Augustin, Sermons 172

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SERMON CLXXII. NOS DEVOIRS ENVERS LES MORTS (1).

ANALYSE. - Il faut les pleurer, la nature le veut; mais les pleurer avec confiance, la religion l'exige. Il faut surtout soulager par les saints sacrifices, les prières et les borines oeuvres, ceux d'entre les morts qui ont mérité pendant leur vie de pouvoir profiter de ces secours; et s'il est louable de leur faire de belles funérailles et d'élever des monuments pour perpétuer leur souvenir, il est mieux encore de les secourir par tous moyens.

1. En nous parlant de ceux qui dorment, c'est-à-dire de nos bien chers défunts, le bienheureux Apôtre nous recommande de ne pas nous affliger comme ceux qui sont sans espoir, c'est-à-dire qui ne comptent ni sur la résurrection ni sur l'incorruptibilité sans fin. Aussi quand ordinairement l'infaillible véracité de l'Ecriture compare la mort au sommeil, c'est pour qu'à l'idée de sommeil nous ne désespérions pas du réveil. Voilà pourquoi encore nous chantons dans un psaume: «Est-ce que celui qui dort ne s'éveillera pointe?» La mort, quand on aime, cause donc une tristesse en quelque sorte naturelle; car c'est la nature même et non l'imagination, qui a la mort en horreur; et l'homme ne mourrait pas sans le châtiment mérité par son crime. Si d'ailleurs les animaux, qui sont créés pour mourir chacun en son temps, fuient la mort et recherchent la vie; comment l'homme ne s'éloignerait-il point du trépas, lui qui avait été formé pour vivre sans fin s'il avait voulu vivre sans péché? De là vient que nous nous attristons nécessairement; lorsque la mort nous sépare de ceux que nous aimons. Nous savons sans doute qu'ils ne nous laissent pas ici pour toujours et qu'ils ne font que nous devancer un peu; néanmoins, en tombant sur l'objet de notre amour, la mort, qui fait horreur à la nature, attriste en nous l'amour même. Aussi l'Apôtre ne nous invite point à ne pas nous affliger, mais à ne pas nous désoler «, comme ceux qui sont sans espoir». Nous sommes dans la douleur quand l'inévitable mort nous sépare des nôtres, mais nous avons l'espérance de nous réunir à eux. Voilà ce qui produit en nous, d'un côté

1. 1Th 4,12 - 2. Ps 40,9

le chagrin, de l'autre la consolation; l'abattement qui vient de la faiblesse et la vigueur que rend la foi; la douleur que ressent la nature et la guérison qu'assurent les divines promesses.

2. Par conséquent les pompes funèbres, les convois immenses, les dépenses faites pour la sépulture, la construction de monuments splendides, sont pour les vivants une consolation telle quelle; ils ne servent de rien aux morts. Mais les prières de la sainte Eglise, le sacrifice de notre salut et les aumônes distribuées dans l'intérêt de leurs âmes, obtiennent pour eux sans aucun doute que le Seigneur les traite avec plus de clémence que n'en ont mérité leurs péchés. En effet la tradition de nos pères et la pratique universelle de l'Eglise veulent qu'en rappelant au moment prescrit, durant le sacrifice même, le souvenir des fidèles qui sont morts dans la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, on prie pour eux et on proclame que pour eux on sacrifie. Or, si pour les recommander à Dieu on fait des oeuvres. de charité, qui pourrait douter qu'ils n'en profitent, quand il est impossible qu'on prie en vain pour eux? Il est incontestable que tout cela sert aux morts; mais aux morts qui ont mérité avant leur trépas de pouvoir en tirer avantage après.

Car il y a des défunts qui ont quitté leurs corps sans avoir la foi qui agit par la charité (1), et sans s'être munis des sacrements de l'Eglise. C'est en vain que leurs amis leur rendent ces devoirs de piété, puisqu'ils n'ont pas possédé, pendant leur vie le gage même de la piété; soit qu'ils n'aient pas reçu, soit qu'ils aient reçu inutilement la grâce de Dieu, s'amassant

1. Ga 5,6

103

ainsi, non pas des trésors de miséricorde, mais des trésors de colère. Ne croyez donc pas que les morts acquièrent de nouveaux mérites quand on fait du bien pour eux; ce bien est en quelque sorte la conséquence de leurs mérites antérieurs. Il n'y a pour en profiter que ceux qui ont mérité pendant leur vie d'y trouver un soulagement après leur mort. Tant il est vrai que nul ne pourra recevoir alors, que ce dont il se sera rendu digne auparavant!

3. Laissons donc les coeurs pieux pleurer la mort de leurs proches, et verser sur eux les larmes que provoque la vue de ce qu'ils ont souffert: seulement que leur douleur ne soit pas inconsolable, et qu'à leurs douces larmes succède bientôt la joie que donne la religion en nous montrant que si les fidèles s'éloignent de nous tant soit peu au moment du trépas, c'est pour passer à un état meilleur. Je veux aussi que nous leur portions des consolations fraternelles, soit en assistant aux funérailles, soit en nous adressant directement à leur douleur, et qu'ils n'aient pas sujet de se plaindre et de dire: «J'ai attendu qu'on compatit à ma peine, mais en vain; qu'on me consolât, et je n'ai trouvé personne (1)». Chacun peut, selon ses moyens, faire des funérailles et construire des tombeaux: l'Ecriture met cela au nombre des bonnes oeuvres; elle loue, elle exalte non-seulement ceux qui ont rendu ces devoirs aux patriarches, aux autres saints et aux autres hommes indistinctement, mais encore ceux qui ont honoré de cette manière le corps sacré du Seigneur: c'est pour les vivants un dernier devoir envers les morts et un allégement à leur propre douleur. Quant à ce qui profite réellement aux âmes des morts, savoir les offrandes sacrées, les prières et les distributions d'aumônes, qu'ils s'y appliquent avec beaucoup plus de soin de persévérance et de générosité, s'ils ont pour leurs proches, dont le corps est mort et non pas l'âme, un amour vraiment spirituel et non-seulement un amour charnel.

1. Ps 68,21




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SERMON CLXXIII. LES CONSOLATIONS DE LA MORT (1).

ANALYSE. - L'horreur que nous inspire la mort semble venir, premièrement, du danger que court l'âme en quittant ce monde pour aller dans un autre, et secondement de ce qu'elle est forcée de se séparer du corps, pour lequel elle ressent une invincible sympathie. Quelles ne sont pas ici les consolations que donne la pratique fidèle de la religion (2). Quand, en effet le chrétien meurt dans l'état où il doit être, premièrement, il passe à un monde incomparablement meilleur, et secondement il ne quitte momentanément son corps que pour le reprendre quand ce corps sera glorieusement transformé.

1. Lorsque nous célébrons les jours consacrés à nos frères défunts, nous devons nous rappeler et ce qu'il faut espérer et ce qu'il faut craindre. Il faut espérer, car «la mort des «saints est précieuse devant le Seigneur (1Th 4,12-17)»; nous devons craindre aussi, car «la mort des pécheurs est horrible (Ps 115,15)». Pour exciter l'espoir il est dit: «La mémoire du juste sera éternelle (Ps 33,22); et pour pénétrer de frayeur: «Il ne redoutera point la parole affreuse (Ps 102,7)». La parole la plus affreuse qui se puisse entendre sera celle-ci, adressée à la gauche: «Allez au feu éternel». Le juste ne redoutera point cette terrible parole; car il sera placé à la droite, parmi ceux à qui il sera dit: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume (Mt 25,34-41)».

Cette vie tient le milieu entre les biens extrêmes et les extrêmes maux; c'est un mélange de biens et de maux médiocres, de biens et de maux qui sous aucun rapport ne sont élevés au degré suprême. Aussi, de quelques biens que jouisse maintenant l'homme, ces biens ne sont rien, si on les compare aux biens éternels; - 104 - et quelques maux qu'il endure, ces maux ne sauraient même être comparés aux éternelles flammes. Cette vie donc se passe en quelque sorte dans un milieu. Or, nous devons y retenir cette pensée que l'Evangile vient de nous faire entendre: «Celui qui croit en moi, quand il serait mort, est vivant». Voilà tout à la fois et la vie et la mort: «Celui qui croit en moi, quand il serait mort, est vivant». Que signifie: «Quand il serait mort, il est vivant?» Fût-il mort de corps, il est vivant en esprit. Le Sauveur ajoute: «Or, quiconque vit et croit en moi, ne mourra pas de toute l'éternité (Jn 11,25-26)» Comment concilier ces mots: «Quand il mourrait», avec ceux-ci: «Il ne mourra pas?» De cette manière: «Quand il mourrait» dans le temps, « il ne mourra pas dans l'éternité». Ainsi se résout cette question, pour ne point mettre en contradiction les paroles de la Vérité même, et pour édifier la piété. Par conséquent; tout condamnés à mort que nous sommes, nous vivons si nous croyons.

2. C'est surtout à propos de la résurrection des morts que notre foi diffère de la foi des gentils. Ils n'y croient absolument pas, attendu qu'il n'y a pas en eux de place pour cette foi. Le Seigneur, est-il écrit, prépare la volonté humaine pour y faire place à la foi (Pr 8,35 sept.). «Ma parole ne prend point parmi vous», disait aussi le Sauveur aux Juifs. Elle ne prend donc que parmi ceux où elle trouve à prendre. Or elle prend, cette parole saisissante, parmi ceux que Dieu ne laisse pas étrangers à ses promesses. Quand en effet il cherche une brebis égarée (Lc 15,4), il connait la brebis qu'il cherche; il sait de plus où la chercher, comment resserrer ses membres disloqués pour les rendre à la santé, comment enfin la rétablir de manière qu'elle ne se perde plus.

Ainsi donc, consolons-nous les uns les autres, surtout par la méditation de ces vérités. Le coeur de l'homme peut sans doute ne pas s'affliger quand meurt ce qu'il a de plus cher; mieux vaut pourtant apaiser sa douleur, que de l'en voir exempt par inhumanité. Quelle étroite union avait Marie avec le Seigneur! Elle n'en pleurait pas moins la mort de son frère. Pourquoi d'ailleurs s'étonner de voir pleurer Marie, quand le Seigneur pleurait lui-même? On peut sans doute trouver étrange qu'il pleurât ce mort, puisqu'il allait le rappeler à la vie (Jn 11); mais il ne pleurait pas tant le mort, ressuscité par lui, que la mort, attirée par le péché de l'homme. Si le péché n'avait ouvert la voie, la mort n'y serait pas entrée, et la mort du corps n'est venue qu'à la suite de la mort de l'âme. L'âme est morte en abandonnant Dieu, le corps est mort ensuite, abandonné de l'âme. C'est volontairement que l'âme a abandonné Dieu, et forcément qu'elle a quitté le corps. Il semble qu'il lui ait été dit: Tu t'es éloignée de Celui que tu devais aimer; éloigne-toi maintenant de ce que tu as aimé; Qui donc veut mourir? Personne assurément; vérité si certaine qu'il fut dit au bienheureux Pierre lui-même: «Un autre te ceindra et te portera où tu ne veux point (Jn 21,18)». Si d'ailleurs la mort ne présentait aucune amertume, les martyrs ne déploieraient pas grand courage.

3. L'Apôtre donc disait: «Je ne veux pas que vous soyez dans l'ignorance touchant ceux qui dorment, afin que vous ne vous attristiez pas comme les gentils qui n'ont point d'espoir». Il ne dit pas simplement: «Afin que vous ne vous attristiez pas»; il ajoute: «Comme les gentils qui n'ont point d'espoir», il est nécessaire de vous attrister; mais dès que tu t'attristes, que l'espérance te vienne consoler. Eh! comment ne pas t'affliger en voyant sans vie ce corps dont l'âme est la vie et que l'âme abandonne? Il marchait, et il est immobile; il parlait, et il est muet; dans ses yeux fermés ne pénètre plus la lumière; ses oreilles ne s'ouvrent à aucun bruit; aucun des membres ne fait plus ses fonctions; plus rien pour faire marcher les pieds, pour faire travailler les mains, pour rendre sensibles les sens. N'est-ce point là une maison dont faisait l'ornement un habitant invisible? Cet invisible l'a quittée et il ne reste plus que ce qui afflige le regard. Voilà ce qui inspire la tristesse.

Or, à cette tristesse il y a une consolation. Quelle est-elle? La voici: «Le Seigneur lui-même, au commandement, à la voix de l'archange, et au son de la dernière trompette, descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront les premiers; ensuite nous qui vivons, qui sommes restés, nous serons emportés avec eux dans les nuées au-devant du Christ dans les airs». - 105 -

Sera-ce aussi provisoirement? - Non. - Pour combien de temps? «Et ainsi nous serons à jamais avec le Christ». Arrière la tristesse, en présence d'une consolation si sublime; que le deuil sorte du coeur, que la foi chasse la douleur. Convient-il qu'avec une espérance si haute le temple de Dieu soit dans la tristesse? N'est-il pas habité par un excellent consolateur, par l'Auteur d'infaillibles promesses?

Pourquoi pleurer si longtemps un mort? Est-ce parce que le trépas est amer? Mais le Seigneur même l'a subi.

Assez pour votre charité: vous trouverez des consolations plus abondantes dans Celui qui ne quitte pas votre coeur. Ah! qu'en daignant l'habiter il daigne aussi finir par le changer!

Tournons-nous, etc.




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SERMON CLXXIV. LA GRÂCE ET LE BAPTÊME DES ENFANTS

Prononcé dans la basilique de Célérine un jour de dimanche.

1. 1Tm 1,15

ANALYSE. - C'est pour nous sauver par sa grâce que le Fils de Dieu s'est fait homme. Or, 1. sans cette grâce, nous, ne pouvons faire aucun bien méritoire. L'humanité du Sauveur a-t-elle mérité à être unie dans sa personne à la divinité? Zachée, comme Nathanaël, n'a-t-il pas été regardé par Jésus-Christ avant de pouvoir le contempler? 2. Cette grâce prévenante n'est pas moins indispensable aux enfants; autrement Jésus ne serait pas pour eux Jésus. lis sont d'ailleurs souillés par le péché originel qu'efface en eux le baptême, pourvu qu'on le leur donne avec foi.

1. Nous venons d'entendre le bienheureux Apôtre Paul nous dire: «Une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est. venu au monde sauver les pécheurs, dont je suis le premier». - «Une vérité humaine et digne de toute confiance». Pourquoi humaine et non pas divine? Cette vérité, sans aucun doute, ne mériterait pas toute confiance, si elle n'était divine en même temps qu'humaine. Elle est donc à la fois divine et humaine, comme le Christ est en même temps Dieu et homme. Si néanmoins nous avons raison de dire que cette vérité est humaine et divine tout à la fois; pourquoi l'Apôtre a-t-il mieux aimé l'appeler humaine que de l'appeler divine? Non, il ne mentirait pas en l'appelant divine; il a donc eu quelque motif de l'appeler plutôt humaine.

Eh bien! il a choisi de préférence le rapport de cette vérité avec le Christ descendant parmi nous. C'est en qualité d'homme qu'il est venu dans ce monde; car en tant que Dieu n'y. est-il pas toujours? Où Dieu n'est-il pas, puisqu'il remplit, dit-il, et «le ciel et la terre (1)?» Le Christ est indubitablement la Vertu et la Sagesse de Dieu. Or il est dit d'elle «qu'elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre et qu'elle dispose tout avec douceur (2)». Aussi «était-il dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a point connu (3)». Il était ici, et il y est venu; il y était avec la majesté divine, et il y est venu avec la faiblesse humaine. Or, c'est parce qu'il y est venu avec la faiblesse humaine, qu'en parlant de son avènement l'Apôtre a dit: «C'est une vérité humaine». Non, le genre humain ne serait pas délivré, si la Vérité divine n'avait daigné se faire humaine. N'appelle-t-on pas humain, d'ailleurs, un homme qui sait se montrer homme, surtout en donnant l'hospitalité? Ah! si on appelle humain celui qui reçoit un homme dans son logis, combien ne l'est pas Celui qui a reçu l'homme en lui-même?

2. Ainsi «une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs».

1. Jr 23,24 - 2. Sg 8,1 - 3. Jn 1,10

106

Consulte l'Evangile; il y est écrit: «Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu». Si donc l'homme ne s'était perdu, le Fils de l'homme ne serait pas venu. Mais l'homme s'étant perdu, le Fils de l'homme est venu et l'a retrouvé. L'homme s'était perdu par sa liberté, Dieu fait homme est venu le délivrer par sa grâce. Veux-tu savoir ce que peut la liberté pour le mal? Rappelle-toi les péchés des hommes. Veux-tu savoir aussi quel secours nous apporte l'Homme-Dieu? Considère en lui la grâce libératrice. Afin de connaître ce que peut la volonté humaine livrée à l'orgueil pour éviter le mal sans le secours divin, il n'est pas de moyen plus efficace que de la voir dans le premier homme, Or, ce premier homme s'est perdu, et que serait-il devenu sans l'avènement d'un autre homme? C'est à cause du premier que le second est venu: aussi c'est «la Vérité humaine»; et nulle part ne se révèlent les douceurs de la grâce et la générosité de la toute-puissance divine avec autant d'éclat que dans la personne du Médiateur établi entre Dieu et les hommes, que dans Jésus-Christ fait homme (1).

Où voulons-nous en venir, mes frères? Je parle à des âmes élevées dans la foi catholique ou reconquises à la paix catholique. Nous savons donc et nous sommes sûrs que le Médiateur établi entre Dieu et les hommes, que Jésus-Christ fait homme est, comme homme, de même nature que nous. Sa chair en effet n'est pas d'une autre nature que notre chair, ni son âme d'une autre nature que notre âme. Il s'est uni à la nature même qu'il a cru devoir sauver; il a pris cette nature tout entière, mais non le péché, en sorte que cette nature est en lui toute pure. Elle n'y est pas seule toutefois. En lui est encore la divinité, le Verbe de Dieu; et comme on distingue en toi l'âme et le corps, ainsi l'on voit dans le Christ la divinité et l'humanité. Or, qui oserait dire que la nature humaine de ce divin Médiateur a commencé de mériter, par son libre arbitre, d'être unie à la divinité et de former ainsi, par l'alliance hypostatique de l'humanité et de la divinité, l'unique personne de Jésus-Christ? Nous pourrions soutenir que par nos vertus, que par notre conduite et nos moeurs nous avons mérité, nous, de devenir enfants de Dieu; nous pouvons nous écrier: Une loi nous

1. 1Tm 2,5

a été donnée, et nous serons admis au nombre des enfants de Dieu, si nous l'observons. Mais en Jésus-Christ le Fils de l'homme a-t-il vécu séparément d'abord, pour mériter par sa sagesse de devenir ensuite le Fils de Dieu? N'est-il pas vrai au contraire que son existence ne date que du moment même de l'incarnation? Car il est écrit: «Le Verbe s'est fait chair, pour habiter parmi nous». Oui, quand le Verbe de Dieu, quand le Fils unique de Dieu a pris une âme et un corps humains; ni cette âme ni ce corps ne l'avaient mérité, ni n'avaient travaillé par leur énergie naturelle, à s'élever à un tel degré de gloire; le Fils de Dieu agissait d'une manière tout à fait gratuite. Aucune partie de l'humanité du Sauveur n'a précédé l'incarnation; elle s'est formée par l'incarnation même. Une Vierge a conçu le Fils de l'homme médiateur: existait-il avant d'être conçu? Il n'a donc pas été d'abord un homme juste; et comment eût-il été juste, puisqu'il n'existait pas? Une Vierge l'a conçu, et le Christ a été formé par l'union du Verbe avec la nature humaine. Aussi est-il dit avec raison: «Nous avons vu sa gloire, comme la gloire que le Fils unique reçoit de son Père; il est plein de grâce et de vérité (1)».

Tu aimes l'indépendance et tu voudrais dire à ton Père: «Donnez-moi l'héritage qui me revient (2)?» Pourquoi t'abandonner ainsi à toi-même? Ah! Celui qui avant ta naissance a pu te donner l'être, est bien plus capable de te préserver. Reconnais donc le Christ; il est plein de grâce et il veut répandre en toi ce qui déborde en lui. Il te dit: Recherche mes dons, oublie tes mérites; jamais, si je faisais attention à tes mérites, tu n'obtiendrais mes faveurs. Ne t'élève pas; sois petit, petit comme Zachée.

3. Tu vas me dire: Si je suis petit comme Zachée, la foule m'empêchera devoir Jésus. Ne t'afflige point: monte sur l'arbre où Jésus a été attaché pour toi, et tu verras Jésus. Sur quelle espèce d'arbre monta Zachée? C'était un sycomore. Nos pays ne produisent pas ou reproduisent que rarement des sycomores; mais cet arbre et son fruit sont communs dans ces contrées de l'Orient. Le fruit du sycomore ressemble à la figue, sans pourtant se confondre avec elle, comme le savent ceux qui en ont vu ou goûté; et à en croire l'étymologie

1. Jn 1,14 - 2. Lc 15,12

107

du mot, le fruit du sycomore est une figue folle.

Arrête maintenant les yeux sur mon modèle Zachée; considère, je t'en prie, avec quelle ardeur il voudrait voir Jésus du milieu de la foule, et ne le peut. C'est qu'il était petit, et cette foule orgueilleuse; aussi cette foule, ce qui du reste arrive d'ordinaire, s'embarrassait elle-même et ne pouvait bien voir le Sauveur. Zachée. donc sort de ses rangs, et ne rencontrant plus cet obstacle, il contemple Jésus. N'est-ce pas la foule qui dit, avec ironie, aux humbles, à, ceux qui marchent dans la voie de l'humilité, qui abandonnent à Dieu le soin des outrages qu'ils reçoivent et qui ne veulent pas se venger de leurs ennemis: Pauvre homme désarmé, tu ne saurais même te défendre? Ainsi empêche-t-elle de voir Jésus; si heureuse et si fière d'avoir pu se venger, cette foule ne permet pas de voir Celui qui disait sur la croix: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1)». Aussi Zachée, le type des humbles, ne resta point, pour le voir, au milieu de cette multitude gênante; il monta sur le sycomore, l'arbre qui produit, avons-nous dit, comme des fruits de folie. Mais l'Apôtre n'a-t-il pas dit: «Pour nous, nous prêchons le Christ crucifié: pour les Juifs c'est un scandale, et pour les Gentils une folie (2)?» voilà comme le sycomore. De là vient que les sages de ce monde prennent acte de la croix du Christ pour nous insulter. Quel coeur avez-vous, nous disent-ils, pour adorer un Dieu crucifié? - Quel coeur avons-nous? Nous n'avons pas votre coeur, assurément; car la sagesse de ce monde est folie aux yeux de Dieu (3). Nous n'avons pas votre coeur. C'est le nôtre, dites-vous encore; qui est insensé. Dites ce qu'il vous plaira; nous allons monter sur le sycomore pour voir Jésus; car si vous autres ne pouvez le voir, c'est que vous rougiriez de monter sur cet arbre. O Zachée, saisis le sycomore; homme humble, monte sur la croix. Ce n'est pas assez d'y monter: pour ne pas rougir de la croix, imprime-la sur ton front, le siège de la pudeur; oui, c'est sur cette partie du corps qui rougit, qu'il te faut graver le signe dont nul ne doit rougir. Tu te ris de mon sycomore, ô gentil; mais grâce à lui je vois Jésus. Tu t'en ris pourtant, mais parce que tues homme; or la folie de Dieu

1. Lc 23,34 - 2. 1Co 1,23 - 3. 1Co 3,39

est préférable à toute la sagesse des hommes.

4. Le Seigneur aussi vit Zachée. Ainsi il vit et on le vit; mais il n'aurait pas vu, si on ne l'avait vu d'abord. Dieu n'a-t-il pas appelé ceux qu'il a prédestinés (1)? Et quand Nathanaël rendait déjà une espèce de témoignage à l'Evangile et disait: «De Nazareth que peut-il sortir de bon?» le Seigneur ne lui répondit-il pas: «Avant que Philippe t'appelât, lorsque tu étais encore sous le figuier, je t'ai vu (2)?» Vous savez avec quoi les premiers pécheurs, Adam et Eve, se firent des ceintures; c'est avec des feuilles de figuier qu'après leur péché ils voilèrent leurs parties honteuses (3); car le péché même y avait imprimé la honte. Ainsi c'est avec des feuilles de figuier que les premiers pécheurs se firent des ceintures pour couvrir ces parties honteuses qui sont comme la source empoisonnée qui nous a donné la mort en nous donnant la vie, et cette mort a appelé Celui qui est venu chercher et sauver ce qui est perdu. Que signifie alors: «Quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu?» N'est-ce pas comme si le Sauveur eût dit: Tu n'accourrais pas à Celui qui efface les péchés, si d'abord il ne t'avait vu sous l'ombre même du péché? Ainsi pour voir, nous avons été regardés; pour aimer, nous avons été aimés. C'est mon Dieu, sa miséricorde me préviendra (4).

5. Donc, après avoir fait entrer Zachée dans son coeur, le Seigneur daigna entrer lui-même dans sa maison et il, lui dit: «Zachée, descends vite, car il faut qu'aujourd'hui même je loge chez toi». Cet homme regardait comme un grand bonheur de voir le Christ; c'était pour lui une immense et ineffable faveur de le voir, même en passant; et tout à coup il mérite de lui donner l'hospitalité. C'est la grâce qui se répand en lui, c'est la foi qui agit par amour; le Christ entre dans sa demeure, mais il habitait déjà son coeur. «Seigneur, s'écria alors Zachée, je donne aux pauvres moitié de mes biens, et si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends quatre fois autant». En d'autres termes: Si je conserve moitié, ce n'est pas pour garder, c'est pour restituer. Voilà ce qui s'appelle accueillir Jésus, l'accueillir dans son coeur. Ah! le Christ était là, il était dans Zachée et c'est lui qui mettait sur les lèvres de celui-ci les paroles que cet homme lui adressait. L'Apôtre ne dit-

1. Rm 8,30 - 2. Jn 1,46-48 - 3. Gn 3,7 - 4. Ps 58,11

108

il pas: «Que par la foi le Christ habite en vos coeurs (1)?»

6. Mais c'était Zachée, c'était un chef de publicains, c'était un grand pécheur; et comme si elle n'eût rien eu à se reprocher, cette foule qui empêchait de voir Jésus, s'étonna et blâma le Sauveur d'être entré chez ce pécheur. C'était blâmer le Médecin d'être entré chez le malade. Aussi, pour répondre à ces pécheurs qui croyaient rire d'un pécheur, à ces malades qui se moquaient d'un homme guéri, le Seigneur s'écria: «Aujourd'hui cette maison est sauvée (2)». Pourquoi y suis-je entré? Le voilà: «Elle est sauvée». Elle ne le serait pas, si le Sauveur n'y était entré. Pourquoi, malade, t'étonner encore? Toi aussi, appelle Jésus, sans te croire en santé. Il y a espoir pour le malade que visite le Médecin; il n'y en a point pour celui qui se jette comme un furieux contre lui. Mais quelle n'est pas la fureur de celui qui va jusqu'à le tuer? Quelle bonté aussi, quelle puissance dans le Médecin qui fait avec son sang un remède pour le furieux qui l'a versé? Car ce n'est pas en vain que du haut de la croix où il était monté en venant chercher et sauver ce qui était perdu, il s'écriait: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font». Ils sont en délire, mais je suis leur Médecin; qu'ils frappent, je supporte les coups; je les guérirai, quand ils m'auront mis à mort. - Soyons donc du nombre de ceux qu'il guérit. «Une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde: pour sauver les pécheurs», grands et petits; «pour sauver les pécheurs»; car «le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu».

7. Dire que dans l'enfance Jésus ne trouve rien à sauver, c'est nier que le Christ soit Jésus pour tous les enfants fidèles. Oui, dire que dans l'enfance il n'y a rien à sauver pour Jésus, c'est dire absolument que le Christ Notre-Seigneur n'est pas Jésus pour les enfants fidèles, en d'autres termes, pour les enfants qui ont reçu son baptême. Qu'est-ce en effet que signifie Jésus? Jésus signifie Sauveur. Donc le Christ n'est pas Jésus pour ceux qu'il ne sauve pas, parce qu'en eux il n'y a pour lui rien à sauver. Maintenant, si vous pouvez entendre dire que pour quelques-uns

1. Ep 3,17 - 2. Lc 19,1-10

de ceux qui ont reçu le baptême le Christ n'est pas Jésus, je ne sais si votre foi est bien en règle. Ce sont des enfants, il est vrai, mais ils deviennent ses membres; ce sont des enfants, mais ils reçoivent ses sacrements; ce sont des enfants, mais ils partagent sa table pour avoir en eux le vie. Pourquoi me dire: Cet enfant a bonne santé, il est sans vice? S'il est sans vice, pourquoi cours-tu le porter au Médecin? Ne crains-tu pas que ce Médecin ne te réponde: Loin d'ici cet enfant, puisque tu le crois en bonne santé? Le Fils de l'homme n'est venu chercher et sauver que ce qui était perdu. Pourquoi me l'apporter, s'il n'est pas perdu?

8. «Une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde». Pourquoi y est-il venu? «Pour sauver les pécheurs». Il n'est venu que pour ce motif; ce ne sont pas nos mérites, mais nos péchés, qui l'ont attiré du ciel sur la terre. Il est donc venu réellement «pour sauver les pécheurs. - Tu l'appelleras Jésus», est-il dit. - Pourquoi «Jésus? Parce que c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (1). - Tu l'appelleras Jésus». Pourquoi «Jésus?» Quel est le motif de cette dénomination? Le voici: «Parce que c'est lui qui sauvera son peuple». De quoi? «De ses péchés. Son peuple, de ses péchés». Or, de ce peuple que Jésus «sauvera de ses péchés», est-ce que ne font point partie les enfants? Oui, oui, mes frères, ils en font partie. Croyez-le, soyez-en bien persuadés, c'est avec cette foi que vous devez présenter vos enfants à la grâce du Christ; sans elle en effet, vous les mettriez à mort en répondant pour eux. Pour. quoi, sans cette croyance, s'empresser de porter son enfant au baptême? Ce n'est pas être sérieux, c'est dire: Il a bonne santé, il n'a ni vice ni défaut; cependant je le présenterai au Médecin. Pourquoi? Parce que c'est la coutume. Ne crains-tu pas; que le Médecin ne te réponde: Sors d'ici avec lui; «ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades; qui ont besoin du Médecin (2)?»

9. Je voudrais avoir recommandé à votre charité la cause de ces petits, incapables de parler pour eux-mêmes. Tous, et ceux mêmes qui n'ont pas perdu leurs parents, doivent être considérés comme des orphelins; et ces

1. Mt 1,21 - 2. Mt 9,12

109

jeunes prédestinés, qui attendent leur salut du Seigneur, demandent le peuple de Dieu. pour tuteur. Le. genre humain tout entier a été empoisonné dans le premier homme par l'ennemi commun; et nul ne passe du premier Adam au second sans le sacrement de baptême. Adam vit encore dans les petits enfants qui n'ont pas reçu le baptême; le baptême leur a-t-il été conféré? C'est Jésus-Christ qui vit en eux. Ne pas voir Adam en eux, lorsqu'ils viennent de naître, c'est se mettre dans l'impossibilité devoir en eux le Christ après leur renaissance.

Pourquoi néanmoins, dit-on, un homme déjà baptisé et fidèle, à qui les péchés sont remis, engendrerait-il un enfant souillé par le péché du premier homme? C'est que cette génération se fait par la chair et non par l'esprit. Or, ce qui naît de la chair est chair (1).

1. Jn 3,6.

Sans doute, «si l'homme extérieur se corrompt en nous, l'homme intérieur se rajeunit de jour en jour (1)». Mais la génération des enfants n'est pas l'oeuvre de ce qui se rajeunit, elle est l'oeuvre de ce qui se corrompt. C'est pour ne pas mourir éternellement que tu as eu le bonheur de renaître après ta naissance; pour lui, il est né, mais il n'a pas eu encore le bonheur de renaître. C'est en renaissant que tu es arrivé à la vie; laisse-le donc renaître pour qu'il vive aussi; oui, laisse-le, laisse-le renaître. Pourquoi cette opposition? Pourquoi essayer par ces disputes nouvelles de briser l'antique règle de foi? Pourquoi dire que les petits enfants n'ont pas même le péché originel? Pourquoi le dire, sinon pour les tenir éloignés de Jésus? Jésus pourtant te crie: «Laisse venir à moi ces petits (2)». Tournons-nous, etc.

1. 2Co 4,16 - 2. Mc 10,14




175

SERMON CLXXV. L'ESPÉRANCE DES PÉCHEURS (1).

1. 1Tm 1,15

ANALYSE. - Jésus-Christ n'est venu au monde que pour sauver les pécheurs. Or, ce qui prouve combien les pécheurs doivent avoir en lui de confiance, c'est la grâce de conversion qu'il a daigné accorder aux Juifs en général et à saint Paul en particulier aux Juifs qui ont commis le plus grand crime en le mettant à mort dans leur fureur, et dont un grand nombre se sont convertis et sont devenus des saints quelques jours après; à saint Paul, le premier, le plus grand des pécheurs, parce qu'il s'était montré le plus acharné des persécuteurs. Aussi dit-il lui-même que Dieu l'a converti, afin que nul ne désespère de sa conversion.

1. Ce qu'on vient de lire dans le saint Evangile est exprimé par ces paroles de l'Apôtre saint Paul: «Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est avenu au monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier». Le Christ n'avait, pour venir au monde, d'autre motif que celui de sauver les pécheurs. Qu'on supprime les maladies et les plaies; à quoi bon la médecine? Or, si un tel Médecin est descendu du ciel, c'est qu'il y avait sur la terre un grand malade étendu; ce malade est le genre humain tout entier.

Tous les hommes cependant n'ont pas la foi (1); mais le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (2). Les Juifs donc étaient orgueilleux, ils s'enflaient, avaient de hautes idées d'eux-mêmes, se croyaient justes; ils allaient même jusqu'à faire un crime au Seigneur de ce qu'il appelait à lui les pécheurs. Aussi ces hommes hautains et fiers furent délaissés sur leurs montagnes, où ils font partie des quatre-vingt-dix-neuf (3). Ils furent délaissés sur leurs montagnes, qu'est-ce à dire? Qu'ils furent abandonnés à leur frayeur terrestre. Ils font partie des quatre-vingt-dix-neuf, qu'est-ce à dire encore?

1. 2Th 3,2 - 2. 2Tm 2,19 - 3. Mt 18,12

110

Qu'ils ne sont pas à la droite, mais à la gauche; car les quatre-vingt-dix-neuf représentent la gauche: un de plus, et les voilà à la droite.

«Le Fils de l'homme est donc venu», comme lui-même le dit ailleurs, «pour rechercher et sauver ce qui était perdu (1)». Mais c'est tout qui était perdu.; tout était perdu, depuis le péché de celui en qui tout était. Un autre est donc venu, exempt de tout péché, pour sauver du péché. Mais, ce qui est plus déplorable, ces orgueilleux, dans leur orgueil, étaient malades et se croyaient en santé.

2. La maladie est plus dangereuse, quand le travail de la fièvre a égaré l'esprit. On rit alors, tandis que pleurent ceux qui ont la santé. C'est le frénétique qui rit aux éclats. Hélas! pourtant il est malade. Supposons que tu adresses cette double question: Vaut-il mieux rire ou pleurer? Qui ne répondrait que pour lui il aime mieux rire? De là vient que si le Seigneur, en vue des fruits salutaires que produit la douleur de la pénitence, a fait des larmes un devoir, il a présenté le rire même comme une récompense. Quand? Au moment où il disait en annonçant l'Evangile: «Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils riront (2)». Il est donc bien vrai que notre devoir est de pleurer, et que le rire est la récompense due à la sagesse. Mais le rire est ici synonyme de la joie; il signifie, non les bruyants éclats, mais l'allégresse du coeur. Nous disions que si tu adressais cette double question: Lequel vaut le mieux, de rire ou de pleurer, chacun répondrait qu'il ne voudrait pas pleurer, mais rire. Va plus loin maintenant, et personnifiant en quelque sorte la question que tu viens de faire, demande si l'on aimerait mieux le rire de l'insensé que les pleurs de l'homme sage? Et chacun de répondre qu'il préférerait pleurer avec le sage, plutôt que de rire avec l'insensé. Oui, la santé de l'âme est de si haut prix, que toujours on l'appelle à soi, fût-elle accompagnée d'angoisses.

La maladie des Juifs était donc d'autant plus dangereuse et d'autant plus désespérée qu'ils se croyaient en santé; et cette maladie qui leur faisait perdre l'esprit, les portait en même temps à frapper le céleste Médecin.

1. Lc 19,10 - 2. Lc 6,21

Que dis-je! à le frapper? Exprimons la vérité tout entière. Pour eux ce n'était pas assez frapper sur lui, ils le mettaient à mort. Mais lui, pendant qu'on le mettait à mort, n était pas moins Médecin; on le déchirait, il guérissait; il ressentait les coups du frénétique, et il n'abandonnait pas le malade; s'emparait de lui, on le garrottait, on meurtrissait de soufflets; on le blessait à coi de roseaux, on le couvrait de dérisions d'outrages, on le faisait comparaître pour condamner, on le suspendait au gibet et toutes parts on frémissait de rage autour lui; mais il n'en était pas moins Médecin.

3. Tu ne connais que trop ces furieux, contemple les actes du Médecin. «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1)». Dans leur aveugle rage ils s'emportaient contre lui et répandaient son sang lui faisait avec son sang un. remède pour guérir; car ce n'est pas inutilement qu'il disait: «Mon Père, pardonnez-leur, ils savent ce qu'ils font». Un chrétien prie et Dieu l'exauce; le Christ prie, et il ne serait pas exaucé? Il nous exauce avec son Père, parce qu'il est Dieu; et comme homme il ne serait pas exaucé, parce qu'il s'est fait homme pour l'amour de nous? Ah! il l'a été sans aucun doute. Or ces cruels étaient là quand il priait, et ils se livraient à toute leur fureur. Dans ce nombre figuraient les dédaigneux le blâmaient et qui s'écriaient: «Le voilà qui mange avec les publicains et les pécheurs (2)» Ils faisaient partie du peuple qui mettait à mort ce divin Médecin; tandis que, celui-ci leur préparait avec son sang un contre-poison. Non-seulement en effet le Sauveur donnait son sang pour eux et acceptait la mort pour les guérir; il voulut encore que sa résurrection fût l'image de celle qu'il leur promettait. Il souffrit pour que sa patience servît de modèle à la nôtre; il ressuscite, aussi pour nous montrer quelle récompense mérite cette vertu. Dans ce but encore, vous le savez et nous le proclamons tous, il monta au ciel, puis envoya le Saint-Esprit, qu'il avait promis en disant à ses disciples: «Demeurez dans la ville, jusqu'à ce que vous soyez revêtu de la vertu d'en haut (3)». Cette promesse s'accomplit en effet, l'Esprit-Saint descendit, remplit les disciples, et ceux-ci se mirent à

1. Lc 23,34 - 2. Mc 2,16 - 3. Lc 24,49

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parler toutes les langues. C'était l'emblème de l'unité: l'Eglise dans son unité devait parler tous les idiomes, comme un même homme les parlait tous alors. Les témoins de cette merveille furent saisis d'effroi. Ils savaient que les disciples étaient sans instruction et ne connaissaient qu'une langue. Comment donc ne pas s'étonner, n'être pas surpris que des hommes qui ne connaissaient qu'une langue, deux tout au plus, s'exprimassent tout à coup dans tous les idiomes? Frappés d'un tel prodige, leur orgueil s'abat, ces montagnes deviennent des vallées. Oui, en devenant humbles ils deviennent des vallées; ils recueillent sans la laisser perdre la grâce qui se répand en eux. En tombant sur une cime altière, l'eau coule et se précipite; mais elle reste, mais elle pénètre, quand elle descend sur un terrain bas et profond. C'est l'image de ce que devenaient ces esprits orgueilleux: l'étonnement et l'admiration prenaient en eux la place de la fureur.

4. Aussi se livrèrent-ils à la componction pendant que Pierre leur parlait, et l'on vit s'accomplir en eux cette prédiction d'un psaume: «Je me suis plongé dans la douleur, pendant que l'épine me pénétrait de son aiguillon (1)». Que signifie ici l'épine, sinon cette componction de la pénitence, dont il est parlé en termes formels dans ce passage sacré des Actes des Apôtres: «Ils furent touchés de componction au fond de leur coeur et dirent aux Apôtres: Que ferons-nous?» Qu'y a-t-il dans ce mot: «Que ferons-nous?» Nous savons, hélas! ce que nous avons fait; désormais «que ferons-nous?» En considérant nos oeuvres passées, nous ne pouvons que désespérer du salut; ah! s'il y a pour nous quelque espoir encore, donnez-nous un conseil. Nous savons ce que nous avons fait; dites maintenant ce que nous avons à faire. Qu'est-ce, hélas! que nous avons fait? Ce n'est pas un homme quelconque que nous avons mis à mort; et pourtant quelle iniquité déjà nous aurions commise en mettant à mort un innocent quel qu'il fût! Mais nous avons sauvé le larron et donné la mort à l'Innocent; nous avons opté pour le cadavre, et tué notre Médecin. Ah! «que ferons-nous?» veuillez nous l'apprendre. «Faites pénitence, répondit Pierre, et que chacun de vous soit baptisé au nom de

1. Ps 31,4

Jésus-Christ Notre-Seigneur». Vous quitterez ainsi les quatre-vingt-dix-neuf pour faire partie du nombre cent. Quand vous étiez dans les quatre-vingt-dix-neuf, vous ne croyiez pas avoir besoin de pénitence, vous alliez même jusqu'à outrager le Sauveur pendant qu'il appelait à lui les pécheurs pour les porter à la pénitence. Maintenant donc que vous êtes pénétrés de componction à la vue de votre crime, «faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur»; au nom de Celui que vous avez mis à mort, quoique innocent; et vos péchés sont effacés. Ce langage rappela en eux l'espérance; ils pleurèrent, ils gémirent, ils se convertirent et furent guéris (1). C'était l'effet de cette prière: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font».

5. Néanmoins, mes très-chers frères, en entendant dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'est pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs, que nul ne se plaise dans le péché; que nul ne dise en soi-même: Si je suis juste, le Christ ne m'aime pas; il m'aime au contraire si je suis pécheur, puisqu'il est descendu du ciel, non pas pour les justes, mais pour les pécheurs. On pourrait te répondre: Dès que tu vois en lui le Médecin, pourquoi ne redouter pas la fièvre? Oui, il est le Médecin qui s'approche du malade; mais il ne s'en approche que pour le guérir. Que penser alors? que conclure? que certifier? Est-ce la maladie, n'est-ce. pas la santé que recherche le Médecin? Ce qu'il aime, ce n'est pas ce qu'il rencontre, mais ce qu'il veut produire. Sans doute il s'approche du malade et non de celui qui a la santé: ce n'est pas toutefois ce qu'il faut considérer; car il préfère réellement la santé à la maladie; et pour vous en convaincre, adressez-vous cette simple question: Chercherait-il à rétablir la santé, s'il l'avait en horreur?

6. Revenons à l'Apôtre: «Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier» - «Dont je suis le premier?» Comment? Est-ce qu'avant lui il n'y eut point parmi les Juifs d'innombrables pécheurs? Est-ce qu'il n'y en eut point un nombre immense au sein de l'humanité? Est-ce que parmi tous les hommes il n'y en eut pas un seul d'assujetti à l'iniquité? Le premier

1. Ac 2,1-8 Ac 1,37-47

112

de tous les pécheurs, celui qui nous a livrés à la mort, Adam ne vécut-il pas avant saint Paul? Que signifie alors: «Dont je suis le premier?» L'Apôtre veut-il dire qu'il est le premier de ceux dont s'est approché le Sauveur? Mais ce sens n'est pas vrai non plus; car avant lui ont été appelés et Pierre et André (1), et les autres apôtres. Tu as, ô Paul, le dernier d'entre eux; comment donc peux-tu dire: «Dont je suis le premier?» Oui, il se dit le dernier des apôtres et le premier des pécheurs. Mais dans quel sens le premier des pécheurs? Pierre n'a-t-il pas péché avant toi, en reniant jusqu'à trois fois son Maître (2)? Je pourrais dire aussi que si cet Apôtre ne se fût rencontré parmi les pécheurs, il n'aurait point passé de la gauche à la droite.

7. Mais enfin que veut dire: «Dont je suis le premier?» Je suis le pire de tous; premier est ici synonyme de pire. Que dit un architecte au milieu des ouvriers? Il demande: Quel est ici le premier maçon? quel est le premier charpentier? Que dit également un malade qui veut guérir? Quel est ici le premier médecin? On ne demande pas alors quel est le plus âgé ni le plus ancien dans sa profession, mais quel est le plus habile. Eh bien! comme on appelle, premier le plus habile, Paul se nomme le premier pour exprimer qu'il est le plus grand pécheur.

Or, comment est-il le plus grand pécheur? Rappelez-vous ce qu'était Saul, et vous le comprendrez. Vous ne voyez que Paul, vous perdez Saul de vue; vous ne voyez en lui que le pasteur, vous ne pensez plus au loup. N'est-il pas vrai que n'ayant pas assez de ses mains pour lapider Etienne; il gardait les vêtements des autres bourreaux? N'est-il pas vrai que partout il persécutait l'Eglise? N'est-il pas vrai qu'il avait obtenu des lettres des princes des prêtres? Ce n'était pas assez pour lui de sévir contre les chrétiens qui étaient à Jérusalem; il voulait les découvrir ailleurs encore, et les enchaîner pour les traîner au supplice. N'est-il pas vrai qu'il courait et respirait le sang, lorsqu'il fut frappé du haut du ciel et qu'heureusement renversé par la foudre il entendit la voix du Seigneur, abattu sur le chemin et aveuglé pour recouvrer la vue? Il fut ainsi le premier des persécuteurs; nul autre ne le surpassa en fureur.

1. Mt 15,18 - 2. Mt 26,70-74

8. Voici qui le fait mieux comprendre encore. Saul étant déjà abattu et déjà relevé, le Seigneur Jésus s'adressa en personne à Ananie et lui dit: «Va dans telle rue, tu y trouveras un nommé Saul, de Tarse en Cilicie, parle-lui». Saul, au même moment, voyait Ananie s'approcher de lui et le baptiser. Mais à ce nom de Saul, Ananie trembla, quoiqu'il fût entre les bras du Médecin. Voici un trait plus doux.

Vous vous rappelez sans doute d'où venait à Saul le nom qu'il portait; je le dirai néanmoins en faveur de ceux qui ne s'en souviennent pas. Le roi Saül persécutait David; or, David, représentait, figurait le Christ, comme Saül figurait Saul. Ne semble-t-il donc pas que c'était David qui criait à Saül du haut du ciel: «Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?» Quant au nom d'Ananie, il signifie brebis: c'était donc le Pasteur qui s'adressait à sa brebis, et celle-ci redoutait la dent du loup; car ce loup faisait au loin tant de bruit, que sous la main du Pasteur même, la brebis ne se croyait pas en sûreté; elle tremblait donc en entendant la voix du Sauveur, et elle répondit: «Seigneur, j'ai appris combien cet homme a fait de maux à vos saints dans Jérusalem, et l'on dit que maintenant encore il a reçu, des princes des prêtres, des lettres qui l'autorisent à reconduire, après les avoir chargés de liens, tous ceux qu'il pourra saisir». Où m'envoyez-vous? N'est-ce pas la brebis que vous jetez à la gueule du loup? - Le Seigneur n'admit pas cette excuse. Déjà il avait dit au petit nombre de ses timides brebis: «Voilà que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups (1)». Si j'ai envoyé mes brebis au mi. lieu des loups, pourquoi craindre, Ananie, d'aborder cet homme qui n'est plus un loup? C'est du loup que tu avais peur. Mais écoute le Seigneur ton Dieu: De ce loup, dit-il, j'ai fait une brebis, et de cette brebis je fais maintenant un pasteur.

9. Ah! écoutez comment ce même homme, comment ce Saul, qui plus tard devait porter le nom de Paul, se félicite d'avoir obtenu de; Dieu miséricorde, après avoir été le premier, c'est-à-dire le plus grand des pécheurs. «Et pourtant, dit-il, j'ai obtenu miséricorde, afin qu'en moi le Christ Jésus montrât toute sa patience, en faveur de ceux qui

1. Mt 10,16

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croiront en lui pour arriver à la vie éternelle»; afin que tous se disent: Si Paul même a été guéri, pourquoi me décourager? Si un malade aussi désespéré a pu être guéri par cet incomparable Médecin, pourquoi ne lui pas laisser panser mes blessures? pourquoi ne courir pas me jeter entre ses bras? C'est pour que chacun puisse tenir ce langage, que Dieu a fait un Apôtre de ce violent persécuteur (1). En effet, lorsqu'un médecin arrive quelque part, il cherche, pour le guérir, un malade désespéré; que ce malade soit sans aucune ressource, peu lui importe, pourvu qu'il n'offre plus d'espoir; ce n'est pas la récompense que le médecin a en vue; il veut seulement mettre en relief son habileté.

Revenons à notre idée. Paul donc se félicite d'avoir été choisi et guéri par le Christ, tout pécheur qu'il était; il ne dit pas: Je veux demeurer dans le crime, puisque c'est pour moi et non pour les justes, que le Christ est venu au monde. Ne t'endors pas non plus dans ta

1. Ac 7-9

mollesse, toi qui viens d'apprendre que le Fils de Dieu est descendu pour les pécheurs; écoute plutôt ce cri du même Apôtre: «Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d'entre les morts et le Christ t'éclairera (1)». N'aime point à reposer sur cette couche de péché; car il est écrit: «Vous avez bouleversé complètement le lit où sommeillait sa faiblesse (2)». Lève-toi donc, guéris-toi, aime la santé, et dans ton orgue il ne va plus de la droite à la gauche, de la vallée à la montagne, de l'humilité à la fierté. Une fois guéri, quand tu auras commencé à vivre dans la justice, attribue ce bonheur, non pas à toi, mais à Dieu; car ce n'est pas en te louant, mais en t'accusant que tu trouves le salut. Ta maladie deviendra même plus dangereuse, si tu t'exaltes avec orgueil. Quiconque s'élève, sera abaissé, et quiconque s'abaisse, sera élevé (3).

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Ep 5,14 - 2. Ps 40,4 - 3. Lc 18,14





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