Augustin, Sermons 304

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SERMON CCCIV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. 3. IMITER JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE. - En donnant aux fidèles le sang du Sauveur, saint Laurent a compris qu'il devait offrir à Jésus-Christ son propre sang. Mais les seuls martyrs ne sont pas appelés à imiter le Fils de bien; saint Pierre semble enseigner que sa passion ne profitera qu'à ceux qui marchent sur ses traces. Donc imitons son humilité en obéissant comme lui, sa douceur en ne nous vengeant pas, son mépris des choses de la terre en vivant intérieurement dans le ciel. Mais il faut pour cela une invincible charité. C'est à son ardente charité que saint Laurent doit la victoire: sans elle il eût été vaincu.

1. Voici le jour où a triomphé le bienheureux Laurent; le jour où il a foulé aux pieds la rage du monde et méprisé ses caresses; le jour où il l'a ainsi emporté sur les persécutions de l'enfer: c'est Ce que nous assure l'Eglise romaine. Tout Rome redit en effet combien est glorieuse la couronne du saint martyr, quelle multitude de vertus, semblables à des fleurs variées, la font briller d'un vif éclat.

On vous le répète habituellement: il exerçait dans l'Eglise même l'office de diacre. C'est là qu'il dispensait le sang divin du Christ, c'est là aussi que pour le nom du Christ il versa son propre sang. Il s'était donc assis avec prudence à la table du Tout-Puissant, de cette table dont viennent de nous parler ainsi les proverbes de Salomon: «Es-tu assis pour manger à la table d'un puissant? Considère avec attention ce qui t'est servi, et en y portant la main, sache que tu dois le traiter semblablement (1)». Quel est le sens mystérieux de ce festin? Le saint apôtre Jean le fait connaître clairement quand il dit: «De même que le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous donner la nôtre pour nos frères (2)». Saint Laurent comprit cette leçon, mes frères, il la comprit et la pratiqua, car il se disposait à rendre ce qu'il prenait à la table sacrée. Plein d'amour pour le Christ durant sa vie, il l'imita dans sa mort.

2. Nous donc aussi, mes frères, imitons le

1. Pr 23,1-2 - 2. 1Jn 3,10

510

Christ si nous l'aimons véritablement. Pouvons-nous lui mieux témoigner notre amour qu'en imitant son exemple? Aussi bien «le Christ a souffert pour nous, nous laissant son exemple pour que nous marchions sur ses traces (1)». L'apôtre Pierre en parlant ainsi semble avoir compris que le Christ n'a souffert que pour ceux qui marchent sur ses traces, et que sa passion ne profite qu'à eux. Les saints martyrs l'ont suivi jusqu'à répandre leur sang, jusqu'à souffrir pour lui; toutefois ils ne sont pas les seuls pour l'avoir suivi. Après leur passage, le pont n'a pas été détruit, ni la fontaine tarie après qu'ils y ont bu. Quelle est, d'ailleurs, l'espérance des vrais fidèles, soit qu'ils vivent dans la chasteté et l'union sous le joug du pacte matrimonial, soit qu'ils domptent les appétits de la chair dans la continence de la viduité, soit même qu'aspirant au point culminant de la sainteté et couronnés des fleurs toujours fraîches de la virginité, ils suivent l'Agneau partout où il va? Quelle est leur espérance et la nôtre à tous en même temps, s'il n'y a pour suivre le Christ que ceux qui versent pour lui. leur sang? L'Eglise notre mère va-t-elle donc perdre tous ces enfants, à qui elle a donné le jour avec d'autant plus de fécondité qu'elle jouissait d'une paix plus complète? Doit-elle pour ne les perdre pas, demander des persécutions, demander des épreuves nouvelles? Nullement, mes frères. Eh! comment peut-elle demander des persécutions, elle qui crie chaque jour: «Ne nous jetez pas dans la tentation (2)?»

Il y a, il y a, oui, mes frères, il y a dans ce jardin du Seigneur, non-seulement la rose des martyrs, mais encore le lis des vierges, le lierre des époux et la violette des veuves. Non, mes bien-aimés, il n'y a aucun état dans le genre humain, qui puisse désespérer de sa vocation. Pour tous le Christ a souffert, et l'Ecriture dit avec vérité: «Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils parviennent à la connaissance de la vérité (3)».

3. Etudions maintenant comment sans répandre son sang et sans être exposé au martyre, le chrétien doit imiter Jésus-Christ. L'Apôtre dit, en parlant du Seigneur: «Il avait la nature divine et il ne crut pas usurper en s'égalant à Dieu». Quelle majesté! «Mais il s'est anéanti lui-même en prenant une

1. 1P 2,21 - 2. Mt 6,13 - 3. 1Tm 2,4

nature d'esclave, en se faisant semblable aux hommes et reconnu homme par l'extérieur». Quelle humilité! Le Christ s'est abaissé: voilà, chrétien, à quoi t'attacher. Le Christ «s'est fait obéissant»: pourquoi t'enorgueillir? Jusqu'où le Christ a-t-il obéi? Jusqu'à s'incarner, tout Verbe qu'il était; jusqu'à partager notre mortalité, jusqu'à être trois fois tenté par le diable, jusqu'à endurer les dérisions du peuple, jusqu'à souffrir d'être conspué et enchaîné, d'être souffleté et flagellé; si ce n'est pas assez, «jusqu'à mourir»: et si le genre de mort est encore capable d'y contribuer davantage, «jusqu'à mourir sur la croix (1)». Tel est le modèle d'humilité qui doit servir de remède à notre orgueil.

O homme! pourquoi donc t'enfler? Pourquoi te tenir si raide, ô peau de cadavre? Pourquoi te gonfler, pourriture infecte? Tu t'animes, tu gémis, tu t'échauffes, parce que je ne sais qui, t'a fait quelque injure. Pourquoi demander à te venger? Pourquoi cette soif ardente de représailles? Pourquoi n'être tranquille qu'après avoir frappé celui qui t'a frappé? Si tu es chrétien, cède le pas à ton Roi; que le Christ se venge d'abord, car il ne s'est pas vengé encore, lui qui a tant souffert pour l'amour de toi. Cette haute majesté pouvait sans doute ne rien souffrir ou se faire justice immédiatement. Mais plus le Christ était puissant, plus il a voulu être patient; car «il a souffert pour nous, il nous a donné l'exemple afin que nous marchions sur ses traces».

Ainsi donc vous le reconnaissez, mes bien-aimés, sans verser son sang, sans aller jusqu'à être enchaîné, emprisonné, flagellé, déchiré par les ongles de fer, nous pouvons souvent imiter le Christ.

Mais après avoir parcouru ces humiliations et avoir dompté la mort, le Christ est monté au ciel: suivons l'y encore. Ecoutons l'enseignement d'un Apôtre: «Si vous êtes ressuscités avec le Christ, goûtez les choses d'en haut, puisque le Christ y est assis à la droite de Dieu; cherchez les choses d'en haut et non, les choses de la terre (2)». Qu'on repousse tous- les plaisirs temporels auxquels peut entraîner le monde; qu'on méprise toutes les souffrances et tous les désagréments dont il menace. En agissant ainsi, on peut être sûr de marcher sur les traces du Christ et d'avoir le

1. Ph 2,6-8 - 2. Col 3,1-2

droit de dire avec l'apôtre saint Paul: «Notre vie est dans les cieux (1)».

4. Afin toutefois que la vertu soit alors invincible, il faut que la charité ne soit pas une feinte charité. Aussi la, vraie vertu nous vient-elle de Celui qui répand la charité dans nos coeurs (2). Saint Laurent n'aurait-il pas redouté les feux extérieurs sur lesquels on le jetait, si en lui n'avait brûlé la flamme intérieure de la charité? Si donc, mes frères, ce martyr glorieux n'avait point peur des flammes épouvantables qui calcinaient son corps, c'est que son coeur était enflammé du désir le plus ardent des joies célestes. Comparée à l'ardeur, qui brûlait son âme, la flamme allumée par les persécuteurs était toute froide. Aurait-il pu supporter des douleurs si

1. Ph 3,20 - 2. Rm 5,5

multipliées et si aiguës, s'il n'eût aimé les chastes délices des récompenses éternelles? Aurait-il enfin méprisé cette vie, s'il n'eût été attaché à une vie meilleure? «Qui pourra vous nuire», dit l'apôtre saint Pierre? «qui pourra vous nuire, si vous êtes attachés au bien (1)?» Quelque mal que te fasse endurer le persécuteur, que l'amour du bien t'empêche de fléchir. Car en aimant de tout ton coeur ce qui est bien, tu endureras avec patience et avec égalité d'humeur tous les maux possibles. En quoi tous les tourments infligés par les bourreaux à saint Laurent, lui ont-ils nui? N'est-il pas vrai que les supplices l'ont rendu plus illustre, et qu'en lui procurant une mort précieuse, ils nous ont ménagé ce grand jour de fête?

1. Pierre, 3,13.




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SERMON CCCV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. IV. HAÏR SON ÂME C'EST L'AIMER.

ANALYSE. - C'est en mourant que Jésus-Christ s'est multiplié; c'est en mourant aussi que les martyrs ont fécondé le monde. Jésus-Christ nous dit que nous devons également nous haïr: c'est la meilleure manière de nous aimer. Or, nous devons avoir confiance en Jésus-Christ quand il nous enseigne cette vérité, comme lorsqu'il nous enseigne toutes les autres; car il y a en lui la toute-puissance, attendu qu'il s'est ressuscité, et pour nous une inexprimable bonté de condescendance. Donc, appuyons-nous sur lui et espérons en lui.

1. Votre foi connaît le grain mystérieux qui est tombé en terre et qui s'est multiplié en y mourant. Oui, votre foi connaît ce grain mystérieux, puisqu'il habite en vos coeurs. Aucun chrétien ne doute, en effet, que le Christ n'ait alors parlé de lui-même. Mais après la mort et la multiplication de ce grain, d'autres grains ont été semés sur la terre; de ce nombre est le bienheureux Laurent, et nous célébrons aujourd'hui le jour où il a été semé.

De ces grains répandus par tout l'univers, quelle riche moisson est sortie! Nous la voyons, nous en sommes heureux, et cette moisson est nous-mêmes, si toutefois, par la grâce de Dieu, nous sommes en état d'être placés dans le grenier. On n'y place pas toute la récolte. Si utile et si nourrissante que soit la pluie; elle fait croître en même temps le froment et la paille. Ira-t-on enfermer dans le même grenier la paille et le froment, quoique l'une et l'autre croissent dans le même champ et soient foulés sur la môme aire? Nullement. Voici donc le temps de fixer son choix. Avant qu'arrive le vannage suprême, qu'on épure ses moeurs; car aujourd'hui le grain est encore sur l'aire où il se sépare de la paille, et on ne le vanne pas encore pour l'en séparer définitivement.

2. Ecoutez-moi, grains sacrés, car je ne doute pas qu'il n'y en ait ici; en douter, ce ne serait pas être un bon grain moi-même: écoutez-moi donc, ou plutôt écoutez en moi le grain (512) primordial. N'aimez pas vos âmes durant cette vie, ou plutôt ne consentez pas à les aimer, si vous y êtes portés, afin de les sauver en ne les aimant pas, car en ne les aimant pas, vous les aimez davantage. «Qui aime son âme en ce siècle, la perdra (1)». C'est ce qu'enseigne le grain mystérieux, le grain qui est tombé en terre et qui y est mort pour se multiplier qu'on écoute ce qu'il dit, car il ne ment pas. Lui-même a fait ce à quoi il nous engage; il nous a instruits par ses préceptes, et pour nous donner l'exemple, il a marché en avant. Le Christ durant cette vie n'a pas aimé son âme; s'il est venu parmi nous, c'était afin de la perdre, de la donner pour nous et de la reprendre quand il le voudrait.

Il est vrai, tout homme qu'il était, il était Dieu en même temps; car le Christ est à la fois Verbe, âme et corps, vrai Dieu et vrai homme; mais homme exempt de tout péché, afin de pouvoir effacer le péché du monde, et doué d'une puissance si supérieure qu'il pouvait dire en toute vérité: «J'ai le pouvoir de déposer mon âme; et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre; nul ne me l'enlève; c'est de moi-même que je la dépose, et de moi-même que je la reprends (2)». Eh bien! puisqu'il avait une telle puissance, comment a-t-il pu dire: «Maintenant mon âme est troublée (3)?» Comment, avec une telle puissance, cet Homme-Dieu est-il troublé, sinon parce qu'en lui est symbolisée notre faiblesse? «J'ai le pouvoir de déposer mon âme et j'ai le pouvoir de la reprendre». Ces paroles montrent le Christ tel qu'il est en lui-même; oui, elles montrent le Christ tel qu'il est en lui-même; mais quand il se trouble aux approches de là mort, c'est le Christ tel qu'il est en toi. L'Eglise serait-elle son corps, s'il n'était en nous en même temps qu'en lui?

3. Ecoute-le donc: «J'ai le pouvoir de donner mon âme et j'ai le pouvoir de la reprendre; personne ne me l'enlève. - Je me suis endormi». On lit en effet dans un psaume: «Je me suis endormi». C'est comme si le Sauveur eût dit: Pourquoi ces frémissements, ces transports, cette ivresse des Juifs? croient-ils avoir fait quelque chose? «Je me suis endormi». C'est moi, moi qui ai le pouvoir de déposer mon âme; «je me suis endormi», en la déposant, «et j'ai pris mon sommeil». Mais

1. Jn 12,24-25 - 2. Jn 10,17-18 - 3. Jn 12,27

comme il avait aussi le pouvoir de reprendre cette âme, il ajoute: «Et je me suis réveillé». Afin toutefois d'en rendre gloire à son Père, il poursuit: «Parce que le Seigneur m'a pris dans ses bras (1)». Ces mots: «Parce que le Seigneur m'a pris dans ses bras», ne doivent pas éveiller dans vos esprits l'idée que le Seigneur ne se serait pas ressuscité lui-même. Le Père l'a ressuscité; lui aussi s'est ressuscité. Comment prouver que lui aussi s'est ressuscité? Rappelle-toi ces mots adressés aux Juifs «Renversez ce temple, et en trois jours je le rebâtirai (2)».

Comprends par là que c'est de son plein pouvoir que le Christ est né d'une Vierge: ce n'était pas une nécessité, c'était un acte de plein- pouvoir; que de son plein pouvoir aussi il est mort, et mort comme il est mort. A leur insu il faisait servir les méchants à ses bons desseins: pour notre bonheur il appliquait à accomplir les projets de sa puissance un peuple frémissant et insensé; parmi ceux qui lui donnaient la mort, il voyait de futurs disciples qui devaient; vivre avec lui; et en les voyant partager encore les folies d'un peuple insensé, il disait: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne «savent ce qu'ils font (3)». C'est moi, c'est moi leur médecin-; je leur tâte le pouls; du haut de cet arbre je vois mes malades; je suis attaché et j'étends sur eux ma main; je meurs et je leur donne la vie; je verse mon sang et je fais avec ce sang un remède pour mes ennemis; ils sont furieux et le répandent, ils croiront et le boiront.

4. Ainsi donc le Christ Notre-Seigneur et notre Sauveur, le chef de l'Eglise, lui qui est né de son Père sans le concours d'une Mère; oui, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, considéré en lui-même, a déposé son âme avec plein pouvoir et avec plein, pouvoir il l'a reprise. Ce n'est pas précisément à cause de cette puissance suprême qu'il disait: «Mon âme est troublée»; c'est nous qu'il personnifiait en lui-même; c'est nous qu'il voyait, qu'il considérait tout fatigués, qu'il prenait en quelque sorte et qu'il ranimait dans ses bras. Il craignait que quand arriverait pour quelqu'un de ses membres le dernier jour, le jour où il lui faudrait quitter la vie, ce membre ne vînt à se troubler par faiblesse, à désespérer de son salut, à dire qu'il n'est pas uni au Christ, puis

1. Ps 3,6 - 2. Jn 2,19 - 3. Lc 23,34

513

qu'il n'est pas préparé à la mort jusqu'à ne sentir en soi aucun trouble, jusqu'à éprouver assez de dévotion pour n'avoir l'esprit voilé par aucun nuage de tristesse. Ce désespoir eût été un danger, si on s'y fût livré lorsqu'aux approches de la mort on se serait troublé de ne finir que malgré soi une vie malheureuse et d'hésiter à commencer une vie qui ne doit jamais finir. Afin donc de ne pas laisser accabler par ce désespoir ses enfants encore faibles, il les regarde, il recueille dans son sein ces membres débiles, les derniers de ses membres, comme la poule réunit ses poussins sous ses ailes, et c'est à eux qu'il semble s'adresser quand il dit: «Mon âme est troublée»: reconnaissez-vous en moi; s'il vous arrive quelquefois de vous troubler, ne désespérez pas, levez les yeux vers votre Chef et dites-vous: Lorsque le Seigneur prononçait ces mots: «Mon âme est troublée», c'est nous qui étions en lui, ce sont nos sentiments qu'il exprimait. Nous nous troublons, mais nous ne sommes pas perdus. «Pourquoi es-tu triste, mon âme? et pourquoi me troubles-tu?» Tu ne veux pas quitter cette misérable vie? Elle est d'autant plus misérable que tu l'aimes malgré sa misère et que tu refuses d'en sortir; elle le serait moins si tu ne l'aimais pas.

Que n'est donc pas la vie bienheureuse, puisqu'on aime ainsi la vie malheureuse, uniquement parce qu'elle porte le nom de vie? «Pourquoi es-tu triste, mon âme? et pourquoi me troubles-tu?» Voici un parti à prendre. Laissée à toi-même, tu succombes? «Confie-toi au Seigneur (1)». En toi tu te troubles? «Espère au Seigneur», au Seigneur qui t'a choisie avant la formation du monde, qui t'a prédestinée, qui t'a appelée, qui t'a justifiée quand tu étais impie, quia promis de te glorifier éternellement, qui a souffert pour toi la mort qu'il ne méritait pas, qui a pour toi répandu son sang et qui t'a personnifiée en lui-même quand il a dit: «Mon âme est troublée». Quoi! tu es à lui et tu trembles? Comment pourra te nuire le monde, quand pour l'amour de toi est mort Celui qui a fait le monde? Tu es à lui, et tu trembles? «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Il n'a pas épargné son propre Fils, mais pour nous tous il l'a livré; comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses aussi avec lui (2)?» Tiens donc ferme contre ces troubles; ne cède pas à l'amour du siècle. Il provoque, il flatte, il essaie de séduire n'y ajoute pas foi, et attache-toi au Christ.

1. Ps 42,5 - 2. Rm 8,31-32




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SERMON CCCVI. LES MARTYRS DE LA MASSE-BLANCHE (1). EN QUOI CONSISTE LE BONHEUR.

ANALYSE. - La mort des saints martyrs semble un malheur aux yeux du monde insensé; elle est en réalité un bonheur véritable, puisqu'elle les met, comme elle peut nous mettre nous-mêmes, en possession du vrai bonheur. En quoi donc consiste le bonheur? Chacun veut en jouir; mais en quoi consiste-t-il? Examinons ce que tous désirent. Tous désirent vivre et vivre avec la santé; la vie sans la santé ne mérite pas le nom de vie. Mais si on avait peur de perdre cette vie jointe à la santé, cette peur ne serait-elle pas un tourment? La vie, pour Faire le bonheur, doit donc être éternelle. Il faut de plus qu'on ne craigne pas d'être trahi, trompé; conséquemment, que l'on connaisse la vérité, qu'on lise dans le coeur de son prochain. Ainsi la vie heureuse, ou la vie proprement dite, doit être accompagnée de la connaissance de la vérité. Qui nous procurera cette vie bienheureuse? Evidemment Celui qui a dit: «Je suis la Voie». Tout donc est dans ces mots: «Je suis la Voie, la Vérité et la Vie»; tout, le bonheur et le moyen d'y parvenir. Pourquoi hésiter de marcher dans cette voie où tant d'autres ont heureusement marché?

1. Nous avons entendu et nous avons répété dans nos chants: «La mort des saints du Seigneur est précieuse», mais «à ses yeux (2)», et non aux yeux des insensés. Car «aux yeux des insensés, ils semblent mourir et leur trépas paraît un mal». Mal ici ne signifie pas le mal qu'on fait, mais le mal qu'on souffre; il est par conséquent synonyme de peine, et voici le sens du texte sacré: «Aux yeux des insensés ils ont paru mourir, et leur trépas semble être un châtiment; mais ils sont en paix. Si devant les hommes ils ont enduré des tourments» voilà bien le mal qu'on fait, ou l'iniquité; «leur espoir est plein d'immortalité; leur affliction a été légère, et grande sera leur récompense (3). Les souffrances de cette vie ne a sont pas proportionnées à la gloire future a qui éclatera en nous (4)». Mais tant qu'elle n'éclate pas elle demeure cachée; et comme elle est cachée, «aux yeux des insensés, les justes semblent mourir». Or, de ce qu'elle soit cachée aux yeux des hommes, s'ensuit-il qu'elle le soit aux yeux de Dieu qui sait l'apprécier? Car c'est pour ce motif que «la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux». Ainsi donc ce sont les yeux de la foi que nous devons ouvrir à ce mystère caché, afin de croire à ce que nous ne voyons pas encore, et de souffrir avec courage les maux que nous endurons injustement.

2. Pour ne rien perdre en souffrant,

1. Voir le Martyrologe, 24 août. - 2. Ps 115,15 - 3. Sg 3,25 - 4. Rm 8,18

adoptons la bonne cause; la mauvaise cause n'ayant pas à attendre de récompense, mais de justes tourments. Sans doute l'homme n'est pas maître de finir sa vie comme il le voudrait; mais il est maître de régler sa vie de manière à la quitter avec sécurité. Néanmoins il n'aurait pas même cette liberté, si le Seigneur n'avait donné «le pouvoir de devenir enfants de Dieu»; à qui? «à ceux qui croient en son nom (1)». Cette foi est la grande cause défendue par les martyrs, c'est celle qu'ont soutenue les martyrs de la Masse-Blanche. Ils sont une masse, par leur nombre même; une masse blanche, à cause de l'éclat de la cause défendue par eux. En si nombreuse société, pouvaient-ils redouter les brigands? Du reste, chacun d'eux eût-il marché tout seul, ils se seraient trouvés munis contre les attaques nocturnes: leur chemin même était une défense. «A côté du sentier, est-il dit, ils m'ont dressé des embûches (2)». Aussi n'y tombe-t-on pas lorsqu'on ne s'écarte pas de la voie; nous en avons la souveraine et sûre promesse dans ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ: «Je suis la Voie, et la Vérité, et la Vie (3)».

3. Tout homme, quel qu'il soit, veut être heureux. Il n'y a personne qui ne le veuille et qui ne le veuille par-dessus tout, qui même ne rapporte uniquement à cela tout ce qu'il veut d'ailleurs.

On est entraîné par des passions diverses;

1. Jn 1,12 - 2. Ps 139,6 - 3. Jn 14,6

515

l'un veut une chose, l'autre une autre; il y a dans le genre humain diverses manières de vivre, et chacun choisit différemment; toutefois, quelque genre de vie que l'on adopte, il n'est personne qui n'aspire à jouir de la vie bienheureuse. Ainsi la vie bienheureuse est le sort que tous ambitionnent; il n'y a de division que sur le moyen d'y arriver, d'y tendre, d'y parvenir enfin. Si par conséquent nous cherchons sur la terre la vie bienheureuse, j'ignore si nous pourrons l'y découvrir. Ah! ce n'est pas que nous cherchions le mal, mais nous ne cherchons pas le bien où il est. L'un dit: Heureuse la profession militaire. Un autre: Heureux ceux qui cultivent les champs. Il n'en est pas de la sorte, reprend celui-ci: heureux plutôt ceux qui brillent en public devant les tribunaux, qui défendent les intérêts de chacun, et dont la parole devient l'arbitre de la vie ou de la mort de leurs semblables. Cela n'est pas non plus, répliqué celui-là: mais heureux les juges, ceux qui doivent écouter et décider. Ceci est nié encore, il en est qui disent de leur côté: heureux les marins; que de pays ils apprennent à connaître, que de richesses ils amassent! Ainsi donc, mes très-chers frères, de tant de manières de passer sa vie, il n'en est pas une seule qui plaise à tout le monde; et toutefois la vie bienheureuse a des charmes pour tous. Comment se fait-il que le même genre de vie n'ayant pas les sympathies de tous, tous cependant soient attirés par la vie bienheureuse?

4. Proposons ici, si nous le pouvons, un idéal de vie bienheureuse dont chacun dise: C'est cela que je veux. Qu'on demande à qui que ce soit s'il veut parvenir à la vie bienheureuse, nul ne répondra: Je ne le veux pas; comme donc nous examinons en quoi consiste cette vie bienheureuse, plaçons-y ce qui est aimé de tous, ce dont personne ne dira: Je n'en veux point. Qu'est donc, mes frères, qu'est-ce que cette vie bienheureuse à laquelle tous aspirent sans que tous la possèdent? Cherchons.

Je demande à un homme: Veux-tu vivre? Cette question fait-il sur lui la même impression que si je lui disais: Veux-tu être soldat? A cette demande: Veux-tu être soldat? quelques-uns répondraient: Je le veux; et d'autres, en plus grand nombre peut-être: Je ne le veux pas. Si je dis au contraire: Veux-tu vivre? il n'est personne, je crois, qui me réponde: Je ne le veux pas; car la nature même inspire à tous de vouloir vivre et de ne vouloir pas mourir.

J'ajoute: Veux-tu être en bonne santé? Personne encore, je présume, qui réponde: Je ne veux pas. Personne, en effet, ne recherche la souffrance. La santé est à la fois le seul patrimoine du pauvre et le plus précieux trésor du riche. Et que sert au riche son opulente, s'il n'a point la santé, l'héritage de l'indigent? Le riche échangerait volontiers son lit d'argent avec le cilice du pauvre, si la maladie pouvait être transportée comme son lit.

Voilà donc deux choses, la vie et la santé, qui agréent à tout le monde. En est-il ainsi de l'art militaire? En est-il ainsi de l'agriculture? En est-il ainsi de la vie de marin? Tous aiment la vie et la santé.

Mais quand on a la vie et la santé, ne cherche-t-on rien davantage? Peut-être, si l'on est sage, qu'on ne doit rien ambitionner de plus. Avec une vie complète et une parfaite santé, chercher encore quelque chose, ne serait-ce point une cupidité désordonnée?

5. Les impies vivront au milieu des tourments. «Viendra l'heure, dit l'Evangile, où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix; et ceux qui ont fait le bien en sortiront pour ressusciter à la vie; comme ceux qui ont fait le mal, pour ressusciter au jugement (1)». Les uns donc iront à la récompense, et les autres au supplice; de plus les uns et les autres auront la vie sans qu'aucun d'eux puisse mourir. Ceux qui vivront en jouissant de leur récompense, mèneront une vie délicieuse; ceux qui vivront au milieu des tourments, désireront, s'il était possible, voir finir cette misérable vie; mais personne ne leur donnera la mort pour les délivrer de leurs supplices.

Considère toutefois avec quelle précision s'exprime l'Ecriture: elle n'a pas daigné donner le nom de vie à cette vie misérable; à cette vie qui se prolonge dans les tortures, dans les tourments, dans les feux éternels; par conséquent la vie doit rappeler la gloire, non le noir chagrin, et éloigner toute idée de supplice. Etre toujours dans les supplices, c'est plutôt la mort éternelle qu'une vie quelconque. Aussi l'Ecriture donne-t-elle à cette existence le nom de seconde mort (2), attendu

1. Jn 5,28-29 - 2. Ap 2,11 Ap 20,6

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qu'elle suit cette mort première à laquelle nous sommes tous astreints par notre condition humaine. On l'appelle mort, et seconde mort, quoique personne n'y meure; ou plutôt, ce qui est plus juste, quoique personne n'y vive, car ce n'est pas vivre que de vivre dans les douleurs. Comment prouver que l'Ecriture parle de la sorte? Le voici, la preuve est dans ce passage que je viens de citer: «Ils entendront sa voix, et ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter à la vie». Il n'est pas dit: A la vie bienheureuse, mais simplement: «A la vie».

Le seul mot de vie implique l'idée de bonheur; s'il n'en était pas ainsi, on ne dirait pas à Dieu: «En vous est la source de la vie (1)». Dans ce texte, en effet, on ne lit pas non plus: En vous est la source de la vie bienheureuse; le terme de bienheureuse n'est pas exprimé, et tu dois le sous-entendre. Pourquoi? Parce que la vie qui serait malheureuse ne mérite pas le nom de vie.

6. Voici un autre témoignage. Nous en avons déjà cité deux, savoir: «Ceux qui ont fait le bien ressusciteront à la vie»; puis: «En vous est la source de la vie». Dans aucun on ne lit le mot bienheureuse et on sait qu'il n'est question que de la vie bienheureuse, car la vie qui n'est pas bienheureuse n'est pas même une vie. Voici donc un autre passage tiré de l'Evangile. Vous connaissez ce riche qui ne voulait point quitter ce qu'il avait, qui s'irritait même à la pensée d'être forcé de laisser sur la terre sa fortune en mourant. Je m'imagine qu'au sein de ses biens immenses, mais pourtant terrestres, la crainte de la mort venait parfois troubler son bonheur et qu'elle lui disait: Tu jouis de ta fortune, mais tu ignores quand tu seras atteint de cette fièvre. Tu recueilles, tu acquiers, tu amasses, tu conserves, tu es dans la joie; mais on va te redemander ton âme, et tous ces biens que tu as amassés, à qui seront-ils (2)? Cette pensée, comme on peut le croire, venant percer souvent son âme de l'aiguillon de la peur, il aborda le Seigneur et lui dit: «Bon Maître, qu'ai-je à faire pour acquérir la vie éternelle (3)?» Il craignait de mourir, et il y était forcé; pour lui, aucun moyen d'échapper à la mort. Poussé donc par la nécessité de mourir d'une part, et d'autre part, par le désir de

1. Ps 35,10 - 2. Lc 12,20 - 3. Mt 19,16

vivre, il aborda le Seigneur et lui dit: «Bon Maître, qu'ai-je à faire pour obtenir la vie éternelle?»

Or, pour ne nous arrêter qu'à ce que nous cherchons, il lui fut répondu, entre autres choses: «Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements (1)». Voilà bien ce que j'avais promis de prouver. Le riche ne dit pas dans sa demande: «Qu'ai-je à faire pour acquérir la vie» bienheureuse, mais: «pour acquérir la vie éternelle?» Il ne voulait pas mourir, il cherchait donc une vie qui fût sans fin. N'est-il pas vrai, cependant, comme je l'ai dit, que les impies vivent sans fin au milieu des tourments? Mais cette vie à ses yeux n'était pas une vie; il ne regardait pas comme une vie l'existence passée dans les douleurs et les afflictions, il savait que ce n'était pas une vie et qu'elle méritait plutôt le nom de mort. Aussi parlait-il de vie éternelle, le nom seul de vie rappelant nécessairement l'idée de béatitude. Le Seigneur à son tour ne lui dit pas: Si tu veux parvenir, à la vie bienheureuse, observe les commandements; il ne prononce non plus que le mot seul de vie, il lui dit: «Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements».

Ainsi donc une vie de tourments n'est pas une vie; il n'y a de vie que la vie bienheureuse; de plus elle ne saurait être bienheureuse qu'elle ne soit éternelle. Aussi, pour échapper à la crainte de la mort qui lui parlait chaque jour, ce riche de l'Evangile cherchait-il la vie éternelle. Il avait déjà ce qu'il croyait être la vie bienheureuse; car il possédait la fortune et la santé, et vraisemblablement il se disait: Je n'en veux pas davantage, pourvu que je jouisse éternellement de ce que j'ai. Il trouvait une espèce de bonheur dans les plaisirs qu'il se procurait en satisfaisant ses passions insensées. Voilà pourquoi, en ne prononçant que le mot de vie, le Seigneur le détrompa; mais comprit-il? Le Sauveur ne lui dit pas en effet: Si tu veux parvenir à la vie éternelle, celle qu'il cherchait, estimant avoir déjà la vie heureuse; il ne lui dit pas non plus: Si tu veux parvenir à la vie bienheureuse, attendu que la vie malheureuse ne mérite pas le nom de vie; il lui dit: «Si tu veux parvenir à la vie», à la vie qui est en même temps éternelle et bienheureuse

1. Mt 19,17

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«Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements»; à la vie par conséquent éternelle et bienheureuse tout à la fois, attendu que si elle n'est pas éternelle, elle n'est pas non plus bienheureuse, et qu'elle n'est pas une vie, si elle est éternelle et douloureuse.

7. Ou en sommes-nous, mes frères? Je vous ai demandé si vous vouliez vivre, et tous vous avez répondu affirmativement; affirmativement encore lorsqu'ensuite je vous ai demandé si vous vouliez la santé. Mais avec la crainte de perdre la santé et la vie, on ne vit plus; la vie alors en se prolongeant n'est qu'une longue crainte. Mais craindre toujours, c'est être toujours tourmenté. Un tourment éternel est-il une éternelle vie? Voilà, certes, la preuve que la vie n'est pas bienheureuse, si elle n'est éternelle, ou plutôt qu'il n'y a de bonheur que dans la vie; car si elle n'est éternelle, et si elle n'est éternellement satisfaite, elle n'est ni bienheureuse, ni vie même. La chose est claire à nos yeux, tous sont d'accord sur ce point.

Mais ce que nous comprenons, nous. ne le possédons pas encore. Tous cherchent à le posséder, il n'est personne qui n'y travaille; qu'on soit bon, qu'on soit méchant, on aspire à cela; celui qui est bon avec confiance, et le méchant, avec impudence. Pourquoi, méchant, chercher ce qui est bon? Ton désir même ne te dit-il pas quelle improbité il y a pour toi à chercher ce qui est bon quand tu es méchant? Ne veux-tu pas t'emparer, en effet, de ce qui appartient à autrui? Si donc tu aspires au souverain bien, c'est-à-dire à la vie, pour y parvenir, sois bon. «Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements». Une fois que nous serons en possession de cette vie, aurai-je besoin de demander qu'elle soit éternelle, qu'elle soit bienheureuse? C'est assez d'avoir dit la vie, car il n'y a de vie que la vie bienheureuse et éternelle, et quand nous y serons entrés, nous aurons la certitude d'y rester toujours. Si nous y étions avec l'incertitude de savoir si toujours nous y resterions, évidemment nous serions sous l'impression de la crainte. Or la crainte est un tourment, non pour le corps, mais, ce qui est pire, pour le coeur. Quand il y a tourment, y a-t-il bonheur? Aussi serons-nous sûrs de posséder toujours cette vie sans pouvoir la quitter; d'ailleurs nous habiterons le royaume de Celui dont il est dit: «Et son royaume n'aura pas de fin (1)». De plus, en parlant de la gloire des saints de Dieu, dont la mort est précieuse à ses yeux, la Sagesse disait, comme vous l'avez remarqué à la fin de la lecture: «Et leur Seigneur règnera éternellement (2)». Ah! nous serons au sein d'un grand et éternel royaume, d'un royaume grand et éternel, précisément parce qu'il est fondé sur la justice.

5. Là personne ne trompe ni personne n'est trompé, on n'a pas lieu d'y suspecter son frère. En effet, la plupart des maux dont souffre le genre humain, ne viennent que de faux soupçons. D'un homme qui est peut-être ton ami, tu soupçonnes qu'il est ton ennemi; et ce mauvais soupçon fait de toi l'ennemi acharné d'un sincère ami. Que peut-il faire pour te détromper, quand tu ne le crois pas et qu'il lui est impossible de te montrer son coeur? Il te dit bien: Je t'aime; mais comme il peut te parler ainsi sans sincérité, puisque le menteur peut emprunter le langage de l'homme, véridique, en ne le croyant pas, tu continues à le haïr. C'est pour te tenir en garde contre ce péché qu'il t'a été dit: «Aimez vos ennemis (3)». Aime tes ennemis mêmes, chrétien, pour ne t'exposer pas à haïr tes amis. Il est donc bien vrai, nous ne pouvons, durant cette vie, lire dans nos coeurs, «jusqu'à ce que vienne le Seigneur et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres; il manifestera les secrètes pensées de l'âme, et chacun recevra de Dieu sa louange (4)».

9. Si donc un homme à qui nous aurions complètement foi, venait à nous dire maintenant; si un prophète, si Dieu même nous disait d'une manière quelconque, en employant qui il lui plairait: Vivez tranquilles, vous aurez tout en abondance, aucun de vous ne mourra, ne sera malade, ne souffrira; j'ai délivré le genre humain de la mort, je veux que nul n'y soit plus assujetti; si ce langage nous était adressé, quelle joie nous inspirerait cette espèce de sécurité! Nous n'ambitionnerions pas davantage, nous le croyons du moins. Pourtant, si Dieu nous faisait parler de la sorte, nous demanderions aussitôt qu'il nous accorde de plus la grâce de lire réciproquement dans nos coeurs et de ne pas nous haïr, de nous connaître, non d'après des conjectures humaines, mais à la lumière divine.

1. Lc 1,33 - 2. Sg 3,8 - 3. Mt 5,44 - 4. 1Co 4,5

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Est-ce que je voudrais m'inquiéter, si mon ami, si mon voisin ne me haïssent pas, ne m'en veulent pas, et faire le mal par le fait même de cette inquiétude, avant qu'on m'en fasse? Assurément nous demanderions cette grâce, nous voudrions une vie sans incertitude, nous voudrions connaître réciproquement nos dispositions intérieures. Par vie, vous savez ce que j'entends ici; à force de le répéter je pourrais émousser en vous plutôt qu'exciter le sentiment de la vérité. A la vie donc je voudrais adjoindre la vue de la vérité, la connaissance réciproque de nos coeurs, l'impossibilité d'être trompés par nos soupçons, la certitude enfin de ne déchoir jamais de l'éternelle vie. A la vie donc ajoute ainsi la vérité, et ce sera la vie bienheureuse. Nul, en effet, ne se soucie d'être trompé, comme nul ne se soucie de mourir. Montre-moi un homme qui consente à être dupe. On en rencontre, hélas! beaucoup qui cherchent à tromper, pas un seul qui consente à être trompé. Rentre en toi-même. Tu ne veux pas être déçu, ne déçois personne, ne fais pas ce que tu ne veux pas endurer. Tu veux parvenir à la vie où on n'éprouve aucune déception; vis actuellement sans en faire éprouver aucune. Veux-tu arriver véritablement à la vie où tu seras à l'abri de toute surprise? Eh! qui ne le voudrait? Tu aimes donc la récompense; par conséquent, ne dédaigne pas de la mériter. Vis maintenant sans tromper, et tu parviendras à vivre sans être trompé. L'homme véridique aura la vérité pour récompense, comme celui qui passe bien le temps de sa vie aura pour récompense l'éternité.

10. Ainsi donc, mes frères, nous voulons tous la vie et la vérité. Mais comment y arriver? quel chemin suivre? Il est vrai, nous ne sommes pas encore au terme du voyage; mais l'esprit et la raison nous l'indiquent, nous le montrent même. Nous aspirons à la vie et à la vérité; le Christ est l'une et l'autre. Par où parvenir? «Je suis la Voie», dit-il. Où arriver? «Et la Vérité et la Vie (1)».

Voilà ce qu'ont aimé les martyrs; voilà pour quel motif ils ont dédaigné les biens présents et éphémères. Ne vous étonnez point de leur courage: l'amour en eux a vaincu la douleur. Célébrons donc avec une conscience pure la fête de la Masse-Blanche; et marchant sur les traces des martyrs, les yeux fixés sur leur Chef et le nôtre, si nous désirons parvenir au bonheur immense dont ils jouissent, ne craignons pas de passer par des voies difficiles. L'Auteur des promesses qui nous sont faites est véridique, il est fidèle, il ne saurait tromper. Ah! disons-lui avec une conscience pleine de candeur: «A cause des paroles sorties de vos lèvres, j'ai marché par de dures voies (2)». Pourquoi craindre les dures voies de l'affliction et de la souffrance? Le Sauveur y a passé. Mais c'est lui, réponds-tu peut-être. - Les Apôtres y ont passé aussi. - Mais c'étaient les Apôtres. - Je le sais: ajoute pourtant que des hommes comme toi y ont passé ensuite; rougis même, des femmes aussi y ont passé. Exposé au martyre, tu es un vieillard? Si près de la mort, ne crains pas la mort. Tu es un jeune homme? Combien de jeunes hommes ont passé par là, qui comptaient vivre encore? Des enfants mêmes et de petites filles ont passé par là. Comment serait dure encore cette voie que tant de passants ont aplanie?

Voilà donc l'instruction que nous vous faisons régulièrement chaque année, afin de ne pas célébrer inutilement les solennités des martyres, mais de nous exciter à n'hésiter pas d'imiter leur foi et leur conduite, dès que nous faisons profession de les aimer en solennisant leurs fêtes.

1. Jn 14,6 - 2. Ps 16,4





Augustin, Sermons 304