Augustin, Sermons 109

109

SERMON CIX. FAIRE PÉNITENCE (1).

465

ANALYSE. - Ce qui nous oblige à faire pénitence, c'est que: 1. notre mort est proche; 2. il est nécessaire, pour échapper aux derniers supplices, de nous entendre pendant la vie avec notre adversaire, c'est-à-dire, de nous conformer à la parole de Dieu; 3. nos jours ne font que s'écouler.

1. En entendant l'Évangile, nous avons vu le Seigneur accuser des hommes qui savent juger d'après l'aspect du ciel, et qui ne savent pas découvrir le temps où la foi montre l'approche du royaume des cieux. Il s'adressait aux Juifs; mais ces paroles s'appliquent aussi à nous.

Ce divin Seigneur Jésus-Christ commença ainsi la prédication de l'Évangile: «Faites pénitence car le royaume des cieux approche (1).» Son précurseur, Jean-Baptiste, commença de même: «Faites pénitence, car le royaume des cieux approche (2).» Aujourd'hui encore le Sauveur blâme ceux qui à cet approche du royaume des cieux refusent de faire pénitence. Il dit en effet: «Le royaume des cieux ne viendra pas de manière à être remarqué;» et encore: «Le royaume des cieux est au dedans de vous (3).»

A chacun donc d'accueillir, comme la prudente l'exige, les avertissements du Sauveur et de ne pas perdre le temps où il fait miséricorde, où il pardonne au genre humain. Pourquoi en effet épargner l'homme, sinon pour l'amener à se convertir et à ne mériter pas la condamnation? Dieu sait quand viendra la fin du siècle; mais ce temps est pour nous le temps de la foi. Quelqu'un d'entre nous sera-t-il encore ici à la fin du monde? Je l'ignore, et il est possible que non. Mais la vie de chacun de nous touche à sa fin, car nous sommes mortels et nous marchons au milieu des périls. Nous en aurions moins à redouter, si nous étions de verre. Qu'y a-t-il de plus fragile qu'un vase de verre? On le conserve néanmoins pendant des siècles; et si on craint pour lui des accidents, il n'est exposé ni à la vieillesse ni à la fièvre. Ne sommes-nous pas plus fragiles et plus faibles? Nous avons à craindre chaque jour, pour notre fragilité, les dangers qui se multiplient autour de nous; si nous y échappons, le temps nous entraîne. On évite un coup, évite-t-on la mort? On se soustrait aux accidents extérieurs, échappe-t-on aux maladies

1. Lc 12,56-59 - 2. Mt 4,17 - 3. Mt 3,2 - 4. Lc 17,20-21

qui naissent au dedans? Ce sont tantôt des vers et tantôt des indispositions subites, et si longtemps que l'on soit épargné, la vieillesse finit par venir, il faut partir sans délai.

2. Ainsi donc écoutons le Seigneur, accomplissons fidèlement ce qu'il ordonne, et voyons quel est cet adversaire dont il nous menace quand il dit: «Lorsque tu vas avec ton adversaire devant un prince, tâche de te dégager de lui en chemin; de peur qu'il ne te livre au prince et le prince à l'exécuteur, et que l'exécuteur ne te jette en prison; car tu n'en sortirais point sans avoir payé jusqu'à la dernière obole.» Quel est donc cet adversaire? Est-ce le diable? Mais nous sommes déjà dégagés d'entre ses mains, et quelle rançon n'a pas été donnée pour notre rachat! C'est de cette rançon que parle l'Apôtre quand il dit, à propos de notre rédemption, que Dieu «nous a arrachés, de la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé (1).» Ainsi nous avons été rachetés, nous avons renoncé au diable; comment donc travailler à nous en délivrer? Quand nous péchons, peut-il nous asservir de nouveau? Il n'est pas l'adversaire dont nous parle le Seigneur.- Ce qui le prouve encore, c'est la manière dont un autre Évangéliste traduit ailleurs la pensée du Seigneur: il suffit de rapprocher et de comparer les deux textes sacrés pour comprendre de quel adversaire il est ici question. Dans le passage que nous examinons, que lisons-nous? «Lorsque tu vas avec ton adversaire devant un prince, tâche de te dégager de lui en chemin.» Ce que l'autre Évangéliste traduit ainsi: «Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, tant que tu chemines avec lui;» le reste du texte: «De peur que ton adversaire ne te livre au juge, et le juge à l'exécuteur, et que l'exécuteur ne te jette en prison,» est identique à ce que nous avons déjà vu (2). Ainsi les deux auteurs expriment la même

1. Col 1,13 - 2. Mt 5,25

466

pensée. «Tâche de te dégager de lui en chemin,» dit l'un. «Accorde-toi avec lui,» dit l'autre. Sans cet accord en effet, tu ne saurais recouvrer ta liberté. Veux-tu donc te tirer d'entre ses mains? «Accorde-toi avec lui.» Or, est-ce avec le diable que doit s'accorder un chrétien?

3. Ainsi donc cherchons cet adversaire avec lequel nous devons tomber d'accord, si nous ne voulons pas qu'il nous livre au juge et que le juge nous livre à l'exécuteur; cherchons-le et nous entendons avec lui.

Si tu pèches, la parole de Dieu ne devient-elle pas ton adversaire? Si, par exemple, tu aimes à t'enivrer, ne te crie-t-elle pas: Garde-toi de le faire? Tu aimes les spectacles et les vains divertissements, ne dit-elle pas encore: Abstiens-toi? Abstiens-toi de l'adultère, crie-t-elle à celui qui y court; et quelques péchés que tu veuilles commettre pour suivre ta volonté, toujours elle répète: abstiens-toi, s'opposant ainsi à ta volonté, pour assurer ton salut. Quel bon, quel utile adversaire: Il cherche, non pas ce qui nous plaît, mais ce qui nous sert; il n'est notre ennemi qu'autant que nous sommes nos ennemis nous-mêmes. Oui, si tu es ton propre ennemi, tuas un ennemi encore dans la parole de Dieu; deviens ton ami, et tu seras d'intelligence avec elle. «Tu ne commettras point d'homicide,» dit-elle; écoute-la et tu es en paix. «Tu ne déroberas point;» écoute et tu es en paix. «Tu ne seras point adultère,» écoute encore et la paix est faite. «Tu ne feras point de faux témoignage;» sois-y fidèle, et tu es d'accord. «Ne convoite point l'épouse de ton prochain;» écoute et tu es en paix. «Ne convoite pas non plus son bien (1);» écoute encore et tu es en paix. Or en t'accordant sur tous ces points, qu'as-tu perdu? Non-seulement tu n'as rien perdu, mais tu t'es sauvé toi-même de la perdition où tu t'étais égaré. Le chemin désigne cette vie; si nous sommes d'accord, si nous nous entendons avec notre adversaire, une fois au

1. Ex 20,13

terme de la route, nous ne redouterons ni le juge, ni l'exécuteur, ni le cachot.

4. Mais quand arrive-t-on au terme? Tous n'arrivent pas à la même heure; chacun a la sienne pour y parvenir. Le chemin est cette vie, avons-nous dit; et le terme du chemin est la fin de la vie. Ainsi nous marchons, et vivre, c'est avancer. Vous imagineriez-vous au contraire que le temps avance et que nous sommes immobiles? C'est chose impossible. Si le temps avance nous avançons aussi, et au lieu de croître nos années décroissent. Comme on se trompe en disant: Cet entant n'est pas encore suffisamment sage, la prudence lui viendra à mesure que lui viendront les années. Quoi! à mesure que lui viendront les années? Mais au lieu de venir elles s'en vont. Ce qu'il est bien facile de prouver. Supposons par exemple que nous connaissions combien d'années doit vivre cet enfant, à dater de sa naissance: admettons eh sa faveur qu'il vivra quatre-vingts ans, qu'il parviendra à cette vieillesse. Retiens quatre-vingts ans. Il a un an. Combien avais-tu? combien devait-il vivre en tout? Quatre-vingts. Retranchez donc une année. S'il a vécu dix ans, il ne lui en reste que soixante-dix. S'il en a vécu vingt, soixante. Ainsi donc en avançant, nos années ne font que s'en aller; non, elles ne marchent que pour s'en aller. Elles ne viennent pas pour s'arrêter en flous; elles passent en nous pour nous user et amoindrir de plus en plus nos forces. Tel est donc le chemin où nous marchons.

Et qu'avons-nous à faire avec cet adversaire mystérieux, avec la parole de Dieu? Accorde-toi avec lui car tu ignores à quel moment tu seras au terme de ta course, et à ce terme on rencontre et le juge et l'exécuteur et la prison. Mais si ta volonté se maintient bonne et conforme à celle de ton adversaire; au lieu d'un juge tu trouveras un père, au lieu de l'exécuteur sans entrailles, un ange qui te portera dans le sein d'Abraham, et le paradis pour prison. Quel merveilleux changement pour t'être entendu le long du chemin avec ton adversaire!




110

SERMON CX. FAIRE PÉNITENCE (1).

1. Lc 13,6-17

ANALYSE. - En menaçant le figuier stérile et en redressant la femme malade qui était courbée depuis dix-huit ans, le Sauveur nous invite à faire de dignes fruits de pénitence en vue du ciel. Car il viendra réellement juger les hommes: tant de prophéties qu'il a déjà accomplies ne nous permettent pas de douter qu'il n'accomplisse également ce qu'il a prédit du jugement dernier.

1. À propos du figuier qui était planté depuis trois ans sans porter de fruit, et à propos de cette femme malade depuis dix-huit ans voici ce que m'inspire le Seigneur.

Le figuier désigne le genre humain, et ses trois ans, les trois époques de l'humanité: avant la loi, sous la loi et sous la grâce. Il n'est pas étrange de voir le genre humain dans ce figuier. Le premier homme, après son péché, ne voila-t-il pas sous des feuilles de figuier les membres de la génération (Gn 3,7)? Honorables avant le péché, c'est depuis seulement que ces membres sont devenus les membres honteux. Auparavant encore nos premiers parents étaient nus et ils n'en rougissaient pas. Pourquoi auraient-ils rougi, puisqu'ils étaient sans péché? Pouvaient-ils rougir des oeuvres de leur Créateur, quand ils n'en avaient altéré la pureté par aucune action mauvaise, n'ayant point encore touché l'arbre de la science du bien et du mal, où Dieu leur avait interdit de porter la main? Ce fut seulement après qu'ils eurent péché en mangeant de ce fruit, qu'ils donnèrent naissance au genre humain et que l'homme naquit de l'homme, le débiteur d'un débiteur, le mortel d'un mortel, le pécheur d'un pécheur.

Ainsi le figuier stérile désigne parfaitement ceux d'entre les hommes qui ont refusé constamment de porter des fruits et qui pour ce motif sont menacés, comme l'étaient de la cognée les racines de cet arbre ingrat: Le jardinier intercède, et pour employer un moyen efficace l'exécution est ajournée. Ce jardinier rappelle tous les saints qui prient dans l'Eglise pour tous ceux qui sont hors de l'Eglise. Mais que demandent-ils? «Seigneur, laissez-le cette année encore» c'est-à-dire, durant cette époque de grâce, épargnez les pécheurs, épargnez les infidèles, épargnez les âmes stériles, épargnez les coeurs infructueux. «Je creuse autour de lui et j'y mets une charge de fumier. S'il en profite, c'est bien; sinon, vous viendrez et l'abattrez.» «Vous viendrez quand? A l'époque du jugement, quand vous viendrez juger les vivants et les morts. On l'épargne donc provisoirement. Que signifie cette fosse creusée autour de l'arbre, sinon l'exhortation à l'humilité et à la pénitence? La fosse en effet est une terre abaissée. Il faut prendre en bonne part la charge de fumier. Le fumier est sale, mais il donne du fruit; il rappelle ainsi la douleur du pécheur; car faire pénitence, la faire avec intelligence et sincérité, c'est la faire dans l'ignominie. A cet arbre mystérieux il est donc dit: «Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche. (Mt 3,2

2. Que signifie aussi cette femme malade depuis dix-huit ans? Dieu termina son oeuvre en six jours. Or, trois fois six font dix-huit, et les trois années de l'arbre ne rappellent pas autre chose que ces dix-huit ans. Cette femme était courbée, sans pouvoir regarder le ciel; ainsi donc on lui disait inutilement d'y élever son coeur. Le Seigneur la redressa; c'est que pour les enfants de Dieu il y a espoir jusqu'au jour du jugement.

L'homme se vante beaucoup. Mais qu'est-ce que l'homme? Il est quelque chose de grand avec la justice; et toutefois l'homme juste n'est tel que par la grâce de Dieu. «Qu'est-ce en effet que l'homme, si vous ne vous souvenez de lui (Ps 8,5)?» Veux-tu le savoir? «Tout homme est menteur (Ps 115,2).» Nous venons de chanter: «Levez-vous, Seigneur, et que l'homme ne triomphe point (Ps 9,20).» Qu'est-ce à dire, «que l'homme ne triomphe point?» Les Apôtres n'étaient-ils pas des hommes? Les martyrs n'en étaient-ils pas également? Notre-Seigneur Jésus lui-même n'a-t-il pas daigné se faire homme sans cesser d'être Dieu? Que signifie donc: «Levez-vous, Seigneur, et que l'homme ne triomphe pas?» - Si tout homme est menteur, lève-toi, ô Vérité, et que la fausseté ne prévale point. Ainsi donc, si l'homme aspire à devenir bon, qu'il ne cherche pas à l'être par lui-même, car en cherchant à être lui-même il sera menteur; et pour être véridique, il le sera par - 468 - la grâce de Dieu et non par sa propre nature.

3. Oui donc, «Seigneur, levez-vous et que l'homme ne triomphe point.» Tel a été avant le déluge l'empire du mensonge, que huit personnes seulement survécurent (1P 3,40). Elles repeuplèrent l'univers, mais encore de menteurs, et Dieu se choisit un peuple. Que de miracles, que de bienfaits divins en faveur de ce peuple! Dieu le conduisit dans la terre promise, après l'avoir tiré de l'Egypte, il lui donna dès prophètes, un temple, un sacerdoce, la royauté, la loi, et il n'en dit pas moins «Ces enfants rebelles m'ont menti (Ps 17,46).»

Il finit par leur envoyer Celui qu'avaient prédit les Prophètes. Ne fût-ce que parce que Dieu s'est fait homme, «que l'homme ne triomphe plus.» Mais ce Dieu fait homme, malgré ses oeuvres divines, a été couvert d'outrages, et nonobstant ses nombreux bienfaits, il a été saisi, flagellé, pendu. Oui, l'homme triompha alors jusqu'à garrotter le Fils de Dieu, jusqu'à flageller le Fils de Dieu; jusqu'à couronner d'épines le Fils de Dieu, jusqu'à attacher à une croix le Fils même de Dieu. Ainsi triompha l'homme; mais jusqu'à quand triompha-t-il? Jusqu'à ce que descendu de la croix, le Fils de Dieu fut mis dans un sépulcre. S'il y était resté, le triomphe de l'homme eût été définitif. Mais le texte prophétique examiné par nous s'adresse également au Seigneur lui-même. «Levez-vous, Seigneur, et que l'homme ne triomphe point.» Vous avez daigné, Seigneur, vous incarner parmi nous; ô Verbe, vous vous êtes fait chair; comme Verbe, vous êtes au-dessus de nous, et comme homme vous êtes l'un de nous; comme Verbe fait chair, vous êtes donc intermédiaire entre Dieu et l'homme. Pour prendre un corps, vous avez fait choix d'une vierge, vous avez été conçu dans son sein et vous en êtes sorti au moment de votre naissance; mais alors on ne vous reconnaissait pas; vous vous montriez et on ne vous voyait pas. On voyait en vous la faiblesse et on ne voyait pas la puissance. Or, vous avez fait tout cela pour arriver à répandre votre sang, afin de nous racheter. Vous avez fait tant de miracles, guéri tant de malades, accordé tant de faveurs, et vous n'avez recueilli que le mal pour le bien. On vous a insulté, on vous a attaché au gibet, devant vous on a secoué la tête en disant: «Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix (Mt 17,40).» Aviez-vous donc perdu alors votre puissance, ou bien nous enseigniez-vous la patience? Pourtant ils vous outrageaient, pourtant ils se riaient de vous, pourtant après votre mort ils s'éloignèrent de vous en se croyant vainqueurs. Vous voilà gisant dans le sépulcre. Ah! «levez-vous, Seigneur, et que l'homme ne triomphe point.» Que l'impie qui vous hait ne triomphe point; point de triomphe au Juif aveugle. Celui-ci a cru triompher pendant qu'il vous crucifiait. «Levez-vous, Seigneur, que l'homme ne triomphe point.» N'est-ce pas ce que nous avons vu? N'est ce pas ce qui s'est parfaitement accompli? Que doit-il arriver encore, sinon «que les peuples soient jugés devant vous?» Car vous le savez, mes frères, le Christ est ressuscité, il est monté au ciel, et il en viendra juger les vivants et les morts.

4. O arbre stérile, ne te ris pas si l'on t'épargne; le coup de cognée est ajourné, ne sois pas pour cela sans inquiétude, le moment viendra de t'abattre; crois bien qu'il viendra. Tout ce que tu vois aujourd'hui n'a pas toujours été. Il fut un temps où le peuple chrétien n'était point répandu dans tout l'univers. Cet événement était annoncé dans les prophéties, on ne le voyait point réalisé, tandis qu'aujourd'hui on le voit en même temps prédit et accompli. Ainsi s'est formée l'Eglise: on ne lui a pas dit: Vois, ma fille, et écoute; mais: «Ecoute et vois (Ps 44,11).» Ecoute ce qui est prédit, vois ce qui est accompli. Ainsi, mes très-chers frères, avant que le Christ naquît d'une Vierge, il fut promis, et il est né; il n'avait pas fait de miracles, les miracles furent promis et il les a faits; il n'avait pas encore souffert, sa passion fut prédite, et elle s'est accomplie; il n'était pas ressuscité, sa résurrection fut prédite, et elle a eu lieu; son nom n'était pas répandu dans tout l'univers, cette gloire fut prédite et nous en sommes témoins; les idoles n'étaient ni anéanties ni brisées, cette destruction fut prédite, elle est accomplie; il n'y avait pas d'hérétiques pour attaquer l'Eglise, il fut prédit qu'il y en aurait, et il y en a. Ainsi en est-il du jour du jugement, nous n'y sommes pas encore; mais comme il est prédit qu'il viendra, il viendra sans aucun doute. Est-il possible qu'après s'être montré si véridique pour de si grands événements, Dieu se montre menteur en ce qui concerne le jugement? Dieu a signé ses promesses; il est lié envers nous, non pour cause de dettes, mais pour motif de promesses, car il ne nous a rien emprunté et nous ne saurions lui dire: Rendez ce que vous avez reçu. «Qui, le premier, lui a donné et sera rétribué (Ps 11,10)?» Nous ne saurions donc lui dire: Rendez ce que vous - 469 - avez reçu, mais bien: Accomplissez ce que vous avez promis.

5. C'est ce qui nous inspire la hardiesse de lui dire chaque jour: «Que votre règne arrive (Mt 6,10);» afin que son règne arrivant nous régnions avec lui. De fait il nous l'a promis dans ces paroles: «Je leur dirai alors: Venez, les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.» Mais c'est à la condition que nous ferons ce qui suit: «Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger (Mt 25,34-35)» etc. Il a fait à nos pères cette promesse, et il a voulu qu'elle fût écrite, afin de nous la faire lire aussi. Si donc après avoir daigné nous donner ce titre, il entrait en compte avec nous disant: Prenez connaissance de mes dettes, c'est-à-dire de mes promessesses, comparez ce que j'ai payé avec ce que je redois; n'est-il pas vrai que j'ai beaucoup payé et que je redois peu? et pour ce peu qui me reste, vous me soupçonnez d'être infidèle à ma parole! En face d'un langage aussi clair et aussi vrai, que répondrions-nous?

Ah! que celui donc qui est stérile, fasse pénitence et en produise de dignes fruits. Que celui qui est courbé, qui regarde à terre, qui s'attache à la félicité terrestre et y fait consister le bonheur sans croire à une autre vie où il puisse être heureux, que celui-là se redresse, et s'il ne le peut par lui-même, qu'il implore le secours divin. Est-ce par elle-même que cette femme s'est redressée? Son malheur n'eût-il pas continué, si Dieu ne lui avait tendu la main?




111

SERMON CXI. DU NOMBRE DES ÉLUS

Lc 13,21-24

ANALYSE. - Ce petit discours, prononcé à Carthage, comme le montrent les paroles qui le suivent, constate que si les trois mesures de farine dont par-le Notre-Seigneur, désignent le genre humain, ce n'est pas une preuve que tous les hommes soient sauvés. Jésus-Christ l'indique clairement dans les versets qui suivent la parabole de la farine. Ailleurs, il est vrai, il enseigne que les élus seront en grand nombre. C'est que leur nombre est réellement fort considérable, si on l'examine en lui-même, mais bien petit, si on le compare à la multitude des réprouvés. Le saint Docteur terminé en excitant à la pratique de l'hospitalité comme moyen de se faire recevoir parmi les élus.

1. Les trois mesures de farine dont vient de nous parler le Seigneur, désignent le genre humain. Rappelez-vous le déluge; il n'y survécut que trois hommes pour repeupler la terre, car Noë eut trois fils qui furent les souches de l'humanité nouvelle. Quant à cette sainte femme qui cacha son levain, elle figure la sagesse, qui fait crier partout, au sein de l'Eglise de Dieu: «Je sais que le Seigneur est grand (Ps 134,5).»

Assurément les élus sont peu nombreux. Vous vous rappelez la question qui vient de nous être rappelée dans l'Evangile. «Seigneur, y est-il dit, est-ce que les élus sont peu nombreux?» Que répond le Seigneur? Il ne dit pas qu'au contraire les élus sont en grand nombre, non; mais après avoir entendu cette question: «Est-ce que les élus sont peu nombreux?» il réplique: «Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite.» N'est-ce pas confirmer dans l'idée du petit nombre des élus? Il dit encore ailleurs: «Etroite et resserrée est la voie qui mène à la vie, et il y en a peu pour y marcher; tandis que la voie qui mène à la perdition est large et spacieuse, et il y en a beaucoup pour la suivre (Mt 7,13-14).» Pourquoi donc chercher notre joie dans les multitudes? Vous qui êtes en petit nombre, écoutez-moi. Beaucoup en effet prêtent l'oreille, et peu sont dociles. Je vois une aire et mes yeux y cherchent le grain. On l'aperçoit difficilement tant qu'il est sous le fléau, mais viendra le moment de le vanner. C'est ainsi que comparés aux réprouvés, les élus sont en petit nombre; tandis que considérés en eux-mêmes, ils formeront une quantité considérable lorsque le Vanneur viendra, le van à la main, nettoyer son aire, serrer le froment au grenier et brûler la paille au feu inextinguible Lc 3,17. Que la paille ne se rie pas du bon grain: cet oracle est véritable, Dieu ne trompe personne.

Soyez nombreux au sein des nombreux élus, et toutefois vous ne serez qu'en petit nombre; - 470 - comparés à une grande multitude. De l'aire du Seigneur doit sortir une telle quantité de bons grains, qu'ils rempliront les greniers célestes. Le Christ effectivement ne saurait se contredire. S'il a dit qu'il y en a peu pour entrer par la porte étroite et beaucoup pour périr en suivant la voie large; ailleurs il a dit aussi: «Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident (Mt 8,11).» C'est que ceux-ci sont aussi en petit nombre; ils sont à la fois nombreux et peu nombreux. Les nombreux et les peu nombreux seraient-ils différents les uns des autres? Non. Les mêmes sont en même temps nombreux et peu nombreux; peu nombreux comparativement aux réprouvés, et nombreux absolument dans la société des Anges. Ecoutez, mes bien-aimés, voici ce qu'on lit dans l'Apocalypse: «Je vis venir ensuite, avec des robes blanches et des palmes, des élus de toute langue, de toute race et de toute tribu; c'était une multitude que personne ne saurait compter (Ap 7,9).» Cette multitude est la grande assemblée des saints.

Quand donc l'aire sera vannée; quand cette multitude sera séparée de la foule des impies, des chrétiens mauvais et hypocrites; quand seront jetés aux feux éternels ces hommes perdus qui pressent Jésus-Christ sans le toucher, car l'hémorrhoïsse touchait la frange du Christ tandis que la foule le pressait à l'importuner (Lc 8,42-44); quand enfin tous les réprouvés seront éloignés, et que debout à la droite du Sauveur, la masse purifiée des élus ne craindra plus ni le mélange d'aucun homme méchant, ni la perte d'aucun homme de bien et qu'elle commencera à régner avec le Christ, quel éclat et quelle force ne prendra point sa voix et avec quelle confiance ne s'écriera-t-elle pas: «Je sais que le Seigneur est grand!»

2. Par conséquent, mes frères, si j'ai ici de bons grains devant moi, s'ils comprennent ce que je dis et sont prédestinés à l'éternelle vie, qu'ils s'expriment par leurs oeuvres plutôt que par des applaudissements. Nous sommes forcés de vous parler comme nous n'aurions pas dû le faire; car nous aurions dû trouver de quoi louer en vous sans être obligés de chercher à vous reprendre. Je vais expliquer ma pensée sans différer plus longtemps.

Reconnaissez la vertu d'hospitalité, elle a mené jusqu'à Dieu. Recevoir un hôte, c'est recevoir un compagnon de voyage, puisque nous sommes tous voyageurs; et au sein de son pays, dans sa propre demeure, le vrai chrétien se considère comme voyageur. Notre vraie patrie n'est-elle pas le ciel? C'est là seulement que nous ne serons pas étrangers; car chacun l'est ici, même auprès de son foyer. Si quelqu'un ne l'est pas, qu'il ne quitte donc pas sa demeure; et s'il doit la quitter, n'est-ce pas une preuve qu'il est voyageur? Qu'on ne se fasse pas illusion, bon gré, mal gré, on est étranger ici bas. Car on laisse sa maison à ses enfants, comme un hôte laisse l'hôtellerie à d'autres hôtes. Pourquoi? Si tu étais réellement dans une hôtellerie, ne la quitterais-tu pas, pour faire place à d'autres? C'est ainsi que tu sors de ta maison. Ton père a dû te faire place, tu feras place aussi à tes enfants. Tu demeures pour ne pas demeurer toujours et ceux qui te succèderont seront comme toi.

Si donc nous passons tous, faisons des oeuvres qui ne passent pas, afin de les trouver lorsque nous aurons passé et que nous serons parvenus au séjour heureux où rien ne passe. Le Christ s'est fait lui-même le gardien de tes mérites; pourquoi craindre de perdre ce que tu donnes? Tournons-nous vers le Seigneur (1). etc.

Après le discours: Nous allons vous rappeler ce que sait déjà votre charité. C'est demain l'anniversaire de la consécration du vénérable Aurèle (2): il a daigné s'adresser à mon humilité pour vous prier et vous prévenir de vouloir bien vous rendre, avec la plus grande piété, à la basilique de Fauste. - Grâces à Dieu.

1. Ser. I. - 2. Evêque de Carthage.




112

SERMON CXII. OBSTACLES A LA CONVERSION (1).

1. Lc 14,16-24 - 471 -

ANALYSE. - En expliquant la parabole du festin nuptial, saint Augustin montre que les prétextes alléguées par les invités qui refusent de s'y rendre, se réduisent aux trois concupiscences signalées par l'Apôtre saint Jean, savoir: l'orgueil de la vie, la curiosité sensuelle et la convoitise de la chair.

1. Ces saintes lectures nous sont faites, et pour que nous y prêtions l'oreille, et pour que nous y puisions, avec l'aide du Seigneur, un sujet d'entretien. Le texte de l'Apôtre rend grâces à Dieu de la foi des gentils, et avec raison, car elle est son oeuvre. Nous répétions en chantant le Psaume: «Dieu des vertus, attirez-nous, montrez-nous votre face et, nous serons sauvés (Ps 79,2).» Quant à l'Evangile il nous a invités au festin, ou plutôt il en a invité d'autres, puisque, sans nous y inviter, il nous y a menés, nous a même forcés d'y prendre part.

Voici en effet ce que nous venons d'entendre: «Un homme fit un grand festin.» Quel est cet homme, sinon Celui qui est médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme (1Tm 2,6)? Il envoya ensuite chercher les invités, car l'heure était venue pour eux de se rendre au banquet. Quels sont ces invités, sinon ceux qu'avaient conviés les Prophètes envoyés par lui? Quand les avaient-ils invités? Depuis longtemps, car les Prophètes n'ont cessé depuis que Dieu les envoie, de convier au festin du Christ. Envoyés donc vers le peuple d'Israël et envoyés fréquemment, ils ont sans relâche pressé ce peuple de venir pour le moment du repas. Mais tout en recevant les Prophètes qui les invitaient, les Juifs refusèrent de se rendre au festin. Qu'est-ce à dire: tout en recevant les Prophètes qui les invitaient, ils refusèrent de se rendre au festin? C'est-à-dire que tout en lisant les prophètes ils mirent le Christ à mort.

Or, en le mettant à mort, ils nous ont, sans s'en douter, préparé un festin; et quand ce festin a été préparé, quand le Christ a été immolé, quand, après la résurrection du Christ, le banquet mystérieux que connaissent les fidèles, a été institué par lui, consacré par ses mains et par ses paroles, les Apôtres on été envoyés vers ces mêmes hommes à qui avaient d'abord été adressés les Prophètes. Venez au festin.

2. Mais en refusant ils apportèrent des excuses. Quelles excuses? Trois. «L'un dit: J'ai acheté une métairie, je vais la voir, excusez-moi. Un autre dit: J'ai acheté cinq paires de boeufs, je vais les essayer; excusez-moi, je vous prie. Un troisième dit: J'ai pris une femme, excusez-moi, je ne puis venir.» Ne sont-ce pas là, croyez-vous, les prétextes qui retiennent quiconque refuse de se rendre au divin banquet? Examinons, sondons, comprenons ces prétextes, mais pour les éviter.

L'achat de la métairie est un signe de l'esprit de domination. Ici donc le Sauveur flagelle l'orgueil, car c'est par orgueil qu'on aime à avoir, à garder, à conserver des domaines et à y entretenir des serviteurs que l'on se plaît à commander. Vice désastreux! vice primordial! Car en refusant d'obéir, le premier homme voulut commander. Et qu'est-ce que commander, sinon relever de sa propre autorité? Au dessus de nous toutefois est une autorité plus haute; soyons-lui soumis, afin de pouvoir être en sûreté. «J'ai acheté une métairie; excusez-moi.» C'est l'orgueil qui empêche de se rendre à l'invitation.

3. «Un autre dit: J'ai acheté cinq paires de boeufs.» Ne suffisait-il pas de dire: J'ai acheté des boeufs? Sans aucun doute, il y a ici quelque mystère qui par son obscurité même nous invite à l'étudier et à le pénétrer. C'est une porte close qui nous appelle à frapper. Ces cinq paires de boeufs sont les cinq sens corporels. Chacun le sait effectivement, nos sens sont au nombre de cinq, et s'il en est qui ne l'aient pas remarqué encore, il suffit pour les leur faire connaître, d'éveiller leur attention. Nos sens sont donc au nombre de cinq: la vue qui réside dans les yeux; l'ouïe, dans les oreilles; l'odorat, dans les narines; le goût, dans la bouche; le toucher, dans tout le corps. C'est la vue qui distingue ce qui est blanc et noir, ce qui est coloré d'une manière quelconque, ce qui est clair et obscur. L'ouïe discerne les sons rauques et les voix harmonieuses. A l'odorat de sentir ce qui exhale bonne ou mauvaise odeur. - 472 -

Le goût distingue ce qui est doux et ce qui est amer. Le toucher enfin reconnaît ce qui est dur ou tendre, âpre ou poli, chaud ou froid, pesant ou léger. Ainsi ces sens sont au nombre de cinq. J'ajoute: De cinq paires.

Ce qu'il est facile d'observer dans les trois premiers, puisque nous avons deux yeux, deux oreilles et deux narines Voilà trois paires. Dans la bouche aussi, considérée comme sens du goût, on remarque encore le nombre deux, puisqu'il faut, pour goûter, la langue et le palais. Le plaisir charnel du toucher réside aussi dans une espèce de couple, quoique d'une façon moins apparente, car il est à la fois intérieur et extérieur; double par conséquent.

Pourquoi dire paires de boeufs? C'est que ces sens charnels s'occupent de ce qui est terrestre, comme les boeufs de retourner la terre. Il y a en effet des hommes qui n'ont pas la foi et qui se donnent, s'appliquent tout entiers aux choses de la terre et aux plaisirs du corps, refusant de croire autre chose que ce que leur montrent les sens et prenant leurs inspirations pour seules règles de conduite. Je ne crois que ce que je vois, disent-ils. Ceci est blanc, cela est noir; voilà qui est rond, voilà qui est carré, voilà telle et telle couleur; je le sais, je le sens, j'en suis sûr, la nature même me l'enseigne; je ne suis pas forcé de croire ici ce que tu ne saurais me montrer. J'entends une voix; je sens bien que c'est une voix elle chante bien, elle chante mal, elle est rauque, elle est douce; je le sais, j'en suis sûr, elle me frappe l'oreille. Cette odeur est agréable, celle-ci est désagréable; je le sais, car je la sens. Ceci est bon, cela est amer, ceci est salé, cela est fade. Que peux-tu me dire de plus? C'est au toucher que je constate ce qui est dur et ce qui est mou, ce qui est rude et ce qui est poli, ce qui est chaud ou froid. Que peux-tu me montrer davantage?

4. Tels étaient les liens qui enchaînaient notre Apôtre saint Thomas lui-même, lorsqu'au sujet même du Christ Notre-Seigneur, c'est-à-dire de sa résurrection, il ne voulait s'en rapporter qu'au témoignage de ses yeux. «Si je ne mets mes doigts à la place même des clous et dans ses plaies, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point.» Le Seigneur aurait pu ressusciter sans conserver aucune trace de ses blessures; mais il garda ses cicatrices, afin que l'Apôtre incertain pût les toucher et guérir ainsi la plaie faite à son coeur. Ce qui toutefois ne l'empêchera point de dire, pour réfuter d'avance ceux qui refuseraient son invitation en alléguant les cinq paires de boeufs: «Heureux ceux qui croient sans voir (Jn 20,25-27).»

Pour nous, mes frères, nous n'avons point vu là d'obstacle à répondre à l'invitation divine. Avons-nous en effet désiré voir maintenant le Seigneur dans sa chair? Avons-nous désiré entendre sensiblement sa voix, ou flairer les parfums précieux que répandit sur lui une sainte femme et dont fut embaumée toute la maison (Jn 13,3)? Nous n'étions point là, nous n'avons pas senti ces parfums, et pourtant nous croyons. Après avoir consacré les aliments mystérieux, le Sauveur les distribua de ses propres mains à ses disciples nous n'étions pas à ce festin, et la foi néanmoins nous y fait prendre part chaque jour. N'enviez pas comme un grand bonheur, d'avoir assisté, sans avoir la foi, à ce banquet servi de ses mains divines. La foi d'ensuite ne fut-elle pas préférable à la perfidie d'alors? Paul n'y était point et il crut; Judas y était, et il trahit son Maître. Aujourd'hui encore, quoiqu'ils n'aient vu ni la table sur laquelle le Seigneur consacra, ni le pain qu'il présenta de ses mains adorables et quoiqu'ils n'aient pas mangé ce pain lui-même, combien, au moment du repas sacré, mangent et boivent leur jugement (1Co 12,29), car le repas qui se prépare maintenant est le même.

5. Quelle fut pour le Seigneur l'occasion de parler de ce festin? C'est qu'à un festin où le Sauveur avait été invité, un des convives s'était écrié: «Heureux ceux qui mangent du pain dans le royaume de Dieu!» Ce pain après lequel soupirait ce convive lui paraissait loin d'être à sa portée, et il était à table devant lui. Quel est en effet le pain du royaume de Dieu, sinon Celui qui dit: «Je suis le Pain vivant, descendu du ciel (Jn 6,41)?» N'ouvre pas la bouche, mais le coeur. Voilà ce qui donne tant de valeur à ce festin. Nous croyons au Christ et nous le recevons avec foi. Nous savons, en mangeant, de quoi nourrir notre esprit. Nous prenons peu et notre âme s'engraisse. Ce qui nous fortifie n'est pas ce qui se révèle aux sens, mais ce que montre la foi. Ainsi nous n'avons pas cherché le témoignage des sens extérieurs et nous n'avons pas dit: A eux de croire, puisqu'ils ont vu de leurs yeux et touché de leurs mains le Seigneur ressuscité, si néanmoins l'histoire rapporte la vérité; pour nous qui ne le touchons point, comment croirions-nous? Avoir de telles idées, ce serait prétexter les cinq paires de boeufs pour ne nous rendre pas au festin. Et pour vous convaincre, mes frères, que ce qui est signalé par les cinq sens qui figurent ici, ce West pas la volupté ni le plaisir charnel, mais une espèce de curiosité, remarquez qu'il n'est pas dit: «J'ai acheté cinq paires de boeufs,» je vais les mener paître, mais: «je vais les essayer.» Vouloir les essayer, ce n'est pas vouloir rester dans le doute, c'est en vouloir sortir comme voulut en sortir saint Thomas, par le témoignage des sens. Je veux voir, toucher, porter les doigts, disait-il. «Oui, reprit Jésus, mets le doigt dans mon côté, et ne sois plus incrédule.» Pour toi j'ai été mis à mort, et pour te racheter j'ai répandu mon sang par l'ouverture que tu veux sonder; et si tu ne me touches, tu doutes encore de ma parole! Eh bien! ce que tu veux de plus, le voilà, je te l'offre; touche, mais crois; sonde mes plaies et guéris les tiennes.

6. «J'ai pris une femme.» C'est ici l'obstacle de la volupté charnelle. Ah! combien elle en éloigne de Dieu! Si seulement ce n'était qu'en dehors de nos rangs? Beaucoup s'écrient en effet On n'est pas bien sans les joies de la chair; et ils répètent, comme l'a observé l'Apôtre: «Mangeons et buvons car demain nous mourrons (1Co 15,32).» Et qui est revenu d'entre les morts? Qui nous a redit ce qui se passe parmi eux? Nous n'emportons avec nous que les jouissances que nous prenons maintenant. Parler ainsi, c'est avoir pris femme, c'est étreindre la chair, c'est goûter les joies de la chair. On s'excuse alors de venir au festin, mais ne va-t-on pas mourir de la faim intérieure?

Ecoutez saint Jean, Apôtre et Evangéliste «N'aimez, dit-il, ni le monde, ni ce qui est dans le monde.» O vous qui vous rendez au banquet divin, «n'aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde.» Saint Jean ne dit point: Ne possédez pas, mais: «N'aimez pas.» Toi, tu possèdes, tu t'attaches, tu aimes: cet amour des choses de la terre est comme une glu pour les ailes de l'âme. La convoitise même te lie. Qui te donnera des ailes comme à la colombe? Quand prendras-tu ton essor pour le séjour du repos véritable (Ps 55,7), dès qu'ici tu cherches, dans de coupables attachements, un repos trompeur? «N'aimez point le monde.» c'est le cri de la trompette céleste et cette trompette divine fait aussitôt retentir aux oreilles de l'univers entier: «N'aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Quiconque aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui; car ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle (Jn 2,15-16).» Cet Apôtre commence par où finit l'Evangile; le premier caractère indiqué par lui est le dernier que montre l'Evangile. Ainsi la convoitise de la chair: «j'ai pris une femme;» la convoitise des yeux: «j'ai acheté cinq paires de boeufs;» l'ambition du siècle, «j'ai acheté une métairie.»

7. Si nous voyons ici la partie pour le tout, et les yeux pour les autres sens, c'est qu'ils sont les principaux. Aussi la vue étant la fonction propre des yeux, le mot voir s'applique à l'action de tous les sens. Comment? Ne disons-nous pas d'abord, en parlant des yeux eux-mêmes: Vois comme cet objet est blanc, regarde et vois comme il est blanc? Voilà pour les yeux. Nous disons- encore: Ecoute et vois combien cette voix est harmonieuse. Pouvons-nous dire réciproquement: Ecoute et vois comme cet objet est blanc? Ce mot Vois exprime ainsi l'action de tous les sens, ce qu'on ne peut pas dire du terme propre à chaque sens. Ecoute et vois combien ce chant est harmonieux; flaire et vois comme c'est parfumé; goûte et vois comme c'est bon; touche et vois comme c'est doux. Puisqu'il s'agit ici de l'action des sens, ne devrait-on pas dire plutôt: Ecoute et sens comme ce chant est harmonieux; flaire et sens comme c'est parfumé; goûte et sens comme c'est chaud; palpe et sens comme c'est poli, comme c'est doux? Nous ne parlons pourtant pas ainsi. Le Seigneur lui-même, en apparaissant, après sa résurrection, à ses disciples qu'il voyait chancelants encore dans la foi et persuadés qu'ils étaient en présence d'un esprit, leur dit: «Pourquoi doutez-vous, et pourquoi ces pensées s'élèvent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds.» Non content d'avoir dit: «Voyez,» il ajoute: «Touchez, palpez, et voyez (Lc 24,38-39).» Regardez et voyez, palpez et voyez; les yeux seuls voient et pourtant on voit par tous les sens.

Afin d'obtenir l'assentiment intérieur de la foi, le Sauveur se montrait aux sens extérieurs de ses disciples. Et nous, pour nous attacher à lui nous n'avons rien demandé à ces sens corporels; notre oreille a entendu et notre coeur à cru; et ce que nous avons entendu, nous l'avons entendu, non pas de sa bouche, mais de la bouche de ses prédicateurs, de la bouche de ces hommes qui assis au festin nous y invitaient en nous en disant les douceurs.

8. Par conséquent, loin de nous les excuses - 474 - vaines et funestes, rendons-nous à ce banquet pour y nourrir nôtre âme. Ne nous laissons arrêter ni par l'orgueil qui pourrait nous enfler, ni par une curiosité coupable qui pourrait s'effrayer et nous éloigner de Dieu, ni par les voluptés charnelles qui nous priveraient des délices du coeur. Venons et puisons des forces.

Mais quels furent ceux qui se rendirent alors au festin? N'était-ce pas des mendiants, des malades, des boiteux, des aveugles? On n'y vit ni les riches, ni les bien portants, ni ceux qui croyaient marcher droit ou avoir la vue pénétrante, présumant beaucoup d'eux-mêmes et d'autant plus désespérés qu'ils étaient plus superbes. Accourez, mendiants, car l'invitation vient de Celui gui pour nous s'est fait pauvre quand il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté (2Co 8,9). Accourez, malades, car le médecin n'est pas nécessaire à qui se porte bien mais à qui a mal (Mt 9,12). Accourez, boiteux et dites-lui: «Affermissez mes pas dans vos sentiers (Ps 16,6).» Accourez, aveugles, pour lui dire encore: «Eclairez mes yeux, de peur que Je ne m'endorme un jour dans la mort (Ps 12,4).»

Tels sont ceux qui se rendirent au moment, prescrit, tandis que les premiers invités méritèrent en s'excusant, d'être rejetés. Lors donc qu'au moment voulu les autres furent accourus du milieu des places et des carrefours de la ville, «le serviteur» envoyé pour les chercher répondit: «Seigneur, il a été fait comme vous l'avez ordonné, et il reste de la place. - Va dans «les chemins et le long des haies et force à entrer ceux que tu rencontreras.» N'attends pas qu'il leur plaise d'entrer, force-les. J'ai préparé un grand festin, une salle immense, je ne souffrirai pas qu'il y ait des places vides. - C'est ainsi que les gentils sont venus du milieu des rues et des places publiques; puissent les hérétiques venir du milieu des haies! Les haies ne sont-elles pas des limites de séparation? Arrachez-les à leurs haies, tirez-les du milieu de leurs épines. Ils y sont attachés, ils ne veulent pas être forcés à en sortir. Nous voulons, disent-ils, nous réunir librement à vous. Telle n'est point la volonté du Seigneur. «Contraignez-les d'entrer,» dit-il; la contrainte extérieure fera naître à l'intérieur la bonne volonté.





Augustin, Sermons 109