Augustin, Sermons 152

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SERMON CLII. LE SALUT PAR LE CHRIST (1)

ANALYSE. - Après avoir invité ses auditeurs à élever leurs désirs vers Dieu pour obtenir sa lumière, saint Augustin aborde l'examen du texte indiqué. Il rappelle d'abord que les mouvements de concupiscence auxquels on ne consent pas, ne sont pas des péchés pour ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ. Il constate encore que des trois lois dont parle saint Paul dans le même texte, savoir: la loi du péché, la loi des oeuvres et la loi de l'Esprit de vie, cette dernière seule donne la force d'éviter ce qu'elle défend et de faire ce qu'elle ordonne. Mais d'où vient cette efficacité soit au baptême, soit à la loi de l'Esprit de vie ou de la grâce? De ce que Dieu a envoyé son Fils parmi nous et nous a rendu sa faveur en considération du sacrifice de Jésus-Christ.

1. Votre charité doit se souvenir que j'ai examiné une question fort épineuse tirée de ce passage d'une épître de saint Paul. «Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais (1)». Vous qui étiez ici, vous vous rappelez cela. Maintenant donc soyez attentifs et continuons.

1. Rm 8,1-4 - 2. Voir Disc. précéd. Rm 7,15.

Voici par où a commencé la leçon d'aujourd'hui: «Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché, et dans cette chair il a condamné le péché par le péché même; afin que la justification de la loi s'accomplît (6) en nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l'esprit». Et voici d'un autre côté ce qui a été lu dernièrement et n'a pas été expliqué: «Ainsi, j'obéis moi-même par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (1). Il n'y a donc pas de condamnation pour ceux qui sont maintenant en Jésus-Christ, qui ne marchent pas selon la chair; parce que la loi de l'Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, t'a affranchi de la loi du péché et de la mort. Car ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair»; et immédiatement ce qui vient d'être lu: «Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair du péché».

Les passages obscurs ne présentent point de difficulté quand on est soutenu par l'Esprit-Saint. Que vos prières obtiennent donc qu'il nous éclaire, car votre désir de comprendre est réellement une prière adressée à Dieu; et c'est de lui que vous devez attendre le secours nécessaire. Pour nous, en effet, semblables aux hommes de la campagne, nous ne travaillons qu'extérieurement. S'il n'y avait personne pour agir à l'intérieur, ni la semence ne prendrait racine en terré, ni le germe ne s'élèverait, aucune tige ne se fortifierait non plus jusqu'à devenir un tronc d'arbre; il n'y aurait enfin ni rameaux, ni fruits ni feuillages. Aussi l'Apôtre, pour discerner ce que fait l'ouvrier de ce que fait le Créateur, a-t-il dit: «J'ai planté, Apollo a arrosé, mais c'est Dieu qui a fait croître». Puis il ajoute: «Ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (2)». Aujourd'hui donc si Dieu ne produit l'accroissement intérieur, c'est en vain que le bruit de mes paroles retentit à vos oreilles; au lieu que si Dieu le produit, il y a pour nous utilité à planter et à arroser, et notre peine n'est pas stérile.

2. Je vous l'ai déjà dit: le sens qu'il faut donner à ces paroles de l'Apôtre: «J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (3)», c'est qu'on ne doit laisser aux organes corporels que les impressions qu'on ne saurait détruire. Consentez-vous, sans y résister, à ces désirs mauvais? Vous êtes vaincus et vous gémirez; encore est-il à souhaiter que vous gémissiez et que vous n'alliez pas jusqu'à perdre le sentiment de votre malheur.

1. Rm 7,25 - 2. 1Co 3,6-7 - 3. Rm 7,25

Il est bien vrai, tous nos voeux, tous nos désirs, toutes nos aspirations, quand nous répétons: «Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal (1)», c'est de souhaiter de ne ressentir plus aucun désir pervers dans notre chair; mais durant la vie présente nous n'y saurions parvenir: de là ces mots. «Je ne trouve pas à accomplir le bien». Je trouve à faire, quoi? à ne consentir pas aux impressions mauvaises. Mais «je ne trouve pas à accomplir le bien», à n'avoir pas de mauvais penchants. Ce qu'il faut donc faire dans ce combat, c'est de ne pas consentir dans l'âme aux impressions coupables et d'obéir ainsi à la loi de Dieu, pendant qu'on obéit à la loi du péché en éprouvant sans y consentir la convoitise charnelle. La chair produit ses désirs? produis aussi les tiens. Tu ne saurais étouffer, éteindre les siens; qu'elle n'éteigne pas les tiens non plus: lutte ainsi avec courage et tu ne seras ni vaincu ni chargé de chaînes.

3. L'Apôtre continue ainsi: «Il n'y a donc pas maintenant de condamnation pour ceux a qui sont en Jésus-Christ». Si tu ressens, sans y consentir, des désirs charnels, s'il y a dans tes organes une loi qui s'élève contre la loi de ton esprit et qui cherche à mettre ton âme sous le joug; comme la grâce du baptême et du bain régénérateur a effacé soit la tache que tu as apportée en naissant, soit les péchés que tu as commis en consentant aux désirs mauvais, crimes ou impuretés, pensées ou paroles coupables; oui, comme tout est purifié dans ces fonts sacrés où tu es entré en esclave pour en sortir affranchi, «il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ». Il n'y en a plus, mais il y en a eu, car d'un seul est venue la condamnation de tous (2). Cette condamnation est l'oeuvre de la génération, et la justification est due à la régénération. «Car la loi de l'Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus nous a affranchis de la loi du péché et de la mort». Cette loi reste dans les membres, mais sans te rendre coupable; tu en es affranchi. Combats en homme libre, mais prends garde d'être vaincu et de tomber de nouveau dans les fers. S'il y a fatigue à combattre, quelle joie à triompher!

4. A propos de la lutte sans laquelle nous ne pouvons exister, je vous ai fait une remarque dont vous devez surtout vous souvenir,

1. Mt 6,13 - 2. Rm 5,16

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Le juste même, ai-je dit, ou plutôt le juste principalement, a les armes à la main, car celui qui ne vit pas dans la justice ne combat pas non plus et se laisse entraîner; mais ne croyez pas pour ce motif qu'il y ait en nous comme deux natures issues de principes différents; c'est le rêve insensé des Manichéens qui ne veulent pas que la chair soit formée par Dieu. Quelle erreur! Nos deux substances viennent également de Dieu, et si notre nature est le théâtre de tant d'hostilités, c'est la juste punition du crime. La guerre en nous n'est qu'une maladie; guérissons, et nous aurons la paix. Cette lutte qui divise actuellement la chair et l'esprit a pour but d'établir la paix; l'esprit travaille à faire entrer la chair dans ses vues. Si dans une même demeure l'homme et la femme se font la guerre, l'homme doit faire effort pour dompter sa femme. La femme une fois domptée se soumettra à son époux, et la paix, par là, sera rétablie.

5. Ces paroles: «La loi de l'Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, t'a affranchi de la loi de la mort et du péché», nous invitent à étudier la nature de ces lois. Regardez et distinguez bien; vous avez besoin de bien discerner. «La loi de l'Esprit de vie»; voilà une première loi: «t'a affranchi de la loi du péché et de la mort»; c'en est une seconde. Ce qui suit: «Car ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair», indique une troisième loi. Cette dernière un résumé des deux premières? Examinons et tâchons de comprendre avec l'aide de Dieu.

Que dit l'Apôtre de la loi bonne? «La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort». Cette loi n'est pas sans efficacité: «elle t'a affranchi, cette loi de l'Esprit de vie, de la loi du péché et de la mort». Ainsi la loi bonne t'a délivré de la mauvaise loi. Quelle est cette mauvaise loi? Je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit et qui m'assujettit à la loi du péché, laquelle est dans mes membres». Pourquoi donner à celle-ci le nom de loi? C'est qu'il était fort juste que la chair refusât d'obéir à l'homme, puisque lui-même avait refusé d'obéir à son Seigneur. Au-dessus de toi est ton Seigneur, et ta chair au dessous. Obéis à ton chef, pour être obéi de ton sujet. Mais tu as dédaigné ce chef, tu es puni par ton sujet. Telle est la loi du péché; on l'appelle aussi la loi de la mort, car le péché a introduit la mort. «Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort (1)». C'est cette loi du péché qui tente l'esprit et qui essaie de le mettre sous le joug. «Mais je me complais dan la loi de Dieu selon l'homme intérieur». Ainsi s'engage la lutte pendant laquelle on s'écrie: «J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché».

«La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort». Comment t'a-t-elle affranchi? D'abord en te donnant le pardon de tous tes péchés; car c'est de cette loi que parle un psaume quand il y est dit à Dieu: «Et par votre loi soyez-moi propice (2)». C'est donc la loi de la miséricorde, la loi de la foi et non pas la loi des oeuvres. Quelle est maintenant la loi des oeuvres? Dans ces mots: «La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort», vous avez vu l'excellente loi de la foi; vous y avez vu aussi la loi du péché et de la mort. Maintenant: «Ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair», voilà une troisième loi à laquelle il manque un je ne sais quoi qui a été comblé par la loi de l'Esprit de vie, puisque celle-ci t'a affranchi de la loi du péché et de 1e. mort. La loi mentionnée en troisième lieu est donc la loi qui a été donnée au peuple sur le mont Sinaï, par le ministère de Moïse, et qu'on appelle la loi des oeuvres. Elle sait menacer mais non pas secourir; commander et non pas aider. Elle a dit: «Tu ne convoiteras pas»; de là cet aveu de l'Apôtre: «Je ne connaîtrais pas la concupiscence si la loi n'eût dit: Tu ne convoiteras pas». A quoi m'a servi que cette loi ait dit: «Tu ne convoiteras pas? C'est que prenant occasion du commandement, le péché m'a séduit et m'a tué». On me défendait de convoiter, je n'ai pas obéi, et j'ai été vaincu. Ainsi j'étais pécheur avant la loi, et après l'avoir reçue, prévaricateur. «Car, prenant occasion du commandement, le péché m'a séduit et m'a tué (3)».

6. «Ainsi la loi est sainte», poursuit l'Apôtre. Elle est donc bonne aussi, cette loi, quoique les Manichéens la condamnent comme ils condamnent la chair. Oui, dit saint Paul, «la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu

1. Gn 2,17 - 2. Ps 118,29 - 3. Rm 7,7-11

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pour moi la mort? Loin de là; mais le péché, «pour apparaître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort (1)». Ainsi s'exprime l'Apôtre, et pesez avec soin tous ses termes.

Ainsi la loi est sainte». Qu'y a-t-il de plus saint que de dire: «Tu ne convoiteras pas?» Y aurait-il du mal à enfreindre la loi, si la loi n'était bonne? Non, il n'y aurait aucun mal, puisqu'il n'est pas mal de rejeter le mal; et si c'est un mal de l'enfreindre, c'est qu'elle est bonne. Qu'y a-t-il aussi de meilleur que de dire: «Tu ne convoiteras point?» Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon». Comme l'Apôtre insiste! comme il veut faire pénétrer sa pensée! On dirait qu'il crie contre nos ennemis: Que dis-tu donc, Manichéen? Que la loi donnée par Moïse est mauvaise? - Elle est mauvaise, répètent-ils. Quel front! Quelle audace! Tu la qualifies d'un seul mot, mauvaise. Et l'Apôtre? La loi, «dit-il, est sainte, et le commandement saint, juste et bon». Te tairas-tu, enfin? - «Ce qui est bon, reprend-il, est donc devenu pour moi la mort? - Loin de là; mais le péché, «pour se montrer péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort». Remarquez: «par une chose bonne», c'est accuser le pécheur sans manquer à faire l'éloge de la loi. «Le péché, par une chose bonne, produit pour moi la mort». Quelle est cette chose bonne? Le commandement. Et encore? La loi. Comment s'est produite la mort? Par le péché, «pour apparaître péché, pour pécher au-delà de toute mesure, puisque c'est pécher par le commandement même (2)». Avant le commandement, le péché était moindre; depuis le commandement, il dépasse toute mesure. Quand on ne rencontre pas de défense, en s'imagine bien faire; en rencontre-t-on? on veut d'abord ne pas enfreindre, puis on est vaincu, entraîné, mis sous le joug, et n'ayant pu observer la loi on ne doit plus songer qu'à demander grâce.

7. Il est donc bien vrai que la loi dont parle l'Apôtre en ces termes: «La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort», est la loi de la foi, la loi de l'Esprit, la loi de la grâce, la loi de la miséricorde; tandis que cette autre loi du péché et de la mort, n'est pas la loi de Dieu, mais réellement

1. Rm 7,12-13 - 2. Rm 7,12

la loi du péché et de la mort. Pour cette autre encore dont l'Apôtre dit: «La loi est sainte, «et le commandement saint, juste et bon», elle est bien la loi de Dieu, mais la loi des oeuvres, la loi des observances; loi des oeuvres qui commande sans aider, qui montre le péché sans le détruire. Une loi donc le fait connaître, et une autre l'efface.

Il y a deux alliances, l'ancienne et la nouvelle. Ecoute l'Apôtre: «Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n'avez-vous pas lu la loi? Car il est écrit: Abraham eut deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Or, celui de la servante naquit selon la chair, et celui de la femme libre, en vertu de la promesse. Ce qui a été dit par allégorie. Ce sont en effet les deux alliances: l'une sur le mont Sina, engendrant pour la servitude, est Agar», la servante de Sara, que Sara donna à Abraham et qui devint mère d'Ismaël. Ainsi l'ancienne alliance est figurée par Agar «engendrant pour la servitude; tandis que la Jérusalem d'en haut est libre; c'est elle qui est notre mère (1)». De là il suit que les fils de la grâce sont les fils de la femme libre, et les fils de la lettre, les fils de la servante. Veux-tu connaître les fils de la servante? La lettre tue». Les fils de la femme libre? L'esprit vivifie (2)». - La loi de l'Esprit de vie, qui est dans le Christ Jésus, t'a affranchi de la loi du péché et de la mort», dont n'a pu t'affranchir la loi de la lettre. «Car c'était chose impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair». Cette chair en effet se révoltait contre toi, elle te rendait son esclave; elle entendait la loi et n'excitait que plus vivement la concupiscence. C'est ainsi que par la chair s'affaiblissait la loi de la lettre, et qu'il était impossible à cette loi de l'affranchir de la loi du péché et de la mort.

8. «Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché»; non pas dans une chair de péché. Oui, dans une chair, mais non dans celle de péché. La chair des autres hommes est donc une chair de péché; lui seul fait exception, car sa Mère l'a conçu non pas avec concupiscence, mais par la grâce. Sa chair toutefois ressemble à la chair de péché, et c'est ce qui lui a permis de manger, d'avoir faim et soif, de dormir, de se fatiguer et de

1. Ga 4,21-26 - 2. 2Co 3,6

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mourir. «Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché».

9. «Et dans sa chair il a condamné le péché par le péché même». Quel péché? Par quel péché? «Il a dans sa chair condamné le péché par le péché même, afin que la justification de la loi s'accomplît en nous». Oui, qu'elle s'accomplisse en nous, qu'elle s'accomplisse en nous par le secours de l'Esprit, cette justice qui nous est prescrite; en d'autres termes, que la loi de la lettre s'accomplisse, par l'Esprit de vie, en nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l'Esprit». Quel est donc ce péché et par quel péché le Seigneur l'a-t-il condamné?

Je vois, je vois clairement quel est le péché condamné. «Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui enlève le péché du monde (1)». Quel péché? Tout ce qui est péché, tous les péchés commis par nous.

Maintenant, par quel péché? Il était, lui, sans péché. «Il n'a point commis de péché, est-il dit de lui, et on n'a point découvert de tromperie dans sa bouche (2)». Non, il n'en a aucun, ni péché originel, ni péché actuel; aucun, ni péché transmis, ni péché commis par lui. La Vierge nous fait connaître quelle fut son origine, et sa vie sainte nous montre suffisamment qu'il ne fit jamais rien qui lui méritât la mort. Aussi disait-il: «Voici venir le prince de ce monde», le diable, «et il ne découvrira rien en moi». Ce prince de la mort ne trouvera pas un motif de me faire mourir. Ah! pourquoi donc mourez-vous? Afin que tous sachent que je fais la volonté de mon Père, sortons d'ici (3)». Il s'en alla alors pour souffrir la mort, une mort volontaire, une mort choisie librement et non une mort imposée. «J'ai le pouvoir de déposer la vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me l'a ravie, c'est moi qui la dépose et la reprends (4)». Tu t'étonnes de ce pouvoir, rappelle-toi sa majesté. C'est le Christ qui parle, il parle en Dieu.

10. Par quel péché donc a-t-il condamné le péché? Quelques-uns ont donné à ces mots un sens qui n'est pas mauvais; mais je crois qu'ils n'ont pas compris la pensée même de l'Apôtre. Encore une fois cependant leur sens n'est pas hétérodoxe, je le rapporterai d'abord, j'exposerai ensuite le mien et je montrerai par les

1. Jn 1,29 - 2. 1P 2,22 - 3. Jn 14,30-31 - 4. Jn 10,17-18

divines Ecritures combien il est incontestable. Ils se demandaient donc avec effroi par quel péché Dieu a condamné le péché: Dieu est-il coupable? Et ils se sont répondu: S'il «a condamné le péché par le péché», ce n'est pas assurément par le sien. Cependant «il a condamné» réellement le péché par le péché». Or ce n'est pas par le sien. Par lequel donc? C'est par le péché de Juda, par le péché des Juifs. Comment, en effet, a-t-il répandu son sang pour la rémission des péchés? Parce qu'il a été crucifié par les Juifs. Qui le leur a livré? Juda. Ainsi les Juifs l'ont attaché à la croix et Juda l'a trahi. Ont-ils fait bien ou mal? Ils ont péché. C'est par ce péché que Dieu condamne le péché.

Sans doute il est juste, il est vrai de dire que c'est par le péché des Juifs que le Christ a condamné tout ce qui est péché, car c'est leur fureur qui lui a fait répandre le sang expiatoire de tous les péchés. Remarque toutefois comment s'exprime ailleurs le même Apôtre. «Nous faisons, dit-il, les. fonctions d'ambassadeurs pour le Christ, Dieu exhortant par notre bouche. Nous vous en conjurons par le Christ», supposez que le Christ vous en conjure lui-même, car c'est en son nom que nous vous parlons, «réconciliez-vous à Dieu». Puis il ajoute: «Il ne connaissait point le péché»; en d'autres termes, ce Dieu à qui nous vous conjurons de vous réconcilier, voyant Celui qui ne connaissait pas le péché, voyant innocent son Christ, Dieu comme lui, «l'a rendu péché pour l'amour de nous, afin qu'en lui nous devinssions justice de Dieu (1)». Comment voir ici le péché de Juda, le péché des Juifs, le péché de tout autre mortel? Nous lisons en propres termes: «Celui qui ne connaissait point le péché, il l'a rendu péché pour l'amour de nous». Qui a rendu? Qui a été rendu? C'est Dieu qui a rendu son Christ péché pour l'amour de nous. L'Apôtre ne dit pas qu'il fa fait pécheur, mais qu'il l'a fait péché». Ce serait un blasphème de dire que le Christ a péché: comment souffrir qu'on l'accuse d'être le péché même? Et pourtant nous ne saurions donner le démenti à l'Apôtre. Nous ne pouvons pas lui dire: Que prétends-tu là? Parler ainsi à l'Apôtre ce serait nous élever contre le Christ, puisque l'Apôtre dit encore ailleurs. «Voulez-

1. 2Co 5,20-21

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vous éprouver Celui qui parle en moi, le Christ (1)»?

11. Quel est donc le vrai sens? Que votre charité, contemple ici un grand et profond mystère: heureux si vous l'aimez en le contemplant et si vous parvenez à le posséder en l'aimant. Oui, c'est le Christ notre Seigneur, c'est Jésus notre Sauveur, notre Rédempteur, qui est devenu péché afin qu'en lui nous devinssions justice de Dieu. Comment? Ecoutez la loi. Ceux qui la connaissent savent ce que je dis; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu'ils la lisent ou qu'ils l'entendent. Dans la loi donc on donnait le nom de péchés aux sacrifices offerts pour l'expiation des péchés. Preuve: quand on amenait la victime à immoler pour le péché, la loi disait: «Que les prêtres mettent leurs mains sur le péché (2)», c'est-à-dire sur la victime du péché. Or le

1. 2Co 13,3 - 2. Lv 4

Christ est-il autre chose que la victime du péché? «Le Christ, dit saint Paul, nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous comme un sacrifice à Dieu et une hostie de suave odeur (1).» Voilà par quel péché le Seigneur a condamné le péché; il l'a condamné par le sacrifice de lui-même pour l'expiation de nos péchés. Telle est «la loi de l'Esprit de vie qui t'affranchi de la loi du péché et de la mort». Toute bonne qu'elle fût en effet, tout saints, tout justes et tout bons que fussent ses commandements, cette autre loi, la loi de la lettre, la loi des ordonnances, «était affaiblie par la chair», et nous ne pouvions accomplir ses prescriptions. Une loi donc, comme je l'ai déjà dit, te montrera le péché, une autre loi t'en délivrera; à la loi de la lettre de te le montrer, à la loi de la grâce de t'en délivrer.

1. Ep 5,2




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SERMON CLIII. CONTRE LES MANICHÉENS ET LES PÉLAGIENS (1).

ANALYSE. - Dans leur opposition violente à l'ancienne loi, les Manichéens prétendaient s'appuyer sur l'autorité de saint Paul même. Saint Augustin les réfute en montrant premièrement que s'ils lisaient tout le passage de saint Paul ils y trouveraient la défense formelle et, la justification de la loi qu'ils condamnent. Secondement, s'ils remarquaient dans le même texte de saint Paul, que la loi condamne la concupiscence, accuseraient-ils cette loi? mauvaise pour condamner le vice? Elle le condamne si ostensiblement, que l'Apôtre même, avant de l'avoir étudiée, ignorait que la concupiscence fût un vice. Troisièmement, si saint Paul reconnaît que cette connaissance du vice, donnée par la loi, fut pour lui une occasion de péché, c'est qu'il présumait de ses propres forces, lui-même l'indique et nous fait connaître ainsi le besoin que nous avons de la grâce, de cet attrait divin, si doux pour les coeurs purs. Le précepte est bien une arme pour nous défendre, mais la présomption tourne cette arme contre nous. Ayons donc pleine confiance dans la grâce de Dieu. Elle combat en nous l'inclination originelle au mal et elle est due à Jésus-Christ Notre-Seigneur.

1. Nous avons entendu chanter; et nos coeurs en unisson aussi, bien que nos voix, nous avons chanté nous-mêmes devant notre Dieu: «Heureux l'homme que vous enseignez, Seigneur, et que vous instruisez de votre loi (2)».

1. Rm 7,5-13 - 2. Ps 93,12

Faites silence, et vous m'entendrez; la sagesse ne saurait pénétrer là où fait défaut la patience. - C'est nous qui parlons, mais c'est Dieu qui enseigne; c'est nous qui parlons, mais c'est Dieu qui instruit. A qui est donné le titre d'heureux? Ce n'est pas à celui que l'homme enseigne; mais à celui que vous instruisez, Seigneur». Nous pouvons bien planter et arroser; mais c'est à Dieu de donner l'accroissement (1). Planter et arroser, c'est

1. 1Co 3,7

11

travailler à l'extérieur; donner l'accroissement, c'est agir à l'intérieur.

Le passage de l'épître du saint Apôtre, dont on vient de nous demander l'explication, est fort difficile, fort obscur, dangereux même si on ne le comprend pas ou si on le comprend mal: c'est ce que vous avez remarqué, mes frères, je n'en doute pas, j'en suis certain, lorsqu'on nous en faisait lecture. Aussi j'ai vu inquiets ceux d'entre vous qui ont remarqué simplement ces difficultés; quant à ceux, s'il en est, qui ont compris toute la pensée de l'Apôtre, ils voient sûrement combien il est malaisé de la saisir. C'est pourtant ce passage, avec toutes ses obscurités et tous ses embarras, que nous entreprenons de discuter, avec l'aide de la miséricorde divine, parce qu'il renferme un sens qu'il est fort salutaire de pénétrer. Nous avons, je le sais, des dettes envers votre charité, et je sens que vous voulez être payés. Eh bien! puisque nous demandons pour vous la grâce de bien comprendre, implorez pour nous celle de bien expliquer; car si nos voeux s'unissent, Dieu vous accordera d'entendre comme il convient; et à nous d'expliquer comme nous le devons.

2. «Lorsque nous étions dans la chair, dit donc l'Apôtre, les passions du péché, qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres de manière à leur faire produire des fruits pour la mort». N'est-ce pas blâmer et accuser la loi de Dieu? et si l'on ne saisit pas la pensée de l'Apôtre, ce sens qui se présente d'abord n'est-il pas un danger formidable? - Quel chrétien, dira-t-on, aurait jamais cette idée? Ne faudrait-il pas plus que de la folie pour concevoir sur l'Apôtre un pareil soupçon? - Et pourtant, mes frères, ces paroles mal comprises ont servi à exercer le délire et la folie des Manichéens. Car les Manichéens soutiennent que la loi mosaïque ne vient pas de Dieu, et ils prétendent qu'elle est contraire à l'Evangile. Se met-on à discuter avec eux? Ils s'emparent, sans les comprendre, de ces paroles de l'Apôtre saint Paul, et cherchent à gagner par là des catholiques, plus négligents peut-être encore qu'inintelligents. Est-il donc bien difficile, quand on a entendu les accusations de ces hérétiques, de lire au moins le contexte dans l'épître même? Il ne faudrait qu'un peu de zèle et bientôt on serait en mesure d'arrêter le babil de ces adversaires, d'abattre ces ennemis qui s'insurgent contre la loi. Eût-on de la peine à pénétrer la pensée de l'Apôtre; on verrait sûrement en lui l'éloge formel de la loi divine.

3. Commencez par le reconnaître vous-mêmes. «Lorsque nous étions dans la chair, dit-il, les passions du péché, qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres». Ici déjà se dresse le manichéen, il lève fièrement la tête et s'élance impétueusement contre toi: Voilà, dit-il, «les passions du péché qui sont occasionnées par la loi». Comment peut être bonne cette loi qui occasionne en nous les passions du péché, ces passions qui agissent dans nos membres afin de porter des fruits pour la mort? Lis donc, lis un peu plus loin, lis le passage entier, sinon avec intelligence du moins avec patience. Tu aurais peine sans doute à comprendre ces mots: «Les passions du péché, qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres»; mais commence parfaire avec moi l'éloge de la loi, tu mériteras ainsi de comprendre. Quoi! tu tiens ton coeur fermé et tu t'en prends à ta clef? Eh bien! mettons de côté, pour le moment, ce que nous ne saisissons pas, et lisons premièrement l'éloge formel de la loi.

«Les passions des péchés qui sont occasionnées par la loi, dit l'Apôtre, agissaient dans nos membres afin de leur faire porter des fruits pour la mort. Mais maintenant nous sommes affranchis de la loi de mort où nous étions retenus, pour servir dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre». Ici encore l'Apôtre semble blâmer, accuser, condamner, repousser la loi, même avec horreur; mais c'est qu'on ne le comprend pas. Oui, ces paroles: «Lorsque nous étions dans la chair, les passions du péché qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres de manière à leur faire porter des fruits pour la mort; mais nous sommes affranchis de la loi de mort où nous étions retenus, pour servir, dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre», paraissent une accusation et une condamnation de la loi. L'Apôtre s'en est aperçu lui-même, il a senti qu'il n'était pas compris et que l'obscurité de son langage jetait la confusion dans l'esprit du lecteur et l'éloignait de sa pensée; il a vu ce que tu pourrais répliquer, ce que tu pourrais objecter, et pour t'empêcher de le dire, il l'a dit d'abord.

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4. «Que dirons-nous donc?» s'écrie-t-il immédiatement après les paroles précédentes; «Que dirons-nous donc? la loi péché? loin de là». Ce seul mot suffit pour absoudre la loi et pour condamner celui qui l'accuse. Tu t'appuyais contre moi, ô Manichéen, sur l'autorité de l'Apôtre, et pour dénigrer la loi tu me disais: Ecoute, lis l'Apôtre: «Les passions du péché, occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres de manière à leur faire porter des fruits pour la mort; mais aujourd'hui nous sommes affranchis de la loi de mort qui pesait sur nous pour obéir dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre». Ainsi te vantais-tu; tu criais, tu disais: Ecoute, lis, vois, et tournant promptement le dos, tu cherchais à t'échapper. Attends: je t'ai écouté, écoute-moi; ou plutôt ne nous écoutons ni l'un ni l'autre, mais tous deux écoutons l'Apôtre: vois comme en- se justifiant il te condamne.

«Que dirons-nous donc?» demande-t-il: «La loi péché?» C'est ce que tu prétendais; tu disais réellement que la loi est péché». Oui, voilà ce que tu soutenais, voici maintenant ce qu'il te faut soutenir. Tu, accusais donc de péché la loi de Dieu, quand tu la censurais en aveugle et en téméraire. Tu t'égarais; Paul s'en est aperçu, et il a pris ton langage. «Que dirons-nous donc? La loi est-elle péché?» Disons-nous comme toi que la loi est péché? loin de là». - Si donc tu t'attachais à l'autorité de l'Apôtre, pèse ces mots et avise ensuite. Ecoute: «La loi péché?loin de là». Ecoute ce «loin de là». Oui, si tu es disciple de cet Apôtre, si tu as une haute idée de son autorité, écoute ce loin de là», et éloigne toi-même ton sentiment. «Que dirons-nous donc?» Que conclurons-nous? Si j'ai dit: «Les passions du péché, occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres, afin de leur faire porter des fruits pour la mort»; si j'ai dit: «Nous sommes affranchis de la loi de mort qui pesait sur nous»; si j'ai dit: «Obéissons dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre», s'ensuit-il que «la loi est péché? loin de là». Pourquoi donc, ô Apôtre, avoir dit tout ce que vous venez de dire?

5. Non, la loi n'est pas péché. «Toutefois je n'ai connu le péché que par la loi; car je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi ne disait: Tu ne convoiteras point». A mon tour maintenant de t'interroger, Manichéen; je t'interroge, réponds-moi. Comment appeler mauvaise une loi qui dit: «Tu ne convoiteras point?» Un débauché même, l'homme le plus dégradé ne l'affirmera jamais. Les libertins en effet ne rougissent-ils pas quand on les reprend, et ne craignent-ils pas de s'abandonner à leurs infamies au sein d'une compagnie honnête? Ah! si tu condamnes cette loi qui crie: «Tu ne convoiteras point», c'est que tu voudrais convoiter impunément; tu ne l'accuses que parce qu'elle réprime tes passions. Mes frères, quand nous n'entendrions pas ces mots de l'Apôtre: «La loi péché? loin de là»; mais seulement cette citation de la loi: «Tu ne convoiteras pas»; oui, quand même il ne ferait pas l'éloge de la loi, nous devrions le faire; nous devrions la louer et nous condamner. N'est-ce pas cette loi, n'est-ce pas cette autorité divine qui crie aux oreilles de l'homme: «Tu ne convoiteras point?» - «Tu ne convoiteras pas»; blâme cela, si tu le peux, et si tu ne le peux, mets-le en pratique. «Tu ne convoiteras point»; tu n'oses condamner cette défense. Elle est donc bonne, et la concupiscence est mauvaise. Ainsi la loi interdit le mal, la loi te défend ce qui ferait ton mal. Oui la loi défend la convoitise comme un mal et comme ton mai. Fais ce qu'elle ordonne, évite ce qu'elle défend, garde-toi de la concupiscence.

6. Que dit pourtant encore l'Apôtre? Je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi ne disait: Tu ne convoiteras point». J'allais à la remorque de ma convoitise, je courais où elle m'entraînait, et je regardais comme un grand bonheur de jouir de ses séductions et de ses embrassements charnels. La loi même ne dit-elle pas: «On glorifie le pécheur des désirs de son âme, et on bénit l'artisan d'iniquités (1)?» - Voici un homme qui se livre en esclave et tout entier aux passions charnelles; partout il guette le plaisir, la fornication et l'ivresse: je n'en dis pas davantage, j'énumère simplement la fornication et l'ivresse, ce qu'interdit la loi de Dieu et ce que n'interdisent pas les lois humaines. Qui jamais, en effet, fut traduit devant un juge pour avoir pénétré dans la demeure d'une prostituée? Qui jamais a été accusé devant les

1. Ps 9,3

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tribunaux de s'être livré à la débauche et à l'impureté avec ses actrices? Quel mari a été dénoncé pour avoir violé sa servante? Je parle de la terre et non du ciel, des lois du monde et non des lois du Créateur du monde. On va même jusqu'à proclamer heureux ces voluptueux, ces débauchés et ces infâmes, à cause des plaisirs qu'ils se procurent en abondance, et des délices dont ils jouissent. Que dis-je? S'ils se gorgent de vin, si sans mesure ils boivent des mesures, on ne se contente pas de ne les pas accuser, on vante leur courage; hommes, hélas! d'autant plus abjects qu'ils tremblent moins sous le poids de la boisson.

Or, pendant qu'on les loue de tels actes, pendant qu'on vante leur félicité, leur grandeur, leur bien-être; pendant que loin de regarder tout cela comme coupable, on ose le considérer soit comme une faveur du ciel, soit au moins comme un bien agréable, délicieux et innocent, apparaît tout à coup la loi de Dieu qui s'écrie: «Tu ne convoiteras point». Cet homme donc qui considérait comme un grand bien, comme une grande félicité de ne refuser à la concupiscence rien de ce qu'il pouvait lui accorder et de suivre tous ses attraits, entend alors cette défense: «Tu ne convoiteras pas», et il apprend que la convoitise est un péché. Dieu a parlé, l'homme a entendu, il a cru, il connaît le péché, il considère comme mal, ce qui était bien à ses yeux; il veut réprimer la convoitise, n'en être plus l'esclave; il se retient, il fait effort, mais le voilà vaincu. Hélas! il ne connaissait pas son mal, et il ne l'a appris que pour être plus honteusement vaincu, car il est non-seulement pécheur, mais encore prévaricateur. Sans doute il péchait auparavant; mais il ne se croyait pas pécheur avant d'entendre la loi. La loi lui a parlé, il connaît le péché; en vain il travaille à vaincre, il est battu, il est renversé, et de pécheur qu'il était à son insu, le voilà prévaricateur de la loi. C'est la doctrine contenue dans ces mots de l'Apôtre: «La loi péché? loin de là. Cependant je n'ai connu le péché que par la loi; car je ne connaîtrais pas la concupiscente, si la loi ne disait: Tu ne convoiteras point».

7. «Or, prenant occasion du commandement, le péché a opéré en moi toute concupiscence». La concupiscence était moindre quand, avant la loi, tu péchais sans inquiétude; maintenant que la loi dresse devant toi ses digues, ce fleuve de convoitise semble contenu tant soit peu; hélas! il n'est point à sec, et les vagues qui t'entraînaient avant qu'il y eût des digues, grossissant de plus en plus, rompent les digues et t'engloutissent. Oui la concupiscence était moindre en toi quand elle ne faisait que te porter au plaisir; n'est-elle pas à son comble, maintenant qu'elle foule aux pieds la loi même? Veux-tu avoir une idée de sa violence? Vois comme elle se joue de cette défense: «Tu ne convoiteras point!» Cette défense toutefois ne vient pas d'un homme, d'un être quelconque; elle vient de Dieu même, du Créateur, du juge éternel. Respecte-la donc. Tu n'en fais rien. Remarque que le législateur est aussi ton juge. Mais que feras-tu devant lui, malheureux? Si tu n'as pas vaincu, c'est que tu t'es confié en toi.

8. Aussi bien remarque les paroles qui précèdent et qui te semblaient obscures: «Lorsque nous étions dans la chair». Oui remarquez bien ces paroles, les premières de ce passage qui nous paraissait obscur: «Lorsque nous étions dans la chair, les passions du péché, occasionnées par la loi». Comment étaient-elles occasionnées par la loi? Parce que nous étions dans la chair. Qu'est-ce à dire, «nous étions dans la chair?» Nous présumions de la chair. En effet, lorsque l'Apôtre tenait ce langage, avait-il déjà quitté cette chair ou s'adressait-il à des hommes que la mort en eût fait sortir? Non sans doute, mais lui et eux étaient dans cette chair comme on y est durant cette vie. Que signifie alors: «Lorsque nous étions dans cette chair», sinon lorsque nous présumions de la chair, autrement, de nous-mêmes? N'est-ce pas à des hommes, à tous les hommes que s'adressaient ces mots: «Toute chair verra le Sauveur envoyé par Dieu (1)?» Or que veut dire: «Toute chair», sinon tout homme? Que veut dire également: «Le Verbe s'est fait chair (2)», sinon: Le Verbe s'es, fait homme? Le Verbe en effet n'a pas pris une chair sans âme; la chair désigne l'homme datas cette phrase: «Le Verbe s'est fait chair». Ainsi donc, «lorsque nous étions dans la chair», en d'autres termes, lorsque nous nous livrions aux convoitises de la chair et

1. Is 40,5 Lc 3,6 - 2. Jn 1,14

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que nous placions tout notre espoir dans la chair ou dans nous, «les passions du péché, occasionnées par la loi», durent à la loi même un nouvel accroissement. La défense de la loi n'a servi qu'à rendre prévaricateur, et on est devenu prévaricateur pour ne s'être pas appuyé sur Dieu. «Elles agissaient donc dans nos membres, afin de leur faire porter du fruit, pour qui? pour la mort». Mais si le pécheur devait être condamné, que peut-il espérer, une fois devenu prévaricateur?

9. Si donc, ô mortel, tu es vaincu par la concupiscence, si tu es vaincu par elle, c'est que tu occupais un terrain désavantageux; tu étais dans ta chair, voilà pourquoi tu as été battu. Quitte ce poste funeste. Que crains-tu? Je ne te dis pas: Meurs. Ne crains pas, si je t'ai dit: Quitte la chair. Je ne te dis pas de mourir, et pourtant je t'invite à mourir. Si vous êtes morts avec le Christ, cherchez ce qui est en haut. Tout en vivant dans la chair, ne reste pas dans la chair. «Toute chair n'est que de l'herbe, tandis que le Verbe de Dieu subsiste éternellement (1)». Réfugie-toi dans le sein du Seigneur. La concupiscence s'élève, elle te presse, elle acquiert de nouvelles forces, la défense même de la loi redouble sa vigueur, tu as affaire à un ennemi terrible: ah! réfugie-toi dans le sein du Seigneur, qu'il soit pour toi, en face de l'ennemi, une forte tourde défense (2). Ne reste donc pas dans ta chair, mais vis dans l'Esprit. Qu'est-ce à dire? Place en Dieu ta confiance. Eh! si tu la plaçais en ton esprit d'homme, cet esprit retomberait bientôt dans la chair pour n'avoir pas été confié par toi à celui qui peut le soutenir; car il ne peut se soutenir si on ne le soutient. Ne reste pas en toi, monte au-dessus de toi et te place dans celui qui t'a fait. Avec la confiance en toi-même, tu deviendras prévaricateur de la loi qui te sera donnée. L'ennemi effectivement te trouve sans asile et il se jette sur toi; prends garde qu'il ne t'enlève comme un lion dévorant, sans que personne t'arrache à lui (3); sois attentif à ces paroles où, tout en louant la loi, l'Apôtre s'accuse, se reconnaît coupable sous l'autorité de la loi, et te représente peut-être dans sa personne: «Je n'ai connu, te dit-il, le péché que par la loi; car je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi ne disait:

1. Is 40,6 - 2. Ps 60,4 - 3. Ps 49,22

«Tu ne convoiteras point. Or, prenant occasion du commandement, le péché a excité en moi toute concupiscence; car, sans la loi, le péché était mort». Que signifie cette mort? Que le péché est inconnu, qu'on n'en voit point, qu'on n'y pense pas plus qu'à un cadavre enseveli. «Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu». Qu'est-ce à dire encore? Que le péché a commencé à se montrer, à se faire sentir, à s'insurger contre moi.

10. «Et moi je suis mort». Qu'est-ce à dire? Je suis devenu prévaricateur. «Et il s'est trouvé que ce commandement qui devait me donner la vie». Remarquez cet éloge de la loi: «le commandement qui devait me donner la vie». Quelle vie, d'être sans convoitise! Oh! quelle douce vie! Il y a du plaisir dans la convoitise, c'est vrai, et les hommes ne s'y abandonneraient pas s'ils n'y en trouvaient. Le théâtre, les spectacles, les amours lascifs, les chants efféminés plaisent à la convoitise; la convoitise y trouve des jouissances, des agréments, des délices; mais les impies m'ont parlé de leurs plaisirs, et ils ne sont pas comme votre loi, Seigneur (1)». Heureuse l'âme qui goûte ces délices de la loi divine, où rien de honteux ne souille, où le pur éclat de la vérité sanctifie.

Celui toutefois qui aime ainsi la loi de Dieu et qui l'aime au point de dédaigner tous les plaisirs charnels, ne doit pas s'attribuer les délices de cet amour: «C'est le Seigneur qui répandra la suavité (2)». Laquelle demanderai-je, Seigneur? Dirai-je indistinctement l'une ou «l'autre? Vous êtes doux, Seigneur, et dans votre suavité enseignez-moi vos justices (3)». Enseignez-moi dans votre suavité; car vous m'enseignez alors, et lorsque vous m'enseignez ainsi dans votre suavité, j'apprends véritablement à pratiquer. Il est vrai, quand l'iniquité a pour l'âme encore des attraits et des charmes, la vérité semble amère. Oh! «enseignez-moi avec votre suavité»; et pour me faire aimer la vérité, que votre onction si douce me remplissez de mépris pour l'iniquité. Il y a dans la vérité infiniment plus de valeur et plus de charmes; mais pour goûter ce pain délicieux, il faut jouir de la santé. Est-il rien de meilleur et de plus précieux que le pain céleste? Il faut néanmoins que l'iniquité n'ait point agacé les

1. Ps 118,85 - 2 Ps 124,13 - 3. Ps 118,68

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dents. «Comme le raisin vert est aux dents et la fumée aux yeux, dit l'Ecriture, ainsi le péché à ceux qui s'y abandonnent (1)». Que vous sert donc de louer le pain du ciel, si vous vivez mal; puisqu'en le louant vous n'en mangez pas? Il est bien d'écouter la parole sainte, d'écouter et de louer la parole de justice et de vérité: il est mieux encore de la pratiquer. Pratique-la, puisque tu en fais l'éloge. Diras-tu: Je le voudrais, mais je ne le puis? Pourquoi ne le peux-tu? C'est que tu n'as as la santé. Mais comment l'as-tu perdue, sinon en offensant le Créateur par tes crimes? Afin donc de pouvoir manger avec plaisir et conséquemment en pleine santé ce pain divin que tu vantes, écrie-toi: «J'ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi; guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (2)».

Voilà dans quel sens «il s'est trouvé que le commandement qui devait me donner la vie, m'a causé la mort». Le pécheur, avant le commandement, ne se connaissait pas; depuis, il est devenu ostensiblement prévaricateur. Ainsi a-t-il rencontré la mort dans ce qui devait lui communiquer la vie.

11. «Ainsi le péché, prenant occasion du commandement, m'a séduit, et par lui m'a tué». C'est ce qui est arrivé d'abord dans le paradis. «Le péché m'a séduit en prenant occasion du commandement». Remarque le langage insinuant du serpent à la femme. Il lui demande ce que Dieu leur a prescrit. «Dieu nous a dit, répond-elle: Vous mangerez de tous les arbres qui sont dans le paradis, mais vous ne toucherez pas à l'arbre de la science du bien et du mal; autrement, vous mourrez de mort». Tel est le précepte divin. Le serpent, au contraire: «Non,» dit-il, «vous ne mourrez pas de mort. Car Dieu savait que le jour où vous mangerez du fruit de cet arbre, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux (3)». - Ainsi, «prenant occasion du commandement, le péché m'a trompé, et par lui m'a tué». Ton ennemi t'a mis à mort avec l'épée que tu portais; avec tes propres armes il t'a vaincu, avec elles il t'a égorgé. Reprends en main ce commandement, et sache que c'est une arme pour ôter la vie à ton ennemi et non pour être abattu par lui. Mais garde-toi de présumer de tes forces. Vois le petit David en face de

1. Pr 10,26 - 2. Ps 40,5 - 3. Gn 3,2-5

Goliath, l'enfant en face du géant. Cet enfant se confie au nom du Seigneur. «Tu viens à moi, dit-il, avec le bouclier et la lance; pour moi je t'aborde au nom du Seigneur tout-puissant (1)». Voilà, voilà par quel moyen il renverse ce colosse, il n'en triomphe pas autrement, et cet homme qui s'appuie sur sa force tombe avant même de combattre.

12. Remarquez cependant, mes bien-aimés, remarquez de plus en plus que l'apôtre Paul, pour condamner l'aveuglement des Manichéens, fait l'éloge le plus manifeste de la loi divine. Il ajoute en effet: «Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon». Que se peut-il ajouter à cet éloge? Par ce mot: «Loin de là», saint Paul avait précédemment repoussé une accusation, mais sans louer la loi; autre chose effectivement est de réfuter un reproche et autre chose de décerner des louanges méritées. Voici le reproche: «Que dirons-nous donc? La loi péché?» En voici la réfutation: «Loin de là». Ce seul mot suffit pour soutenir la vérité, attendu la grande autorité du défenseur. Pourquoi en dirait-il davantage? C'est assez de prononcer: «Loin de là!» - «Voulez-vous, dit-il ailleurs, faire l'expérience de Celui qui parle en moi, du Christ (2)?» Il fait maintenant davantage: «Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon».

13. «Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là»; car ce qui est bon n'est pas la même chose que la mort. «Mais le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, opéré pour moi la mort». Ce n'est pas la loi, c'est le péché qui est la mort. Il avait dit précédemment: «Sans la loi le péché est mort»; et je vous faisais observer que le péché mort signifiait ici le péché caché, le péché inconnu. Avec quelle exactitude dit-il maintenant, au contraire: «Le péché, pour se montrer péché!» Comment, «pour se montrer péché?» C'est que j'ignorerais la concupiscence, si la loi ne disait: «Tu ne convoiteras point». Nous ne lisons pas: Je ne ressentirais point la concupiscence, mais: «J'ignorerais la concupiscence». Ici également nous ne lisons pas: Le péché pour exister, mais: «Le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, opéré pour moi la mort». Quelle mort? De sorte que c'est

1. 1S 17,45 - 2. 2Co 13,3

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pécher au-delà de toute mesure, puisque c'est pécher par le commandement même». Remarquez: «C'est pécher au-delà de toute mesure». Pourquoi «au-delà de toute mesure?» Parce que c'est ajouter la prévarication au péché, «la prévarication n'existant pas, quand il n'y a point de loi (1)».

14. Aussi considérez, mes frères, considérez que le genre humain prend sa source dans cette première mort du premier homme, car c'est par le premier homme que «le péché est entré dans ce monde, et par le péché la mort qui a passé à tous les hommes (2)». Remarquez bien cette expression: «qui a passé»; examinez-en le sens avec attention. «La mort a passé à tous les hommes»; voilà ce qui rend coupable le petit enfant: il n'a point commis, mais il a contracté le péché. Le premier péché, effectivement, ne s'est pas arrêté à sa source, «il a passé», non pas à celui-ci ou à celui-là, mais «à tous les hommes». Le premier pécheur, le premier prévaricateur a engendré des pécheurs condamnés à mort. Le Sauveur pour les guérir est né d'une Vierge. Il n'est donc pas venu à toi par le chemin que tu as suivi, puisqu'il n'est pas né de l'union

1. Rm 4,15 - 2. Rm 5,12

des sexes, de l'esclavage de la concupiscence. «L'Esprit-Saint surviendra en toi», fut-il dit à la Vierge. Il lui fut dit avec toute la chaleur de la foi et non avec les ardeurs de la convoitise charnelle: «L'Esprit-Saint surviendra en toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre (1)». Comment, sous un tel ombrage, brûler des flammes de la passion? Eh bien! c'est précisément parce qu'il n'est pas venu dans ce monde par la même route que toi, que le Sauveur te peut délivrer. En quel état t'a-t-il trouvé? Tu étais vendu comme esclave au péché, frappé de la même mort que le premier homme, enveloppé dans son péché et coupable avant d'avoir ton libre arbitre. Voilà en quelle situation ton Rédempteur t'a trouvé quand tu étais tout petit encore. Mais aujourd'hui tu n'es plus enfant; tu as grandi, tu as ajouté de nombreux péchés au premier péché; la loi t'a été donnée et tu es devenu prévaricateur.

Prends garde pourtant au découragement Où le péché a abondé, a surabondé la grâce (2)».

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (Voir tom. 6, serm. I)

1. Lc 1,35 - 2. Rm 5,20





Augustin, Sermons 152