Augustin, Sermons 1028

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VINGT-HUITIÈME SERMON. SUR LA FÊTE DE PAQUES. (HUITIÈME SERMON. )

ANALYSE. - 1. Objection des impies contre l'immolation du Fils de Dieu. - 2. Jésus-Christ n'a pas été immolé par les chrétiens, mais adoré par eux après sa mort. - 3. La bonté de Dieu dans le mystère de l'Incarnation. - 4. Jésus-Christ, par sa résurrection, confond tous ses ennemis.

1. L'apôtre saint Paul nous dit: «Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé (1)». On demande pour qui ou pourquoi il a été immolé. En effet, des blasphémateurs fanatiques ne craignent pas d'élever la voix et de réclamer en ces termes. Les sanglants mystères des chrétiens sont assurément saints, pieux et pleins de miséricorde. Pour nous, nous sommes assurément des sacriléges en offrant aux statues des divinités, des oiseaux et des troupeaux. Mais que penser du sacrilége des chrétiens dont le sacrifice parricide consiste dans l'immolation d'un Fils à son Père? Si je réponds que le Dieu que nous adorons est l'amour même, ils m'objectent: Pourquoi donc Dieu, qui a défendu à Abraham d'immoler son fils, a-t-il permis l'immolation de son propre Fils? Si je réplique: Jésus-Christ est mort pour tous les peuples, ils me répondent: Il est assurément plein d'amour, votre Dieu qui s'est laissé apaiser par le sang de son Fils, plutôt que d'exiger le sang des peuples. Ils disent enfin: Votre Dieu est impie, car lui qui défend d'immoler un homme aux divinités, a voulu ou permis l'immolation de son propre Fils.

2. Oh! à quelles extrémités notrereligionse voit réduite! Qu'il est étroit, le sentier qui nous mène au vaste plateàu de la foi, quand

1. 1Co 5,7

au contraire la multitude confuse des réprouvés se joue dans les voies les plus spacieuses Que notre chemin est étroit et escarpé! Ce n'est qu'avec des efforts inouïs que nous portons la vérité; tant d'arguments séducteurs nous sont opposés que nous nous laisserions facilement convaincre, si nous n'avions pas à enseigner avant tout l'amour de Dieu que nous adorons. L'apôtre saint Paul nous dit donc: «Jésus-Christ notre pâque a été immolé»; nous disons pourquoi et par qui il a été immolé, afin de justifier de toute accusation de parricide le saint et innocent mystère de notre pâque. Ce n'est pas nous, chrétiens, qui immolons Jésus-Christ, mais nous l'adorons dans sa mort. Vous nous demandez pourquoi nous adorons une victime immolée? Parce que nous adorons le Fils de Dieu, avant même qu'il ait été immolé. Vous demandez pourquoi il a été immolé? C'est aux Juifs sacrilégement religieux à répondre; il leur était prescrit d'offrir à Dieu un agneau pour la pâque; or, en immolant Jésus-Christ à la place d'un agneau, ils ont offert à Dieu son propre Fils. C'est ce crime des Juifs que l'Apôtre rappelle en ces termes: «Jésus-Christ notre pâque a été immolé», c'est-à-dire immolé par ce peuple auquel Jean-Baptiste montrait le Christ, en disant: «Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui efface les péchés (305) du monde (1)». Vous demandez pourquoi Jésus-Christ ne s'est pas soustrait à ce crime? Parce que son sang était dû pour le rachat du monde. Quel crime avait donc commis le monde, pour que le sang ait dû servir à sa délivrance? Il avait encouru la malédiction de la loi, et Dieu, voulant rester fidèle à sa promesse, livra lui-même son Fils, dont le sang, quoique criminellement versé, devait être la rançon du pécheur condamné à la mort éternelle. Un tel jugement de Dieu est assurément inspiré par l'amour, et sans porter atteinte à son affection paternelle, il a fait retomber sur son Fils la condamnation qui pesait sur le genre humain, et a voulu que sa mort momentanée devînt le salut de l'univers.

3. O profond mystère d'amour! Le monde pèche, et Jésus-Christ est immolé, de telle sorte que Dieu, la justice et l'amour infinis, maintient le décret qu'il avait porté et détruit le péché sans détruire l'innocence. Telle est la vérité que Jésus-Christ lui-même a fait entendre, avant même l'effusion de son sang pour le salut du monde: «C'est ainsi que Dieu a aimé le monde, jusqu'à livrer pour lui son Fils unique, afin que celui qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle (2)». De son côté, l'apôtre saint Paul s'écrie: «Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant maudit pour nous; car il est écrit: Maudit

1. Jn 1,29

soit quiconque est pendu au gibet (1)»; et encore: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (2)?» «Si Dieu n'a pas épargné son propre Fils et s'il l'a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous a-t-il pas tout donné (3)?» Vous demandez pourquoi Dieu n'a pas épargné son Fils; parce que, dans la résurrection, ce Fils devait lui être rendu. En effet, une majesté éternelle ne peut ni mourir ni finir. Nais si le Fils de Dieu ne pouvait naturellement ni mourir ni finir, cependant il a voulu être crucifié, afin de se dépouiller de son corps mortel; d'un autre côté, 1a barbarie des Juifs a été déjouée, car Jésus-Christ, mort, nous a été rendu par la résurrection.

4. Voyez maintenant le Fils de Dieu ressuscitant des enfers; il porte sur son corps les cicatrices de sa passion, à l'aide desquelles il put se faire reconnaître; car, s'il l'eût voulu, il aurait fait disparaître toutes les traces de son sacrifice; lui qui a pu ressusciter, ne pouvait-il pas se guérir? Il salue ses Apôtres et reçoit leur salut; il mange avec eux, il se réjouit d'avoir accompli l'oeuvre de la rédemption, pour laquelle il est descendu sur la terre. Ainsi donc, mes frères, puisque vous êtes rachetés, demandez avec nous les biens que vous désirez; après nous avoir délivrés par son sang, que Jésus-Christ nous comble de tous les biens.

1. Ga 3,13 - 2. Rm 8,31 - 3. Rm 32

305




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VINGT-NEUVIÈME SERMON SUR LA FÊTE DE PAQUES. (NEUVIÈME SERMON@)

ANALYSE. - 1. Le corps de Jésus-Christ est un temple. - 2. Ce temple a été rebâti par le Père comme par le Fils. - 3. Le nombre de quarante-six ans désigne les quatre parties de la terre. - 4. Ce nombre mystique se retrouve dans Adam. - 5. Il se retrouve aussi dans la naissance du second Adam. - 6. Conclusion.

1. Dans l'Evangile selon saint Jean, nous lisons que les Juifs, jaloux de toutes les merveilles opérées par le Sauveur, lui posèrent cette question: «Quel signe nous donnez-vous du pouvoir que vous avez de faire ces choses?» Le Seigneur leur répondit: (306) «Détruisez ce temple et je le relèverai en trois jours». Et ils dirent: «Quarante-six ans ont été employés à la construction de ce temple, et vous le relèverez en trois jours (1)?» Ne l'oubliez pas, mes frères, les Juifs étaient charnels, et ils jugeaient charnellement de toutes choses. Jésus parlait spirituellement; mais comme eux vivaient charnellement, ils comprenaient charnellement. Or, qui peut comprendre de quel temple parlait le Sauveur? Le pouvaient-ils, eux qui nourrissaient contre lui des pensées et des desseins criminels? Mais nous n'avons pas à nous inquiéter sur ce point, car l'Évangile nous apprend de quel temple parlait le Sauveur. En effet, Jésus venait de dire: «Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours». Les Juifs répondirent: «Quarante-six ans ont été employés à la construction de ce temple, et vous le rebâtirez en trois jours?» L'Évangéliste continue: «Or, Jésus parlait du temple de son corps (2)». Telle est la pensée du Sauveur dans toute sa simplicité. D'un autre côté, il est connu de tous que Jésus, après avoir été mis à mort par les Juifs, ressuscita le troisième jour. Les Juifs peuvent bien dire qu'ils n'en savent rien, parce qu'ils sont hors de l'Église; mais à nous ce fait est parfaitement connu, parce que nous savons en qui nous croyons. En effet, par cette solennité que nous célébrons aujourd'hui chaque année nous rappelons le souvenir anniversaire de la destruction de ce même temple et de sa réédification. Toutefois on peut nous demander s'il n'y a pas quelque mystère dans ces paroles: «Quarante-six ans ont été employés à la construction de ce temple». Il y aurait beaucoup d'observations à présenter sur cette pensée, mais nous nous contenterons de quelques remarques courtes et faciles à saisir.

2. Nous savons, mes frères, qu'Adam a été seul créé directement par Dieu; nous savons qu'il représentait le genre humain tout entier; qu'en transgressant le précepte divin il fut pour ainsi dire brisé; qu'il se trouve pour ainsi dire subdivisé en chacun de nous, de manière à se retrouver tout entier dans la société et dans l'union réciproque de tous les hommes; et enfin qu'il ne peut que gémir pour nous, puisqu'il se trouve renouvelé en nous par Jésus-Christ. Le Sauveur est sorti de

1. Jn 2,18-19 - Jn 2,21

la race d'Adam, mais sans avoir le péché d'Adam. Il est venu sans péché, afin d'expier dans son corps le péché d'Adam, et de ra. mener l'homme à son image et à sa ressemblance, tel qu'il avait été d'abord créé. La chair que Jésus-Christ reçut d'Adam, tel est donc le temple que les Juifs ont détruit, et que le Sauveur a réédifié en trois jours. En effet, Jésus-Christ en sa qualité de Dieu fort, tout-puissant et égal au Père, a ressuscité son corps. En quel sens donc l'Apôtre dit-il: «Qui l'a ressuscité d'entre les morts (1)?» De qui parle-t-il? Du Père. C'est ainsi qu'il a dit de Jésus-Christ: «Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix; voilà pourquoi Dieu l'a ressuscité d'entre les morts et lui a donné un nom au-dessus de tout nom (2)». Je le ressusciterai donc; qui donc ressuscitera? Le Père, à qui le Christ luimême dit dans le psaume: «Ressuscitez-moi, et je leur rendrais». C'est donc le Père qui a ressuscité Jésus-Christ, et non pas Jésus-Christ qui s'est ressuscité lui-même. Mes frères, que cette conclusion ne vous scandalise pas. Le Père, que fait-il sans son Verbe, que fait-il sans son Fils unique? «Toutes choses ont été faites par lui, et rien n'a été fait sans lui (3)». Puisqu'il est Dieu lui-même, c'est donc de lui aussi qu'il a été dit: «Dieu l'a ressuscité d'entre les morts». De là vous devez conclure qu'il s'est ressuscité lui-même. Écoutez. Que le Juif nous dise lui-même ce qu'il a entendu: «Détruisez ce temple, et je le réédifierai en trois jours». C'est le Père qui le réédifie, mais le Fils accomplit cette oeuvre comme le Père, et le Père comme le Fils. Jésus-Christ nous dit dans l'Évangile: «Mon Père et moi nous ne sommes qu'un (5)»; et ailleurs: «Tout ce que fait le Père, le Fils le fait également (6)».

3. Que signifie ce nombre de quarante-six années dont parlent les Juifs: «Quarante-six années ont été employées à la construction de ce temple». Je disais tout à l'heure qu'Adam se retrouve dans l'ensemble du genre humain; je reviens sur cette pensée pour la faire mieux ressortir encore. Les quatre lettres dont nous nous servons pour écrire le mot Adam, sont précisément, dans la langue grecque, les quatre premières lettres des

1. Rm 4,24 - 2. Ph 2,8-9 - 3. Ps 40,11 - 4. Jn 1,3 - 5. Jn 10,30 - 6. Jn 5,19

307

quatre points cardinaux qui renferment le monde tout entier: l'Orient, l'Occident, le Nord et le Midi. C'est de ces quatre points que le Seigneur a dit: «Je rassemblerai mes élus des quatre vents du ciel (1)»; David avait dit également: «Qu'ils parlent, ceux qui ont été rachetés, qu'il a rachetés de la puissance de l'ennemi, depuis l'Orient et l'Occident, le Nord et le Midi». Or, en grec, Orient se prononce: Anathole; Occident, Dytis; Nord, Arctos; et Midi, Mesembria. En prenant la première lettre de chacun de ces quatre noms on obtient: Adam; et comme c'est de la chair d'Adam que Jésus-Christ a reçu son propre corps, plus tard attaché à la croix, ce corps est réellement le temple dont il est dit: «Je le rebâtirai en trois jours; et les Juifs répondirent: Quarante-six ans ont été employés à la construction de ce temple, et vous le rebâtirez en trois jours? Or, Jésus parlait a du temple de son corps».

4. D'un autre côté, ne peut-on pas montrer que le chiffre quarante-six (XLVI) compose le nom d'Adam? Or, ce nombre est pour nous très-mystérieux, non-seulement parce qu'il forme le nom même d'Adam, mais encore celui de Jésus-Christ dont il indique le mode surnaturel de conception. Examinons d'abord le nom du premier homme, Adam. En grec, l'Alpha représente dans la numération la valeur de: un; le Bêta, la valeur de deux; le Gamma, la valeur de trois; et le Delta, la valeur de quatre, et ainsi de suite des autres lettres de l'alphabet, qui servent à la fois à écrire et à compter. Par exemple le Mu a la valeur de quarante (tessaraconta). Or, cherchez la valeur de ces lettres et vous trouverez Adam. Nous y trouvons l'Alpha, ou: un; le Delta, quatre; or quatre ajoutés à un égalent cinq; nous retrouvons de nouveau Alpha ou un qui, ajouté à cinq, égale six; enfin le Mu qui vaut quarante, ce qui donne quarante-six, ou le nombre d'années employées à la construction du temple.

5. Et parce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu que son corps fût formé de la race d'Adam, sans toutefois recevoir la souillure du péché originel, il suit que c'est dans cette

1. Mt 24,31

race qu'il a pris le temple de son corps, en rejetant l'iniquité originelle. Or, cette chair, qu'il tira d'Adam, fut la chair de Marie, et le corps du Seigneur fut formé du corps de Marie. Ce corps a été crucifié par les Juifs et ressuscité trois jours après par le Sauveur lui-même. C'est ainsi que ces Juifs ont détruit ce temple qui a duré quarante-six ans à construire, tandis que Jésus-Christ l'a reconstruit en trois jours. En effet, si j'en crois les médecins, le corps humain emploie quarante-six jours à se former dans le sein maternel. Pendant les sept premiers jours ce corps n'est encore qu'une espèce de lait; pendant les neuf jours suivants il se convertit en sang; il se solidifie pendant les douze jours qui suivent et enfin, pendant les dix-huit jours qui succèdent, tout le corps est formé par les divers linéaments des membres. A partir de ce moment jusqu'à la naissance le corps ne fait plus que grandir et s'accroître. Or, ces quarante-six jours, si vous les multipliez par six, c'est-à-dire par les six âges de l'homme, l'enfance, la puéritie, l'adolescence, la jeunesse, l'âge moyen et la vieillesse, on trouve le chiffre de deux cent soixante-seize, c'est-à-dire de neuf mois et six jours, qui se comptent depuis le huitième jour des kalendes d'avril, jour de la conception et de la mort de Jésus-Christ jusqu'au huitième jour des calendes de janvier, jour de la naissance du Sauveur... Ce n'est donc pas sans raison que quarantesix années sont assignées à la construction du temple, figure du corps de Jésus-Christ; car autant d'années le temple a mises à se construire, autant de jours le corps de Jésus-Christ a mis à se former.

6. Telle est l'explication de ces paroles «Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois «jours. Les Juifs répondirent: Quarante-six ans ont été employés à la construction du temple, et vous le rétablirez en trois jours? Or, Jésus parlait du temple de son corps». Nous bénissons le Seigneur qui daigne révéler à ses serviteurs les mystères les plus cachés. Que notre foi repose donc toujours sur l'humilité de notre coeur, afin que nous méritions de recevoir de Dieu la récompense du royaume céleste.

308




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TRENTIÈME SERMON. SUR LA FÊTE DE PAQUES. (DIXIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. Signification de la Pâque. - 2. Jésus-Christ mort pour le péché, afin de satisfaire à la justice. - 3. Nous devons imiter la Pâque, c'est-à-dire le passage de Jésus-Christ au ciel; on doit donner des fils à Celui qui nous a donné son Fils.

1. Mes frères, quelques-uns font venir le mot pâque du grec et lui donnent le sens de souffrance; c'est une erreur. Pâque veut dire passage, car l'Ecriture ne lui donne pas d'autre signification, et c'est aussi le sens que ce mot a conservé en passant dans la langue latine. Or, ce mot pâque, ou passage, rappelle que le Seigneur est passé par l'Egypte quand, dans une seule nuit, il frappa tous les premiers-nés des Egyptiens; c'était l'accomplissement de cette parole: «Et je passerai par la terre d'Egypte, et je frapperai tout premier-né dans la terre d'Egypte (1)». Notre pâque, ou passage à nous, nous rappelle le passage du Sauveur de la mort à la vie, et son passage des enfers au ciel par sa résurrection. Quel grand, quel admirable passage, car notre Sauveur y détruit la mort à laquelle il s'était volontairement soumis, et ce triomphe, il l'avait prédit lui-même: «J'ai le pouvoir de quitter la vie, et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre (2)». Adorons ce profond décret de la providence et de la miséricorde de Dieu qui, en soumettant le corps de Jésus-Christ à une mort qu'il ne méritait pas, a voulu nous soustraire à la mort, trop juste salaire de nos péchés.

2. Il arrive souvent aux infidèles de flous poser cette question: Quelle nécessité y avaitil que le Seigneur mourût pour l'homme? Notre salut ne pouvait-il pas s'opérer sur une simple parole ou un commandement de sa part? Cette question, mes frères, est assurément très-grave à leurs yeux; mais, avec la grâce de Dieu, nous espérons la résoudre en peu de mots. Au commencement, l'homme

1. Gn 12,12 - 2. Jn 12,18

avait péché en transgressant le précepte de Dieu; après son crime, il avait été condamné à la mort en vertu de la loi du péché, et c'était justice; car, en consentant librement à la tentation, il s'était volontairement rendu l'esclave de son ennemi. C'est ainsi que l'homme, depuis sa prévarication, était tombé sous l'empire du démon; la nécessité de mourir suffisait à elle seule pour lui rappeler sa complète servitude. «Car, comme il est écrit, la mort régnait depuis Adam (1)». Or, notre Dieu qui, s'il est tout-puissant, est aussi la souveraine vérité et qui, en nous arrachant par pure miséricorde à l'empire du démon, a voulu s'astreindre à toutes les exigences dela justice, notre Dieu, disons-nous, a écouté non-seulement sa toute-puissance, mais encore la vérité; il a rejeté la violence et n'a rien voulu extorquer par la force. Il avait recouvré son empire sur l'homme, et le possédait; mais il s'abaissa jusqu'à payer une rançon pour le captif. Quelque chose, mes frères, semblait s'opposer à ce que Dieu ravit au démon, sans compensation aucune, la victime qui s'était mise volontairement sous le joug. Dieu ne pouvait-il pas délivrer l'homme par le seul effet d'un commandement de sa part? Une telle délivrance eût été dans les limites de sa toute-puissance, mais non pas dans celles de sa justice. Or, ce Dieu juste ne considère pas ce que lui permet sa toutepuissance, mais ce que prescrit l'équité. Il fallait arracher l'homme au joug du démon, mais en sauvant toutes les règles de la justice. Atïn donc de donner toute satisfaction à la justice, Dieu a sauvé l'homme, non pas en

1. Rm 5,14

309

commandant, mais en le rachetant. Par un mystère ineffable d'équité et d'amour, Notre-Seigneur se fit véritablement homme, afin que l'homme rachetât l'homme en faisant souffrir la chair pour la chair. Il vint donc dans la ressemblance de la chair de péché, afin que, en payant, par la croix, le salaire du péché, il eût le droit de détruire le péché de la chair. Sur la terre, un créancier qui réclame plus qu'il ne lui est dû, perd, par cela même, tout droit à une revendication; car, pour me servir de ses propres expressions, il a encouru le danger de demander davantage. Ce principe peut, en quelque manière, s'appliquer au démon. L'homme lui était dû, mais il exigea un Dieu et perdit ainsi sa cause; en demandant trop, il courut le danger de ne rien obtenir. N'était-ce donc pas justice, mes frères, que celui qui s'était précipité sur l'innocent perdît le coupable, et que celui qui avait poursuivi le juste vît s'échapper le criminel? En désirant ce qui lui était défendu, il perdit donc ce qui lui appartenait en toute rigueur de justice; l'iniquité retomba sur son auteur. En sévissant contre Celui qu'il ne pouvait subjuguer, il perdit ce qu'il possédait, et il ne trouva pas ce qu'il cherchait; il avait envahi l'esclave, et il portait déjà la main sur le Seigneur; c'est justice que, en poursuivant cette double proie, il ait éprouvé une double déception. En effet, l'esclave se trouvant racheté lui échappa, et le Seigneur, en ressuscitant, remporta le plus glorieux triomphe.

3. C'est un véritable passage que nous célébrons en ce jour, parce que Jésus-Christ met en fuite la mort et reparaît plein de vie. A notre tour, efforçons-nous de ressusciter avec lui. S'il est descendu jusqu'à nous, c'est afin que nous montions jusqu'à lui. En revêtant notre humanité, il l'a élevée jusqu'au ciel, afin que, par la foi et par l'espérance, nous quittions les oeuvres terrestres pour nous élever jusqu'aux choses célestes. Le Sauveur a pénétré jusque dans les limbes, atin de nous racheter; il est monté au ciel, afin de nous entraîner à sa suite. Il est écrit: «Le chef de l'homme, c'est Jésus-Christ (1)». Jésus-Christ est donc notre chef; nous sommes son corps; ne nous éloignons pas des traces de notre Père; puisque notre chef est au ciel, efforçons-nous de réunir le corps à la tête. Voilà pourquoi c'est une gloire pour l'homme d'offrir à Dieu des fils ou des filles, puisque Dieu a offert pour nous son Fils unique. Le père de nombreux enfants croit faire beaucoup que d'en offrir un au Seigneur, et Dieu a livré pour nous son Fils unique; nous hésitons à consacrer à Dieu nos enfants, et pour nous Dieu n'a pas épargné son Fils unique. «Quelles dignes actions de grâces a rendrons-nous à Dieu pour tous les biens dont il nous a comblés (2)?» L'offrande même de tous nos fils serait-elle une reconnaissance suffisante? Pour nous, Dieu a livré son Fils à la mort; et si nous offrons nos enfants à Dieu, c'est afin qu'ils vivent. Notre Sauveur a obéi à l'ordre et à la volonté de Dieu son Père.

1. 1Co 2,3 -2. Ps 115,12




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TRENTE ET UNIÈME SERMON. SUR LA FÊTE DE PAQUES. (ONZIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. Raison du mot Pâque. - 2. Jésus-Christ l'agneau de Dieu immolé pour notre salut. - 3. Les membres de Jésus-Christ ne furent pas brisés; Jésus-Christ est mort pour Adam.

1. On regarde comme un parricide le sacrifice d'un fils immolé par son père; tel eût été le sacrifice du Sauveur si, en mourant, il n'eût pas dû ressusciter le troisième jour. (310) Jésus-Christ meurt, mais il est immortel, et le Père n'éprouve aucune perte puisqu'il n'est pas privé de son Fils immolé. Le Sauveur a livré son corps humain, mais il est ressuscité comme Dieu. Sa mort est donc un renouvellement et non pas un châtiment, puisqu'il sort du tombeau glorieux et immortel. Nation incrédule des Juifs, prêtez l'oreille au récit de ces prodiges et sachez ce que vous avez fait; dans la personne du Fils de Dieu, aujourd'hui plein de vie, vous avez perdu le Nuit de votre déicide. Pour vous, chrétiens fidèles, il ne vous appartient pas de tout scruter, mais de craindre; écoutez donc les enseignements que renferment le mystère et lenom de la fête de ce jour. En hébreu, Pâque veut dire passage; en grec, il veut dire souffrance. Les Juifs n'y voient que le souvenir du passage qui permit à leurs ancêtres, sortant de l'Egypte, de traverser à pied sec la mer Rouge qui avait desséché son lit et suspendu le cours de ses flots; nous, chrétiens, nous célébrons dans la Pâque l'anniversaire d'un passage et celui de la passion de Jésus-Christ. De même que, pour les Juifs, le passage de la mer Rouge assura leur délivrance de la captivité, de même la passion du Sauveur fut la rédemption des pécheurs. C'est donc ici, par excellence, le jour solennel que Dieu nous a fait, puisque c'est en son honneur qu'a été immolé l'Agneau innocent flguré dans les sacrifices judaïques.

2. O honte! cette solennité réveille chaque année, dans le coeur des Juifs, le désir du déicide; ils n'immolent plus en réalité le Fils de Dieu, mais au nom de la religion ils se sentent toujours disposés à commettre ce crime, et ils se félicitent de l'avoir commis. Que c'est donc avec raison que Jésus-Christ est désigné sous le nom d'agneau par les Prophètes! En apercevant le Seigneur sur la terre, le saint Précurseur le salue en ces termes: «Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui efface les péchés du monde (1)»; c'était dire clairement: Voici le véritable agneau pascal. Longtemps avant la naissance de Jésus-Christ, Isaïe l'avait ainsi dépeint «Comme l'agneau reste silencieux sous la main de celui qui le tond, ainsi il n'ouvrira pas la bouche (2)». Et, en effet, le Sauveur garda ce profond silence dans toute sa passion

1. Jn 1,29 - 2. Is 53,7

pendant que le peuple l'accablait d'injures. Le texte sacré parlait de la solennité pascale, mais il en parlait en figure; car tout mystère, alors même qu'il est dévoilé aux yeux des peuples, conserve toujours son côté obscur. Ce texte sacré portait: «Vous aurez un agneau sans tache, mâle, et d'un an; vous le prendrez parmi vos boucs et vos chevreaux et vous le conserverez jusqu'au quatorzième jour de ce mois, et tout le peuple de l'assemblée des enfants de Dieu l'immolera vers le soir, et ils prendront de son sang (1)». C'est nous qui recevons ce sang de Jésus-Christ, dont ses bourreaux ont été arrosés et qui est retombé sur eux pour leur condamnation et en exécution de ce voeu déicide: «Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (2)».

3. Le Seigneur avait dit également: «Ses os ne seront pas brisés (3)». Cette parole reçut son parfait accomplissement; car, tandis que les voleurs, crucifiés avec Jésus-Christ, eurent les membres brisés, ceux de Jésus-Christ restèrent intacts. Ce ne fut là l'effet ni d'une erreur, ni d'un accident, ni du hasard; celui-là pèche avec préméditation, qui observe dans son crime une certaine discipline. Disons enfin pourquoi Jésus-Christ est appelé victime. Adam, le premier homme, qui fut aussi les prémices de notre péché, avait porté jusque dans les limbes la malédiction d'un Dieu vengeur et attendait qu'il y fût racheté par le sang de Jésus-Christ, de telle sorte que la chair devait racheter la chair, la croix du calvaire devait racheter l'arbre du paradis terrestre, et le véritable Fils de la vierge Marie devait racheter le complice de la première femme. Voilà pourquoi, dans la personne du Fils de Dieu, l'innocent a été livré pour le coupable. Jésus-Christ est mort pour l'homme, et c'est lui-même qui s'est substitué volontairement, alors même qu'il aurait pu nous sauver sans mourir. Ainsi, ce qui est mort dans l'homme et en Jésus-Christ, c'est la chair pécheresse qui n'a pu recouvrer son droit à la vie que par le supplice de la chair sacrée du Sauveur. Quand donc, pour le péché de l'homme, Jésus-Christ a livré à la mort son corps destiné à la résurrection, cette mort, en réalité, n'a été qu'un véritable triomphe.

1. Ex 12,5-6 - 2. Mt 27,25 - 3. Ex 12,46

311




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TRENTE-DEUXIÈME SERMON SUR LA FÊTE DE PAQUES. (DOUZIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. Le Père et le Fils ne sont qu'un seul Dieu. - 2. La foi en Jésus-Christ naissant d'une Vierge n'a rien de commun avec les absurdités païennes. - 3. Pureté parfaite de la naissance de Jésus-Christ. - 4. Perversité de Pilate et des Juifs. - Jésus-Christ, dans sa résurrection, vainqueur de la mort et du démon.

1. Dans cette grande solennité de Pâque, notre foi surabonde de joie; car l'humanité dont Jésus-Christ s'est revêtu dans le sein de Marie nous apparaît toute rayonnante de gloire et de majesté. Cette foi trouve aujourd'hui le fondement le plus inébranlable dans la résurrection de Celui qui a accompli tous les mystères «comme un géant invincible s'élance pour parcourir sa carrière (1)». Si notre intelligence humaine possède quelque connaissance sur le Père tout-puissant, «Créateur de toutes choses, Roi de tous les siècles, Dieu immortel et invisible (2)», cette connaissance ne nous vient ni des sens, ni du discours, ni des élucubrations des savants; c'est la foi seule qui nous la donne, cette foi qui nous enseigne que le Fils engendré du Père de toute éternité a été formé par le Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie et est né dans la plénitude des temps pour le salut du genre humain. Vous donc, chrétien, croyez d'abord le Père tout-puissant, éternel et infini; croyez que dans le ciel il engendre son Fils de toute éternité, absolument semblable à lui, tout-puissant et éternel; croyez que le Fils partage avec le Père l'empire sur toutes choses au ciel et sur la terre, puisqu'avec le Père il a créé le ciel et la terre, comme il le dit luimême par l'organe de Salomon: «Lorsqu'il préparait le ciel, j'étais avec lui (3)»; croyez aussi que le Père et le Fils ne sont qu'un seul Dieu, selon cette parole de l'Evangile. «Moi et mon Père, nous sommes un (4)». Enfin, donnons à notre foi tout son développement

1. Ps 18,6 - 2. 1Tm 1,17 - 3. Pr 8,27 - 4. 1Jn 10,30

et croyons en Jésus-Christ Notre-Seigneur qui a été conçu du Saint-Esprit et est né de la Vierge Marie.

2. Nous n'avons pas à parler de Jésus-Christ en tant que Fils de Dieu engendré du Père; ce dont nous parlons, autant qu'il nous en fait la grâce, c'est de sa naissance temporelle de la Vierge Marie. Il est de la Vierge par l'opération du Saint-Esprit; mais cette naissance est niée par les incrédules, par les infidèles et par les païens qui nous prennent en profond mépris, lorsqu'ils nous entendent proclamer hautement la maternité d'une Vierge. Qu'ils discutent donc la vanité des dieux qu'ils adorent, et ils cesseront de se rire de la réalité de nos mystères aussi profonds que véritables. Ils nous présentent leur Minerve sortant du cerveau de Jupiter; et leur Vénus, ou autrement leur Aphrodite, ils la disent engendrée de l'écume de la mer. Croire qu'une jeune Vierge, sous l'action immédiate du Saint-Esprit, a conçu le Sauveur, n'est-ce pas infiniment plus facile que de croire avec ces idolâtres que Vénus a été formée de l'écume de la mer et que Minerve est sortie tout armée du cerveau de Jupiter? O païens insensés et malheureux, si vous acceptez ces vaines assertions, comment donc pouvez-vous encore clouter de nos prédications aussi saintes que véridiques? Vous acceptez aveuglément les plus monstrueuses absurdités sur le compte de vos dieux, pourquoi donc ne trouvez-vous pas plus facile de vous en rapporter à la toutepuissance du vrai Dieu? En vertu de cette toute-puissance, nous vous montrons qu'une Vierge a pu concevoir et engendrer. Laissez-moi (312) seulement vous citer quelques exemple aussi clairs que connus. Les abeilles se repro duisent et cependant la diversité des sexes n'y concourt aucunement. Si donc vous croye; de l'abeille qu'elle est vierge et mère, pour quoi ne croyez-vous pas que Marie ait pu en. gendrer sans que sa virginité ait souffer aucune atteinte? Non, personne ne doit douter que Jésus-Christ est né du Saint-Esprit et di la Vierge Marie; ce mystère, annoncé par le anges, est l'objat de la foi de toute la nature humaine.

3. Convaincus sur ce point, les païens, pour cacher leur honte, ajoutent: Grâce à la toute puissance de Dieu, une Vierge a pu, san: doute, concevoir et enfanter, mais il paraîl indigne de la Majesté divine d'être sortie du sein d'une femme par ces voies ignominieuse: qu'elle n'a pu suivre sans souillure, alors même que la conception aurait été toute mi. raculeuse et surnaturelle. Insensé, quand il s'agit de Dieu, comment osez-vous tenir un semblable langage? C'est trop de témérité par rapport au Créateur, et pour vous réduire au silence, il me suffira de prendre un exemple parmi les créatures. Le soleil est assurément la créature de ce Sauveur dont vous parlez; or, le soleil pénètre jusque dans les lieux les plus fangeux et les plus sales; son rayon de lumière y brille dans tout son éclat, et cependant il n'y contracte aucune souillure. Si donc le soleil reste pur au milieu de toutes ces obscénités, comment osez-vous dire que le Sauveur n'a pu qu'être souillé en naissant d'une Vierge immaculée? Le soleil nous fournit encore une autre comparaison. On peut couper un arbre au moment même où celui-ci est tout inondé des rayons du soleil. Pendant qu'on le coupe, le fer destiné à le frapper est lui-même inondé de la lumière du soleil avant de frapper le bois; or, cette lumière n'est nullement coupée et ne peut recevoir aucune atteinte, quoique le bois soit soumis à l'incision et donne entrée au tranchant qui le frappe. De même Jésus-Christ a pu être lié, enchaîné, crucifié, immolé; et pourtant la nature divine qui était en lui n'a pu être atteinte d'aucune manière.

4. Nous avons pour témoin Pilate qui, assis sur son tribunal et après avoir lavé ses mains, s'écria: «Je suis pur du sang de ce juste, c'est votre affaire (1)»; et cependant, cédant aux clameurs des Juifs répétant sans cesse «Qu'il soit crucifié (2)», Pilate fit flageller le Sauveur et le livra pour qu'il fût crucifié. O jugement pervers! Le coupable est assis etun Dieu se tient debout; Pilate commande et Jésus est crucifié. O peuple juif! ô vous qui vous dites l'héritage de Dieu! «ô vigne du Dieu Très-Haut, qui produisez non pas des raisins, mais des ronces et des épines!» que dis-je, vous avez reçu de Pilate le raisin luimême, et de vos propres mains vous l'avez pressuré sur le bois de la croix. C'est là ce raisin qui, pressuré, a répandu son sang et en a arrosé le monde tout entier. Mais le sang de Jésus-Christ a été répandu pour la rémission des péchés, afin de condamner l'ignominie des Juifs. Venez donc, ô juif, venez à l'église de Jésus-Christ, lavez le sang que vous avez répandu et effacez le crime que vous avez commis. Ne craignez rien; il est vrai que vous avez cloué à la croix votre Seigneur et votre Dieu; mais il est venu sur la terre afin de racheter par son sang le monde tout entier. Croyez en lui, et vous-mêmes, ô Juifs, vous pouvez obtenir le pardon de vos péchés. Par ce bois de la croix, non-seulement l'arbre de la science du bien et du mal qui a causé la mort du premier homme, mais le paradis lui-même a été renouvelé dès l'instant qu'une place y fut donnée à ce larron pénitent qui fut crucifié avec le Sauveur.

5. O mort, ô démon, que dites-vous? Vous semblez vous réjouir de votre victoire, parce que vous voyez le Christ immortel devenu votre victime. Le Christ que vous voyez descendre en enfer, s'empresse d'y briser les chaînes des captifs et d'en faire disparaître les traces de votre domination. Ce géant invincible qui vous a vaincus dans le monde, dirige sa course rapide jusque dans les enfers, afin d'arracher de vos mains ceux que vous y reteniez captifs et de faire peser sur vous le joug d'une éternelle condamnation. Voici que le troisième jour il est ressuscité d'entre les morts, afin de confirmer la foi véritable qu'il a prêchée à ses disciples, et de conférer la gloire du royaume éternel à tous ceux qui croiront en lui.

1. Mt 27,24 - 2. Mt 23

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Augustin, Sermons 1028