Augustin, Sermons 235

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SERMON CCXXXV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VI. LA FOI ET L'HOSPITALITÉ (1).

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ANALYSE. - Les disciples d'Emmaüs avaient perdu la foi, ils ne la recouvrèrent qu'au moment où Jésus-Christ, comme pour les récompenser de leur hospitalité; se révéla è eux en rompant le pain sacré. S'il disparut ensuite, c'était pour leur laisser, comme à nous, le mérite de la foi, et le bonheur de l'éternelle récompense.

1. Hier, ou plutôt la nuit d'hier, on a lu dans l'Évangile la résurrection du Sauveur. C'est dans l'Evangile selon saint Matthieu que nous a été faite la lecture d'hier; mais aujourd'hui, comme vous venez de l'entendre de la bouche du lecteur, c'est dans l'Évangile tel que fa écrit saint Luc que nous est présenté ce récit de la résurrection du Seigneur.

Il estime chose qu'il faut vous rappeler souvent et que vous ne devez oublier jamais, c'est qu'il ne faut pas s'inquiéter si un évangéliste dit quelquefois ce que ne dit pas un autre, attendu que celui-ci rapporte quelquefois aussi ce que n'a pas rapporté le premier. Il est même des détails que l'on trouve dans l'un d'eux et pas dans les trois autres; d'autres que l'on rencontre dans deux seulement, et d'autres enfin dans trois d'entre eux. Mais telle est l'autorité de ce saint Evangile, que les évangélistes étant les interprètes de l'Esprit-Saint, le témoignage d'un seul d'entre eux suffit pour établir la vérité. Voilà pourquoi ce que vous venez d'entendre, savoir, la rencontre que fit le Seigneur après sa résurrection de deux de ses disciples qui voyageaient ensemble et qui s'entretenaient de ce qui venait d'arriver, la question qu'il leur adressa en ces termes: «Quels sont ces discours que vous échangez, et pourquoi êtes-vous tristes?» et le reste, tout cela n'est rapporté que par saint Luc. Saint Marc a dit simplement en quelques mots que Jésus apparut sur la route à deux des siens; mais il a passé sous silence les interrogations et les réponses du Seigneur et des disciples (2).

2. Quel profit nous revient de cette lecture?

1. Lc 24,13-31 - 2. Mc 16,12-13

Un grand profit, si nous savons comprendre. Jésus donc leur apparut; ils le voyaient et ne le reconnaissaient pas. Le Maître marchait avec eux sur la voie publique, ou plutôt il était lui-même leur voie; mais eux ne marchaient pas en lui et il les en trouva égarés. Quand il était avec eux, avant sa passion, ne leur avait-il pas tout prédit, annoncé qu'il souffrirait, qu'il mourrait et qu'il ressusciterait le troisième jour (1)? Il leur avait tout prédit, mais sa mort leur avait fait tout oublier; en le voyant attaché à la croix ils se troublèrent jusqu'à perdre le souvenir de ses enseignements, l'attente de sa résurrection, et jusqu'à ne tenir plus à ses promesses.

«Nous espérions, disent-ils, que c'était lui qui devait racheter Israël». Vous l'espériez, chers disciples? Vous ne l'espérez donc plus? Comment! le Christ est vivant; et dans vous la foi est morte? Oui, le Christ est vivant, mais il a trouvé la mort dans le coeur de ses disciples qui le regardent sans le voir, qui le voient sans le reconnaître. Car, s'ils ne le voyaient réellement pas, comment pourraient-ils entendre ses questions et y répondre? Ils le considéraient comme un compagnon de voyage, lui qui était leur guide suprême; et c'est ainsi qu'ils le voyaient sans le reconnaître. «Leurs yeux étaient retenus, vient-on de nous lire, pour qu'ils ne le reconnussent pas». Ils n'étaient pas retenus pour qu'ils ne le vissent pas, mais pour qu'ils ne pussent le reconnaître.

3. Continuons, mes frères. A quel moment le Seigneur voulut-il qu'on le reconnût? Au moment de la fraction du pain. Nous aussi,

1. Mt 20,18-19

264

nous en sommes sûrs, en rompant le pain nous reconnaissons le Seigneur. S'il ne voulut se dévoiler qu'en ce moment, c'était en vue de nous qui, sans le voir dans sa chair, devions manger sa chair. Toi donc, qui que tu sois, toi qui es vraiment fidèle, toi qui ne portes pas inutilement le nota de chrétien, toi qui n'entres pas sans dessein dans l'église, toi qui entends la parole de Dieu avec crainte et avec confiance, quelle consolation pour toi dans cette fraction du pain! L'absence du Seigneur n'est pas pour toi une absence; avec la foi tu le possèdes sans le voir.

Tout en conversant avec lui, ces disciples, au contraire, n'avaient pas la foi, et pour ne l'avoir pas vu sortir du tombeau, ils ne croyaient pas qu'il pût ressusciter; ils avaient perdu la foi, ils avaient perdu l'espérance, et c'étaient des morts qui marchaient avec un vivant, des morts qui marchaient avec la Vie même. La Vie marchait bien avec eux, mais elle n'était pas rentrée encore dans leurs coeurs.

A ton tour donc, si tu veux avoir la vie, fais ce qu'ils firent pour arriver à reconnaître le Seigneur. Ils lui donnèrent l'hospitalité; le Seigneur semblait vouloir aller plus loin, ils le retinrent, et après être parvenus au terme de leur propre voyage, ils lui dirent: «Demeurez avec nous, car le jour est sur son déclin». Toi aussi, arrête l'étranger, si tu veux reconnaître ton Sauveur. L'hospitalité leur rendit ce que l'infidélité leur avait fait perdre, et le Seigneur se montra à eux au moment de la fraction du pain. Apprenez donc quand est-ce que vous devez rechercher le Seigneur, le posséder, le reconnaître; c'est quand vous mangez. Les fidèles voient dans cette lecture quelque chose de bien supérieur à ce qu'y voient ceux qui ne sont pas initiés.

4. Le Seigneur Jésus se fit donc reconnaître, et il disparut aussitôt après. S'il les quitta de corps, il resta avec eux par la foi; et, si aujourd'hui encore il est pour toute l'Eglise absent corporellement et résidant au ciel, c'est pour élever la foi. Eh! où serait la tienne, si tu ne connaissais que ce que tu vois? Si tu crois au contraire ce que tu ne vois pas, quels transports lorsque tu seras en face de la réalité! Fortifie donc ta foi, puisque tu verras un jour: oui, arrivera ce que nous ne voyons pas; oui, mes frères, cela arrivera; mais en quel état seras-tu trouvé alors? On dit parmi les hommes: Où est-il? Quand et comment sera-t-il? Quand, quand viendra-t-il? N'en, doute pas, il viendra; il viendra même malgré toi. Malheur à ceux qui ne croiront pas! Pour eux, quelle frayeur, et pour les croyants, quelle allégresse! Les fidèles seront dans la joie, et les infidèles dans la confusion. Les fidèles s'écrieront: Grâces vous soient rendues, Seigneur: c'est la vérité que nous avons entendue, que nous avons crue, que nous avons espérée; nous la voyons maintenant. Les infidèles diront au contraire: Hélas! pourquoi ne croyions-nous pas? pourquoi regardions-nous comme des impostures ce que lisaient les chrétiens?

Honneur donc à ceux qui croient sans voir, puisqu'en voyant ils seront transportés de bonheur! C'est pour notre salut en effet que le Seigneur a pris un corps et que dans ce corps il a enduré la mort, est ressuscité le troisième jour pour ne plus mourir, et nous a donné, en reprenant la chair qu'il avait quittée, le premier modèle d'une résurrection qui n'est plus sujette au trépas. Avec cette chair encore il est monté près de son Père, il est assis à la droite de Dieu, il a comme son Père la puissance judiciaire et nous espérons qu'il viendra juger les vivants et les morts. A son exemple nous comptons nous-mêmes reprendre dans la poussière ce même corps, ces mêmes ossements que nous avons aujourd'hui, et tous ces mêmes membres que Dieu réparera pour nous les laisser toujours. Tous donc nous ressusciterons; mais nous ne jouirons pas tous du même bonheur. «Un jour viendra où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu, et en sortiront; ceux qui auront fait le bien, pour ressusciter à la vie, mais ceux qui auront fait le mal, pour ressusciter à leur condamnation (1)».

C'est ainsi qu'à leur honte se joindra le supplice, comme à la couronne sera décernée la récompense. «Les uns donc iront aux flammes éternelles, et les autres à l'éternelle vie (2)».

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Jn 6,28-29 - 2. Mt 25,49




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SERMON CCXXXVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VII. CHARITÉ FRATERNELLE (1).

265

ANALYSE. - Quoique Jésus-Christ fût mort pour nous purifier et ressuscité pour nous justifier, les Apôtres après sa mort et insurrection n'avaient pas même la foi! Quel malheur pour eux! En donnant l'hospitalité au Sauveur, qu'ils ne connaissaient pas, les disciples ouvrirent les yeux et furent justifiés. Qui donc pourrait exciter suffisamment aux oeuvres charitables?

1. Ainsi que renseigne l'Apôtre, Jésus-Christ Notre-Seigneur «a été livré pour nos péchés, puis il est ressuscité pour notre justification (2)». Sa mort nous jette à terre comme one semence, sa résurrection nous en fait sortir comme un germe. Sa mort, en effet, nous apprend à mourir à notre vie. Ecoute l'Apôtre: «Par le baptême, nous avons été ensevelis avec le Christ pour mourir, afin que comme de Christ est ressuscité d'entre les morts, nous aussi nous menions une vie nouvelle (3)». Il n'avait rien à expier sur la croix, puisqu'il lest monté sans péché; c'est à nous de nous piller par la vertu de ses souffrances, de placer sur cette croix tout le mal que nous avons commis, afin de pouvoir être justifiés par sa résurrection. Car tel est le sens précis attaché à ces deux membres de phrase: «Il a été livré pour nos péchés, puis il est ressuscité pour notre justification». Il n'est pas dit: Il a été livré pour notre justification, puis il est ressuscité pour nos crimes. A sa passion est attachée l'idée de crime et l'idée de justice à sa résurrection.

2. Mais ce don, cette. promesse, cette grâce immense de la justification, tout, à la mort du Christ, s'évanouit pour ses disciples, ils perdirent même l'espérance. On leur annonçait la résurrection du Sauveur, mais ils regardaient cette nouvelle comme du délire; oui, la vérité hait pour eux du délire. Quand aujourd'hui on prêche la résurrection, ne plaint-on pas amèrement celui qui la considère comme une imagination vaine? Tous ne repoussent-ils pas, tous n'ont-ils pas en horreur et en aversion cette incrédulité? On se ferme les oreilles, on

1. Lc 24,13-31 - 2. Rm 4,25 - 3. Rm 6,4

refuse d'écouter. Voilà pourtant ce qu'étaient les Apôtres après la mort de leur Maître; ils avaient des idées qui nous font horreur aujourd'hui; ces chefs du troupeau étaient coupables d'un crime qui fait horreur aux agneaux.

Quant à ces deux disciples à qui le Seigneur se montra sur la route et dont les yeux étaient retenus pour qu'ils ne le reconnussent pas, leurs paroles font connaître où ils en étaient, leur langage témoigne de ce qui se passait dans leur coeur, pour nous et non pour lui, car son regard plongeait au fond de leur âme. Ils s'entretenaient donc de sa mort; et lui se joignit à eux comme un troisième voyageur mais c'était la Voie même qui sur la voie leur parlait et échangeait avec eux des discours. Il leur demanda, quoiqu'il sût tout, de quoi ils s'entretenaient; mais c'était pour les amener à un aveu qu'il faisait ainsi l'ignorant. «Etes-vous le seul assez étranger à Jérusalem, lui répondirent-ils, pour ignorer ce qui vient de s'y passer à propos de Jésus de Nazareth, qui a été un grand prophète?» Pour eux donc il n'était plus le Seigneur, mais un prophète; et telle est l'idée que sa mort leur avait donnée de lui. Ils l'honoraient encore comme un prophète; ils ne le reconnaissaient pas comme le Seigneur des prophètes et des anges mêmes. «Et comment, poursuivent-ils, nos anciens et les princes des prêtres l'ont livré pour être condamné à mort. Et voilà déjà le troisième jour que tout cela s'est accompli. Nous espérions pourtant que c'était lui qui devait racheter Israël». C'est à cela que se réduisent tous vos efforts? Vous espériez, et déjà vous désespérez? Vous voyez bien qu'ils n'avaient plus d'espoir.

Aussi le Sauveur commença-t-il à leur (266) expliquer les Ecritures, afin de leur faire voir le Christ là surtout où ils l'avaient méconnu et délaissé. Ce qui les avait portés à désespérer, c'est qu'ils l'avaient vu mort; et lui leur fit voir dans les Ecritures que sans mourir il ne pouvait être le Christ. Il leur démontra par les livres de Moise, par les suivants, et par les prophètes, qu' «il fallait», comme il le leur avait dit, «que le Christ mourût et entrât ainsi dans sa gloire». Ils l'écoutaient avec des transports, avec des soupirs, et, comme ils l'exprimèrent, avec un coeur enflammé; mais ils ne reconnaissaient pas encore la lumière qui brillait à leurs yeux.

3. Quel mystère profond, mes frères! Jésus entre chez eux, il devient leur hôte; et à la fraction du pain ils le reconnaissent, quand sa vie entière n'a pu suffire à leur ouvrir les yeux. Apprenez donc à pratiquer l'hospitalité, puisque c'est le moyen de reconnaître le Christ. Ignorez-vous que recevoir un chrétien, c'est le recevoir lui-même? N'est-ce pas lui qui dit: «J'étais étranger, et vous m'avez et accueilli?» Qu'on lui demande alors: «Quand vous avons-nous vu étranger?» Il répond: «Lorsque vous avez fait du bien aux derniers de mes frères, c'est à moi que vous en avez fait (1)». Par conséquent, lorsqu'un chrétien reçoit un chrétien, c'est un membre qui rend service à un autre membre; le Chef se réjouit alors et considère comme donné à lui-même ce que reçoit un de ses membres. Ici donc nourrissons le Christ quand il a faim, donnons-lui à boire quand il a soif, des vêtements quand il en manque, l'hospitalité quand il voyage, et visitons-le quand il est malade. C'est ce que réclame notre vie voyageuse;

1. Mt 25,35-40

c'est ce qu'il faut faire dans cet exil où le Christ est indigent, car tout riche qu'il soit en lui-même, dans les siens il est pauvre.

Oui, riche en lui-même, dans les siens il est pauvre; c'est pourquoi il appelle à lui tous ceux qui sont dans le besoin. Avec lui en effet il n'y aura ni faim, ni soif, ni nudité, ni maladie, ni exil, ni fatigue, ni douleur. Je sais qu'on n'éprouvera rien de tout cela; mais qu'éprouvera-t-on? Je l'ignore. La raison en est que je connais trop ces souffrances, tandis que l'oeil n'a point vu, ni l'oreille entendu, ni le coeur de l'homme pressenti les biens qu'on goûtera près de lui (1). Nous pouvons, durant ce voyage, aimer ces biens immenses, les désirer, les appeler de tous nos soupirs; nous ne saurions nous les représenter ni en parler convenablement. Pour mon compte, j'en suis sûrement incapable. Cherchez donc, mes frères, qui sera plus heureux que moi. Si vous parvenez à trouver quelqu'un; menez-moi pour être avec vous son disciple. Ce que je sais, c'est que a Celui qui peut faire au-delà «de nos demandes, de nos conceptions mêmes (2)», conduira ses élus dans ce séjour où s'accompliront ces paroles: «Heureux ceux qui habitent en votre demeure, ils vous béniront durant les siècles des siècles (3)». Là toute notre occupation sera de louer Dieu. Mais comment louer si nous n'aimons pas, et aimer si nous ne voyons pas? Nous verront donc alors la Vérité, et cette Vérité sera Dieu même, l'objet de nos louanges. Là nous contemplerons cet Amen que nous avons chanté aujourd'hui; c'est la Vérité même. Alleluia, louez le Seigneur.

1. 1Co 2,9 - 2. Ep 3,20 - 3. Ps 133,5




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SERMON CCXXXVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VIII. RÉALITÉ DE L'INCARNATION (1).

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ANALYSE. - Quand Jésus-Christ apparut pour la première fois à ses disciples, le jour même de sa résurrection, ils crurent que c'était un esprit. Les Manichéens disent également que Jésus-Christ n'avait pas une chair véritable; et comme l'esprit est au-dessus de la chair, ils se vantent d'avoir sur le Sauveur des idées plus élevées que nous. Mais disons-nous que Jésus-Christ soit chair simplement? N'enseignons-nous pas qu'il est le Verbe de Dieu et qu'il a pris un corps et une âme semblables aux nôtres? Ainsi nous croyons de lui beaucoup plus que les Manichéens. Lui-même d'ailleurs a tenu à démontrer à ses apôtres la réalité de sa chair: c'est ce que nous apprend le passage de saint Luc que nous expliquons. Soyons donc sûrs de ce que nous enseigne la foi catholique, savoir, que le Verbe de Dieu s'est uni personnellement à la nature humaine.

1. On vient d'achever la lecture de ce qui se rapporte, dans l'Evangile selon saint Luc à la résurrection du Seigneur; et nous venons de voir le Sauveur apparaissant au milieu de ses disciples au moment même où ceux-ci révoquaient en doute sa résurrection ou plutôt n'y croyaient pas. Il leur apparut alors si inopinément et d'une manière si merveilleuse, que tout en le voyant ils ne le voyaient pas. N'apercevaient-ils pas vivant Celui dont ils avaient pleuré la mort? N'apercevaient-ils pas debout su milieu d'eux Celui qu'ils avaient vu avec douleur suspendu. à la croix? Ils le voyaient donc; mais comme ils n'en croyaient pas leurs propres regards, ils s'estimaient trompés. «Ils s'imaginaient avoir un esprit sous les yeux», tient-on de vous dire.

Ainsi ces Apôtres chancelants se firent alors sur le Christ les idées que se sont faites depuis d'abominables hérétiques. Aujourd'hui encore il est des hommes qui n'admettent pas que le Christ ait eu un corps véritable; aussi bien refusent-ils de croire et qu'une Vierge l'ait mis au monde, et même qu'il soit né d'une femme. Du symbole de leur foi ou plutôt de leur infidélité ils bannissent complètement ces mots: «Et le Verbe s'est fait chair (2)»; et toute cette économie de notre salut où nous voyons se faire homme, pour retrouver l'homme perdu, le Créateur divin de l'homme; où nous voyons le christ, pour la rémission de nos péchés, répandre non pas un sang faux, mais un sang véritable et effacer par ce sang réel l'arrêt de

1. Lc 24,37-39 - 2. Jn 1,14

notre condamnation, de coupables hérétiques cherchent à l'anéantir complètement; et, d'après les Manichéens, ce que le regard de l'homme vit dans le Christ était purement spirituel et n'avait rien de corporel.

2. Mais voici l'Evangile qui parle. Le Seigneur était debout au milieu de ses Apôtres, et ils ne croyaient pas encore qu'il fût ressuscité. Ils le voyaient, et croyaient ne voir qu'un esprit. S'il n'y a point de mal à croire que le Seigneur fût un esprit sans corps; oui, s'il n'y a point de mal à cela, qu'on laisse les disciples avec cette idée. - Soyez bien attentifs, pour comprendre ma pensée; et que Dieu me donne la grâce de l'exprimer comme le réclame votre intérêt. Je reprends donc. - Voici ce que disent quelquefois, pour faire illusion, ces hommes détestables qui font profession de détester la chair et qui vivent selon la chair Quels sont ceux qui se font du Christ une idée plus digne de lui? Sont-ce ceux qui lui donnent un corps de chair, ou bien nous qui disons de lui qu'il était Dieu, qu'il était un esprit et que c'était comme Dieu et non comme corps humain qu'il se montrait aux hommes? Qu'y a-t-il de plus élevé, de la chair ou de l'esprit? - Que répondre, sinon que l'esprit l'emporte sur la chair? - Donc, poursuit-on, puisque, d'après toi-même, l'esprit l'emporte sur la chair, je me fais du Christ une idée meilleure en prétendant qu'il n'était pas chair, mais esprit. - O erreur déplorable! - Pourquoi? - Ai-je dit que le Christ fût chair? Tu prétends qu'il est esprit; j'enseigne, moi, qu'il est chair et esprit. Tu ne dis pas mieux, tu dis (268) moins. Ecoute donc tout ce que je professe, ou plutôt tout ce que professe la foi catholique, tout ce que publie la vérité la mieux établie et la plus incontestable. Selon toi le Christ ne serait qu'un esprit, il ne serait donc que ce qu'est notre esprit ou notre âme: voilà ce que tu prétends. Je dis, comme toi, que le Christ était un esprit de même nature et de même substance que le nôtre; mais, ce que tu ne dis pas, c'est qu'à cet esprit étaient unis et le Verbe et la chair. Il n'y avait en lui, prétends-tu, qu'un esprit humain; pour moi, je mets en lui et le Verbe, et l'esprit, et la chair, la divinité et l'humanité. Si je ne veux point m'étendre longuement pour exprimer tout ce qu'il est, je dis simplement qu'il est un Dieu fait homme. Il est à la fois vrai Dieu et vrai homme; rien de faux dans son humanité, comme rien de faux dans sa divinité. Si toutefois tu me demandes ce que contient son humanité, je répète encore qu'elle est composée d'une âme humaine et d'un corps humain. Tu es homme, parce que tu as une âme et un corps; il est le Christ, parce qu'il est Dieu et homme. Voilà ma doctrine.

3. Tu te vantes d'en avoir une meilleure parce que tu répètes: Mais c'était un esprit; il se montrait esprit, on le voyait comme tel, c'est l'esprit qui faisait tout en lui sous une apparence humaine. C'est là ta pensée; je le dis de nouveau: c'était aussi la pensée de ses disciples. Eh bien! si tu ne parles point mal, si ton opinion est vraie, celle des disciples l'était aussi; et si le Seigneur les y a laissés, nous devons t'y laisser aussi, puisque la tienne ne diffère pas de la leur, et que si tu as raison, ils avaient raison comme toi. Mais non, ils n'avaient pas raison.

«Pourquoi vous troublez-vous?» leur dit le Seigneur. Ainsi ta manière de voir leur fut inspirée par le trouble. Que s'imaginaient-ils donc? Voir un esprit; c'est alors que le Seigneur leur dit: «Pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur?» C'étaient donc des pensées terrestres; si elles fussent venues du ciel, elles seraient descendues dans le coeur, elles n'y seraient pas montées. Pourquoi nous dit-on Elevez votre coeur, sinon afin que ce coeur, placé en haut par nous, ne se heurte point contre les pensées terrestres qu'il rencontrerait? «Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds; touchez et voyez». S'il ne vous suffit pas de regarder, mettez la main. Si ce n'est même par assez de mettre la main après avoir regardé, touchez. Le texte ne signifie même pas simplement: Touchez, mais: Palpez, serrez; que vos mains servent à constater si vos yeux vous trompent: «Touchez et voyez»; prenez comme vos yeux à vos mains. Touchez, et reconnaissez, quoi? «Qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous m'en voyez».

Avec les disciples tu étais dans l'erreur, reviens avec eux à la vérité. L'erreur est une faiblesse humaine, je l'accorde: vous croyez que le Christ n'est qu'esprit; Pierre se l'imagina aussi, avec les autres Apôtres, quand ils pensèrent voir en lui une espèce de fantôme; mais ils ne persévérèrent point dans cette opinion erronée. Le Médecin ne les laissa pas avec cette plaie qu'ils avaient sûrement au coeur, il s'approcha d'eux, il leur appliqua le remède convenable: pour fermer ces ouvertures qu'il voyait dans leur âme, il conserva les plaies qu'il portait dans son corps.

4. Voilà quelle doit être notre croyance. Je sais que telle est la vôtre; mais de peur que quelque plante funeste ne croisse dans ce champ du Seigneur, je m'adresse à ceux mêmes que je ne vois pas ici. Nul ne doit avoir sur le Christ que les idées autorisées par lui, et devant lui il nous importe de les nourrir; car c'est lui qui nous a rachetés, qui a recherché notre salut, qui pour nous a répandu son sang, qui a souffert pour nous ce qu'il ne méritait pas, et qui nous a mérité ce dont nous n'étions pas dignes. Réglons ainsi notre foi.

Qu'est-ce que le Christ? Le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu. Qu'est-ce que le Verbe de Dieu? Ce que ne saurait exprimer le verbe ou la paré de l'homme. Tu me demandes ce que c'est que le Verbe de Dieu? Si je voulais t'expliquer ce que c'est que le verbe de l'homme, je ne le pourrais; je me fatiguerais, je serais embarrassé, je succomberais à la tâche; non, je ne puis montrer tout ce qu'il y a de force dans la parole humaine, Avant de vous exprimer mon idée, j'ai une parole dans l'esprit; cette parole n'est pas prononcée encore, mais elle est en moi; je la prononce, elle arrive jusqu'à toi, sans néanmoins s'éloigner de moi. Vous voilà tous attentifs à ma parole; ce que je dis sert de nourritures à vos âmes. Si cette nourriture était destinée à vos corps, vous vous la partageriez et chacun (269) d'entre vous ne pourrait la recevoir tout entière; il faudrait la diviser en des portions d'autant plus nombreuses que vous êtes ici plus nombreux, et chacun recevrait d'autant moins que votre multitude est plus considérable. Maintenant, au contraire, je vous dis en Tous présentant la nourriture spirituelle: Acceptez, prenez, mangez; et vous acceptez, vous mangez, sans faire de partage. Chacune de mes paroles est pour vous tous et pour chacun de vous. Voilà dans quel sens on ne aurait expliquer suffisamment la force mystérieuse de la parole humaine, et vous me demandez encore: Qu'est-ce que la Parole de Dieu? C'est la Parole de Dieu qui nourrit tant de milliers d'anges, car leur nourriture est toute spirituelle. Cette Parole ou ce Verbe remplit les anges, elle remplit le monde et elle remplit aussi le sein de la Vierge, mais ans être là trop au large et ici à l'étroit. Qu'est-ce que ce Verbe de Dieu? Que lui-même nous le dise. Il le dit, mais en peu de mots qui expriment beaucoup: «Mon Père et moi, nous sommes un (1)». Ne compte

1. Jn 1,30

pas ici, pèse. Pourquoi? C'est que bien des paroles ne sauraient expliquer cette unique Parole.

Eh bien! c'est «ce Verbe» ineffable qui «s'est fait chair et qui a habité parmi nous (1)». Il a pris l'humanité tout entière, l'âme et le corps. Veux-tu quelque chose de plus exact? La bête ayant aussi un corps et une âme, en disant que le Verbe s'est uni à une âme humaine et à un corps humain, j'entends désigner ici l'âme tout entière. Ce point de doctrine a donné lieu à une hérésie; il y a eu des esprits pour prétendre que l'âme du Christ n'était douée ni d'entendement, ni d'intelligence, ni de raison, et que le Verbe divin lui tenait lieu de raison, d'intelligence et d'entendement. Loin de toi cette idée! De nous le Verbe a tout racheté comme il a tout créé, et il a tout pris comme il a délivré tout. En lui donc est l'entendement et l'intelligence; en lui l'âme qui fait la vie du corps, en lui le corps véritable et complet; le péché seul lui est étranger.

1. Jn 1,14




238

SERMON CCXXXVIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. IX. L'ÉPOUX ET L'ÉPOUSE (1).

ANALYSE. - Le passage à expliquer aujourd'hui est la condamnation de plusieurs hérésies qui attaquent le Christ et l'Eglise. Les Manichéens et les Priscillianistes prétendent que le Christ n'avait pas une chair véritable: le Christ enseigne ici formellement le contraire. Les Donatistes soutiennent que l'Eglise est circonscrite dans une partie du monde: le Christ dit expressément qu'elle s'étend par tout l'univers.

1. Ce passage sacré de l'Evangile, que nous usons chaque année, nous montre quel est le vrai Christ et quelle est l'Eglise vraie; il veut que nous évitions l'erreur, soit en supposant su saint Epoux une épouse différente de la sienne, soit en attribuant à la sainte épouse un époux autre que le sien. Afin donc de rester dans la vérité, relisons dans l'Evangile ce qui est comme leur acte matrimonial.

2. Il y a eu, il y a encore des hommes qui s'égarent en prétendant que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'avait pas un corps véritable. Eh bien! qu'ils prêtent l'oreille à ce que nous venons d'entendre. Il est au ciel, mais il se

1. Lc 24,37-48

270

fait entendre jusqu'ici; il est assis à la droite du Père, mais sa voix retentit au milieu de nous. A lui donc de se faire connaître, à lui de se manifester. Pourquoi invoquer sur lui d'autre témoignage que le sien? Ecoutons-le plutôt lui-même.

Il vient d'apparaître à ses disciples, et soudain il s'est trouvé debout au milieu d'eux; la lecture vous l'a redit; et les disciples tout troublés se sont imaginé voir un esprit. Telle est aussi l'opinion de ceux qui ne croient pas la réalité de sa chair, comme font les Manichéens, les Priscillianistes, et d'autres contagions semblables dont je ne dois pas prononcer même le nom. Ces hérétiques ne pensent pas que le Christ n'existe point, ils n'ont pas cette idée; mais ils le regardent comme un esprit qui n'était pas uni à un corps. Et toi, Eglise catholique? et toi, épouse fidèle, quelle est ton idée? Quelle est-elle, sinon celle qu'il t'a enseignée? Et je reconnais que sur lui tu une pouvais interroger de témoin plus digne de foi que lui-même. Quelle est donc ton idée? Ce qu'il t'a appris, savoir que le Christ est tout à la fois le Verbe de Dieu, un esprit et un corps humains. Comment sais-tu qu'il est te Verbe? «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement (1)». Comment sais-tu qu'il y a en lui un esprit humain? «En inclinant la tête, il rendit l'esprit (2)». Et un corps humain? Le voici, et sois indulgent pour ceux qui partagent l'erreur où étaient d'abord les disciples. Observe toutefois que ces disciples n'y persévérèrent point.

Les disciples pensaient donc, comme aujourd'hui les Manichéens et les Priscillianistes, que le Christ Notre-Seigneur n'avait pas une chair réelle, et qu'il n'était qu'un esprit. Jésus les laissa-t-il dans cette erreur.? Combien elle est funeste, puisque le Médecin s'empressa d'y porter remède, pour ne laisser point le mal empirer! Ils le regardaient simplement comme un esprit; et, pour déraciner en eux ces pensées funestes qu'y découvrait son oeil: «Pourquoi êtes-vous troublés, leur dit-il, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds, touchez et voyez, car un esprit n'a ni chair ni os comme ce que vous voyez en

1. Jn 1,1-2 - 2. Jn 19,30

moi». Ah! pour combattre toutes les folle imaginations de ces insensés, attache-toi à cet enseignement; autrement c'est ta mort. Le Christ est véritablement le Verbe, le Fils unique de Dieu, l'égal de son Père; il est un esprit humain véritable et une véritable chair exempte de péché. C'est cette chair qui et morte et qui est ressuscitée, qui a été attachée au gibet, puis déposée dans le tombeau pour siéger enfin dans le ciel. Le Seigneur Jésus prétendait convaincre ses disciples que ce qu'ils voyaient était bien de la chair et des ossements; tu prétends, toi, le contraire. Est-ce donc lui qui ment, et toi qui dis vrai? Est-ce toi qui bâtis et lui qui renverse? Pourquoi d'ailleurs a-t-il voulu me convaincre de cette vérité, sinon parce qu'il sait ce qu'il m'est utile de croire et ce qu'il m'est désavantageux de ne croire pas? Croyez donc cela; voilà bien l'Epoux

3. Ecoutons maintenant ce qui contera l'épouse. Je ne sais quels esprits, pour favoriser l'adultère, cherchent à supplanter l'Epouse véritable et à introduire une épouse menteuse. Ecoutons par conséquent ce qui concerne l'épouse. Quand ils lui eurent touché les pieds et les mains, la chair et les os, le Seigneur dit encore à ses disciples: «Avez-vous ici quelque chose à manger?» Il voulait, en mangeant avec eux, donner une nouvelle preuve qu'il était vraiment homme. On lui donna quelque chose, il en mangea et en donna à son tour; puis, comme ils ne se possédaient pas de joie: «N'est-ce pas, leur dit-il, ce que je vous annonçais lorsque j'étais encore au milieu de vous?» N'était-il plus alors au milieu d'eux? Que signifie donc: «Lorsque j'étais encore au milieu de vous?» Lorsque j'étais mortel comme vous l'êtes encore. Que vous annonçais-je alors? «Qu'il fallait que fût accompli tout ce qui est écrit à mon sujet dans la Loi, dans les Psaumes et dans les Prophètes. Alors il leur ouvrit l'esprit pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit: Il fallait que le Christ souffrît ainsi et ressuscitât d'entre les morts le troisième jour». Supprimez la réalité de la chair, y aura-t-il souffrance réelle et réelle résurrection? Voici l'Epoux: «Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât le troisième jour». Attache-toi à ce chef divin. Ecoute ensuite ce qui concerne son corps. Que devons-nous prouver pour le moment? Nous avons vu l'Epoux, reconnaissons également son épouse.

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«Et qu'on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés». Où? de quelles limites jusqu'à quelles autres? «Parmi toutes des nations, à partir de Jérusalem». Voilà l'épouse.

Que nul donc ne cherche à te vendre des fables. Arrière la rage hérétique qui te parle d'un coin de la terre. C'est dans tout l'univers qu'est répandue l'Église, elle est au milieu de tous les peuples. Que personne ne vous séduise l'Église véritable est l'Église catholique. Nous n'avons pas vu le Christ; elle, nous la voyons, tandis que nous devons croire au Christ. Pour les Apôtres, ils voyaient le Christ et croyaient à l'Église: ils voyaient une chose et en croyaient une autre, comme nous en voyons une pour croire à l'autre. Eux voyaient le Christ et croyaient à l'Église qu'ils ne voyaient pas nous, au contraire, nous voyons l'Église pour croire au Christ sans le voir; et en nous attachant à ce que nous voyons, nous parviendrons jusqu'à celui que nous ne voyons pas encore. Reconnaissons ainsi, sur l'acte matrimonial, les caractères de l'Époux et de l'épouse; c'est le moyen d'éviter les divisions dans une union si sainte.





Augustin, Sermons 235