Augustin, Sermons 2013

2013

TREIZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR.

ANALYSE.- 1. Eloge de saint Laurent, et comment on doit célébrer les fêtes des martyrs.-2. L'exemple des martyrs nous excite à vivre saintement et à nous mettre en garde contre le diable.- 3. Nous sommes plus que les Juifs enfants d'Abraham.- 4. Contre ceux qui profanent par l'intempérance les fêtes des martyrs.- 5. Les affligés doivent prendre saint Paul pour modèle. - 6. Charité maternelle chez Paul; et plus encore dans la divine sagesse.- 7. La nécessité, mère des bonnes oeuvres.- 8. Cette vie n'est qu'un combat contre la mort. - 9. Les biens de la vie éternelle sont au-dessus de nos forces.- 10. Recommandation du suffrage mutuel de la prière.

1. L'ennui de l'auditeur nous ferait supprimer le discours, qu'exige néanmoins l'obéissance du martyr. Nous allons donc, avec le secours du Seigneur, le mesurer de telle sorte qu'il ne soit ni trop long, ni trop court, mais simplement suffisant. C'est aujourd'hui, à Rome, un grand jour de fête, que célèbre une grande affluence de peuple. Unissons-nous à ce peuple: absents de corps, soyons néanmoins par l'esprit avec nos frères, en un même corps, et sous un même chef. La mémoire de ses mérites ne se borne point, pour notre martyr, à la terre où est le sépulcre de son corps. Partout on lui doit un saint respect. La chair n'occupe qu'un seul endroit, tuais l'âme victorieuse est avec Celui qui est partout. Or, comme on nous l'apprend, le bienheureux Laurent était un jeune homme à l'âme virile et grave, recommandable surtout par son âge plein de force, par sa couronne qui ne doit point se flétrir. C'était un diacre, par ses fonctions l'inférieur de l'évêque, par sa couronne l'égal de l'Apôtre. Or, l'Eglise, a établi ces anniversaires des glorieux martyrs, afin d'amener par la foi à les imiter, ceux qui ne les ont point vus souffrir, de les stimuler par ces solennités. Le coeur humain oublierait peut-être ce que ne rappellerait point une fête anniversaire. Sans doute, on ne saurait établir des solennités pour tous les martyrs, car il n'en manquerait pas pour chaque jour, puisque dans le cours de l'année on ne trouverait pas un jour où quelque martyr n'ait été couronné sur la terre. Mais que les plus belles solennités soient continuelles, et bientôt elles nous fatigueront; tandis que des intervalles ravivent notre amour. Pour- nous, écoutons ce qui est prescrit, soyons attentifs aux promesses qui sont faites. A chaque solennité d'un martyr, préparons notre coeur à le fêter, de manière à n'être jamais sans l'imiter.

2. C'était un homme, et nous sommes des hommes. Celui qui l'a créé nous a créés aussi; et nous sommes rachetés au même prix qu'il a été racheté. Nul homme chrétien dès lors ne saurait dire: Pourquoi moi? Encore moins, doit-il dire: Pour moi non. Mais bien: Pourquoi pas moi? Vous avez entendu le bienheureux Cyprien, modèle et

(1) Au manuscrit, fol. 31, page 2, on lit: «Sermon de saint Augustin, évêque, pour la fête de saint Laurent».- Le commencement semble indiquer un trouble causé par ceux qui profanaient les fêtes des martyrs par des danses déplacées. Il y revient au n. 4.

chantre des martyrs: «Pendant la persécution», dit-il, «c'est le combat qui nous vaut la couronne; pendant la paix, c'est la conscience (1)». Que nul donc ne s'imagine que le temps lui manque; ce n'est point toujours l'heure de souffrir, c'est vrai, mais c'est toujours l'heure de bénir. Et que nul ne se croie faible, quand c'est Dieu qui nous donne des forces, de peur qu'en craignant pour lui-même, il ne désespère du divin ouvrier. Aussi Dieu a-t-il voulu que tous les âges trouvassent des modèles chez les martyrs, ainsi que les deux sexe. Voilà des vieillards couronnés, des jeunes hommes couronnés, des adolescents couronnés, des enfants couronnés, des hommes couronnés, des femmes couronnées. Et parmi les femmes, tout âge est couronné; et nulle femme n'a dit: Mon sexe me rend impuissante à vaincre le diable. Elle s'est appliquée à renverser l'ennemi qui l'avait elle-même renversée, à terrasser par la foi celui qui l'avait gagnée par la séduction. Les femmes ont-elles donc présumé de leurs forces, quand il est dit à l'homme: «Qu'as-tu que tu n'aies point reçu (2)?» La gloire des martyrs est donc la gloire du Christ qui a précédé les martyrs, qui anime les martyrs, qui couronne les martyrs. Et toutefois, bien qu'il y ait des temps de paix et des temps de persécution, est-il un temps sans persécution cachée? Aucun. Ce lion, appelé aussi dragon, ne rugit pas toujours, n'est pas toujours en embuscade, mais il est toujours à poursuivre. En temps de violence ouverte, il n'y a pas d'embûches; en temps d'embûches, il n'y a point de violence ouverte, c'est-à-dire, quand il rugit comme lion, il ne se glisse point comme dragon, et quand il se glisse comme dragon, il ne rugit point comme lion; mais comme il est toujours ou lion ou dragon, il est toujours à persécuter. Quand le rugissement s'éteint, crains les embûches; quand les embûches sont découvertes, évite le lion qui rugit. Or, c'est éviter et le lion et le dragon que conserver toujours son coeur dans le Christ. Tout objet de nos craintes, en cette vie, passera. Mais, ni l'objet de notre amour ne passera dans l'autre vie, ni ce qu'il nous faut craindre.

1. C'est ainsi que le saint athlète termine son traité de l'exhortation au martyre, qu'on lisait publiquement dans les églises d'Afrique, ainsi que le prouve ce passage de saint Augustin.

2. 1Co 4,7

Tout à l'heure, le Seigneur s'adressait aux Juifs dans l'Evangile, et leur disait: «Malheur à vous, Scribes et Pharisiens, qui bâtissez des tombeaux aux Prophètes, et qui dites: Si nous avions été du temps de nos pères, nous n'aurions pas répandu avec eux le sang des Prophètes. Aussi, vous vous rendez à vous-mêmes le témoignage que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les Prophètes, vous comblerez donc la mesure de vos Pères (1)». Dire, en effet: «Si nous avions été du temps de nos pères, nous n'aurions pas été d'accord avec eux pour tuer les Prophètes», c'est dire qu'ils étaient leurs enfants. Pour nous, si nous marchons dans le chemin droit, nous appellerons nos pères, non point ceux qui ont tué les Prophètes, mais nos pères, ceux qui ont été tués par leurs pères. De même que l'on dégénère par les moeurs, on devient fils par les moeurs. On nous appelle en effet, mes frères, des enfants d'Abraham, et toutefois nous n'avons point vu la face d'Abraham, et nous ne descendons point de lui par la voie de la chair. Comment donc sommes-nous ses fils? Non point par la chair, mais par la foi. «Abraham crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice (2)». Si donc c'est la foi d'Abraham qui a fait sa justice, tous ceux qui, après Abraham, ont imité sa foi, sont devenus fils d'Abraham. Les Juifs, ses fils selon la chair, ont dégénéré, et nous, qui sommes nés des Gentils, nous avons acquis, en l'imitant, ce qu'ils ont perdu par leur déviation. Gardons-nous donc de croire qu'Abraham soit leur père, bien qu'ils soient descendus d'Abraham selon la chair. Leurs pères sont ces hommes dont ils avouent les crimes: «Si nous avions été du temps de nos pères», disent-ils, «nous n'aurions pas été d'accord avec eux pour tuer les Prophètes». Comment peux-tu dire que tu n'aurais pas été d'accord avec ceux que tu appelle tes pères? S'ils sont tes pères, tu es leur fils. Si tu es leur fils, tu aurais été d'accord avec eux; et sans accord tu n'es plus leur fils. Si tu n'es plus leur fils, ils ne sont plus tes pères. Le Seigneur veut donc te convaincre, par là, qu'ils feront, eux aussi, ce qu'ont fait les premiers, puisqu'ils se les donnent pour pères. «Vous vous rendez donc à vous-mêmes», leur dit Jésus-«Christ, «ce témoignage que vous êtes les fils de ceux qui ont

1. Mt 23,29-32 - 2. Gn 15,6

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tué les Prophètes», puisque vous les appelez vos pères. Or, à votre tour, «vous comblerez la mesure de vos pères».

4. Considérons maintenant quels sont les fils des victimes et quels sont les fils des bourreaux. Vous en voyez beaucoup accourir aux fêtes des martyrs, bénir leurs coupes aux fêtes des martyrs, revenir rassasiés des fêtes des martyrs; et néanmoins, si vous les voyez de tout près, vous les trouvez parmi les persécuteurs des martyrs. C'est d'eux, en effet, que viennent le tumulte, les séditions, ces danses toujours lubriques, en abomination à Dieu, et maintenant qu'ils ne sauraient persécuter de leurs pierres ces saints couronnés, ils le font de leurs coupes à boire. Qui étaient-ils, et de qui étaient-ils fils, ces hommes dont on a interdit les danses, tout récemment, presque hier, à la fête et dans le sanctuaire du saint martyr Cyprien (1)? C'est là qu'ils dansaient, là qu'ils s'ébattaient dans la joie, là que leurs voeux impatients attendaient cette solennité pour se réjouir; c'est à cette fête qu'ils voulaient toujours venir. Parmi lesquels devons-nous les compter? Parmi les persécuteurs des martyrs, ou parmi les fils des martyrs? On l'a vu quand la défense les a jetés dans la sédition. Aux fils la louange, aux persécuteurs les danses. Aux fils les saintes hymnes, à ceux-là les festins. Peu importe qu'ils paraissent honorer leur mémoire. Avec leurs honneurs ils ressemblent à ceux qui disaient: «Si nous avions été dans ces temps, «nous n'aurions pas été d'accord avec nos pères pour tuer les martyrs, ou tuer les Prophètes». Mettez votre foi d'accord avec celle des martyrs, et nous croirons que vous n'eussiez pas été d'accord avec les bourreaux des martyrs. D'où vient aux martyrs leur couronne? C'est, j'imagine, de ce qu'ils ont marché dans la voie de Dieu, de ce qu'ils ont souffert, de ce qu'ils ont aimé leurs ennemis et prié pour eux. Telle est la couronne des martyrs, le mérite des martyrs. Aimer les martyrs, les imiter, les chanter, c'est là être fils des martyrs. Mener une vie contraire, c'est aussi choisir un côté contraire (2).

5. Dès lors, mes frères bien-aimés, puisque jamais nous ne sommes sans persécution, comme nous l'avons dit, et que le diable, ou

1. Voyez le sermon CCCXI, pour la fête de saint Cyprien, ci dev. tom. 7, n. 5, p. 527, 528, où le saint docteur dit que l'on a supprimé avec le secours de l'évêque, ce qu'il appelle une peste.

2. C'est-à-dire se mettre à la gauche.

nous tend des embûches, ou nous fait violence, nous devons être toujours prêts, ayant le coeur fixé en Dieu, et autant qu'il nous est possible, au milieu de ces embarras, de ces tribulations, de ces épreuves, demander la force au Seigneur, puisque de nous-mêmes nous sommes si faibles, nous ne pouvons rien. Que dire de nous-mêmes? Vous venez d'entendre le texte de saint Paul: «De même que les souffrances de Jésus-Christ abondent en nous, notre consolation abonde aussi en Jésus-Christ (1)». C'est ainsi qu'un psaume dit encore: «Dans la multitude des douleurs de mon âme, ô mon Dieu, vos consolations ont réjoui mon coeur (2)». De même que nous lisons dans le Psalmiste: «A mesure que de nombreuses douleurs accablaient mon âme, vos consolations réjouissaient mon coeur»; ainsi nous lisons dans l'Apôtre: «A mesure que les douleurs du Christ abondent en nous, ainsi notre consolation abonde par le Christ». Nous succomberions bientôt sous la persécution, si la consolation nous manquait. Voyez encore qu'ils n'avaient point en eux-mêmes ni la force de souffrir, ni cette faculté de vivre quelque temps à cause du ministère qu'ils devaient exercer. «Je vous fais connaître, mes frères, l'affliction qui nous est survenue en Asie, parce qu'elle a été bien au-dessus de nos forces (3)». Cette affliction qui dépasse les forces humaines, dépasse-t-elle aussi les secours divins? «Nous avons souffert», dit-il, «par-dessus tout mode, par-dessus nos forces». Combien au-dessus des forces? Voyez que l'Apôtre parle ici des forces de l'âme. «Au point que la vie nous était à dégoût». Quelles ne devaient pas être ces douleurs, pour inspirer le dégoût de la vie à cet Apôtre que la charité excitait à vivre? Quelle n'était point cette charité qui le forçait à vivre, quand il dit ailleurs de cette charité: «Mais à cause de vous, il est avantageux que je vive (4)». Ainsi donc, telle était la persécution, telle était la tribulation, que la vie lui était à dégoût. Voilà que la crainte et la terreur l'environnent, que de toutes parts il est dans les ténèbres, comme vous l'avez entendu dans le psaume que l'on vient de chanter. Ce sont en effet les paroles du corps du Christ, des membres du Christ. Veux-tu y retrouver tes paroles? sois membre

1. 2Co 1,5 - 2. Ps 93,19 - 3. 1Co 1,8 - 4. Ph 1,21

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du Christ. «La crainte et la terreur», dit-il, «m'ont environné, me voilà couvert de ténèbres; et j'ai dit: Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je m'envolerai, et me reposerai (1)?» N'est-ce point là ce que semble dire l'Apôtre, dans ces paroles: «Au point que j'avais un dégoût de la vie?» On dirait que ce dégoût lui venait de cette glu de la chair qui l'empêchait de s'envoler vers le Christ. Des tribulations sans nombre infestaient sa voie, mais sans la fermer. La vie lui était à charge, mais non cette vie éternelle dont il dit: «Vivre, pour moi, c'est le Christ, et la mort est un gain (2)». Mais comme il était retenu ici-bas par la charité, que dit-il ensuite? «Néanmoins, vivre plus longtemps en cette chair, c'est rendre mon travail fructueux: je ne sais que choisir; car je suis pressé de deux côtés; d'une part, j'ai un désir ardent d'être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ. Qui me donnera des ailes comme à la colombe? Mais à cause de vous, il est nécessaire que je demeure en cette chair (3)». Il cédait aux piaulements de ses poussins, il les couvrait de ses ailes meurtries, il les réchauffait comme il dit lui-même: «Je me suis fait petit parmi vous, comme une nourrice qui réchauffe ses enfants (4)».

6. Et voyez, mes frères: tout à l'heure on nous lisait dans l'Évangile: «Combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins, et tu ne l'as pas voulu (5)» Voyez la poule, voyez les autres oiseaux qui font leur nid sous nos yeux. Ils réchauffent les neufs, nourrissent les petits. Nul ne manquera de force avec ses nourrissons. Voyez ce que devient la poule, quand elle nourrit ses petits, comme sa voix est changée, comme elle devient rauque et saccadée. Ses plumes ne sont ni ramassées ni vives, mais hérissées et languissantes. A voir un autre oiseau, dont on ne connaît point le nid, on ne sait s'il a des veufs ou des petits; mais il suffit devoir la poule, pour comprendre à sa voix et à l'aspect de son corps, qu'elle est mère, quand on ne verrait ni ses oeufs ni ses poussins. Que fait donc la Sagesse, notre mère? Elle prend la faiblesse de la chair, afin de rassembler ses poussins, de les engendrer, de les réchauffer; mais ce qui est faible en Dieu

1. Ps 55,6-7 - 2. Ph 1,21 - 3. Ph 1,22-24 – 4. 1Th 2,7 - 5. Mt 23,37

est plus fort que tous les hommes. Elle voulait donc rassembler les fils de Jérusalem sous les faibles ailes de sa chair, ou plutôt sous l'invisible puissance de sa divinité. C'est là ce qu'elle avait enseigné à son Apôtre, parce qu'elle le faisait en lui. Voici en effet ce que dit l'Apôtre lui-même: «Voulez-vous éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle en moi (1)?» Il parle encore des douleurs du Christ qui abondent en lui, non de ses douleurs, mais de celles du Christ. Car il faisait partie du corps du Christ, il était membre du Christ, et tout ce qui se faisait par l'Apôtre, pour réchauffer les poussins de l'Église, c'est la tête qui le faisait, au moyen de cet illustre membre. A la vue donc de ses faibles poussins, cet Apôtre dont l'amour, dans sa ferveur, voulait prendre l'essor comme la colombe, demeurait néanmoins, comme la poule par affection pour ses poussins. «Mais en nous-mêmes», dit-il, «nous avons reçu une réponse de mort, afin que nous ne mettions point notre confiance en nous, mais en Dieu qui ressuscite les morts, qui nous a délivrés de si grands périls et nous en tire encore, et nous délivrera comme nous l'espérons de lui (2)». Qu'est-ce à dire qu'il nous a délivrés et nous délivrera? Qu'il conserve pour vous ma vie terrestre. Souvent il fut délivré de la mort, cet Apôtre qu'il arrachait aux persécuteurs, de peur qu'il ne fût couronné plus tôt qu'il ne convenait aux poussins, selon ce qu'il dit ailleurs: «Mais il est nécessaire pour vous que je demeure en cette chair, et dans cette persuasion, je sais que je vivrai et que je demeurerai avec vous tous, assez longtemps pour votre avancement et pour la joie de votre foi (3)». La ferveur l'élevait plus haut, la nécessité le retenait ici-bas. «Etre dégagé et aller avec le Christ, c'est bien ce qui est le plus avantageux (4)». Il ne dit point nécessaire, mais le plus avantageux. Le plus avantageux, on le désire, pour lui-même; le plus nécessaire, on le subit par nécessité; de là le nom de nécessaire.

7. C'est la nécessité qui a fait appeler ainsi ce qui est nécessaire. De là vient que maintenant la nourriture que nous prenons est nécessaire. oui, cette nourriture est nécessaire pour soutenir en nous la vie du temps

1. 2Co 13,3 - 2. 2Co 1,9-10 - 3. Ph 1,24-25 - 4. Ph 1,23

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de même que, pour nourrir la vertu, la sagesse, l'aliment le meilleur sera ce pain vivant, toujours efficace; et qui ne manque jamais. Celui-ci est donc le meilleur, l'autre est nécessaire. Et dès lors, quand cessera cette nécessité qui vient de la faim et du besoin de soutenir ce corps mortel, cette nourriture ne sera plus nécessaire. Que dit en effet l'Apôtre? «Les aliments sont pour l'estomac, et l'estomac pour les aliments, et un jour Dieu détruira l'un et les autres (1)». Quand aura lieu cette destruction? Quand ce corps animal sera devenu spirituel par la résurrection. C'est alors qu'il n'y aura aucune indigence, et que nulle oeuvre ne sera nécessaire. Toutes ces oeuvres, en effet, mes frères, que l'on appelle bonnes oeuvres, toutes ces oeuvres que l'on nous engage à faire chaque jour, sont des oeuvres de nécessité. Quelle oeuvre est meilleure, est plus éclatante, est plus louable pour un chrétien, que de rompre son pain pour celui qui a faim? que d'introduire sous son toit le pauvre sans asile? que de revêtir l'homme que l'on voit nu? que d'ensevelir le mort que l'on rencontre? que de réconcilier ceux qui sont en discorde? que de voir un infirme et de le visiter, de le soulager? Toutes ces oeuvres sont très-louables, sans aucun doute. Et cependant, considérez et voyez qu'elles viennent de la nécessité. C'est en effet parce que tu vois un pauvre que tu donnes du pain. A qui en donnerais-tu, si nul n'avait faim? Ote chez autrui cette nécessité de la misère, et il n'est plus besoin de ta miséricorde. Et toutefois, au moyen de ces oeuvres qu'engendre la nécessité, nous parvenons à cette vie qui sera sans nécessité; comme on arrive dans sa patrie au moyen d'un navire. Pour l'homme qui doit toujours demeurer dans sa patrie, sans voyager jamais, il n'est pas besoin de navire; mais ce navire qui n'est plus nécessaire dans la patrie, y conduit néanmoins. Quand nous y serons parvenus, il n'y aura plus de ces oeuvres, et toutefois, si nous ne les accomplissons ici-bas, nous ne saurions y arriver. Soyez donc empressés quand il s'agit de ces bonnes oeuvres de nécessité, afin d'être bienheureux dans la jouissance de cette éternité, où il n'y aura point nécessité de mourir, parce que la mort, qui est la mère de toutes les nécessités, y meurt à son tour. «Il faut en effet que ce corps corruptible soit revêtu

1. 1Co 6,13

d'incorruption, que cette chair mortelle soit revêtue d'immortalité». Et quand on dira à la mort: «O mort, où est ta victoire? ô mort, où est ton aiguillon? (1)» on dira aussi à la mort absorbée dans sa victoire et vaincue à son tour. «La mort sera le dernier ennemi détruite».

8. Maintenant, c'est par toutes ces oeuvres de nécessité que l'on combat contre la mort. Car tout besoin conduit à la mort, tout soulagement nous rappelle de la mort, et telles sont les vicissitudes du corps, que c'est une mort qui chasse une autre mort. Quelque régime que l'on s'impose, c'est un commencement de mort, dès qu'il ne peut durer longtemps; voyez cette vie, voyez si le régime que l'on s'impose peut durer toujours; pour peu qu'il continue, il mène à la mort; il est donc un commencement de mort, et pourtant, à moins de se l'imposer, on- ne chasse pas une autre mort. Ainsi, cet homme ne mange pas. S'il mange, s'il digère, il reprend des forces. Quand il ne mange point, il s'impose la diète, afin de repousser la mort qu'amèneraient ses excès, et qu'il ne saurait éloigner de lui sans se mettre à la diète et au jeûne. Mais qu'il continue ce jeûne, qu'il a dit s'imposer, pour repousser la mort qu'amenaient les excès, il devra craindre la mort par la faim. De même donc qu'il a choisi la diète contre la mort par les excès, ainsi il doit prendre de la nourriture contre la mort par la faim. L'un ou l'autre de ces régimes que tu t'imposeras, sera mortel, si tu continues. La marche te fatigue, et cette marche devenant continuelle te causera une fatigue jusqu'à la défaillance et jusqu'à la mort. Pour éviter de succomber en marchant, tu t'assieds pour te reposer. Mais demeure toujours assis, et tu en mourras. Te voilà sous le poids d'un lourd sommeil; il te faut t'éveiller pour ne point mourir. La veille te fera mourir, si tu ne te livres au sommeil. Donne-moi un moyen par lequel tu voulais repousser un mal qui t'opprimait, et selon lequel tu puisses vivre en toute sécurité. Quel que soit ce moyen, il est lui-même à craindre. Il nous faut donc combattre avec la mort, dans tous nos changements, dans toutes nos alternatives de défaillance et de secours. Mais quand cette chair corruptible sera revêtue d'incorruption, et cette chair

1. 1Co 15,53-55 - 2.1Co 15,26

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mortelle revêtue d'immortalité, alors on dira à la mort: «Où donc, ô mort, est ta victoire? où donc est ton aiguillon?» Nous verrons, nous chanterons, nous serons en permanence. Il n'y aura là nul besoin, l'on ne cherchera aucun secours. Tu n'y auras nul mendiant à nourrir, nul étranger à recevoir dans ta maison. Tu n'y rencontreras nul homme ayant soif pour lui donner à boire, nul homme nu à revêtir, nul malade à visiter, nul litige à mettre en accord, nul mort à ensevelir. Tous sont rassasiés du Pain de la justice, abreuvés au calice de la sagesse; tous revêtus de l'immortalité, tous vivent dans leur patrie éternelle. Pour eux, la santé c'est l'éternité, santé éternelle, harmonie éternelle. Nul procès, nul juge, nul arbitrage, nulle recherche de vengeance, nulle maladie, nulle mort.

9. Nous pouvons bien te dire ce qu'on ne verra point dans l'éternité. Mais qui dira ce que nous y verrons? «Ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme (1)». C'est donc avec raison que l'Apôtre nous dit: «Les souffrances de la vie présente n'ont «aucune proportion avec la gloire qui doit éclater en nous (2)». Quelles que soient tes souffrances, ô chrétien, sache bien qu'elles ne sont rien en comparaison de ce que tu dois recevoir. Voilà ce que la foi nous enseigne avec certitude, et ce qui ne doit point sortir de ton coeur. Tu ne saurais comprendre et voir ce que tu seras; quel sera donc l'état que ne saurait comprendre celui qui doit en jouir? Nous serons ce que nous serons; mais nous ne saurions comprendre ce que nous serons. Cet état surpasse toutes nos infirmités, il surpasse toute notre pensée, il surpasse toute notre intelligence, et néanmoins nous en jouirons. «Mes bien-aimés», dit saint Jean, «nous sommes fils de Dieu»; oui, par la foi, par l'adoption, par le gage qu'il nous en donne. Nous avons reçu l'Esprit-Saint pour gage, mes frères. Comment pourrait faillir celui qui donne un tel gage? «Nous sommes fils de Dieu», dit l'Apôtre, «et ce que nous devons être n'apparaît point encore. Nous savons que, quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est». Cela n'apparaît point encore, dit-il,

1. 1Co 2,8 - 2. Rm 8,18

mais il ne dit point ce qui apparaîtra. «Ce que nous devons être n'apparaît point encore». Pourrait-il dire: Voilà ce que nous serons; c'est ainsi que nous serons? Mais tout ce qu'il pourrait dire, à qui le dirait-il? Je n'oserais dire: Qui le dira? mais bien: A qui en parler? Peut-être l'aurait-il pu dire, puisqu'il était ce disciple qui avait reposé sur la poitrine du Christ, et qui, à la dernière cène, avait bu cette sagesse dont il nous jetait la surabondance dans ces paroles: «Au commencement était le Verbe (1)». Voici donc ce qu'il nous dit: «Nous savons que, quand apparaîtra ce que nous devons être, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est». A qui semblables? A celui-là sans doute dont nous sommes les fils. «Mes «bien-aimés», dit-il, «nous sommes les fils de Dieu, et ce que nous devons être n'apparaît point encore. Mais nous savons que quand cela paraîtra, nous serons semblables à celui» dont nous sommes les enfants, «puisque nous le verrons tel qu'il est (2)». Et maintenant, si tu veux être semblable à lui, si tu veux savoir à qui tu seras semblable, envisage Dieu, si tu le peux. Tu ne saurais encore, tu ne peux donc savoir à qui tu seras semblable, et dès lors tu ne peux savoir combien tu lui ressembleras. Ne pas savoir ce qu'il est en lui-même, c'est ne pas savoir non plus ce que tu seras toi-même.

10. C'est dans ces méditations, mes frères, qu'il nous faut attendre notre joie éternelle, qu'il nous faut demander la force dans les difficultés et les épreuves de cette vie. Ne vous imaginez point, en effet, mes bien-aimés, que nos prières vous sont nécessaires sans que nous ayons besoin des vôtres. Les prières nous sont réciproquement nécessaires, parce que des prières mutuelles, sont allumées au feu de la charité, et c'est là, sur l'autel de la piété, un sacrifice d'agréable odeur devant Dieu. Car si les Apôtres recommandaient que l'on priât pour eux, combien plus nous devons le faire, nous qui leur sommes inférieurs, mais qui voulons suivre leurs traces, sans savoir néanmoins, sans oser dire à quel point nous y parvenons. Ces hommes illustres voulaient donc que l'on priât pour eux dans l'Eglise, et ils disaient: «Nous sommes votre gloire, de même que vous êtes la nôtre pour le jour de Notre-Seigneur Jésus

1. Jn 1,1 - 2. 1Jn 3,2

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Christ (1)». Ils priaient l'un pour l'autre, avant le jour de Jésus-Christ Notre-Seigneur; gloire en ce jour, faiblesse avant ce même jour. Prions donc dans la faiblesse, afin de nous réjouir dans la gloire. Bien qu'en effet les temps soient divers, nous arriverons néanmoins tous à ce temps qui est unique. Pour sortir d'ici-bas les temps sont différents; là haut il n'y a qu'un seul temps pour recevoir. Nous serons rassemblés ensemble et au

1. 2Co 1,14

même instant, afin de recevoir ce quia été en divers temps l'objet de notre foi et de nos désirs. Comme ces ouvriers de la vigne, engagés tels à la première heure, tels à la troisième, tels à la sixième, tels à la neuvième, tels à la dixième (1); appelés à des temps différents, ils reçoivent tous au même instant leur récompense. Tournons-nous vers le Seigneur Jésus-Christ, etc.

1. Mt 20




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QUATORZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR (1).

ANALYSE.- 1. Saint Cyprien est louable dans le Seigneur.- 2. Contre qui doit combattre un chrétien.- 3. Contre les spectacles des païens.- 4. Contre l'orgueil.- 5. Nouvel éloge de saint Cyprien.

1. La grande solennité du bienheureux martyr qui nous rassemble ici exige que nous parlions dignement des mérites et de la gloire d'un si célèbre témoin. Une langue humaine pourrait sans doute suffire à publier ses vertus et sa gloire, s'il voulait lui-même faire son éloge. Toutefois, c'est plutôt par notre dévotion que par notre talent que nous le voulons bénir, ou plutôt bénir en lui le Seigneur; oui, le Seigneur en lui, et lui dans le Seigneur. Or, tout à l'heure, nous avons entendu une parole du psaume qu'on nous lisait. «Tout notre «secours est dans le nom du Seigneur (1)», et cette parole, qui est le cri des martyrs, nous a dit ce qu'il y a pour eux dans le Seigneur. Or, si le nom du Seigneur est pour nous tous un secours, à combien plus forte raison l'est-il pour les martyrs? A mesure que le combat est plus violent, le secours est plus nécessaire. Or, deux choses rendent plus étroite la voie des chrétiens: le mépris des plaisirs, et la patience dans la douleur. Tu es vainqueur, ô toi qui combats, si tu sais vaincre ce qui

1. Ps 123,8

te plaît et ce qui t'effraie. Oui, tu es vainqueur, ô chrétien qui combats, si tu sais vaincre ce qui te plaît et ce qui t'effraie; car, autre est ce qui plaît, et autre ce qui effraie. Mais maintenant c'est la gloire des martyrs qui est en cause. Célébrer les fêtes des martyrs est chose facile, mais le difficile est d'imiter leurs souffrances.

2. Deux choses, comme je le disais, contribuent à rendre étroite et petite la voie des chrétiens: le mépris des plaisirs, et la patience dans les souffrances. Tout homme qui combat doit donc savoir qu'il combat contre le monde entier, et que, dans sa lutte contre le monde entier, il est vainqueur du monde s'il parvient à vaincre ces deux choses. Qu'il triomphe de tout ce qui nous flatte, qu'il triomphe de tout ce qui nous menace. Car, tout plaisir est trompeur, toute souffrance n'a qu'un temps; si donc tu veux entrer par la porte étroite, ferme les issues de la convoitise et de la crainte. Car c'est par elle que le tentateur cherche à renverser ton âme. La porte des convoitises nous tente par les

(1) On lit dans le manuscrit fol, 36, p. 2: «Autre sermon de saint Augustin, évêque». - Du triple combat des chrétiens; il s'élève avec force contre les spectacles des païens.

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promesses; la porte de la crainte nous tente par les menaces. Il est, toutefois, quelque chose à désirer, qui te détournera de ces désirs, et quelque chose à craindre, qui te détournera de ces sortes de craintes. Change tes désirs au lieu de les expulser; sans éteindre la crainte, donne-lui un autre objet. Que désirais-tu? pourquoi céder au monde qui te flattait? Que désirais-tu? la volupté de la chair, la concupiscence des yeux, l'ambition du siècle. Je ne sais lequel de ces trois chefs est l'enfer de la chair. Mais écoute l'apôtre saint Jean, qui avait reposé sur le coeur du Seigneur et qui nous donnait, dans l'Evangile, la surabondance de ce qu'il avait puisé dans ce festin du Christ; écoute ses paroles: «N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde; si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui; car tout ce qui est dans le monde, est ou convoitise de la chair, ou convoitise des yeux, ou ambition du siècle (1)». Ce qui est donc appelé monde, c'est le ciel et la terre. Ce n'est point blâmer le monde que dire: «N'aimez point le monde». Car blâmer le monde, ce serait blâmer le Créateur du monde. Il faut donc entendre cette unique dénomination dans deux sens bien différents. Il est dit, à propos de Notre-Seigneur Jésus-Christ: «Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a point connu. Le monde a été fait par lui (2). Notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre (3). Le monde a été fait par lui. J'ai levé les yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours (4). Mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre». Tel est le monde qui a été fait par Dieu: «Et le monde ne l'a point connu». O toi qui aimes le monde, qui aimes l'oeuvre en méprisant l'ouvrier, arrière ton amour! Brise tes liens avec la créature, pour t'enchaîner au Créateur. Change cet amour et cette crainte. Il n'y a que l'amour bon ou mauvais pour faire les moeurs bonnes ou mauvaises. Voilà un grand homme, dira celui-ci, un homme vraiment bon, vraiment grand. Pourquoi? je vous prie. Parce qu'il est très-savant. Je cherche ce qu'il aime et non ce qu'il fait. «Ne cherchez donc point le monde, ni ce qu'il y a dans le monde; si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui; car tout

1. 1Jn 2,15-16 - 2. Jn 1,10 - 3. Ps 122,8 - 4. Ps 140,1-2

ce qui est dans le monde» dans ceux qui aiment le monde assurément; oui, «tout ce qu'il y a chez ceux qui sont épris du monde, est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et ambition du siècle». Or, dans la convoitise de la chair, il y a volupté; dans la convoitise des yeux, il y a curiosité; dans l'ambition du siècle, il y a orgueil. Triompher en ces trois points, c'est n'avoir plus rien à vaincre en convoitise. Les rameaux sont nombreux, mais il y a trois racines. Combien est mauvais et combien cause de malheurs l'amour de la volupté! Delà viennent les adultères, les fornications; de là toute luxure; de là toute ivresse. Tout ce qu'il y a dans les sens de coupables attraits, et dont le charme empoisonné pénètre notre âme, soumet l'esprit à la chair, le maître à l'esclave. Et quelle action droite pourra raire un homme qui est en lui-même tortueux?

3. Combien de maux engendre cette honteuse curiosité, cette vaine convoitise des yeux, cette avidité de spectacles futiles, cette folie des courses de chars, quand il n'y a nul prix à espérer après ces combats! C'est afin de remporter un prix, que les cochers entrent en lice; c'est afin de remporter nu prix, que la populace plaide pour les cochers (1). Mais ici c'est le cocher qui plaît, le chasseur qui plaît, l'histrion qui plait. Or, la honte saurait-elle plaire à un coeur honnête? Change aussi ton désir des spectacles. Voilà que l'Eglise met sous tes yeux des spectacles plus glorieux et plus dignes de respect. Tout à l'heure, on nous lisait le martyre de saint Cyprien. Nous l'entendions de l'oreille, et notre âme le voyait; nous regardions l'athlète combattre, nous avions des craintes pour ses dangers; mais nous espérions dans le secours de Dieu. Veux-tu comprendre à l'instant la différence entre nos spectacles et ceux du théâtre? Quant à nous, pour peu que nous ayons de sagesse, nous désirons imiter les martyrs que nous regardons. Honnête spectateur! Tu es fou si tu oses imiter celui que tu vois au théâtre. Mais voilà que je regarde Cyprien, et j'aime Cyprien. Si cela t'irrite, maudis-moi, et dis-moi: Sois comme lui! Je le regarde, j'y trouve de la joie, et autant que je le puis, je l'embrasse en esprit.

1. On trouve plusieurs traits, au sujet de ces contentions, dans les épigrammes de Martial et dans les historiens de saint Augustin.

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Je le vois qui combat, je l'entends qui triomphe. Tâche-toi, dis-je, et dis-moi: Sois comme lui! Vois si je ne l'embrasse point; vois si tel n'est point mon désir; vois si je n'aspire point à ce bonheur; vois si je ne puis dire que j'en suis indigne, et, toutefois, je ne puis ni m'en éloigner, ni m'en détourner. Vois, à ton tour; cherches-y ta joie, aime à ton tour. Ne t'irrite point si je te dis: Sois comme lui! mais, pour t'épargner, je ne le dis point. Reconnais un ami, et, avec moi, change tes spectacles. Aimons ceux que nous voulons imiter, autant qu'il nous est possible; mais honte à celui qui se donne en spectacle; honneur au spectateur. Que l'acheteur cesse d'être cupide, et il n'y aura plus de vente honteuse. Regarder, c'est encourager la honte. Pourquoi provoquer ce que tu es forcé d'accuser? Je m'étonnerais, si la honte de l'histrion que tu aimes ne rejaillissait pas sur toi. Mais qu'elle n'y rejaillisse point, j'y consens; que ton honneur soit sans tache, s'il est possible, en regardant la lubricité, en achetant de honteuses jouissances. Oserai-je, alors, proscrire les spectacles? Oui, oserais-je les proscrire? Certainement, je l'oserai. Je puise ma confiance dans ce lieu et dans celui qui m'a constitué en ce lieu. Ce saint martyr a bien pu endurer les violences des païens, et moi je n'oserais instruire des chrétiens? Je redouterais des murmures secrets, quand il a méprisé de manifestes fureurs? Je parlerai donc, et si je parle à faux, que l'âme de mes auditeurs me contredise. Elle a raison; oui, elle a mille fois raison, cette mesure antique de Rome, qui a noté d'infamie tous les histrions. On ne leur rend aucun honneur dans le sénat, pas même dans la dernière assemblée du peuple. On les éloigne de toute réunion honnête, on leur préfère l'honnête esclave. Comment donc le plaisir te mettra-t-il au théâtre en présence de ces hommes que ta dignité de décurion bannit de ta présence? Accorde le plaisir avec la dignité. Et voilà que ces misérables se sont prêtés aux convoitises des spectateurs, convoitises malsaines. Loin de toi ces plaisirs, donne à ces hommes la liberté. C'est avoir pitié d'eux que ne point les regarder.

4. Voilà pour la concupiscence des yeux. Combien de maux dans l'amour du monde! C'est là qu'est l'orgueil dans sa plénitude. Et quoi de pire que l'orgueil? Ecoute la parole du Seigneur: «Dieu résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles (1)». Donc, l'amour du monde est coupable à son tour. Mais, dira quelqu'un, les grands du monde n'en sauraient être exempts. Ils le peuvent, sans aucun doute. Un de leurs auteurs, je ne sais lequel, a dit: «Nous rejetons nos fautes sur nos affaires (2)». Ils le peuvent sans aucun doute. L'homme a le pouvoir de se diriger. Se dresser, pour lui, c'est se diriger. Mais le coeur humain tend toujours à s'élever. Qu'on en réprime la tendance. Qu'il se reconnaisse homme, celui qui veut juger d'un autre homme. La dignité peut différer, la fragilité est la même pour tous. Se nourrir de ces saintes et pieuses pensées, c'est avoir la force et ne point chercher à s'élever. Telle est la victoire qu'a remportée Cyprien. Que n'a-t-il pas dû vaincre, lui qui a méprisé cette vie pleine de tentations? Le juge le menace de la mort, et il confesse le Christ; il est prêt à mourir pour le Christ. Dès que la mort sera venue, il n'y aura plus ni ambition, ni curiosité des yeux, ni convoitise des voluptés charnelles et honteuses. Le mépris seul de la vie nous fait tout surmonter.

5. Béni soit donc dans le Seigneur le bienheureux Cyprien, qui a triomphé de tous ces obstacles. Comment l'eût-il pu, sans le secours du Seigneur? Comment vaincre, si le divin spectateur qui préparait une couronne au vainqueur n'eût aussi donné des forces à l'athlète? Lui-même tressaille d'une sainte joie, il tressaille pour nous et non pour lui, quand on le bénit dans le Seigneur; car il est véritablement doux, et il est écrit: «Mon âme sera bénie dans le Seigneur; que les coeurs doux entendent et partagent ma joie (3)». Il était doux, et il veut que son âme soit louée dans le Seigneur. Oui, que son âme soit bénie dans le Seigneur. Qu'il y ait aussi des honneurs pour son corps, car «précieuse est devant Dieu la mort de ses saints (4)». Qu'on le chante saintement, comme il convient à des chrétiens. Car nous n'élevons pas à Cyprien des autels comme au Seigneur, mais nous faisons de Cyprien un autel au vrai Dieu (5).

1. Jc 4,8

2. Serait-ce Sénèque, epist. 50 ad Lucil.: Ut intelligas tua vitia esse, quae putas rerum?

3. Ps 130,3 - 4. Ps 72,1

5. On peut comparer la fin du sermon CCCXII1, avec celle du sermon CCCX, n. 2.

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