizaines d'années de pourvoir à la protection et à la multiplication judicieuse du gibier dans le monde entier. Une association internationale s'imposait pour mener à bien cette entreprise, car il était nécessaire de coordonner des données scientifiques et pratiques fort diverses et susceptibles de varier grandement d'une nation à l'autre. Ce sont d'abord les informations sur la situation du gibier lui-même, ses conditions de vie, ses migrations, sa reproduction ; ce sont aussi les lois, dont il fait l'objet dans chaque pays : temps et mode de chasse, mesures de défense et développement des réserves. La collaboration des juristes et des naturalistes ne pouvait devenir vraiment efficace, qu'en posant les problèmes sur le plan international, ainsi que vous l'avez fait depuis longtemps.

En poursuivant un but qui pourrait sembler à certains de moindre intérêt, vous préservez en réalité de précieux éléments du patrimoine de l'humanité, et à ce titre Nous Nous réjouissons de l'influence que confère à votre Conseil le haut patronage de nombreuses personnalités.

Avant d'être une ressource alimentaire, en effet, le gibier constitue une part notable de la faune terrestre ; plus s'appro

fondissent les études des savants, et mieux l'on voit l'importance et l'utilité de nombreuses espèces traditionnellement considérées comme nuisibles. Il est arrivé malheureusement que, s'appuyant sur des jugements erronés, une chasse effrénée ait complètement exterminé certains animaux, dont il faut regretter la disparition, non seulement pour les travaux des naturalistes, mais aussi et d'abord pour l'harmonieux équilibre de la faune et de la flore de la région. C'est finalement l'habitat de l'homme qui s'en trouve plus ou moins modifié, au point d'influer sur les cultures et la vie même d'une population.

De là il est facile de saisir l'importance d'une surveillance, méthodiquement organisée sur le plan international et soutenue par des textes législatifs adéquats.

Ces brèves réflexions suffiront à vous montrer, Messieurs, que Nous mesurons l'intérêt de vos réunions et que Nous en souhaitons de fructueux résultats. Votre venue à Rome aura été pour Nous l'occasion agréable de vous recevoir et d'implorer les faveurs divines sur vous, sur vos familles, et sur toutes les personnes que vous désirez recommander à Nos prières. A tous Nous accordons bien volontiers une paternelle Bénédiction apostolique.


RADIOMESSAGE DE NOËL

(22 décembre 1957) 1






C'est dans la matinée du dimanche 22 décembre que le Souverain Pontife adressa au monde entier son traditionnel message de Noël. Voici la traduction du texte italien :



EN HAUT LES REGARDS - LE MYSTÈRE DE NOËL

Leva, Jérusalem, oculos tuos, et vide potentiam regis : ecce Salvator venit solvere te a vinculo. « Lève les yeux, Jérusalem, et vois la puissance du roi : voici que le Sauveur vient défaire tes liens 2. » Cette invitation maternelle de l'Eglise de lever les yeux vers le ciel pour en attendre le Dieu Sauveur, et avec lui, la suppression des désharmonies qui entravent les âmes, Nous désirons vous la répéter, chers fils et filles du monde catholique, comme salut paternel en cette fête de Noël qui trouve les hommes les regards levés en haut, sans doute, mais le coeur lourd d'angoisse à cause de l'incertitude qui pèse sur le sort de la famille humaine et de sa demeure terrestre elle-même.

1 D'après le texte italien des A. A. S., 50, 1958, p. 5 ; traduction française de VOsseroatore Romano, du 27 décembre 1957.

2 Brév. romain, lundi de la ire semaine de l'Avent, ant. à Magnificat.




Ce n'est pas ainsi que les pasteurs de Bethléem et les mages d'Orient scrutèrent les cieux, quand aux uns, apparurent les anges et qu'aux autres se montra l'étoile mystérieuse annonçant la naissance du Fils de Dieu sur la terre. Une profonde stupeur envahit leurs âmes à la nouvelle et au spectacle des Magnalia Dei (Ac 2, 2, 1P 2,9), des grandes et merveilleuses entreprises de Dieu qui touchaient le comble et la perfection de toute grandeur possible en ce tendre enfant, né dans la cité

de David, enveloppé de pauvres langes et reposant dans une humble crèche (Lc 2,12). Leur stupeur cependant n'avait rien de commun avec la stupéfaction et l'écrasement que provoquent habituellement les grandeurs terribles, mais elle se changea en doux réconfort, en paix ineffable, en apaisante harmonie, telles que Dieu seul peut les répandre dans les esprits des hommes qui le cherchent, l'accueillent et l'adorent.




GRANDEURS DE L'HOMME ET GRANDEURS DE DIEU

Toutefois, devant l'événement inouï de la venue du Verbe divin dans le monde, devant ce fait qui dépasse tous les autres dans l'histoire du genre humain et mérite donc la plus haute admiration, tous les hommes ne s'inclinent pas pour adorer, prisonniers qu'ils sont pour ainsi dire de leur petitesse même, et presque incapables d'imaginer les ressources de la grandeur infinie. D'autres, contemplant le vaste développement de la science moderne qui a étendu la connaissance et le pouvoir de l'homme jusqu'aux espaces sidéraux, comme fascinés et aveuglés par les résultats qu'ils ont obtenus, ne savent admirer que les « grandeurs de l'homme », et ferment volontairement les yeux aux « grandeurs de Dieu ». Ignorant ou oubliant que Dieu est encore plus haut que les cieux mêmes et que son trône repose sur la tête des étoiles (Jb 22,12) ils n'aperçoivent plus la vérité et le sens de l'hymne chanté par les Anges sur la grotte où se manifesta la grandeur divine suprême : Gloria in excelsis Deo ; ils sont tentés au contraire de le remplacer par un « Gloire sur terre à l'homme », à l'homme qui invente et réalise tant de choses, à l'homo faber comme l'appellent certains philosophes, parce qu'il a révélé sa grandeur dans les oeuvres qui semblent dépasser toute mesure humaine.

Le moment est venu de ramener à de justes proportions l'admiration de l'homme moderne pour lui-même. Tempérant d'une sage modération cette sorte d'ivresse que suscitent les conquêtes modernes de la technique, les admirateurs de l'homo faber devraient se persuader qu'en s'arrêtant avec émerveillement et dans une attitude d'adoration devant la crèche du Dieu enfant, ils ne retarderaient pas leur course au progrès mais la couronneraient de la perfection de l'homo sapiens.

ANGOISSES DE L'HOMME MODERNE DEVANT LES NOUVELLES CONQUÊTES DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNIQUE

En effet, « artisan » et « spirituel » à la fois, cet homme reconnaît facilement que tout ce que Dieu fait et manifeste dans le mystère de Noël surpasse incomparablement toute force, énergie et efficacité humaines, de la même manière que l'infini surpasse le fini. Avec une sensibilité plus vive et plus plénière que celle qui en amène d'autres à admirer sans réserves un produit matériel quelconque, il éprouve la douceur de l'extase devant l'Enfant divin qui porte sur ses épaules la souveraineté (Is 9,6). En lui, il voit les merveilles du Dieu éternel qui se revêt du temps, du Dieu immense et tout-puissant qui s'astreint aux limites de l'espace et de la faiblesse, du Dieu de majesté devenu « bonté de notre Sauveur » (Tit., ni, 4), plein d'infinie miséricorde et d'amour.

Aussi l'ange qui annonça aux bergers les merveilles de Noël, commença par les encourager : « Ne craignez pas, car je vous donne la nouvelle d'une grande joie pour tout le peuple » (Lc 11,12). Bien différents au contraire les sentiments que provoque l'annonce des nouvelles merveilles de la technique. Une fois passé le premier mouvement d'exultation, les hommes d'aujourd'hui, devant l'accroissement inattendu de leurs connaissances et les conséquences qui en découlent, devant cette invasion iouïe dans le microcosme et le macrocosme, tourmentés d'une certaine anxiété, se demandent s'ils conserveront leur maîtrise du monde ou s'ils tomberont victimes de leur progrès. Les changements imprévisibles auxquels conduisent les nouvelles voies ouvertes par la science et la technique modernes sont regardés par certains comme quelque chose de désharmonieux, destiné à jeter le trouble et le désordre dans l'unité faite d'ordre et d'harmonie qui est le propre de la raison humaine ; par d'autres, au contraire, ils sont considérés comme des motifs de sérieuse appréhension pour la survivance même de leurs auteurs. L'homme commence à craindre le monde qu'il croit avoir désormais en main ; il le craint plus que jamais et surtout là où Dieu ne vit pas vraiment dans les esprits et dans les coeurs, Dieu dont le monde — tout entier et sous tous rapports — est l'oeuvre, dans lequel il a imprimé sa marque ineffaçable, Dieu tout-puissant, Esprit absolu, Etre très sage et Source de tout ordre, harmonie, bonté et beauté.


LE CHRIST. SOURCE D'HARMONIE DANS LE MONDE

A ce genre humain, composé pour une large part d'hommes qui s'admirent uniquement eux-mêmes mais qui commencent à se craindre eux-mêmes et leur monde, Nous indiquons encore une fois les sentiers de Bethléem. Ils trouveront là celui qu'ils cherchent, celui dont l'apôtre dit : « Tout fut créé par lui et à son image ; et il est avant toutes choses, et toutes les choses subsistent par lui » (Col 1,16-17).

Telle est la vérité salutaire qui brille dans l'humble grotte et que Nous voulons voir resplendir dans vos esprits. En particulier, le Christ nouveau-né apparaît et s'offre au monde d'aujourd'hui.

1. — comme réconfort de ceux qui déplorent les désharmonies et désespèrent de l'harmonie du monde ;

2. — comme gage de l'harmonie du monde ;

3. — comme lumière et voie de tout effort du genre humain pour établir l'harmonie dans le monde.

I

LE CHRIST CONSOLATEUR DANS LES DÉSHARMONIES DE CE MONDE

Dès son premier contact avec l'univers, l'homme fut ravi de son incomparable beauté et de son harmonie. Le ciel étin-celant de lumière ou constellé d'étoiles, les océans aux étendues immenses et aux teintes variées, les cimes inaccessibles des monts couronnés de neige, les vertes forêts frémissantes de vie, la succession réglée des saisons, la variété multiforme des êtres, lui arrachèrent du coeur un cri d'admiration ! Participant lui-même à la beauté, il l'entrevit jusque dans les éléments déchaînés, comme une expression de la puissance du Créateur : Potentior aestibus maris, potens in excelsis est Dominus (Ps., xcn, 4) ; Tonabit Deus in voce sua mirabiliter (Job, xxxvii, 5). Avec raison, un peuple antique de haute civilisation ne trouva pas de mot plus apte pour désigner l'univers que « cosmos » c'est-à-dire ordre, harmonie, beauté. Pourtant, chaque fois que l'homme se contempla lui-même et compara ses propres aspirations avec ses oeuvres, il éclata en gémissements de découragement à cause des contradictions, désharmonies et désordres trop nombreux qui déchiraient sa vie.



LES DÉSHARMONIES DU COSMOS



Comme celui du passé, l'homme moderne se débat entre l'admiration extatique du monde de la nature, exploré jusque dans ses retraites les plus profondes et les plus lointaines, et l'amertume du découragement que lui procure l'existence chaotique dont il est lui-même responsable. Le contraste entre l'harmonie de la nature et la désharmonie de la vie, au lieu de s'atténuer avec l'accroissement de la capacité de connaître et d'agir, semble au contraire le suivre comme une ombre sinistre. Dans l'isolement dont il s'entoure, l'homme moderne ne fait que répéter les lamentations du patient de Hus : « Voici que je crie à l'oppression et personne ne m'écoute ; je demande de l'aide mais il n'y a point de justice » (Jb 19,7). Eh bien ! arrêtons-Nous pour écouter sa plainte, pour mieux comprendre ses sentiments intimes et pour lui montrer celui qui peut vraiment dissiper ses ténèbres et rendre l'harmonie à son existence contrariée.



LE PESSIMISME TOTAL N'EST PAS JUSTIFIÉ



Dans une partie de l'humanité actuelle, la vue des désharmonies du monde aboutit à un jugement de condamnation de toute la création, comme si la désharmonie en devait être la marque nécessaire, la fatalité inévitable, devant laquelle il ne reste à l'homme qu'à se croiser les bras et à se résigner, en cherchant tout au plus à se récréer de quelques plaisirs éphémères arrachés au désordre régnant lui-même. Ce pessimisme total qui s'empare le plus souvent des âmes ouvertes à l'optimisme le plus large et même absurde, provient de ce qu'on étend à tout le cosmos et à ses lois fondamentales les incohérences indéniables que le monde présente et dont on fait retomber la faute sur le Créateur lui-même. C'est ainsi que cèdent aux assauts du pessimisme total ceux qui ne savent voir dans le monde que l'océan de cruautés et de douleurs déchirant individus et peuples, qui accompagne directement ou indirectement les réalisations du progrès extérieur.

D'autres sont amenés à désespérer des possibilités de restaurer l'harmonie par le fait, grave en soi, des hommes qui se laissent attirer si fortement par l'attrait des nouveautés, qu'ils méprisent les autres valeurs authentiques, en particulier celles qui soutiennent la société humaine. Beaucoup d'autres enfin capitulent, pour ainsi dire, devant le pessimisme total quand ils observent le fait lamentable d'hommes extérieurement en progrès et qui deviennent intérieurement des non-civilisés.




SES CAUSES



Si l'on pousse ensuite la recherche jusqu'aux racines de ces faits, l'espoir s'amenuise encore parce que leurs causes accusent des désharmonies plus profondes et en promettent encore de plus graves. Comment donc expliquer tant d'indifférence pour le droit d'autrui à la vie, tant de mépris des valeurs humaines, tant d'abaissement dans le ton de la vraie civilisation, sinon par le fait que le progrès matériel prépondérant a décomposé le tout harmonieux et heureux de l'homme, l'a comme mutilé de la sensibilité à ces idées et à ces valeurs en le perfectionnant uniquement dans une direction déterminée ? A l'homme né et éduqué dans un climat de technicité rigoureuse, manquera nécessairement une partie, et non la moins importante, de sa totalité, comme si elle s'était atrophiée sous l'influence de conditions hostiles à son développement naturel. Comme une plante cultivée dans un terrain auquel on aurait soustrait des substances vitales, manifeste telle ou telle qualité mais ne reproduit pas le type entier et harmonieux, ainsi la civilisation « progressiste », Nous voulons dire uniquement matérialiste, en bannissant certaines valeurs et éléments nécessaires à la vie des familles et des peuples, finit par priver l'homme de la faculté authentique de penser, de juger et d'agir. Celle-ci en effet, pour saisir le vrai, le juste, l'honnête, pour être en un mot « humaine », exige la plus grande extension et cela en tous sens. Le progrès technique, au contraire, quand il emprisonne l'homme dans ses anneaux, le séparant du reste de l'univers, spécialement du spirituel et de la vie intérieure, le conforme à ses propres caractères dont les plus notables sont : la superficialité et l'instabilité. Le processus de cette déformation n'est pas mystérieux si l'on considère la tendance de l'homme à accepter l'équivoque et l'erreur quand elles lui promettent une vie plus facile. Regardez, par exemple, la substitution équivoque de valeurs réalisées par le progrès admirable de la vitesse mécanique. Fasciné par elle et transposant les avantages de la rapidité du mouvement à des choses qui n'attendent pas leur perfection de changements rapides mais, au contraire, acquièrent la fécondité dans la stabilité et la fidélité aux traditions, l'homme « aux vitesses folles » tend à devenir dans la vie comme un roseau agité par le vent, stérile d'oeuvres durables et incapable de se soutenir lui-même et de soutenir les autres. Une équivoque semblable dérive de l'accroissement, admirable en soi, de l'efficacité des sens, auxquels les prodigieux instruments modernes de recherches donnent le pouvoir de voir, d'écouter, de mesurer ce qui existe, ce qui se meut et se transforme, presque dans les derniers recoins de l'univers. Fier d'un pouvoir à ce point accru et presque entièrement absorbé par l'exercice des sens, l'homme « qui voit tout » est porté, sans s'en rendre compte, à réduire l'application de la faculté pleinement spirituelle de lire au dedans des choses, c'est-à-dire de l'intelligence, à devenir toujours moins capable de mûrir les idées vraies dont la vie se nourrit. De même les applications multiples de l'énergie matérielle, admirablement accrue, tendent chaque jour davantage à renfermer la vie humaine dans un système mécanique qui fait tout par lui-même et à ses propres frais, diminuant ainsi les stimulations qui auparavant le contraignaient à développer son énergie personnelle.



LE MONDE RAMENÉ A L'HARMONIE PREMIÈRE EN ADHÉRANT AU CHRIST



Il existe donc de profondes désharmonies dans l'homme nouveau créé par le progrès ; mais bien qu'elles soient pleines de péril, elles ne justifient pas le désespoir des pessimistes à outrance ni la résignation des inertes. Le monde peut et doit être ramené à l'harmonie primitive qui fut le thème du Créateur aux origines, quand il fit participer son oeuvre à ses perfections (Qo 16,25-26). Le suprême appui de cette espérance se trouve dans le mystère de Noël : le Christ, Homme-Dieu, auteur de toute harmonie, visite son oeuvre. Comment la créature pourrait-elle désespérer du monde si Dieu même ne désespère pas ?

si le Verbe divin, par qui furent faites toutes choses, se fit chair et habita parmi nous, afin que resplendisse finalement sa gloire de Fils unique du Père (Jn 1,3 et ss.) ? Et comment la gloire du créateur et restaurateur de toutes choses pourrait-elle resplendir dans un monde qui serait fondé nécessairement sur les contradictions et les désharmonies ?

Le pessimisme de ceux-là et leur résignation inerte ne pourront jamais être acceptés par le christianisme parce qu'ils s'opposent à l'idée chrétienne de l'homme. Dès les origines, saint Paul s'éleva contre le préjugé des anciens selon lequel le sort des hommes était dirigé fatalement par les forces et les mouvements de la nature. C'est pourquoi il remarquait : nous ne sommes pas soumis aux forces de la nature mais au Christ qui nous a rendus libres et héritiers de Dieu (Ga 4,3-4). Toute rédemption et toute liberté nous viennent donc du Christ, non de la nature, qui toujours — et peut-être aujourd'hui davantage, alors que règne la technique — est prête à river ses chaînes. L'homme moderne, de son côté, est plus exposé à redevenir esclave de la nature, parce que, à la différence de l'homme antique qui lui était soumis par ignorance et par faiblesse, il est soumis à sa forte pression en vertu de la vaste connaissance qu'il en a et de l'application de ses énergies, et donc prêt à lui rendre pour ainsi dire un culte d'adoration et de remerciement pour les merveilles qu'il y découvre et les bienfaits immédiats qu'il en retire.

Les invitations de l'apôtre à briser les chaînes du servage imposé par la nature en choisissant le Christ et en adhérant à Lui sont donc plus réelles que jamais. Lui, et pas un autre, est votre Dieu, Auteur et Seigneur de la nature, votre libérateur et sauveur. Par lui vous êtes destinés à « devenir fils de Dieu » (Jn 1,12), et non esclaves des éléments de ce monde ; vous êtes appelés non à perfectionner partiellement telle ou telle faculté, mais à restaurer dans l'homme entier l'image parfaite de Dieu, harmonie lui-même et source de tout ordre dans le cosmos.

Toutefois, ces vérités éclatantes, capables de restaurer la dignité de l'homme et d'en ranimer les espérances, sont repoussées par ceux qui n'arrivent pas à établir un rapport de nécessité entre l'éternel et le temporel, entre le Créateur et les créatures et écartent au contraire Dieu du monde, comme des êtres trop différents et trop distants, et donc sans liens réciproques.

Cependant, la venue du Fils de Dieu sur la terre démontre visiblement les rapports intimes qui lient le contingent à l'éternel. Le monde et l'homme n'auraient ni raison ni possibilité de subsister s'ils ne participaient à l'être éternel de Dieu créateur. Le monde créé et fini naviguant nécessairement sur l'océan de l'éternité divine, en suit, pour ainsi dire, le cours et les lois. Avec raison, saint Augustin, ainsi que beaucoup d'autres sages anciens et modernes, affirment que le monde, bien que créé et contingent, est régi par une loi suprême et éternelle dont il tire lui-même consistance et dignité. En fait, c'est cette loi éternelle qui élève la créature, de soi finie, à la dignité de reflet de l'infini et de l'éternel. Elle le fait en vertu de l'ordre essentiel inscrit en toute chose, de la cohérence et de l'harmonie intimes dont le monde est plein. Mais si l'on rejette le concept même de l'éternité de Dieu et la possibilité pour lui de faire part aux créatures de quelque chose de lui-même, il est vain de parler d'ordre et d'harmonie du monde. Par de telles négations cependant, on n'éteint pas en l'homme la soif d'harmonie, d'ordre, de bonheur. L'homme alors se trouve contraint d'élever au rang de valeur suprême ce qui reste, c'est-à-dire son être concret fini. Mis en dehors de l'ordre extérieur du monde et de toute harmonie du monde, il doit choisir une vie qui n'est qu'une préoccupation continuelle au sujet de son existence et comme un chemin vers la mort, bien qu'elle tire un certain orgueil affecté de sa nature finie. L'homme moderne qui ne se sent pas lié essentiellement à l'éternel tombe dans l'adoration du fini, au milieu duquel il est en train de se déplacer et de travailler, conscient pour ainsi dire de soi et de tout l'être.

Mais ceci est une fausse représentation de la réalité, qui peut faire illusion mais non apaiser la soif de vérité et des aspirations intimes. Si les hommes veulent l'apaisement de celles-ci, qu'ils aillent à Bethléem, où le Verbe éternel fait chair habita parmi nous pour nous enseigner que toute activité humaine doit tenir de l'éternité toute direction, toute sa productivité et son assurance. Si l'essence même de l'homme est d'être image de Dieu, son action elle aussi doit lui être conforme, comme l'enseigne la sagesse quand elle affirme que « l'agir suit l'être ».

L'action de l'homme sur la terre n'est donc pas condamnée à la désharmonie, mais au contraire destinée à manifester l'harmonie éternelle de Dieu. De la sorte, le Verbe de Dieu incarné affranchit l'homme de la servitude, le sauve du repli stérile sur lui-même, lui rend l'espérance dans les voies du progrès.


Pie XII 1957 - DISCOURS AU CONGRÈS GÉNÉRAL DES ÉTATS DE PERFECTION