Augustin, Sermons 143

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SERMON CXLIII. JÉSUS RETOURNANT AU CIEL (1).

ANALYSE. - En expliquant le passage de l'Évangile où Notre-Seigneur représente comme utile au monde son retour au ciel, saint Augustin constate en quoi consiste l'utilité de ce retour. C'est que, dit-il, la foi est la vie du juste. Or en quittant le terre le Fils de Dieu exercée et développe la foi, et c'est ainsi que son absence même nous devient salutaire.

1. Le remède à toutes les blessures de l'âme, l'unique moyen donné aux hommes d'expier leurs péchés, c'est de croire au Christ: et nul absolument ne peut se purifier, soit du péché originel, contracté en Adam, en qui tous ont péché et sont devenus par nature enfants de colère (2), soit des péchés personnels, commis ensuite pour n'avoir pas réprimé, mais pour avoir suivi en esclave la concupiscence de la chair en s'abandonnant aux crimes et aux infamies; sans s'unir intimement au corps de ce Christ divin qui a été conçu sans aucun plaisir charnel, sans aucune délectation coupable, nourri sans péché dans le sein maternel, et exempt de toute faute et de toute parole artificieuse (3). Croire en lui, effectivement, c'est devenir enfants de Dieu; car on puise en Dieu une vie nouvelle en recevant la, grâce de l'adoption que communique la foi en Jésus-Christ notre Seigneur. Aussi, mes très-chers, c'est avec raison

1. Jn 16,7-11 - 2. Ep 2,3 - 3. 1P 2,22

que ce même Sauveur et Seigneur ne parle ici que du péché dont le Saint-Esprit convainc le monde, et qui consiste à ne croire pas en lui. «Je vous dis la vérité, déclare-t-il, il vous est avantageux que je m'en aille, car si je ne m'en vais point, le Paraclet ne viendra pas à vous; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai. Et lorsqu'il sera venu, il convaincra le monde en ce qui touche le péché, et la justice, et le jugement: le péché, parce qu'on n'a pas cru en moi; la justice, parce que je vais à mon Père et que vous ne me verrez plus; et le jugement, parce que le prince de ce monde est déjà jugé.» .

2. Ainsi le seul péché dont il veut que soit convaincu le monde, c'est de n'avoir pas cru en lui. La foi en lui déliant tous les péchés, n'était-il pas juste de n'imputer d'autre péché que celui qui les mantient tous? Depuis cette même foi faisant puiser en Dieu une vie divine et rendant enfants de Dieu, «puisqu'il a donné à ceux (582) qui croient en lui de devenir les enfants du Seigneur (1);» croire au Fils de Dieu, c'est renoncer au péché dans la mesure de l'union contractée avec lui, et de la grâce d'adoption qui rend fils, héritiers de Dieu, et cohéritiers de Jésus-Christ. Aussi saint Jean dit-il: «Quiconque est né de Dieu ne pèche point (2);» et le péché reproché au monde est-il de ne pas croire en lui. C'est de ce même péché que le Sauveur disait encore: «Si je n'étais pas venu, ils n'auraient point de péché (3).»

N'avaient-ils pas, et en quantité innombrable, d'autres péchés? Mais c'est qu'à l'avènement du Sauveur ils commirent, pour maintenir tous leurs autres péchés, le péché de ne croire pas en lui; tandis que l'absence de ce péché dans ceux qui crurent, suffit pour effacer tous les autres. Aussi l'Apôtre Paul dit-il, et uniquement pour ce motif, que «tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu (4);» que ceux qui croiront en lui ne seront pas confondus (5); ce qui est d'ailleurs exprimé dans ce passage d'un psaume: «Approchez de lui, et vous serez éclairés, et sur votre visage ne sera point de confusion (6).» Aussi bien, se glorifier en soi, c'est se condamner à la confusion, puisqu'on n'est point alors exempt de péchés, et l'on n'évitera la confusion qu'en se glorifiant dans le Seigneur, puisque «tous ont péché et ont besoin de se glorifier en Dieu.» C'est pour cela encore qu'en parlant de l'infidélité des Juifs le même Apôtre ne dit pas: Si quelques-uns d'entre eux ont péché, est-ce que leur péché rendra vaine la fidélité de Dieu Eh! comment aurait-il pu dire: Si quelques-uns d'entre eux ont péché, après avoir dit expressément: «Puisque tous ont péché?» Il dix, donc «Si quelques-uns d'entre eux n'ont pas cru, est-ce que leur infidélité rendra vaine la fidélité de Dieu (7)?» C'est parler de la manière la plus expresse du péché qui suffit pour empêcher la grâce de Dieu de remettre tous les autres; et c'est bien de ce même péché que le monde est convaincu par la descente de l'Esprit-Saint, par la diffusion de la grâce dans l'âme des fidèles, comme l'enseigne le Seigneur dans ces paroles: «En ce qui touche le péché, parce qu'on n'a pas cru en moi.»

3. Mais il n'y aurait ni grand mérite ni glorieux bonheur à croire, si le Seigneur se montrait toujours aux regards de l'homme avec son

1. Jn 1,12 - 2. Jn 3,9 - 3. Jn 15,22 - 4. Rm 3,23 - 5. Rm 9,33 - 6. Ps 33,6 - 7. Rm 3,3

corps ressuscité. Aussi la grande grâce accordée par l'Esprit-Saint aux croyants, a été d'éteindre en eux les passions charnelles et de les embraser de désirs tout spirituels pour les faire soupirer vers le Christ, devenu invisible pour eux à l'oeil du corps. Voilà pourquoi le disciple qui avait juré de ne croire qu'autant qu'il aurait porté la main aux cicatrices du Sauveur, s'étant comme éveillé tout à coup après avoir touché son corps sacré, et s'étant écrié: «Mon Seigneur et mon Dieu!» Jésus lui répondit: «Tu crois pour m'avoir vu; heureux ceux qui n'ont pas vu et qui croient (1).» L'Esprit-Saint, l'Esprit consolateur rend donc heureux, lorsque voyant éloignée de nous cette nature de serviteur que le Christ a prise dans le sein de la Vierge, il élève le regard purifié de notre esprit vers cette nature divine elle-même qui a fait toujours de lui l'égal du Père, sans en excepter l'époque où il daigna se montrer aux hommes dans une chair mortelle. Aussi c'est sous l'impression de l'Esprit-Saint dont il était rempli que l'Apôtre disait: «Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de la sorte (2).» C'est connaître en effet la chair même du Christ, non pas selon la chair mais selon l'esprit, que d'admettre la réalité vivante de sa résurrection, non point parce qu'on touche son corps avec curiosité, mais parce qu'on croit avec une pleine certitude. On ne dit pas alors dans son coeur: «Qui est monté au ciel? c'est-à-dire pour en faire descendre le Christ; ni: Qui est descendu dans l'abîme? c'est-à-dire pour rappeler le Christ d'entre les morts.» On dit au contraire: «Près de toi, dans ta bouche même est la Parole,» cette Parole est le Seigneur Jésus; «et situ crois dans ton coeur que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, tu seras sauvé; «car on croit de coeur pour la justification et on confesse de bouche pour le salut (3).» C'est ainsi, mes frères, que s'exprime l'Apôtre et qu'il exhale la sainte ivresse qu'il doit à l'Esprit-Saint.

4. Il est donc bien vrai que si le Saint-Esprit ne nous en faisait la grâce, nous n'aurions pas ce bonheur de croire sans voir. Par conséquent n'est-ce pas avec raison qu'il a été dit: «Il vous est avantageux que je m'en aille; car si je ne m'en vais, le Consolateur ne viendra pas à vous, au lieu que je vous l'enverrai si je m'en vais.» Le Sauveur sans doute est toujours avec nous dans sa nature divine; si cependant

1. Jn 20,25-29 - 2. 2Co 5,16 - 3. Rm 10,6-10

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il n'éloignait de nous son corps, toujours nous le verrions sensiblement et nous ne pourrions croire en lui d'une manière purement spirituelle; cette foi néanmoins est nécessaire pour nous l'aire mériter de contempler avec un coeur pénétré de justice et comblé de bonheur,, le Verbe même de Dieu dans le sein de son Père, ce Verbe-Dieu par qui tout a été fait et qui s'est fait chair pour habiter parmi nous.

Mais si on croit de, coeur pour être justifié et non pas en touchant de la main, n'est-ce pas avec raison que notre justice est la condamnation de ce monde; qui ne veut croire que ce qu'il voit? Or, c'est pour nous communiquer cette justice de la foi qui sera la condamnation du monde incrédule, que le Seigneur disait: «A cause de la justice, car je vais à, mon Père et vous ne me verrez plus.» En d'autres termes Votre justice sera de croire en moi, votre Médiateur, en moi que vous saurez, avec une pleine certitude; être remonté vers mon Père après ma résurrection, quoique vous ne me voyiez point d'une manière sensible; et ainsi réconciliés par moi vous pourrez parvenir à voir Dieu spirituellement. Aussi une femme qui figurait l'Église étant tombée à ses pieds quand il fut ressuscité, Jésus lui dit: «Garde-toi de me toucher, puisque je ne suis point encore remonté vers mon Père (1).» Paroles mystérieuses dont le sens est celui-ci: Garde-toi d'avoir en moi une foi charnelle en l'appuyant sur le contact corporel; tu auras en moi une foi spirituelle lorsqu'après mon retour vers mon Père tu ne me toucheras plus que spirituellement. Heureux en effet ceux qui croient sans voir, et c'est en cela que consiste la justice de la foi. Or, comme le monde ne l'a pas et que nous l'avons, le juste vivant de la foi (2), nous servons à le condamner. Ainsi donc, soit pour exprimer qu'en ressuscitant avec Jésus-Christ et qu'en montant avec lui vers son Père nous perfectionnons en nous l'invisible justice; soit pour signifier que croyant sans voir; nous vivons de la foi, comme il est écrit du juste, le

1. Jn 20,17 - 2. Ha 11,4 Rm 1,17

Sauveur a dit: «A cause de la justice, car je vais à mon Père, et vous ne me verrez plus.»

5. Que le monde, pour s'excuser de ne pas croire au Christ, ne prétexte pas que le démon l'en empêche. Pour ceux qui croient en effet le prince du monde est banni (1), et il ne saurait plus agir dans les coeurs des hommes dont le Christ s'est rendu maître par la foi, comme il agit sur les fils de la défiance (2), qu'il pousse trop souvent à tenter et à tourmenter les justes. Car puisqu'il est banni du coeur, lui qui y régnait en tyran, il ne peut plus qu'attaquer par l'extérieur; et quoique le Seigneur se serve de ses persécutions mêmes pour avancer les humbles dans la justice (3); par le fait de son bannissement du coeur, il est jugé. Or ce jugement sert encore à la condamnation du monde. Comment en effet le monde qui refuse de croire au Christ serait-il autorisé à se plaindre du démon, puisque, depuis qu'il est jugé, c'est-à-dire banni et réduit, pour nous exercer à la vertu, à nous attaquer en dehors seulement, le démon est vaincu, non seulement par des hommes, mais par des femmes, par des enfants et de jeunes filles couvertes aussi de la gloire du martyre? Et par qui ceux-ci l'ont-ils vaincu, sinon par Celui à qui ils ont donné leur foi; par celui qu'ils ont aimé sans le voir et dont l'empire en s'établissant dans leurs coeurs a renversé l'affreuse domination qui les tenait sous le joug?

Comme tout cela est dû à la grâce, c'est-à-dire au Saint-Esprit, on comprend pourquoi c'est l'Esprit-Saint qui accuse le monde «à cause du péché,» puisque le monde ne croit pas au Christ; «à cause de la justice,» puisque ceux qui avaient bonne volonté ont cru en lui tout en ne le voyant pas, et espéré de parvenir aussi, par la vertu de sa résurrection, à une résurrection pleine; «à cause enfin du jugement,» attendu que si les mondains voulaient croire à leur tour, nul ne les empêcherait, «puisque le prince de ce monde est déjà jugé.»

1. Jn 12,31 - 2. Ep 2,2 - 3. Ps 24,9




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SERMON CXLIV. L'ESPRIT-SAINT CONDAMNANT LE MONDE (1).

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ANALYSE. - L'Esprit-Saint condamne le monde, et cette condamnation repose sur trois motifs: 1. sur le péché que commet le monde en ne croyant pas au Christ et en demeurant ainsi sous le joug de toutes les iniquités dont le délivrerait la foi du Christ; 2. sur la justice rendue au Fils de Dieu, ressuscité et glorifié par son Père, et pratiquée par les fidèles, ressuscités avec lui par la foi et avec lui élevés au ciel en quelque sorte; 3. sur le jugement prononcé contre le démon, que la foi au Christ bannit du coeur et réduit u n'attaquer plus que parle dehors.

1. En promettant d'envoyer le Saint-Esprit, qu'il a effectivement envoyé, notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ disait, entre beaucoup d'autres choses: «Il condamnera le monde à cause du péché, à cause de la justice, et à cause du jugement.» Et avant de passer à un autre sujet, il daignait s'arrêter pour expliquer sa pensée plus clairement. «A cause du péché, disait-il, car on n'a pas cru en moi; à cause de la justice, car je vais à mon Père; à cause enfin du jugement, car le prince de ce monde est déjà jugé.» Ici donc s'élève en nous le désir de comprendre les questions suivantes: Les hommes ne pêchent-ils qu'en ne croyant pas au Christ et pourquoi le Sauveur semble-t-il dire que le Saint-Esprit ne condamnera le monde que pour ce seul péché? N'est-il pas manifeste qu'il y a dans le monde beaucoup d'autres péchés que celui-là, et pourquoi ce péché est-il le seul que doive reprocher le Saint-Esprit? Serait-ce parce que l'infidélité maintient l'empire de tous les péchés, tandis que la foi les efface tous, et Dieu pour ce motif imputerait-il principalement, uniquement même, le péché qui empêche la rémission de tous les autres? En effet, c'est l'orgueil qui détourne l'homme de croire à un Dieu humilié; et il est écrit: «Dieu résiste aux superbes, tandis qu'il donne sa grâce aux humbles (2).» Cette grâce est sans douté un don de Dieu. Or le Don suprême est l'Esprit-Saint; aussi est-il une grâces Il est grâce; c'est-à-dire gratuitement donné; parce que tous les hommes avaient péché et avaient besoin de la gloire de Dieu (3), le péché étant entré dans le monde par un seul homme et par le péché la mort, dans la personne de celui en qui tous ont péché (4). La grâce est ainsi donnée gratuitement; elle n'est pas une récompense accordée après l'examen des mérites, elle est une faveur octroyée après le pardon des fautes.

1. Jn 16,3-11 - 2. Jc 4,6 - 3. Rm 3,23 - 4. Rm 5,12

2. Ainsi donc c'est à cause du péché que sont condamnés les infidèles, c'est-à-dire les esclaves du monde, désignés par ce terme de monde; et: quand il est dit que l'Esprit-Saint «condamnera le monde à cause du péché,» il n'est question que du péché commis par eux en ne croyant pas au Christ. Supprimez en effet ce péché d'infidélité, il n'en restera plus aucun, puisque le juste en vivant de la foi obtient la rémission de toutes ses iniquités.

Mais il y a une différence importante entre croire le Christ et croire au Christ. Les démons effectivement croient le Christ et ne choient pas au Christ. Croire au Christ, c'est en même temps espérer en lui et d'aimer; car avoir la foi sans l'espérance et sans la charité, c'est croire le Christ et non pas croire en lui. Or en croyant au Christ, on le reçoit, on s'unit à lui d'une certaine façon et l'on devient membre de son corps, ce qui ne peut se faire si la foi ne s'ajoute l'espérance et la charité.

3. Que signifient aussi ces autres paroles: «A cause de la justice, car je vais à mon Père?» Et d'abord, puisque le monde est condamné à cause du péché, pourquoi l'est-il encore à cause de la justice? Qu'y a-t-il dans la justice qui mérite condamnation? Faut-il entendre que si le monde est condamné, c'est à cause de son péché propre et à cause de la justice du Christ? Je ne vois pas d'autre sens à donner à ces paroles, d'autant plus que je lis: «A cause du péché, car on n'a pas cru cri moi; à cause de la justice, car je vais à mon Père.» Ce sont les mondains qui n'ont pas cru et c'est lui qui va à son Père; ainsi le péché est pour eux et la justice pour lui.

Mais pourquoi ne montrer la justice que dans son retour vers son Père? N'était-ce pas justice aussi quand il venait de Lui vers nous? Ou bien son avènement parmi nous né serait-il pas plutôt miséricorde et justice son retour vers son Père?

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4. Je crois donc, mes frères, qu'en face de l'étonnante profondeur des Ecritures, quand il y a dans ses paroles quelque mystère utile à dévoiler, il est bon pour mériter de le découvrir avec fruit, que nous cherchions ensemble avec foi. Demandons-nous alors pourquoi le Sauveur met la justice à retourner vers son Père, et non pas à être venu d'auprès de Lui. Serait-ce parce que la miséricorde l'ayant fait descendre parmi nous, c'est la justice qui le reconduit vers Dieu? Nous apprendrions alors que nous ne pouvons être parfaitement justes, si nous sommes négligents à faire miséricorde, à nous occuper des intérêts d'autrui et non pas seulement des nôtres. Aussi bien, après avoir rappelé ce devoir, l'Apôtre cite aussitôt l'exemple du Seigneur. Voici ses paroles: «Rien par esprit de contention, ni par vaine gloire, mais par humilité d'esprit, chacun croyant les autres au-dessus de soi, et ayant égard, non à ses propres intérêts, mais à ceux d'autrui.» Il ajoute immédiatement: «Ayez en vous les sentiments qu'avait en lui le Christ Jésus. Il avait la nature de Dieu et ne croyait pas que ce fût pour lui une usurpation que de s'égaler à Dieu. Cependant il s'est anéanti lui-même en prenant la nature de serviteur, ayant été fait semblable aux hommes et reconnu pour homme par les dehors; il s'est humilié, étant devenu obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix.» Telle est la miséricorde qui l'a amené du ciel. Où est maintenant la justice qui le reconduit vers son Père? Continuons à lire: «C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père (1).» Telle est la justice qui le reconduit vers son Père.

5. Mais s'il retourne seul vers son Père, quel avantage y avons-nous? Comment le Saint Esprit peut-il condamner le monde à propos de cette justice? D'un autre côté, s'il ne retournait pas seul vers son Père, il ne dirait pas ailleurs: «Nul ne monte au ciel que celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans le ciel (2).» Pourtant, l'Apôtre Paul dit encore «Car notre vie est dans les cieux (3).» Comment? Le voici: «Si vous êtes ressuscités avec le Christ, dit le même Apôtre, recherchez les choses d'en

1. Ph 2,3-11 - 2. Jn 3,13 - 3. Ph 3,20

haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses d'en haut et non les choses de la terré; car, vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu (1).» Comment donc dire que le Christ y est seul monté? Serait-ce parce que le Christ avec tousses membres ne fait qu'un, comme la tête ne fait qu'un avec le corps? Et quel est le corps du Christ, sinon l'Église? «Vous êtes, dit le même Docteur des gentils, le corps du Christ et les membres d'un membre (2).» D'après cette interprétation, comme nous sommes tombés et que le Christ est descendu à cause de nous, ces mots: «Nul ne monte que celui qui est descendu,» ne signifient-ils pas que personne ne peut parvenir au ciel qu'autant qu'il fait un avec lui et qu'il est comme un membre harmonieux de son corps? C'est dans ce sens qu'il disait à ses disciples: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (3).» Car son union avec nous n'est pas la même que son union avec soit Père. Il est un avec son Père, parce que le Fils a la même nature que son Père; il est un avec son Père, parce que «ayant la nature de Dieu, il n'a pas cru usurper en s'égalant à Dieu.» Mais il s'est fait un avec nous, parce qu'il s'est anéanti lui-même, prenant la nature de serviteur;» il s'est fait un avec nous, en devenant ce rejeton d'Abraham en qui toutes les nations doivent être bénies. On sait qu'après avoir rappelé cette prophétie l'Apôtre observe: «Il n'est pas dit: Et aux rejetons, comme s'il y en avait plusieurs; mais: Et à ton rejeton, comme s'il n'y en avait qu'un seul, et c'est le Christ.» Or, comme nous appartenons au Christ, comme nous lui sommes incorporés tous ensemble et unis étroitement comme à notre Chef, le Christ est réellement seul. Aussi l'Apôtre nous dit-il à nous-mêmes: «Vous êtes donc le rejeton d'Abraham, les héritiers selon la promesse (4).» Mais, si Abraham n'a qu'un rejeton, si ce rejeton unique n'est que le Christ, et si nous sommes aussi nous-mêmes cet unique rejeton, ne s'ensuit-il pas que tous, et le Chef et le corps, nous ne formons qu'un Christ?

6. C'est pourquoi nous ne devons pas nous considérer comme étrangers à cette justice dont parle le Seigneur en disant: «A cause de la justice, car je vais à mon Père.» Maintenant en effet nous sommes ressuscités avec le Christ notre chef et nous demeurons en lui par la foi et par l'espérance, en attendant que cette espérance

1. Col 3,1-3 - 2. 1Co 12,27 - 3. Jn 15,6 - 4. Ga 3,16-29

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se réalise à la future résurrection des morts. Or lorsque se réalisera notre espérance, notre justification se complètera aussi; et avant de les compléter, le Seigneur montre dans son corps, dans notre Chef même, en ressuscitant et en remontant vers son Père, ce que nous devons espérer. Aussi est-il écrit: «Il a été livré à cause de nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (1).»

En résumé, le monde est condamné «à cause du péché,» commis par ceux qui ne croient pas au Christ; «à cause de la justice,» pratiquée par ceux qui ressuscitent au nombre de ses membres; et c'est pourquoi il est dit: «Afin que nous soyons en lui la justice de Dieu (2);» car si nous n'étions pas en lui, nous ne serions pas justice. Mais si nous sommes en lui, comme il remonte tout entier, il retourne avec nous vers son Père

1. Rm 4,25 - 2. 2Co 5,21

et c'est alors que la justice en nous sera parfaite. De là vient, que le monde est condamné encore «à cause du jugement, car le prince de ce monde est déjà jugé,» ce prince est le démon, le chef des pécheurs, qui n'ont le coeur attaché qu'à ce monde où ils habitent, qu'à ce monde qu'ils aiment et dont par conséquent ils portent le nom, comme à notre tour nous avons la vie attachée au ciel si nous sommes ressuscités avec le Christ. Aussi comme le Sauveur ne forme avec nous, qui sommes son corps, qu'un seul Christ; ainsi le démon ne forme qu'un démon non plus avec tous les impies dont il est le chef et qui sont comme son corps. Comme enfin nous ne sommes pas étrangers à la justice dont parle le Seigneur quand il dit: «Car je vais à mon Père;» ainsi les impies ne sont pas étrangers au jugement dont il est question dans ces mots: «Car le prince de ce monde est déjà jugé.»




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SERMON CXLV. QU'EST-CE QUE DEMANDER QUELQUE CHOSE (1)?

ANALYSE. - Notre-Seigneur reproche à ses disciples de n'avoir jamais rien demandé en son nom. En son nom pourtant ils ont déjà fait bien des miracles. Comment donc entendre sa pensée? - Il est dit dans l'Écriture que Dieu refuse les jouissances divines à ceux qui sont sous le joug de la crainte et qu'il les accorde abondamment à ceux qui vivent d'espérance. Rien n'est plus vrai, car ceux qui ne servent Dieu que par crainte ont le coeur attaché au mal que la crainte seule leur fait éviter, tandis que ceux que l'espérance attache au service de Dieu ont pour lui un amour véritable dont ils goûtent les joies: Cet amour qui rend le coeur heureux est donc la grande grâce qu'il faut solliciter. - Or les disciples jusques là avaient plutôt vécu sous le joug de la crainte que sous le joug de l'amour. Sans doute ils avaient déjà demandé bien des faveurs; mais Jésus considère ces faveurs comme n'étant rien on presque rien en comparaison de ce qu'il voudrait qu'ils sollicitassent; et c'est pourquoi il leur dit que jusqu'alors ils n'ont rien demandé.

1. Nous avons remarqué, durant la lecture du saint Évangile, une pensée qui doit sans aucun doute mettre en mouvement toute âme sérieuse et la déterminer non pas à se décourager mais à chercher. Sans mouvement en effet il n'y a pas de changement possible; mais s'il est un mouvement dangereux, comme celui dont il est dit: «Ne mettez pas mes pieds en mouvement (2);» il est aussi un autre mouvement qui consiste à chercher, à frapper, à demander. Tous, il est vrai, nous avons entendu le lecteur; tous pourtant, je présume, nous ne l'avons pas compris. Sa voix donc nous signale ce qu'avec moi vous devez chercher, examiner, demander la grâce de comprendre. Dieu, je l'espère, nous assistera dans sa bonté et m'accordera ce dont je désire vous faire part.

1. Jn 16,24 - 2. Ps 65,9

Pourquoi donc, dites-moi, le Seigneur vient-il d'adresser cette observation à ses disciples «Vous n'avez jusqu'alors rien demandé en mon nom?» N'est-ce pas ici ces mêmes disciples qu'il a envoyés avec le pouvoir de prêcher l'Évangile et de faire des miracles, et qui sont revenus vers lui tout transportés de joie et s'écriant: «Seigneur, voici qu'en votre nom les démons nous sont soumis (1)?» Vous vous rappelez, vous reconnaissez ce passage que j'ai cité de l'Évangile, dont tentes les parties et toutes les pensées sont incontestablement vraies et sans aucun langage d'erreur. Comment alors accorder ces deux textes «Vous n'avez jusqu'alors rien demandé en mon nom; - Seigneur, voici qu'en votre nom les démons mêmes nous sont soumis?» Quel esprit ne désire résoudre cette question? Donc il

1. Lc 10,17-20

587

nous faut demander, chercher, frapper. Faisons-le avec une piété pleine de foi, non pas avec une inquiétude charnelle, mais avec une humble dépendance; et Celui qui nous voit frapper ne dédaignera pas de nous ouvrir.

2. Recevez donc avec attention, avec une pieuse avidité, ce que le Seigneur va me mettre en main pour vous le distribuer; et après avoir entendu mes paroles, la pureté de votre goût vous dira sans doute à quel divin trésor je les ai puisées.

Le Seigneur Jésus savait ce qui pouvait rassasier l'âme humaine, cette intelligence créée à l'image de Dieu; il savait qu'il ne lui fallait rien moins que lui-même, et il savait aussi qu'elle n'en était point remplie encore; car s'il se montrait sous un rapport, sous un autre il se cachait, connaissant parfaitement ce qu'il convenait de mettre en relief et ce qu'il convenait de laisser dans l'ombre.

«Seigneur, est-il dit dans un psaume, combien est grande l'abondance de votre douceur, «que vous cachez à ceux qui vous craignent et «que vous communiquez généreusement à ceux «qui espèrent en vous (1)!» Oui, vous les dérobez à ceux qui vous craignent, ces délices divines, immenses, infinies. Si vous les cachez à ceux qui vous craignent, à qui les révélez-vous? «Vous les communiquez généreusement à ceux qui espèrent en vous.» Voici donc une double question; mais la solution de l'une est l'éclaircissement de l'autre. Pourquoi, dira-t-on en examinant la seconde, pourquoi «avez-vous caché à ceux qui vous craignent et communiqué généreusement à ceux qui espèrent en vous?» Ceux qui craignent sont-ils différents de ceux qui espèrent? Ceux qui craignent Dieu n'espèrent-ils pas en lui? Comment espérer en lui sans le craindre, et comment le craindre, pieusement sans espérer en lui? Commençons par résoudre ce problème; un mot de l'espérance et de la crainte.

3. La crainte est le caractère de la Loi, l'espérance celui de la grâce. - Peut-il y avoir une différence entre la Loi et la grâce, puisque la Loi et la grâce jaillissent de la même source? La Loi effraie ceux qui présument d'eux-mêmes: la grâce soutient ceux qui espèrent en Dieu. Oui, la Loi effraie; ne passez pas légèrement sur ce petit mot: pesez-le et appréciez en l'importance. Comprenez bien ce double caractère, écoutez et saisissez nos preuves.

La Loi, disons-nous, effraie ceux qui présument d'eux-mêmes; la grâce soutient ceux qui

1. Ps 30,20

espèrent en Dieu. En effet, que contient la Loi? Beaucoup de prescriptions. Mais pourquoi chercher à les énumérer? Je n'en rappellerai qu'une seule, elle est fort courte et déjà rappelée par l'Apôtre; qui cependant l'observe? La voici: «Tu «ne convoiteras pas.» Attention! mes frères, c'est bien la Loi; mais sans la grâce c'est ta condamnation. Pourquoi, présomptueux, pourquoi tant te vanter et tant te vanter de ton innocence? Pourquoi t'en faire tant accroire? Tu peux dire, sans doute. Je n'ai pas dérobé le bien d'autrui: je t'écoute, je te crois; je pourrais peut-être même constater par moi-même que tu né dérobes pas ce qui n'est pas à toi. Mais il s'agit de ne pas convoiter. - Je n'approche pas de la femme d'un autre. - Ici encore je t'écoute, je te crois, je constate. Mais il s'agit de ne pas convoiter. Pourquoi regarder autour et non au dedans de toi? Regarde en toi, et tu verras dans tes membres une loi contraire. Regarde bien en toi pourquoi te jeter en dehors? Descends en toi, et tu découvriras dans tes membres une loi qui résiste à la loi de ton esprit et qui t'assujettit à elle-même, à cette loi du péché qui vit en tes membres. Comment goûter alors les divines douceurs, esclave que tu es de la loi charnelle, de la loi opposée à la loi de ton esprit? Les Anges s'abreuvent de ces douceurs qui te sont inconnues, et ce sont les chaînes de ton esclavage qui t'empêchent d'atteindre jusques là. «Si la Loi n'avait dit: Tu ne convoiteras pas,» tu ignorerais «la convoitise.» En entendant la loi tu as craint, tu as essayé de combattre, mais sans pouvoir vaincre. Car «prenant occasion de ce «précepte, le péché a produit la mort.» Ainsi parle l'Apôtre, vous reconnaissez son langage. «Prenant occasion du commandement; le péché, dit-il, a développé en moi toute concupiscence.» Pourquoi tant de jactance et tant d'orgueil? Tu le vois, c'est avec tes propres armes que l'ennemi t'a vaincu. Tu voulais une loi pour t'instruire, et la loi même a servi d'entrée à ton ennemi. «Car, prenant occasion du commandement, le péché m'a séduit, continue l'Apôtre, et par lui m'a tué.» Comment ai-je pu dire. C'est par tes propres armes que l'ennemi t'a vaincu? Ecoute la suite du discours de l'Apôtre. «Ainsi la Loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là; mais le péché, pour se révéler, s'est servi de ce qui est bon pour me causer la mort (1).»

1. Rm 7,7-13 Rm 7,23

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Comment cela? C'est parce que tu as eu pour le commandement de la crainte et non de l'amour. Tu as craint le châtiment et tu n'as pas aimé la justice. Or, quand on craint le châtiment; on voudrait s'il était possible faire ce qui plait sans avoir rien à redouter. Ainsi, Dieu défend l'adultère: tu as bien en vue une femme étrangère, mais tu ne l'abordes pas, tu ne fais pas le mal avec elle; tu en as bien l'occasion, le temps et 1e lieu sont propices, il n'y a pas de témoins, nonobstant tu ne commets pas le crime. Pourquoi? Tu as peur du châtiment. - Personne ne le saura. - Dieu ne le saura-t-il pas non plus? - Ainsi c'est parce que l'oeil de Dieu te voit, que tu t'abstiens de ce que tu allais faire. Mais ici ne crains-tu pas plus les menaces de Dieu, que tu n'aimes ses ordres? En effet, pourquoi t'abstiens-tu? Parce qu'en faisant le mal tu serais jeté en enfer. C'est donc le feu que tu redoutes. Ah! si tu aimais la chasteté, tu t'abstiendrais dans le cas même où tu n'aurais absolument rien à craindre; et si Dieu te disait: Fais ce que tu veux, je ne te condamnerai pas, je ne te condamnerai pas à l'enfer, seulement tu ne me verras pas; en t'abstenant après cette menace, ce serait l'amour de Dieu et non la crainte de son jugement qui t'inspirerait. Mais t'abstiendrais-tu? Il est possible, ce n'est pas à moi d'en juger. Quoi qu'il en soit, tues aidé, si tu t'abstiens, par la grâce qui fait les saints, et c'est elle qui t'inspire une juste horreur pour l'impureté de l'adultère, et pour ton Maître un amour vrai qui te fait soupirer après ses promesses plutôt que de redouter ses menaces; oui, c'est la grâce et garde-toi de revendiquer ce mérite, de l'attribuer à ta nature. Tu t'abstiens avec plaisir, c'est bien; avec amour, c'est bien encore; j'y applaudis de tout coeur. C'est la charité qui t'inspire cette bonne volonté pratique, et ta confiance en Dieu te fait goûter les douceurs divines.

4. Mais d'où te vient cette charité? si toutefois tu l'as réellement; car je crains encore que ce ne soit la crainte qui t'anime et que nonobstant tu ne t'estimes un grand homme. Oui tu es grand situ agis par charité. Mais as tu la charité? - Je l'ai, dis-tu. - D'où te vient-elle? - De moi-même. - Ah! si elle te vient de toi-même, que tues loin encore de la divine douceur! C'est toi qu'il te faudra aimer, car ce sera aimer la source même de la charité. Mais je te prouve que tu ne l'as pas, et la preuve que tu ne l'as pas, c'est que tu t'attribués un bien si précieux; car si tu la possédais réellement, tu saurais d'où elle te vient. En prétendant que tu l'as par toi-même, ne la considères-tu pas comme quelque chose de très peu important? Et néanmoins, quand tu parlerais les langues des hommes - et des Anges, si tu n'avais pas la charité, tu ne serais qu'un airain sonore et une cymbale retentissante. Quand encore tu comprendrais tous - les mystères, que tu posséderais toute la science, tous les dons prophétiques et toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, rien de tout cela, sans la charité, ne pourrait te servir. Si même tu distribuais tout ton avoir aux pauvres et que tu livrasses ton corps pour être brûlé, sans la charité, tu ne serais rien (1). Quelle place tient donc cette charité dont l'absence rend tout inutile? Compare-la, non pas à ta foi, non pas à ta science, non pas à ta langue, non pas à des choses moindres encore, l'oeil, la main, le pied, le dernier de te membres: quel rapprochement établir entre elle et ces biens minimes? Et quand Dieu seul a pu te donner l'oeil et la main, tu ne devrais la charité qu'à toi? N'est-ce pas abaisser Dieu, que de prétendre être toi-même l'auteur de cette charité qui l'emporte sur tout! Le Seigneur peut-il te donner davantage? Tout ce qu'il peut te donner n'est-il pas moindre nécessairement? La charité l'emporte sur tout, et t'est toi qui te l'es donnée? Si tu l'as, elle ne vient pas de toi; qu'as-tu en effet que tu ne l'aies reçu (2)? Qui donc en a fait don, soit à moi, soit à toi? C'est Dieu. Reconnais en lui ton bienfaiteur, pour ne sentir pas sa main vengeresse. Oui, sur la foi des Écritures, c'est Dieu qui t'a donné la charité, ce bien immense, ce bien qui surpasse tout bien. Dieu te l'a donnée, «puisque la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs; par toi? Nullement, mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné (3).»

5. Revenons maintenant à notre esclave, revenons à la proposition que j'ai établie en ces termes: La Loi effraie ceux qui présument d'eux-mêmes, la grâce soutient ceux qui espèrent en Dieu. Vois en effet l'esclave dont il a été fait mention. Il sent dans ses membres une loi qui résiste à la loi de son esprit et qui se l'assujettit à elle-même, toute charnelle qu'elle soit. Lé voilà donc vaincu; entraîné, enchaîné, sous le joug. Que lui sert, hélas! d'avoir entendu: «Tu ne convoiteras pas?» L'ennemi lui a été signalé, mais il ne l'a pas vaincu. Car il ignorait la concupiscence, c'est-à-dire son ennemi, «si la Loi

1. 1Co 13,1-3 - 2. 1Co 4,7 - 3 Rm 5,5

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ne disait: tu ne convoiteras pas..» Eh bien! le voilà, ton ennemi, combats, affranchis-toi, rends-toi libre, étouffe cette pensée voluptueuse, anéantis cette impression coupable. Arme-toi de la loi, en avant, triomphe si tu le peux. Mais qu'est-ce que cette complaisance intérieure dans la Loi de Dieu que t'inspire déjà un commencement de grâce? Tu vois dans tes membres une loi différente qui résiste à cette loi spirituelle et qui n'y résiste pas vainement, puisqu'elle te met sous le joug de la loi de péché.

Voilà comment. la crainte te prive de l'abondance des divines douceurs. Mais si la crainte te prive de ces douceurs, comment te seront-elles communiquées généreusement situ espères? Crie sous la main de l'ennemi; car si tu as un adversaire, tu as aussi un soutien qui attend que tu combattes pour seconder tes efforts, mais à la condition que tu espéreras en lui, puisqu'il déteste l'orgueil. Et que dire en criant ainsi sous la main de l'ennemi? «Malheureux homme que je suis!» Vous comprenez, vos acclamations me l'indiquent. Si donc il vous arrive de vous débattre sous la main de l'ennemi, criez ainsi, criez du fond du coeur, dites avec une foi éclairée: «Malheureux homme que je suis!» Je suis malheureux, malheureux d'abord parce que je suis moi, malheureux ensuite parce que je suis homme: doublement donc malheureux; car tout homme se tourmente vainement et s'égare au milieu des fantômes (1). «Malheureux homme que je suis, «qui me délivrera du corps de cette mort?» Est-ce toi? Mais où sont tes forces? Sur quoi repose ta présomption? Ah! tu cesses enfin, tu cesses de t'enorgueillir et non d'invoquer Dieu. Cesse ainsi de te vanter et crie. Dieu lui-même ne se tait-il pas en même temps qu'il crie? Il se tait comme juge, mais il ne se tait pas comme législateur. Toi aussi cesse de t'élever, mais non de l'invoquer; autrement Dieu pourrait te dire: «Je me suis tu, me tairai-je toujours (2)?» Crie donc: «Malheureux homme que je suis!» Avoue-toi vaincu, confesse ta faiblesse et dis: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort?»

Qu'avais je avancé? Que la Loi effraie qui présume de soi. Voici un homme qui présumait de lui-même; il a essayé de combattre, mais sans pouvoir vaincre; au contraire il a été vaincu, terrassé, mis sous le joug, et dans les fers. Ainsi a-t-il appris à se confier en Dieu, et après avoir été effrayé par la Loi quand

1. Ps 38,7 - 2. Is 42,14

il présumait de lui-même, maintenant qu'il espère en Dieu il sera secouru par sa grâce. C'est ce qu'il exprime avec bonheur. «Qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1).» Ah! ressens maintenant sa douceur, goûte-la et la savoure, écoute ce psaume: «Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (2).» Pour toi il est devenu doux, mais après t'avoir délivré. Il était amer quand tu présumais de toi; plonge-toi dans cette douceur, gage heureux de ce qui t'attend.

6. Les disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient encore sous la loi et ils avaient besoin d'être encore purifiés et nourris, d'être encore réprimandés et redressés, car ils étaient sujets encore à la convoitise, quoique la Loi dise: «Tu ne convoiteras pas (3).» Je ne veux pas blesser ces béliers sacrés, ces chefs du troupeau divin; non je ne les blesserai point, car je ne dirai que la vérité, la vérité exprimée dans l'Évangile: ils disputaient à qui d'entre eux serait le plus grand (4); et quoique le Seigneur fût encore avec eux sur la terre, l'ambition du premier rang les divisait et les agitait. D'où venaient en eux ces mouvements, sinon du vieux levain, sinon de la loi des membres qui résistait en eux à la loi de l'esprit? Ils cherchaient à monter, esclaves encore de la cupidité, et ils se demandaient qui d'entre eux serait le premier; aussi un enfant vint-il confondre leur orgueil. Jésus en effet appela ce petit être afin d'abattre leurs prétentions superbes (5).

Aussi quand ils revinrent en s'écriant: «Seigneur, voilà qu'en votre nom les démons nous «sont soumis;» comme c'était se réjouir de rien, qu'était en effet ce pouvoir comparé à ce que Dieu leur réservait? le Seigneur, le bon Maître leur répondit, pour réprimer en eux l'esprit de crainte et y affermir la confiance: «Ne vous réjouissez point de ce que les démons vous sont soumis.» Et pourquoi? «Parce que beaucoup viendront en mon nom et diront: considérez qu'en votre nom nous avons chassé les démons; et je leur répondrai: Je ne vous connais point (6).» - «Ne vous réjouissez point de cela, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux.» Vous ne sauriez y être encore; et pourtant vos noms y sont déjà: réjouissez-vous donc. Si j'ajoute que «vous n'avez encore rien demandé en mon nom;» c'est que l'objet de vos voeux n'est rien comparé à ce que je me propose de vous

1. Rm 7,22-25 - 2. Ps 33,9 - 3. Ex 20,17 - 4. Lc 22,24 - 5. Mc 9,33-36 - 6. Mt 7,22-23

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donner. Qu'avez-vous effectivement demandé? Que les démons vous fussent assujettis? «Ne vous en réjouissez pas.» - Ce n'est donc rien que cette demande, car si elle était quelque chose, le Sauveur commanderait de se réjouir. Sans doute elle n'est pas entièrement rien, mais elle est bien peu de chose en face des récompenses magnifiques du Seigneur. C'est ainsi que l'Apôtre Paul n'était pas non plus absolument rien; et pourtant il disait en se mettant en présence de Dieu: «Ni celui qui plante, ni celui qui arrose ne sont quelque chose (1).»

Appliquez-vous cela: nous nous l'appliquons à nous-mêmes ainsi qu'à vous lorsque nous demandons ces choses temporelles; car vous en avez sûrement demandé. Eh! qui n'en demande? Si l'on est malade, on demande la santé; la délivrance, si l'on est en prison; durant une tempête, l'arrivée au port; la victoire, durant la mêlée; tout cela on le demande au nom du Christ, et pourtant ce n'est rien. Que faut-il donc solliciter? «Demandez en mon nom,» dit le Seigneur. Il ne précise pas ce qu'il faut demander, mais ses paroles doivent nous le faire comprendre.

1. 1Co 3,7

«Demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit pleine. Demandez et vous recevrez en mon nom.» Quoi? Quelque chose assurément. «Afin que votre joie soit pleine.» Demandez donc ce qui vous contentera. Si en effet tu demandes ce qui n'est rien, souviens-toi que celui qui boira de cette eau, aura soif encore (1). Il descend dans le puits le sceau de la convoitise, il en tire de quoi boire, mais pour avoir encore soif. «Demandez, afin que votre joie soit pleine;» c'est-à-dire afin d'être rassasiés complètement, et non pas afin d'éprouver des délectations provisoires. Demandez ce qui peut vous contenter, dites avec Philippe: «Seigneur, montrez-nous «votre Père et cela nous suffit;» et le Seigneur vous répondra: «Je suis avec vous depuis si longtemps, et vous ne me connaissez pas encore? Qui me voit, Philippe, voit aussi mon Père (2).»

Ainsi donc rendez grâces au Christ qui a tant souffert pour vous délivrer de vos infirmités, et pour remplir vos coeurs attachez-vous à sa divinité.

Tournons-nous, etc. 3.

1. Jn 4,13 - 2. Jn 14,8-9 - 3. Serm. 1.





Augustin, Sermons 143