Augustin, Sermons 2015

2015

QUINZIÈME SERMON. ÉGALEMENT POUR LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR (1).

ANALYSE.- 1. Joie que cause cette religieuse affluence de peuple et la victoire des martyrs.- 2. Desseins des persécuteurs déjoués par les martyrs.- 3. Triomphe de l'Eglise sur les persécuteurs.- 4. Plusieurs bourreaux de Cyprien se convertissent comme ceux du Christ.

1. Nous avons chanté le psaume: «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point donnés à leurs dents comme une proie (1)». C'est le chant bien légitime des dons du Seigneur. «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point a donnés à leurs dents comme une proie». C'est là certainement une action de grâces et action de grâces bien digne. Et quand l'homme pourra-t-il suffisamment remercier Dieu de si grands dons? Quand le bienheureux martyr répandait ici son sang par un pieux sacrifice, je doute que la foule de ses persécuteurs ait égalé cette foule qui le vient bénir. Oui, je le répète; car c'est un bonheur pour moi de voir le peuple venir en foule et pieusement dans ce lieu, et de comparer les temps aux temps. C'est pour cela que je reviens à cette pensée, que je la répète et que je veux l'inculquer à vos sens avec toute la dévotion possible. Quand le saint martyr répandait ici son sang dans un pieux sacrifice, je doute que la foule de ses persécuteurs ait égalé cette foule qui le vient bénir. Mais en fût-il ainsi, que a Dieu n'en a pas moins été a béni de ne pas nous avoir abandonnés à a leurs dents comme une proie n. En lui donnant la mort, ils croyaient avoir vaincu. Ils étaient vaincus, au contraire, par ceux qui mouraient, et ils tressaillaient d'être vaincus. Sans doute ils persécutaient; mais voilà que la foule des persécuteurs s'est dissipée et fait place à la foule qui chante ses louanges. Qu'elle chante alors, cette foule, qu'elle chante: «Béni soit le Seigneur qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme

1. Ps 123,6.

une proie». Aux dents de qui? Aux dents de nos ennemis, aux dents des impies, aux dents de ceux qui persécutent Jérusalem, aux dents de Babylone, aux dents de la cité ennemie, aux dents de cette foule en délire dans le crime, aux dents de cette foule qui persécute le Seigneur, qui abandonne le Créateur pour se tourner vers les créatures, qui adore ce qu'a fait la main des hommes, et méprise le Dieu qui nous a faits. «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme une proie».

2. Tel est le chant des martyrs, le chant de ceux qui ont mieux aimé mourir en confessant le Christ, que de vivre en apostasiant le Christ. Si donc les uns ont voulu tuer, et si les autres sont tués, si les uns sont venus à bout de leurs desseins, et si les autres sont morts, comment «bénir Dieu qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme une proie?» A quoi bon cette félicitation: «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme une proie?» C'est que les persécuteurs ne se proposaient pas de tuer, mais de dévorer, c'est-à-dire d'incorporer à leur secte. Ils étaient païens, il étaient impies, ils étaient adorateurs des démons et des idoles. Voilà ce qu'ils voulaient faire de nous, quand ils voulaient nous dévorer. Voyez ce que nous faisons de la nourriture, quand nous mangeons. Que faisons-nous, sinon changer en notre corps? Or, les impies formaient un corps, et ils ont dévoré ceux qu'ils, ont amenés à leur secte. Ils se les sont incorporés sans aucun doute. Donc, ces martyrs qui ont tenu ferme contre les efforts tentés pour les amener

(1) Au manuscrit on lit, fol. 37, page 2: «Encore un sermon de saint Augustin, évêque, sur la victoire des martyrs et de l'Eglise par les martyrs». - C'est peut-être Possidius qui, dans l'Indic. Opp., ch. 8, l'a intitulé: De venatoribus Dei et soeculi. Car le verset du psaume cité ici s'entend de la dent des persécuteurs, et aussi de la dent de l'Église.

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à renier le Christ, à se prosterner devant les idoles, qui ont méprisé les idoles, pour confesser le nom du Christ, n'ont point consenti à être incorporés à leur secte. Qu'ils chantent, oui, qu'ils chantent, qu'ils chantent glorieusement, qu'il chantent avec allégresse et avec vérité: «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme une proie». Les pièges, c'est la perfidie; les pièges, c'est l'impiété; les pièges, c'est l'apostasie du Christ. Voilà les pièges que l'on a tendus. Tu entends quels sont les chasseurs; et si tu veux échapper aux chasseurs, méprise leurs menaces. Tu sais ce que font les chasseurs. D'une part, ils tendent les pièges, et, d'autre part, ils effraient le gibier pour le pousser dans leurs filets. Crains-tu le danger dont tu es menacé? Fuir est bien plus dangereux encore. Les martyrs donc, voyant l'endroit où les chasseurs avaient tendu leurs filets (car le persécuteur ne menaçait de mort que pour amener à renier le Sauveur) ont préféré souffrir, mais en souffrant ils évitaient les pièges. Quelle proie magnifique pour les filets du chasseur, quel festin pour l'impie Babylone, si l'on eût amené Cyprien à renier le Seigneur! Quelle noble proie, quelle chasse, quels mets succulents pour les festins impies de Babylone, que Cyprien, cet évêque, ce docteur des nations, qui détourne des idoles, qui déjoue les démons, qui gagne les païens, qui soutient les chrétiens, qui enflamme les martyrs! Qu'un tel homme, un si grand homme vienne à renier, quelle joie pour l'impie Babylone! «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme une proie». Ils ont sévi, ils ont persécuté, ils ont mis à la torture, jeté en prison, chargé de chaînes, brûlé, exposé aux bêtes. Et le Christ n'a point eu d'apostat, et le confesseur du Christ a été couronné. Fureur perdue pour les uns, gloire du martyre pour les autres. «Qu'il soit donc béni, le Seigneur»; que le peuple chrétien chante avec raison: «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point abandonnés à leurs dents comme une proie». Qu'il le chante, aujourd'hui que ce lieu est rempli d'un peuple qui applaudit, d'un peuple qui adore un Dieu seul et véritable. Qu'il le dise: voici ce lieu; et répandre ici le sang de notre martyr, c'était semer cette belle moisson. O terre, ne t'étonne point de ta fertilité! tu n'as été arrosée que pour produire.

3. Donc: «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point donnés à leurs dents comme une proie». Quelle force, en effet, a pu nous arracher aux dents de l'impie? Ne nous arrogeons rien, n'attribuons rien à notre puissance. «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a point donnés à leurs dents comme une proie». Qu'étions-nous, en effet, quand la force effrayait notre faiblesse, la grandeur notre humilité, la richesse notre indigence, l'abondance notre pauvreté? Qu'étions-nous, si «notre secours n'eût été dans le nom du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre (1)?» Tressaille donc, ô Jérusalem, tressaille, oh! oui, sois dans la joie d'avoir échappé aux dents des chasseurs. Tressaille à ton tour. Et toi aussi, tu as des dents. «Car tes dents ressemblent à un troupeau de brebis nouvellement tondues». Toi aussi, tu as des dents, ô sainte Jérusalem, cité de Dieu, église du Christ; toi aussi, tu as des dents. C'est à toi qu'il est dit dans le Cantique des Cantiques: «Tes dents ressemblent à un troupeau de brebis nouvellement tondues, qui montent du lavoir; toutes ont deux agneaux, et nulle d'entre elles n'est stérile (2)». Honneur, honneur à toi, de n'avoir point redouté les dents de Babylone; ces dents de Babylone étaient les puissants du siècle; ces dents de Babylone étaient les professeurs de rites criminels. Tu n'as pas été abandonnée à ces dents. Ah! reconnais tes dents à toi, et fais ce qu'ils ont voulu faire. Change de rôle. Toi aussi, tu as des dents. «Tes dents sont un troupeau de brebis nouvellement tondues». Qu'est-ce à dire, nouvellement tondues? Qui ont renoncé aux biens du siècle. Qu'est-ce à dire, nouvellement tondues? Qui ont rejeté leur toison comme un fardeau du siècle. Tes dents étaient ces hommes dont il est écrit aux Actes des Apôtres, qu'ils vendaient leurs biens pour en apporter le prix aux pieds des Apôtres, afin qu'il fût distribué à chacun selon le besoin qu'il en avait s. Tu as donc reçu la toison de tes brebis nouvellement tondues; et ce troupeau est sorti du lavoir du saint baptême. Tous ont engendré, parce que tous ont accompli les deux préceptes de la charité. Vous le savez, mes frères, il vous en souvient, vous l'avez dit tout haut en gens bien instruits, quand j'ai nommé ces deux préceptes de la charité; sans les avoir désignés, j'ai trouvé

1. Ps 112,8 - 2. Ct 4,2 Ct 6,5 - 3. Ac 4,35

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dans vos murmures l'indice de votre coeur, vous les connaissez donc; et néanmoins, je les désignerai pour ceux qui viennent plus rarement à l'église. Il l'a dit, le Seigneur, il l'a dit, le Maître le plus véridique, il l'a dit, le Prince des martyrs: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit; et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ces deux préceptes renferment la loi et les Prophètes (1)». C'est donc en Dieu une victoire pour tes dents d'avoir enfanté de tels jumeaux. Et dès lors c'est à cause de ces dents qu'il t'est dit, ô Eglise, dans la personne du bienheureux Pierre: «Lève-toi, tue et mange (2)». «Lève-toi n. Ainsi fut-il dit à Pierre, quand une grande nappe descendit du ciel, renfermant des animaux de toute espèce, que l'on offrit à Pierre qui avait faim, c'est-à-dire à l'église alors affamée. «Lève-toi», pourquoi te laisser avoir faim? «Lève-toi», ton repas est prêt. Tu as des dents, «tue et mange». Tue-les dans ce qu'ils sont, pour les faire ce que tu es. Tue-les dans ce qu'ils sont, et change-les en ce que tu es. Tu as bien compris quelles sont les dents, tu as bien tué, tu as bien mangé. Ces juges que tu n'as point redoutés, tu les as attirés à toi; ces puissances du siècle que tu n'as point redoutées, tu les as changées en toi; ces bourreaux que tu as méprisés, tu en as fait des fidèles. Alors s'est accomplie cette promesse faite à ton Seigneur «Tous les rois de la terre l'adoreront, toutes les nations le serviront (3)».

4. Voilà ce que ne croyaient point les persécuteurs, quand ils sévissaient contre toi. Combien de ces mêmes persécuteurs qui ont vu le bienheureux Cyprien répandre son sang, fléchir les genoux, offrir sa tête au bourreau, qui l'ont vu ici même, qui ont joui de ce

1. Mt 22,10-37- 2. Ac 10,13 - 3. Ps 71,11

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spectacle, qui ont tressailli à cette vue, qui ont ici même insulté à son agonie, combien d'entre eux, je n'en doute nullement, ont embrassé la foi! N'en doutons point, mais croyons-le sans hésitation. Les Juifs qui ont mis à mort le Christ, qui branlaient la tête en lui insultant à la croix, qui ont à son sujet chanté leur joie comme ils l'ont voulu, ont ensuite cru en ce même Seigneur qu'ils avaient crucifié. Pouvait-elle donc être sans effet, cette parole du médecin suprême suspendu à la croix, et faisant de son sang un remède pour guérir leur folie? Non, elle ne pouvait être sans effet, elle ne pouvait être vaine, cette parole: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1)». Elle ne fut donc point sans effet. Il y avait là une foule de peuple sur lequel tomba cette parole de la bouche de la Vérité. Plus tard, en effet, quand l'Esprit-Saint descendit miraculeusement du ciel, quand les Apôtres parlaient le langage de toutes les nations, saisis de frayeur à la vue d'un miracle si soudain, et, touchés subitement de componction, ils se tournèrent vers celui qu'ils avaient mis à mort et burent avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur. Or, à propos du bienheureux Cyprien, du saint martyr du Christ, nous ne saurions douter que plusieurs de ceux qui se donnèrent le spectacle impie de sa mort, crurent dans la suite en son divin Maître, et peut-être, comme lui, répandirent leur sang pour le nom du Christ. Du reste, accordons qu'il n'y a rien de certain à cet égard. Acceptons l'incertitude au sujet de ceux qui étaient ici à la mort de Cyprien, qui virent frapper ici le saint évêque; doutons qu'ils aient embrassé la foi; du moins tous ceux-ci ou presque tous ceux dont j'entends les jubilations, sont les fils de ceux qui l'insultaient.

1. Lc 23,31

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DEUXIÈME SUPPLÉMENT. PREMIÈRE SECTION (2) SERMONS 16-25.





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SEIZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES MARTYRS SCILLITAINS.

ANALYSE.- 1. A l'exemple des martyrs, on ne doit renier le Christ, ni à cause des biens superflus du monde, ni à cause des biens nécessaires.- 2. D'où vient et qu'est-ce que l'amour du prochain.-3. La santé et un ami, deux choses nécessaires, comment les envisager. - 4. Lutte entre le martyr et le persécuteur, au sujet du superflu.- 5. Lutte entre le martyr et le persécuteur, au sujet du nécessaire.- 6. De quelle manière on apostasie le Christ.- 7. La constance récompensée dans le ciel.

1. Craignant de mourir s'ils vivaient., les saints martyrs, les témoins de Dieu, ont préféré mourir afin de vivre, de peur que l'effroi de la mort ne leur fît renier la vie, ils ont méprisé la vie par amour de la vie. Pour leur faire apostasier le Christ, l'ennemi leur promettait la vie, mais non telle que la promettait le Christ. Leur foi donc aux promesses du Sauveur leur a fait dédaigner les menaces des persécuteurs. Mes frères, quand nous célébrons les fêtes des martyrs, puissions-nous connaître ce que nous pouvons acquérir en imitant leurs exemples. Cette foule qui se presse n'ajoute rien à leur gloire. Car leur couronne est en spectacle à la foule des Anges; et nous, la lecture de leurs combats nous les peut faire connaître. Ce qu'ils ont acquis, «l'oe il ne l'a point vu, l'oreille ne l'a point entendu (1)». Parmi les biens de cette vie, en effet, les uns sont superflus, les autres nécessaires. Ecoutez à ce sujet nos paroles, et distinguons autant que possible quels sont ici-bas les biens superflus, et quels sont lesbiens nécessaires, afin que vous compreniez qu'on ne doit apostasier le Christ ni pour les biens superflus, ni pour les biens nécessaires. Qui pourra énumérer les choses superflues de la vie? Entreprendre de les énumérer, c'est nous retarder beaucoup. Disons donc ce qui est nécessaire; le reste, quel qu'il soit, sera superflu. Voici les deux biens

1. Cor. 1,9.

nécessaires en ce monde: la santé et un ami. Tels sont les deux biens dont nous devons faire grand cas, et que nous ne saurions mépriser. La santé et un ami sont deux biens naturels. Dieu, en faisant l'homme, voulut qu'il existât, qu'il vécût. C’est la santé. Mais de peur qu'il ne demeurât seul, il lui donna l'amitié. Dès lors l'amitié commence par l'épouse et par les enfants, pour s'étendre jusqu'aux étrangers. Mais si nous considérons que nous n'avons qu'un seul père et une seule mère, quel sera pour nous l'étranger? Tout homme a pour prochain tout autre homme. Interroge la nature. Est-ce un inconnu? c'est un homme. Un ennemi? c'est un homme. Un étranger? c'est un homme. Un ami? Qu'il demeure ami. Est-il ennemi? Qu'il devienne ami.

2. A ces deux choses nécessaires en cette vie, la santé, et un ami, vient se joindre la Sagesse qui est étrangère. Elle ne trouve ici-bas que des insensés, qui s'égarent, qui s'éprennent du superflu, qui aiment ce qui est du temps, qui ne savent rien de l'éternité. Cette sagesse n'est point aimée des insensés. Or, comme elle n'était point aimée des insensés, elle a revêtu la forme du prochain, et s'est ainsi approchée de nous. C'est là tout le mystère du Christ. Quoi de plus éloigné que la folie et la sagesse? Quoi de plus rapproché que l'homme et l'homme? Oui, dis-je, quoi de plus éloigné que la folie et la sagesse? La sagesse

(1) Au catalogue, fol. 39, on lit: «Sermon de saint Augustin, évêque, pour la fête des saints martyrs de Scillite».- Originaires d'un bourg nommé Scilla ou Scillite dans l'Afrique proconsulaire, ils furent martyrisés à Carthage au nombre de douze, comme on le croit, vers l'an 200. on trouve dans Baronius d'autres actes à l'année 202, et d'autres encore chez les Bollandistes, tom. 4, de la bibliothèque ecclésiastique de Tolède, au 17 juillet, jour où l'on en fait mémoire. Saint Augustin prêcha en leur honneur dans la basilique de Carthage le sermon CLV, de notre édition. Mais, comme Possidius mentionne deux traités dans son Indic., Opp., eb..9; Ge. Cuper, Acta Sanctorum, tom. sit., pag. 206, dit, à propos de l'autre sermon, qu'il n'a point paru même dans les plus récentes éditions de saint Augustin et qu'il doit être perdu, ou dans la poussière. Mais, grâce au cardinal Garainpius, il sort de cette poussière, comme une relique admirable du génie d'Augustin.

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donc s'est revêtue de l'humanité, et s'est approchée de l'homme par ce qui en était le plus près. Et voilà, car la sagesse elle-même l'a dit à l'homme, voilà que la piété c'est la sagesse: le propre de la sagesse dans l'homme est d'adorer Dieu, puisque telle est là piété; et dès lors deux préceptes sont donnés à l'homme: «Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit». Voici l'autre précepte: «Tu «aimeras ton prochain comme toi-même (1)». Et celui qui entendait répliqua: «Et qui donc est mon prochain (2)?» Il pensait que le Seigneur allait dire: C'est ton père, c'est ta mère, c'est ton épouse, ce sont tes enfants, tes frères, tes sueurs. Telle ne fut point sa réponse; mais pour vous bien faire comprendre que tout homme est le prochain de tout autre homme, le Sauveur commença ce récit: «Un certain homme», dit-il. Qui, ce certain homme? Enfin un homme. «Un homme donc». Qui, cet homme? Quelqu'un, mais un homme. «Descendait de Jérusalem à Jéricho, et tomba entre les mains des voleurs (3)». On appelle aussi voleurs ceux qui nous persécutent. Blessé, dépouillé, demi mort, abandonné sur le grand chemin, il fut un objet de mépris pour le prêtre et le lévite qui vinrent à passer, et remarqué du samaritain qui le rencontra. Voilà qu'on s'approche de lui, qu'on lui donne des soins, qu'on le met sur un cheval, pour le conduire à l'hôtellerie, qu'on donne l'ordre de le soigner, qu'on paie sa dépense. Or, le Sauveur demande à celui qui l'avait interrogé: Quel est le prochain de cet homme demi mort? Car deux hommes l'avaient dédaigné, et ces dédaigneux étaient ses proches; ce fut l'étranger qui l'aborda. Car cet homme de Jérusalem avait pour proches les prêtres, les lévites, et les Samaritains pour étrangers. Les proches passèrent donc, et l'étranger lui devint un proche. Quel était donc le prochain pour cet homme? Réponds, ô toi qui avais fait cette question: «Qui est mon prochain?» Réponds à ton tour, selon la vérité. C'était l'orgueil qui questionnait, que la nature parle. Que dit-il donc? «Je crois que c'est celui qui a usé de miséricorde envers lui». Et le Seigneur: «Va, et fais de même à ton tour (4)».

3. Revenons à notre sujet. Nous avons déjà trois objets: la santé, l'ami, la sagesse. Mais il

1. Lc 10,27- 2. Lc 10,29- 3. Lc 10,30- 4. Lc 10,37

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n'y a de ce monde que la santé et l'ami; la sagesse est d'ailleurs. C'est pour la santé que nous avons la nourriture et le vêtement, et en cas de maladie la médecine. A ceux qui ont la santé, l'Apôtre en santé lui-même disait: «Or, c'est une grande richesse que la piété qui se contente du nécessaire. Nous n'avons rien apporté en ce monde, et nous n'en pouvons rien emporter. Ayant la nourriture et le vêtement, nous devons nous en contenter». Voilà ce qui est nécessaire pour la santé. Que dira-t-il pour le superflu? «Quant à ceux qui veulent s'enrichir (c'est bien là le superflu) ils tombent dans la tentation, dans les piéges, dans une foule de désirs insensés et nuisibles qui précipitent l'homme dans la mort et dans la perdition (1)». Où donc est la santé? C'est donc à la santé que revient cette parole: «Ayant la nourriture et le vêtement, nous devons nous en contenter». Que dira-t-il pour l'ami? Que dire de plus que ceci: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même?» Que la santé soit donc à toi, et la santé encore à ton ami. A propos du vêtement de l'ami: «Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a point». Et pour la nourriture de cet ami: «Que celui qui a de la nourriture agisse de même (2)». Tu es rassasié, rassasie les autres; tu es vêtu, revêts les autres. Tout cela est de ce monde: quant à ce qui vient d'en haut, ou la sagesse, tu l'apprends et tu l'enseignes.

4. Remettez maintenant devant vos yeux le combat des martyrs. L'ennemi vint et voulut faire renier le Christ. Mais voyons d'abord ses flatteries, et non ses fureurs. Il promet honneurs et richesses. Ce sont là des choses superflues. Quiconque trouverait en ces biens une tentation de renier le Christ, n'est pas encore descendu dans l'arène, ne s'est pas initié au combat, n'a point encore, par une vigoureuse résistance, provoqué l'antique ennemi. Mais il a méprisé tous les biens qu'on lui offrait, l'homme fidèle qui s'est écrié: Est-ce pour de tels biens que je renierai le Christ? Des richesses me feront-elles renoncer aux richesses? L'or nie fera-t-il renier le vrai trésor? N'est-ce pas en effet le Christ qui, «étant riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir de sa pauvreté (3)?» N'est-ce point de lui que l'Apôtre a dit: «En.

1.1Tm 6,6-9 - 2. Lc 3,11- 3. 2Co 8,9

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lui sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la science (1)?» Tu considères ce que tu promets, parce que tu ne saurais voir ce que tu veux nous ravir. Pour moi, c'est par la foi que je vois ce que tu veux m'enlever, et toi par les yeux de la chair ce que tu veux donner. Ce que découvre l'oeil du coeur est bien préférable à ce que voit l'oeil de la chair; car ce que l'on voit est temporel, ce que l'on ne voit pas est éternel. Dès lors je méprise tes dons, dit l'âme fidèle, qui sont temporels, qui sont superflus, qui sont périssables, qui sont changeants, qui sont pleins de périls, pleins de tentations. Nul ne les possède à son gré, on les perd quand on ne le voudrait point. Nous méprisons le prometteur, en voici un autre, c'est le persécuteur. On repousse la séduction, voici que vient la violence: on méprise le serpent, il se change en lion. Tu ne veux pas, dit-il, être par moi comblé de richesses? Eh bien! si tu ne renonces au Christ, je t'enlèverai ce que tu possèdes. Ce n'est là sévir que contre mon superflu. «Tu agis en fourbe, comme le rasoir tranchant (2)»; tu rases les cheveux, mais sans entamer la peau. Enlève-moi tous ces biens; oui, puisque tu as vu qu'ils me servent à faire des largesses aux pauvres, à recevoir l'étranger, à suivre l'avis de Paul: «Ordonnez aux riches de ce monde», a-t-il dit à Timothée, «ordonnez-leur de n'être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne avec abondance ce qui est nécessaire à la vie; d'être bienfaisants, riches en bonnes oeuvres, de donner de bon coeur, de faire part de leurs biens, de se faire un trésor et un fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la véritable vie». Voilà des oeuvres que je ne ferai plus, dès que tu m'enlèves mes biens. En serai-je amoindri devant Dieu, pour vouloir sans pouvoir? Serai-je à ce point sourd à la parole des anges: «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (3)»? Enlève donc mon superflu. Nous n'avons rien apporté sur la terre, et nous n'en pouvons rien emporter. «Ayant de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous devons nous en contenter (4)».

5. Mais, dit le persécuteur, j'enlèverai la

1 Col 2,3 - 2. Ps 51,4 - 2. 1Tm 6,17-19 - 3. Lc 2,14 - 4. 1Tm 6,8

nourriture et le vêtement. Voilà le combat qui commence. L'ennemi sévit avec plus de violence. Il n'y a plus de superflu, nous voici au nécessaire. «Ne vous éloignez pas de moi, parce que la tribulation est proche (1)». Rien n'est plus proche de notre âme que notre chair. C'est dans la chair que se font sentir et la faim, et la soif, et la chaleur. C'est là que je veux te voir, ô courageux martyr! noble témoin de Dieu! Vois! me dit-il, vois! «Qui nous séparera de l'amour du Christ? A quoi bon tes menaces, de m'enlever la nourriture et le vêtement? Sera-ce la tribulation, l'angoisse, la faim, la nudité (2)?» Tourne ailleurs tes menaces. Je t'enlèverai ton ami, j'égorgerai sous tes yeux ceux qui te sont les plus chers, je massacrerai ton épouse et tes enfants! Tuer, tuer, dis-tu? Qu'ils ne renoncent pas au Christ, et tu ne les tueras pas. Comment, tu ne saurais m'effrayer pour moi-même, et tu m'effraieras pour les miens? Si les miens ne renoncent pas, tu ne saurais les tuer; s'ils renoncent, tu ne tueras que des étrangers. Que le persécuteur insiste, et que dans sa fureur il s'écrie: Si tu n'as nul souci des tiens, c'est toi que je priverai de cette lumière. De cette lumière? Mais de la lumière éternelle? De quelle lumière pourras-tu me priver? De celle qui m'est commune avec toi? Elle n'est pas grande, celle dont tu jouis. Mais, pour cette lumière, je ne veux point renoncer à la lumière. Car, «il était la lumière véritable (3)». Je sais encore à qui je dois dire: «En vous est la source de la vie, et c'est dans votre lumière que nous verrons la lumière (4)». Ote-moi cette vie, ôte-moi cette lumière, j'aurai une autre vie, j'aurai une autre lumière. J'aurai une vie que tu ne pourras tuer en moi, j'aurai une lumière que, non-seulement toi, mais aucune obscurité ne pourra me dérober. Le martyr a triomphé, et pourrions-nous rencontrer quelque part un plus noble combat? Sans le menacer de la mort, le persécuteur en veut à son salut: il le laboure de ses ongles, le déchire dans les tourments, il l'expose aux flammes, à la fureur des bêtes; et c'est lui qui est vaincu. Pourquoi est-il vaincu? «Parce que nous pouvons tout surmonter en celui qui nous a aimés (5)».

1. Ps 21,11-12 - 2. Rm 8,35 - 3. Jn 1,9 - 4. Ps 35,10 - 5. Rm 8,37

6. Donc, mes frères, ne renonçons au Christ ni pour notre superflu, ni pour notre (425) nécessaire. Nul n'est plus nécessaire que lui. J'appelais nécessaires, la santé, un ami. Pour la santé, te voilà pécheur, apostat du Christ. Mais ton amour de la santé te fait manquer la véritable santé. Pour ton ami, te voilà pécheur, et pour ne point l'offenser tu renies le Christ. Hélas! malheur à nous! Il suffit souvent de rougir pour le renier. Il n'y a là ni violence de la persécution, ni spoliation de l'exécuteur, ni menace de bourreau; tu crains seulement de déplaire à un ami, et tu renies ton Dieu. Je vois ce que t'a enlevé un ami; montre-moi ce qu'il pourra te donner. Oui, que pourra-t-il te donner? Ses amitiés qui seront une source de péché pour toi, qui t'envelopperont et feront de toi un ennemi de Dieu. Celui-là ne serait point ton ami, si tu savais l'aimer. Mais parce que tu es son ennemi, tu prends pour un ami ton propre ennemi. Comment cet homme peut-il être ton ami? Parce que tu aimes l'iniquité. «Or, aimer l'iniquité, c'est haïr son âme (1)». Toutefois on ne renie point le Christ, pour plaire à un ami impie et pervers, on ne le renie point toujours, mais cet impie blasphème le Christ, cet impie l'accuse, et un fidèle n'ose le défendre, il en rougit, il l'abandonne; au lieu de le prêcher, il se tait. Le blasphème se répand, la louange se tait. Combien de crimes l'on commet, sous prétexte du nécessaire, pour la nourriture, pour le vêtement, pour la santé, pour un ami, et tout ce que l'on recherche ainsi n'en périt que plus sûrement. Mais si, au contraire, tu méprises les biens du temps, Dieu te donnera les biens éternels. Méprise la santé, et tu auras l'immortalité; méprise la mort, et tu auras la vie; méprise les honneurs, tu auras une couronne; méprise l'amitié d'un homme, tu auras l'amitié de Dieu. Et là même où tu jouiras de l'amitié de Dieu, tu ne seras pas sans amitié du prochain. Tu auras pour amis ceux dont nous

1. Ps 10,6

lisions tout à l'heure les actes et les confessions.

7. Nous venons d'entendre les actes virils des hommes, leurs vaillantes confessions. Nous venons d'entendre ces femmes, oublieuses de leur sexe, et s'attachant au Christ, non plus comme des femmes. Or, la haut nous formerons avec ces bienheureux cette amitié pure de toute convoitise charnelle, et nous n'aurons de commun avec nos amis que les jouissances de la sagesse. Voilà ce que nous perdrons, si nous aimons les biens d'ici-bas, jusqu'à renier le Christ. C'est là que la mort du prochain n'aura rien d'effrayant pour nous. Il n'y a nul deuil à redouter, dès lorsqu'on jouit de la vie éternelle, et le nécessaire ne sera plus dans cette parole «Ayant la nourriture et le vêtement, nous devons être satisfaits». Notre vêtement sera l'immortalité, notre nourriture la charité; la vie sera sans fin, nous n'y ferons plus de ces oeuvres que l'on appelle bonnes oeuvres, et toutefois nous ne saurions y parvenir qu'en les faisant ici-bas. On ne te dira plus: «Partage ton pain avec celui qui a faim (1)», puisqu'il n'y aura nul affamé. On ne te dira point: Donne l'hospitalité, puisqu'il n'y aura point d'étranger. On ne te dira point: Délivre l'opprimé, puisqu'il n'y aura nul oppresseur. On ne te dira point: Accommode ces différends, puisqu'il y aura une paix inaltérable. Voyez, mes frères, combien on souffre ici-bas pour acquérir cette paix, que nous posséderons où nous ne pourrons plus périr. Tu veux la santé? Méprise-la, et tu la trouveras. Tu renies le Christ parce que tu crains d'offusquer l'amitié des hommes? Confesse le Christ, et tu auras pour amies, et la cité des anges, et la cité des patriarches, et la cité des prophètes, et la cité des apôtres, et la cité des martyrs, et la cité de tous les fidèles qui auront fait le bien. Car c'est elle que le Christ a fondée pour l'éternité (2).

1. Is 58,7 - 2. Ps 47,9

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2017

DIX-SEPTIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES MACHABÉES (I ).,

ANALYSE.- 1. Les paroles de l'Evangile regardent tous les âges.- 2. Exposition de la parabole de la construction de la tour, et des deux rois.- 3. Le jeune homme riche qui vent se joindre au Christ.- 4. Après les apôtres, beaucoup de Juifs convertis, et beaucoup de chrétiens ont renoncé à leurs biens.- 5. Comment nous devons faire preuve de notre foi au Christ, même dans ce qui est de chaque jour.- 6. Les promesses doivent nous exciter à faire preuve de notre foi.- 7. Combat des Machabées avec les spectacles profanes.- 8,9. Eloignement qu'il faut avoir pour les spectacles profanes.

1. L'Evangile, la parole vive du Seigneur, qui pénètre au vif de l'âme, qui s'adresse au plus intime du coeur, s'offre à nous tous pour notre salut, et ne revient à l'homme, qu'à la condition que l'homme revienne à lui-même. Voilà que, devant nous, se pose comme un miroir dans lequel nous devons nous considérer, et si notre visage accuse à nos regards quelque tache, il nous la faut essuyer avec grand soin, de peur qu'un second retard ne nous oblige de rougir. La foule suivait le Seigneur, comme nous l'avons entendu à la lecture de l'Evangile, et il se tourne vers ceux qui le suivaient, pour leur parler. Car s'il n'eût adressé qu'aux seuls apôtres les enseignements qu'il donna, chacun de nous eût pu dire: C'est pour eux, et non pour nous qu'il a parlé. Autres, semble-t-il, sont les enseignements adressés aux pasteurs, autres ceux qui s'adressent aux troupeaux. Le Sauveur s'est adressé à ceux qui le suivaient, donc à vous tous, et à nous tous. Et parce que nous n'étions pas encore, il ne faut pas croire qu'il n'a point parlé pour nous. Nous croyons en effet en ce même Dieu qu'ils ont vu; nous tenons, par la foi, à celui qu'ils ont considéré des yeux; l'important n'était pas de voir le Christ des yeux de la chair; autrement la nation juive serait arrivée la première au salut, puisqu'il est certain que les juifs l'ont vu et néanmoins l'ont méprisé, et, de plus, après l'avoir vu et méprisé, l'ont mis à mort. Mais nous, assurément, nous ne l'avons pas vu, et néanmoins nous croyons en lui, et néanmoins notre coeur fait accueil à celui que n'ont point vu nos yeux. De là cette parole adressée à l'un des siens qui était parmi les douze: «Parce a que tu as vu, tu as cru. Bienheureux ceux qui ne voient point, et qui croient (1)». Que Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur soit maintenant devant nous en sa chair et garde le silence, que nous en reviendra-t-il? Mais si sa parole a été utile, il parle maintenant, quand on nous lit l'Evangile. Toutefois, comme Dieu il nous procure de grands avantages par sa présence. Où donc n'est pas Dieu, et quand serait-il éloigné? Toi, ne t'éloigne pas de Dieu, et Dieu sera avec toi. L'important, c'est qu'il nous a fait une promesse, et que nous tenons cette promesse écrite comme une cédule. «Voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (2)». C'est nous qu'il avait en vue, c'est à nous qu'il promettait.

2. Revenons donc à notre sujet, écoutons ses paroles, et, comme je l'ai déjà dit, considérons-nous, afin d'essuyer avec soin tout ce que nous verrons faire tache à notre beauté qui plaît à ses yeux. Et comme nous ne saurions suffire, implorons son secours. Qu'il nous réforme celui qui nous a formés, que le Créateur nous crée de nouveau, afin que, ayant semé en nous le froment, il récolte en nous aussi un froment parfait. Voici donc ses paroles: «Quel homme, voulant bâtir une

1. Jn 20,29 - 2. Mt 27,20

(1) Dans le Codex, fol. 40, page 2, on lit: «Sermon de saint Augustin, évêque, pour la naissance des saints Machabées». - Après le commentaire sur les chapitres 14,28, de saint Luc et 19,16, de saint Matthieu, après avoir excité les fidèles à la persévérance, ce beau sermon contient des invectives contre les spectacles. Saint Augustin le prêcha à Balla-Regio à la prière de l'évêque. Notre ami, dit en effet Possidius, vitae cap. 8, ne prêchait pas seulement dans un seul pays, mais partout, sur l'invitation qu'on lui en faisait.

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tour, ne se rend pas compte auparavant de la dépense nécessaire, pour savoir s'il peut l'achever? De peur que, s'il jette les fondements et ne puisse terminer, ceux qui passeront par là ne disent: Voilà un homme qui a commencé à bâtir sans pouvoir achever. Ou bien, quel est encore le roi qui, voulant combattre un autre roi, n'examine pas, auparavant, s'il peut marcher avec dix mille hommes contre celui qui en a vingt mille? Et, s'il ne le peut, il lui envoie demander la paix quand il est encore loin». Et voici la conclusion qu'il donne à ces deux comparaisons: «De même, tout homme qui ne renonce point à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple (1)». Or, s'il n'y a que les disciples présents pour porter ce nom, ces paroles ne s'adressent point à nous. Mais comme, selon le témoignage de l'Écriture, tous les chrétiens sont disciples du Christ: «Car vous «n'avez qu'un seul maître qui est le Christ" 1b, que celui-là seul renonce à être disciple du Christ, qui ne veut point le Christ pour maî tre. Ce n'est point, en effet, parce que nous vous parlons d'un lieu plus élevé, que nous sommes des maîtres pour vous. Car c'est le maître de tous qui a sa chaire par-dessus tous les cieux, et vous et nous sommes condisciples; seulement, nous sommes des moniteurs, comme les plus élevés en classe. Il y a donc une tour et des dépenses, la foi et la patience. La tour c'est la foi, les dépenses sont la patience. Quiconque ne saurait supporter les peines de cette vie, est au-dessous des dépenses. Le roi méchant qui marche avec vingt mille hommes, c'est le diable; et celui qui marche avec dix mille, c'est le chrétien. Un contre deux; la vérité contre le mensonge, la simplicité contre la duplicité; sois simple de coeur; loin de toi toute hypocrisie, qui montre une chose et en fait une autre, et tu vaincras la duplicité qui se transforme en ange de lumière. D'où viennent et où sont ces dépenses? Où est cette simplicité parfaite, absolument stable et inébranlable dans sa persévérance? Dans la parole qui suit et qui nous paraît dure: c'est-à-dire, comme nous l'avons avancé, que la parole de Dieu n'est flatteuse pour personne. Celle-ci, par exemple: «Quiconque ne renonce point à tout ce qu'il possède, ne saurait être mon disciple». Beaucoup l'ont fait et se sont anéantis

1. Lc 14,28-33 - 2. Mt 21,10

avant d'être pressés par la persécution, et ont renoncé à tout ce qu'ils avaient au monde pour suivre le Christ. Ainsi en fut-il des Apôtres, qui dirent: «Voilà que nous avons tout abandonné pour vous suivre (1)». Toutefois eux-mêmes n'ont pas abandonné de grands biens, puisqu'ils étaient pauvres; mais, à nos yeux, vaincre toutes les convoitises, c'est abandonner de grandes richesses.

3. Enfin, les disciples tinrent ce langage au Seigneur, quand s'en alla, tout triste, le jeune homme riche qui avait recueilli de la bouche du Maître le plus véridique, le conseil de la vie éternelle qu'il avait demandé. Un jeune homme riche était venu en effet trouver le divin Maître, et lui avait dit: «Bon Maître, quel bien dois-je faire pour acquérir la vie éternelle (2)?» On dirait que parmi les interminables délices de ses richesses, il ressentait l'aiguillon de la mort à venir, et séchait de dépit; car il savait qu'il n'emporterait rien avec lui de ses grands biens, et son âme dénuée de tout gémissait au milieu des richesses du temps. Environné de biens, il disait, ce semble, en lui-même: Tout cela est bien, tout cela est beau, tout cela est délicieux, tout cela est agréable; mais quand viendra l'heure unique, l'heure dernière, il faudra tout abandonner, rien de tout cela ne s'emporte. Il ne reste que la vie et la conscience; oui, après le corps, la vie de l'âme, et uniquement la conscience. Et si la conscience est mauvaise, ce n'est plus une vie, mais une autre mort, qu'il faut appeler, et la pire des morts. Rien en effet n'est pire que la mort, sinon cette mort qui ne meurt point. Telles étaient, au milieu de ses délices, les pensées de ce jeune homme si riche qui vient trouver le Sauveur. Il se disait donc: Si je puis avoir la vie éternelle après ces grandes richesses, quel bonheur surpassera le mien? De là cette inquiétude qui le porte à interroger et à dire: «Bon Maître, que ferai-je pour acquérir la vie éternelle?» Et le Seigneur lui répondit tout d'abord: «Pourquoi m'appeler bon? Il n'y a de bon que Dieu seul (3)». Ce qui revient à dire: Nul ne peut te rendre heureux, que Dieu seul. Les biens que possèdent les riches sont des biens, à la vérité, mais qui ne rendent pas bons leurs possesseurs. Si ces biens rendaient bons, l'homme serait d'autant supérieur en bonté, qu'il l'est en. richesses. Mais quand nous les

1. Lc 18,28 - 2. Mt 19,16 - 3. Mt 19,17

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voyons d'autant plus mauvais qu'ils sont plus ripes, assurément il nous faut chercher d'autres biens qui nous fassent bons. Ce sont les biens que ne peuvent avoir les méchants: la justice, la piété, la tempérance, la religion, la charité, le culte de Dieu, et Dieu enfin. Tel est le bien qu'il nous faut rechercher, et nous ne pourrons l'avoir qu'en méprisant les autres.

4. Est-ce à moi de vous ménager, quand l'Evangile n'a de ménagements ni pour vous, ni pour nous? Je me borne à exalter votre charité, mes frères, selon cette parole de l'Apôtre: «Le temps est court. Il faut, dès lors, que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas, et ceux qui pleurent, comme ne pleurant point, et ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant pas, et ceux qui achètent comme n'achetant point, et ceux qui usent des choses de ce monde, comme n'en usant pas (1)». Les Apôtres donc abandonnèrent tout ce qu'ils possédaient, et de là cette parole de Pierre: «Voilà que nous avons tout abandonné». Qu'as-tu abandonné, Pierre? Une barque, un filet? J'ai abandonné l'univers entier, me répondrait-il, puisque je ne me suis rien réservé. La pauvreté chez tous, c'est-à-dire chez tous les pauvres, n'a que peu de biens, mais elle a de grands désirs. Et Dieu ne regarde pas ce qu'elle possède, mais ce qu'elle désire. C'est notre volonté qui est jugée, et que sonde invisiblement celui qui est invisible. Ils ont donc tout abandonné, et abandonné l'univers entier, parce qu'ils ont renoncé à toute espérance dans ce monde, et qu'ils ont suivi celui qui a créé le monde et cru en ses promesses, ainsi que beaucoup l'ont fait dans la suite. Est-il étonnant, mes frères, que des hommes l'aient fait? Ceux-là mêmes l'ont fait, qui ont mis à mort le Sauveur. Là, dans Jérusalem, après que le Seigneur fut monté aux cieux, et eut, dix jours après, accompli sa promesse par l'envoi du Saint-Esprit, les disciples, remplis de l'Esprit-Saint, parlèrent les langues de toutes les nations (2). Alors beaucoup de Juifs qui étaient à Jérusalem, et qui les entendaient, pleins d'admiration poux ces dons de la grâce du Sauveur, et se demandant avec stupeur d'où venait ce prodige, reçurent des Apôtres cette réponse, que celui qui opérait. ces prodiges par son Esprit-Saint, était celui-là même qu'ils avaient mis à mort, et demandèrent

1. 1Co 7,29-31 - 2. Ac 2

comment ils pourraient être sauvés. Ils étaient en effet saisis de désespoir, et ne pensaient point qu'ils pussent obtenir le pardon de ce crime énorme, d'avoir mis à mort le Maître de toutes créatures. Or, les Apôtres les consolèrent, leur promirent le pardon, et cette promesse du pardon leur fit embrasser la foi, et devenus d'autant meilleurs qu'ils avaient eu plus de crainte, ils vendaient leurs biens pour en apporter le prix aux pieds des Apôtres. La crainte leur extorqua leurs délices. Voilà ce que firent ceux qui avaient mis à mort le Seigneur; beaucoup d'autres l'ont fait depuis, et le font encore. Nous le savons, nous en avons des exemples, beaucoup nous donnent cette consolation, beaucoup cette joie, parce que la parole du Seigneur n'est point inutile pour eux, puisqu'ils l'écoutent avec foi. Mais quelques-uns qui n'agirent point ainsi, n'ont-ils pas été éprouvés par la persécution? Oui, parce qu'ils usaient de ce monde comme n'en usant pas. Non-seulement des hommes du peuple, non-seulement des artisans, non seulement des pauvres, des indigents, des gens médiocres, mais des grands, mais des riches, mais des sénateurs, mais des femmes illustres, en face de la persécution, ont su renoncer à leurs biens, afin d'élever leur tour et de vaincre, par la simplicité du courage et de la piété, la duplicité et les artifices du diable.

5. Jésus-Christ donc, Notre-Seigneur, nous exhortant au martyre, a dit: «De même, celui qui ne renonce point à tout ce qu'il possède, ne saurait être mon disciple». C'est donc à toi que je m'adresse, ô âme chrétienne! Si je te répète ce qui fut dit au riche: «Va, et toi aussi vends ce que tu as, et tu posséderas un trésor dans le ciel, puis viens et suis le Christ (1)», t'en iras-tu avec tristesse? Car le jeune homme de l'Evangile s'en alla triste. Et pourtant, il n'y a que le chrétien pour comprendre ces paroles. Or, pendant qu'on lisait l'Evangile, as-tu bien pu boucher tes oreilles, contrairement à ton salut? Tu as entendu ceci: «Quiconque ne renonce à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple». Réfléchis donc en toi-même: Te voilà devenu fidèle, tu es baptisé, tu as embrassé la foi. Tu n'as pas abandonné tes biens, mais j'en appelle à ta foi. Comment as-tu pu croire? Voici pour ta foi le danger. On te dit: Si tu persistes, je saisis ton bien.

1. Mt 19,2

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C'est ton âme que j'interroge; si tu dis en ton âme: Qu'il prenne ce que je possède, mais je n'abandonne point ma foi 1 tu possèdes et tu as néanmoins renoncé. Et tu possèdes sans être possédé. Ce n'est pas posséder qui est un mal, mais bien être possédé. Oui, le mal est d'être possédé. Toutefois, il n'y a point de persécution, et tu n'as aucun moyen de prouver à Dieu la fidélité à tes promesses? Les affaires de chaque jour sont pour l'homme une épreuve. Mais qu'arrivera-t-il, si quelqu'un t'excite au faux témoignage, un homme puissant, que l'on puisse craindre ici-bas, s'il te menace, et s'il peut réellement nuire, qu'arrivera-t-il s'il te vient demander un faux témoignage? Il ne te dit point: Renonce au Christ; car c'est contre cela que tu étais prêt. Mais, dans sa duplicité, il s'insinue chez toi d'une manière que tu n'attendais pas et à laquelle tu n'étais point préparé. Fais-moi, dit-il, ce faux témoignage. Si tu ne le fais, je m'en vengerai de telle ou telle manière. Il menace de la proscription, de la mort. C'est là qu'il te faut éprouver, qu'il faut veiller sur toi. Feras-tu le faux témoignage? C'est renier le Christ qui a dit: «Je suis la vérité (1)». Tuas fait un faux témoignage, tu, as donc parlé contre la vérité, et dès lors renié le Christ. Or, que pouvait te faire cet homme en te menaçant de la proscription? Te rendre pauvre? Mais de quoi peux-tu manquer, si Dieu est avec toi? Mais sa menace était plus grave. Comment plus grave? Il menaçait de te tuer. Ta chair, est-ce ton âme? Tu considères la menace, et non ce que tu dois faire. Cet adversaire menaçait de tuer ta chair. «Or, la bouche qui ment tue l'âme $», est-il dit. Vous voilà deux, ton ennemi et toi; et toutefois, c'est un homme comme toi. Vous avez tous deux une chair corruptible, tous deux une âme immortelle, tous deux vous passerez dans le temps, et n'êtes sur la terre que des étrangers et des pèlerins. Lui te menace de la mort, ne sachant pas s'il ne mourra point avant d'avoir accompli sa menace; et toutefois, admettons que cette menace il l'accomplisse: examinons lequel des deux, lui ou toi, est plus ennemi de toi-même. Il prend une hache pour tuer ta chair, et toi la langue du mensonge pour tuer ton âme. Quel glaive a frappé? lequel a donné une mort plus déplorable? lequel a pénétré plus avant? L'un a

1. Jn 14,6 - 2. Sg 1,11

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pénétré jusqu'aux os, jusqu'aux entrailles, toi jusqu'au coeur. Or, tu n'as plus rien d'intact dès que ton coeur est perdu. «La bouche qui ment tue», est-il dit, non le corps, mais l'âme.

6. Tels sont journellement les efforts des hommes. Quand on se trouve en face de l'iniquité, sur le point, ou de commettre l'iniquité, ou d'endurer ce qu'il plait à Dieu de nous faire endurer en cette vie, vois dès lors le double ennemi, vois les défenses de cette tour. Mais la pensée te fait défaillir; invoque alors celui qui a donné des préceptes. Qu'il aide ses préceptes en toi, et il te rendra de lui-même ce qu'il a promis. Or, que t'a promis Dieu? Que dirai-je, mes frères, pour stimuler nos désirs? Que dirai-je? Est-ce de l'or? Est-ce de l'argent? Des domaines, des honneurs? Tout ce que nous connaissons sur la terre? Tout cela est vil. Mais «l'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, le coeur de l'homme n'a jamais compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment (1)»; en un mot, ce ne sont plus des promesses, c'est Dieu lui-même. Il est plus grand que tout, celui qui a tout créé. Il est plus beau que tout, celui qui a donné à chaque objet sa beauté. Il est plus puissant que tout, celui qui a donné la force à tout ce qui est fort. Donc, tout ce que nous aimons sur la terre, n'est rien en comparaison de Dieu. C'est peu dire, tout ce que nous aimons n'est rien, mais nous-mêmes ne sommes rien. Celui qui aime doit se mépriser en comparaison de ce qu'il doit aimer. Telle est la charité qui nous est ordonnée: «De tout notre coeur, de toute «notre âme, de tout notre esprit». Mais le Seigneur ajoute: «Tu aimeras ton prochain «comme toi-même. Ces deux préceptes résument toute la loi et les Prophètes (2)». Ce qui te laisse à comprendre qu'aimer le Seigneur c'est t'aimer toi-même; et que ne pas aimer le Seigneur, au contraire, c'est ne point t'aimer. Si donc tu aspires à t'aimer en aimant le Seigneur, élève ton prochain jusqu'à Dieu, afin de jouir du bien, et de ce grand bien qui est Dieu.

7. Tout à l'heure nous avons eu en spectacle ce grand combat des sept frères et de leur mère. Noble lutte, mes frères, si nos esprits ont su la considérer! Comparez à ce saint combat les plaisirs voluptueux des théâtres. Là, les

1. 1Co 11,9 - 2. Mt 22,37-10

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yeux sont souillés; ici, les coeurs purifiés; ici, il y a gloire pour le spectateur, s'il devient imitateur; là, honte pour le spectateur, et infamie pour l'imitateur. Enfin j'aime les martyrs et je considère les martyrs. Quand on lit les souffrances des martyrs, je regarde. Dis-moi: Sois martyr, c'est un éloge. Pour toi, vois le mime, vois le pantomime; et je te dirai: Sois semblable, et ne t'en fâche pas. Que si cette parole: Sois semblable, vient à t'irriter, voilà que tu es accusé non par mes paroles, mais par ta colère. Ta colère fait juger de toi-même; car tu aimes ce que tu redouterais d'être. Le spectacle des saints Machabées, dont nous solennisons aujourd'hui la victoire, nous vient à propos afin de dire un mot à votre charité, au sujet des spectacles du théâtre. O mes frères de Bulla (1)! dans toutes les villes qui vous environnent, la licence qui règne chez vous consterne la piété. Ne rougissez-vous point d'être les derniers à donner asile à ces vénales turpitudes? Sur ces marchés romains, dans ces grands encans, où vous achetez le blé, le vin, l'huile, des animaux, du bétail, y a-t-il donc un charme pour vous à trafiquer de la honte, à l'acheter ou à la vendre? Et quand les étrangers viennent dans ces contrées, pour ces échanges, si on leur disait: Que cherchez-vous? des mimes? des prostituées? vous en trouverez à Bulla; serait-ce pour vous un honneur, pensez-vous? Pour moi, je ne vois point de plus grande infamie. Oui, mes frères, c'est la douleur qui me fait parler, mais toutes les villes qui vous environnent vous condamnent et devant les hommes et au jugement de Dieu. Quiconque veut suivre le mal prend exemple sur vous dans notre Hippone, où tout cela est fini depuis longtemps; c'est de votre ville que l'on nous amène ces infamies. Mais, direz-vous, en cela nous ressemblons à Carthage. Il y a sans doute à Carthage un peuple saint et religieux, mais la foule est si nombreuse dans cette grande cité, que chacun peut rejeter cela sur les autres. Ce sont des païens, ce sont des Juifs qui agissent ainsi, peut-on dire à Carthage, mais ici il n'y a que des chrétiens, et des chrétiens agissent de la sorte! C'est avec une douleur bien vive que je vous parle ainsi. Puissiez-vous un jour, en vous corrigeant, guérir la blessure de notre coeur! Nous le disons à votre charité: Nous

1. Bulla, ville située entre Hipponne et Carthage.

connaissons au nom du Seigneur, et votre ville et les villes voisines, nous savons quelle en est la population, quel en est le peuple. Pouvez-vous n'être point connus de celui qui est constitué pour vous dispenser la parole de Dieu et les sacrements? Qui peut se disculper de cette honte? Voici des spectacles. Que les chrétiens s'abstiennent, et nous verrons si le vide n'est pas tel, qu'il fera rougir la turpitude elle-même. Voyons si ces personnages infâmes ne finiront point par secouer leurs chaînes pour se tourner vers Dieu, ou abandonner cette ville, s'ils veulent persévérer dans leur honteux métier. Procurez-vous cet honneur, ô chrétiens; ne hantez plus les théâtres.

8. Mais je ne vous vois ici qu'en petit nombre. voici que viendront les jours de la passion du Christ, que viendra Pâques, et ces lieux seront trop étroits pour votre multitude. Ils occuperont donc ces places, ces mêmes hommes qui remplissent aujourd'hui les théâtres? Ah! comparez les lieux, et frappez vos poitrines. Vous direz peut-être: s'abstenir, c'est bien pour vous, qui êtes clercs, qui êtes évêques; mais nous sommes laïques. Quelle justesse voyez-vous donc dans cette excuse? Eh! que sommes-nous si vous venez à périr? Autre est ce que nous sommes pour nous, et autre ce que nous sommes pour vous. C'est pour nous que nous sommes chrétiens, pour vous seulement que nous sommes clercs et évêques. Ce n'est ni aux clercs ni aux évêques, ni aux prêtres que s'adressait l'Apôtre quand il disait: «Vous êtes les membres du Christ»; c'est à la multitude, c'est aux fidèles, c'est aux chrétiens qu'il disait. «Vous êtes les membres du Christ». Voyez de quel corps vous êtes les membres, voyez sous quelle tête vous vivez dans l'union d'un même corps. Je reprends donc les paroles de l'Apôtre: «Prendrai-je les membres du Christ, pour en faire les membres d'une prostituée (1)?» Et nos chrétiens non-seulement aimeront, mais encore établiront des prostituées? Non-seulement ils aiment celles qui l'étaient, mais ils en font de celles qui ne l'étaient point, comme si ces femmes n'avaient point une âme, comme si le sang du Christ n'eût pas été répandu pour elles, comme s'il n'était pas dit: «Les prostituées et les publia tains entreront avant vous dans le royaume

1. 1Co 6,15

431

des cieux (1)». Et dès lors, quand il nous faut les gagner à la vie, on choisit de périr avec elles, et c'est là le fait des chrétiens! je n'oserais dire des fidèles. Un catéchumène se méprisant lui-même, nous dira: Je ne suis qu'un catéchumène. Comment, tu es catéchumène? Oui, catéchumène. Autre est donc ton front marqué du signe du Christ, et autre ton front pour aller au théâtre? Tu veux y aller? Change ton front, et va ensuite. Mais ce front que tu ne saurais changer, garde-toi de le perdre. Le nom du Seigneur est invoqué sur toi, le nom du Christ est invoqué sur toi, Dieu est invoqué sur toi, le signe de la croix du Christ a été marqué, peint sur ton front. C'est vous tous que j'exhorte, mes frères, à vous tous que je m'adresse. Vous verrez combien le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera bien plus glorieux pour vous.

9. Oserai-je vous dire: Imitez la ville qui vous avoisine? Imitez la ville de Simittu (2) qui est proche? Je n'en dis pas davantage. Ou plutôt parlons plus clairement au nom du Seigneur Jésus. Là nul n'entre au théâtre nul libertin n'est resté là. Un légat voulut y rétablir ces obscénités; nul homme de la haute ni de la basse classe n'y mit le pied; pas un juif n'y entra. N'y a-t-il pas là des habitants

1. Mt 21,31

2. La ville de Simittu est à quelques milles de Bulle. On voit dans Vict. vit., parmi des noms d'évêques: Deuterius Simminensis, et Florentiu Seminensis; l'un des deux doit appartenir à cette ville.

honorables? n'y a-t-il pas là une cité? Cette colonie n'est-elle pas d'autant plus honorable qu'il y a moins de ces obscénités? Je ne vous tiendrais pas ce langage, si j'entendais dire de vous le même bien. Mais je crains que mon silence n'attire sur moi une semblable condamnation. Dieu donc a voulu, mes frères, que je vinsse à passer par ici. Mon frère m'a retenu (1), m'a commandé, m'a supplié, m'a forcé de vous prêcher. Que dire, sinon ce que je redoute le plus? Que dire, sinon ce qui m'est le plus douloureux? Ne savez-vous point que moi, que nous tous, nous rendrons compte à Dieu de vos louanges (2)?» Croyez-vous que ces éloges soient un honneur pour nous? C'est une charge plus qu'un honneur. Il nous sera demandé un compte sévère de ces louanges, et je crains sérieusement que le Christ ne nous dise au jour de son jugement: Mauvais serviteur, vous receviez volontiers les acclamations de mon peuple, et vous gardiez sur leur mort un coupable silence. Mais le Seigneur notre Dieu nous accordera d'entendre à l'avenir du bien de vous, et dans sa miséricorde, il nous consolera par votre conversion. Ma joie sera d'autant plus grande alors que aujourd'hui ma tristesse est plus profonde.

1. L'évêque de Simittu. 2. Saint Augustin, à son arrivée, paraît avoir été reçu avec pompe.





Augustin, Sermons 2015