Augustin, Sermons 1052

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CINQUANTE-DEUXIÈME SERMON. SUR LA CONVERSION DE SAINT PAUL. (QUATRIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. Les deux noms de saint Paul et sa conversion. - 2. Effet admirable de la grâce de Dieu dans cette conversion. - 3. De la grâce et des mérites dans la personne de saint Paul. - 4. Conclusion.

1. Mes frères, essayons de parler un peu de l'apôtre saint Paul. Arrêtons-nous d'abord à son nom; car il s'est appelé Saul avant de s'appeler Paul; le premier nom symbolisait l'orgueil, comme le second symbolise l'humilité; le premier était bien le nom d'un persécuteur. Saul vient du mot Saül. Saül fut ainsi désigné parce qu'il persécuta David, figure de Jésus-Christ qui devait sortir de la famille de David, par la Vierge Marie, selon la chair. Saul remplit le rôle de Saül, lorsqu'il persécuta les chrétiens; il était animé d'une haine violente contre les disciples du Sauveur, comme il le prouva au moment du martyre de saint Etienne; car il voulut garder les vêtements de ceux qui le lapidaient, comme pour faire entendre qu'ils n'étaient tous que ses propres instruments. Après le martyre de saint Etienne, les chrétiens de Jérusalem se dispersèrent portant partout la lumière et le feu dont le SaintEsprit les embrasait. Paul, voyant la diffusion de l'Evangile de Jésus-Christ, fut rempli d'un zèle amer. Muni de pleins pouvoirs de la part des princes des prêtres et des docteurs, il se mit en mesure de châtier sévèrement tous ceux qui lui paraitraient invoquer le nom de Jésus-Christ, et il allait respirant le meurtre et altéré de sang.

2. Ainsi désireux de s'emparer des chrétiens et de verser leur sang, il parcourait le chemin de Jérusalem à Damas, à la tête d'un (352) certain nombre de ses complices, lorsqu'il entendit une voix du ciel. Mes frères, quels mérites avait acquis ce persécuteur? Et cependant cette voix qui le frappe comme persécuteur, le relève apôtre; voici Paul après Saul; le voici qui prêche l'Evangile et il décline lui-même ses titres: «Je suis», dit-il, «le plus petit d'entre les Apôtres(1)». Que ce nom de Paul est bien choisi! Ce mot, en latin, ne signifie-t-il pas petit, modique, moindre? et cette signification, l'Apôtre ne craint pas de se l'appliquer à lui-même. Il se nomme le plus petit, rappelant ainsi la frange du vêtement de Jésus-Christ, que toucha une femme malade. Cette femme, affligée d'une perte de sang, figurait l'Eglise des Gentils; et c'est vers ces Gentils que Paul, le plus petit des Apôtres, a été envoyé, car il est la frange du vêtement, la partie la plus petite et la dernière. En effet, ce sont là les qualités que l'Apôtre se donne; il s'appelle le plus petit et le dernier. «Je suis le dernier des Apôtres (2); je suis le plus petit des Apôtres (3)». Ce sont là ses propres paroles, et s'il en a prononcé d'autres, qu'il veuille bien nous les rappeler; car nous ne voulons pas lui faire injure, quoique ce ne soit pas faire injure à Paul que d'exalter la grâce de Dieu. Toutefois, écoutons-le: «Je suis», dit-il, «le plus petit des Apôtres, je ne suis pas digne d'être appelé apôtre»,; voilà ce qu'il était; «Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre»; pourquoi? «Parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu». Et d'où lui est venu l'apostolat? «Mais c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis; et la grâce de Dieu n'a pas été vaine en moi, car j'ai plus travaillé que tous les Apôtres».

3. Mais, ô grand Apôtre, voici que des hommes inintelligents se figurent que c'est encore Saul qui parle et qui dit: «J'ai plus travaillé qu'eux tous»; il semble se louer, et cependant son langage est plein de vérité. Il a remarqué lui-même que ce qu'il venait de dire pouvait tourner à sa louange; aussi, après avoir dit: «J'ai plus travaillé qu'eux tous», s'empresse-t-il d'ajouter: «Non pas «moi, mais la grâce de Dieu avec moi a. Son humilité a connu, sa faiblesse a tremblé, sa parfaite charité a confessé le don de Dieu. O vous qui êtes rempli de grâce, qui êtes un

1. 1Co 15,9 - 2. 1Co 4,9 - 3. 1Co 15,9

vase d'élection, et qui avez été élevé à un rang dont vous n'étiez pas digne, dites-nous les secrets de la grâce en votre personne; écrivez à Timothée et annoncez le jour de la justice. «Je suis déjà immolé», dit-il. Nous venons de lire l'épître de saint Paul; ce sont bien là ses propres paroles: «Je suis déjà immolé». En d'autres termes: l'immolation m'attend, car la mort des saints est un véritable sacrifice offert à Dieu. «Je suis immolé, et le moment de ma dissolution approche; j'ai combattu le bon combat, j'ai consommé ma course, j'ai conservé la foi; il ne me reste plus qu'à attendre la couronne de la justice, que Dieu me rendra en ce jour, en sa qualité de souverain juge». Celui par qui nous avons mérité nous rendra selon nos mérites; Paul a été fait apôtre sans l'avoir mérité, et il ne sera pas couronné qu'il ne l'ait mérité. Parlant de la grâce qu'il avait reçue d'une manière absolument gratuite, il s'écrie: «Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, mais c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis». Au contraire, quand il exige ce qui lui est dû, il s'exprime en ces termes: «J'ai combattu le bon combat; j'ai consommé ma course, j'ai conservé la foi, il ne me reste plus qu'à attendre la couronne de la justice». Cette couronne m'est due; et afin que vous sachiez qu'elle m'est due, je déclare «que Dieu me la rendra». Il ne dit pas: Dieu me la donne, ou m'en gratifie, mais: «Dieu me la rendra en ce jour, en sa qualité de souverain juge». Il m'a tout donné dans sa miséricorde, il me rendra dans sa justice.

6. Je vois, ô bienheureux Paul, à quels mérites vous est due la couronne; en regardant ce que vous avez été, reconnaissez que vos mérites eux-mêmes ne sont que des dons de Dieu. Vous avez dit: «Je rends grâces à Dieu, qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ. J'ai combattu le bon combat; mais tout me vient de Dieu, qui fait miséricorde». Vous avez dit: «J'ai conservé la foi»; mais vous avez dit également: «J'ai obtenu miséricorde, afin que je sois fidèle». Nous voyons donc que vos mérites ne sont que des dons de Dieu, et voilà pourquoi nous nous réjouissons de votre couronne.

353




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CINQUANTE-TROISIÈME SERMON. SUR LA CONVERSION DE SAINT PAUL. (CINQUIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. Grâce admirable de Dieu dans la conversion de saint Paul. - 2. Effets prodigieux de conversion dans la personne de saint Paul. - 8. Conclusion.

1. La lecture que l'on vient de faire des Actes des Apôtres nous a rappelé que Paul avait été terrassé par une voix du ciel. Animé d'une rage insatiable, disposé à déchirer et à persécuter le troupeau de Jésus-Christ, il se rendait à Damas, lorsqu'il entendit cette voix du ciel: «Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous? n Pourquoi vous êtes-vous attaqué à mon nom; pourquoi avez-vous lapidé mon martyr? Je devais vous perdre à jamais, mais Etienne a prié pour vous. Paul répond: «Qui étes-vous, Seigneur?» Le Seigneur: «Je suis Jésus de Nazareth, que vous persécutez». Le Chef réclame du haut du ciel en faveur de son membre. Parce qu'on persécute son corps, Jésus-Christ intervient du haut du ciel. «Saul», dit-il, «Saul, pourquoi me persécutez-vous?» Le ciel se montre en courroux, toute l'armée céleste réprouve la cruauté de Paul; mais n'est-ce pas afin que celui qui n'avait pas cru à la résurrection de Jésus-Christ se vît contraint de croire à son triomphe dans le ciel? En effet, il est dit à Ananie: Allez le trouver, et marquez-le de mon sceau. Ananie répondit: «Seigneur, il m'a été dit de cet homme qu'il a fait beaucoup de mal à vos saints». Le Seigneur répliqua: «Allez, car il est pour moi un vase d'élection». O bienheureux Ananie, vous vous laisseriez facilement aller à la crainte, si vous ne sentiez que vous devez combattre pour Jésus-Christ. L'orgueil est ainsi terrassé, afin que la sainteté se relève plus éclatante. Ananie vint donc trouver Saul, le baptisa et le changea en Paul; il baptisa le loup, qui alors devint agneau, et celui qui était persécuteur se trouva changé en prédicateur et en Apôtre.

2. Après avoir persécuté Jésus-Christ, Paul prêcha hautement sa divinité; après avoir combattu contre lui, il se trouva disposé à tout souffrir pour lui; Paul éprouva luimême ce que Saul faisait d'abord éprouver aux autres. Saul lapida, Paul fut lapidé; Saul frappa de verges les chrétiens, Paul reçut a pour Jésus-Christ cinq fois quarante coups de a verges, moins un»; Saul persécuta l'Eglise de Dieu, Paul fut descendu de prison dans une corbeille; Saul enchaîna, Paul fut enchaîné; tandis que Saul cherche à diminuer le nombre des chrétiens, il se trouve adjoint lui-même au nombre des confesseurs; après avoir semé la mort dans les rangs des chrétiens, il reçoit lui-même la mort pour Jésus-Christ; après être entré comme un loup rapace dans la bergerie, il devient lui-même une brebis docile.

3. Quel homme pourrait donc désespérer à cause de la grandeur de ses crimes, ou de l'humiliation de sa naissance? Pierre n'était qu'un pêcheur, et les empereurs se prosternent aujourd'hui à ses pieds, dans les sentiments du plus profond respect; Paul n'avait été d'abord qu'un cruel persécuteur des chrétiens, et il est aujourd'hui honoré comme l'Apôtre des nations; tant est puissante la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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CINQUANTE-QUATRIÈME SERMON. SUR L'APOTRE SAINT PAUL.

ANALYSE. - 1. Saint Paul, modèle du zèle pour le salut des âmes. - 2. Eloge de saint Paul. - 3. Paul prêche à tous le nom de Jésus-Christ. - 4. Il ne vit que pour ses frères, et pour le Sauveur.

1. Si nous voulons, mes frères, rester sans souillure, suivons la doctrine de Pierre et de Paul, qui, après avoir obtenu de Jésus-Christ la grâce de la parole, de la sagesse et de l'administration ecclésiastique, a se sont faits tout o à tous, afin de gagner tous les hommes à a Jésus-Christ (1)». Or, pour nous, nous n'avons d'autre devoir que de nous laisser gouverner et conduire par ceux qui ont mission de le faire. Quand il s'agit du salut des âmes, nous pourrions citer tous ceux qui y ont contribué par la législation, par la prophétie, par la lutte et le martyre ou de toute autre manière; nous aurions Moïse, Aaron, Josué, Elie, Elisée, les Juges, Samuel, Daniel, la multitude des Prophètes, saint Jean-Baptiste, les Apôtres, et tous ceux qui avec eux ou par eux ont travaillé à la sanctification des peuples. Toutefois, nous faisons en ce moment abstraction de tous ces personnages, et il nous suffira de nommer saint Paul pour nous faire une idée précise de ce que sont dans l'Eglise le soin et la sollicitude des âmes, et ce que cette sollicitude suppose de travail et de prudence, d'efforts et de dévouement.

2. Voyons donc ce que Paul dit de Paul, et étudions dans sa personne le sujet qui nous occupe. Je passe sous silence «les travaux et les veilles dans la soif et la faim, les misères supportées dans le froid et la nudité n, Je passe sous silence les embûches extérieures et les résistances intérieures. Je passe sous silence les persécutions, les complots judaïques, les prisons, les chaînes, les accusateurs, les jugements, les mortifications de chaque jour et de chaque moment: «J'ai été descendu le long du mur à l'aide d'une corbeille, j'ai été lapidé, j'ai été frappé de verges». Je passe sous silence les pérégrinations

1. 1Co 9,22

si lointaines et si nombreuses, «les dangers sur la mer, les dangers sur terre, les dangers du jour et de la nuit, le naufrage, les périls sur les fleuves, les périls de la part des brigands, périls de tout genre, périls de la part des faux frères (1)»; le travail manuel pour subvenir à son alimentation (2); la gratuité absolue de ses prédications évangéliques (3); il est donné en spectacle aux hommes et aux anges (4), lui qui se présentait comme intermédiaire entre Dieu et les hommes, supportant pour tous des luttes et des combats, afin de les ramener tous à Dieu. Outre ces merveilles, que pouvons-nous penser de sa vigilance continuelle sur les moindres détails, et de sa sollicitude pour toutes les Eglises? A l'égard de tous il était plein de miséricorde et d'une affection véritablement fraternelle. Il ressentait le contre-coup de toutes les souffrances de ses frères; et si l'un d'eux était scandalisé, lui-même était brûlé (5).

3. Ce que je rappellerai surtout, c'est son zèle infatigable à enseigner, et toutes les richesses de sa prédication; je rappellerai sa douceur à la fois et sa sévérité, ou plutôt l'heureuse alliance de ces deux qualités dans sa personne, de telle sorte qu'il n'ulcéra jamais par sa sévérité, et ne faiblit jamais par excès de douceur. Il trace les devoirs des serviteurs et des maîtres, des princes et des sujets, des hommes et des femmes, des parents et des enfants, des époux et des célibataires, des chastes et des voluptueux, des sages et des insensés, des circoncis et des incirconcis, de l'Eglise et du monde, des veuves et des vierges, de l'esprit et de la chair. Il se réjouit avec les uns et rend grâce pour eux; il châtie les autres et les reprend; les uns sont sa joie

1. 2Co 11,26-28 - 2. 1Co 4,12 - 3. 1Co 9,18- 4. 1Co 4,9 - 5. 2Co 11,28-29

et sa couronne, tandis que les autres sont flétris du nom d'insensés; il court avec ceux qui courent la bonne voie, tandis qu'il enchaîne et retient ceux qui se précipitent dans la voie du mal; il sépare celui-ci de l'Eglise et y reçoit les autres et les confirme dans la charité; il pleure sur les uns, il se réjouit sur les autres; tantôt sa doctrine est simple comme le lait pour les enfants, tantôt elle se plonge dans la profondeur. des mystères; tantôt il s'abaisse et se rapetisse avec les simples, tantôt il élève et exalte les humbles; tantôt il fait preuve d'un grand esprit de mansuétude, tantôt il lève la verge de la puissance apostolique contre les orgueilleux et les arrogants; tantôt il s'enflamme à l'égard des rebelles, tantôt, à l'égard des disciples soumis, il est bon «comme la nourrice qui réchauffe ses petits». Tantôt il se dit le dernier des Apôtres, tantôt il affirme son autorité en s'appuyant sur Jésus-Christ, qui parle dans sa personne; tantôt il demande à mourir et à être avec Jésus-Christ, tantôt il prouve qu'il lui est nécessaire de demeurer dans la chair à cause de ceux qui ont besoin de son secours. Car « il ne cherche pas son avantage personnel, mais l'avantage des enfants qu'il a engendrés en Jésus-Christ» par l'Evangile. Cette conduite doit être spécialement méditée par les supérieurs spirituels, dont l'abnégation doit leur faire négliger et mépriser leur intérêt personnel toutes les fois que le bien spirituel des peuples le réclame.

4. L'apôtre saint Paul se glorifie, mais dans ses infirmités et ses tribulations, et la mortification de Jésus-Christ lui paraît le plus bel ornement. Il s'élève au-dessus de tout ce qui est charnel; les choses spirituelles forment tout son bonheur et toute sa gloire; la science ne lui est pas étrangère, et cependant il déclare ne voir qu'à travers un miroir et en énigme. Il se confie à l'esprit, et cependant il afflige son corps qu'il traite comme un adversaire clandestin qu'il faut détruire. Quelle leçon, quel enseignement ne ressort pas de cette conduite? L'Apôtre pouvait-il nous montrer plus clairement l'obligation de ne pas mettre notre confiance dans les choses de la terre, de ne pas nous enorgueillir de notre science et de ne pas laisser la chair se révolter contre l'esprit? Saint Paul combat donc pour tous; il prie pour tous; le salut de tous le dévore; le zèle pour la gloire de Dieu l'embrase, et il donnerait son sang et sa vie pour ceux qui sont hors de la loi, comme pour ceux qui sont dans la loi. Etabli l'Apôtre des Gentils et le défenseur des Juifs, il plaide en leur faveur au-delà même de ce qui est permis; c'est-à-dire, si j'ose pârler ainsi, il va au-delà du commandement de Dieu, car il aime son prochain, non pas autant que luimême, mais plus que lui-même. Ne demande-t-il pas à être anathème, si cela était nécessaire pour sauver les hommes? O grandeur d'âme vraiment sublime! O feu céleste de l'Esprit-Saint! Paul imite en cela Jésus-Christ qui «s'est fait malédiction pour nous (1)», qui «a porté nos infirmités et accepté nos langueurs (2)». C'est ainsi que, poussant le dévouement au-delà de ses limites, l'Apôtre accepterait d'être anathématisé par Jésus-Christ, pourvu que les hommes fussent sauvés. Que dirai-je encore? Il vit, non pas pour lui, mais pour Jésus-Christ et pour la prédication de la parole. Il proclame que le monde est crucifié pour lui et qu'il est crucifié pour le monde; tout lui paraît vil et méprisable, tant est vif son désir de s'unir à Jésus-Christ. Depuis Jérusalem jusqu'à l'Illyrie il a semé l'Evangile dans toutes les contrées; il a été ravi jusqu'au troisième ciel; il a été transporté au ciel et y a entendu des paroles qu'il n'est pas permis à l'homme de redire; et pourtant, malgré toutes ces faveurs, « il ne se glorifie que dans ses infirmités». Tel est saint Paul, et tels sont aussi tous les hommes spirituels comme lui, si toutefois il en est sur la terre.

1. Ga 3,13 - 2. Is 53,4

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CINQUANTE-CINQUIÈME SERMON. SUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN. (PREMIER SERMON)

ANALYSE. - 1. Jésus-Christ est venu dans le monde nonobstant le prince du monde. - 2. Jésus-Christ a eu pour précurseur saint Jean. - 3. Saint Jean livré à une femme impudique. - 4. Miracle de la naissance de saint Jean. - 5. Cette naissance doit nous inspirer la joie la plus vive.

1. Notre Roi, avant de naître d'une Vierge, s'était fait précéder de l'armée des Prophètee, afin que le monde, jusque-là révolté contre les édits de son prince, acceptât enfin le joug de Dieu et ne pût envisager sans crainte l'arrivée de son souverain Juge. Mais le désespoir devint de l'audace, notre misérable humanité se mit en guerre ouverte contre Dieu, comme si elle ne dût avoir aucun juge de sa conduite, comme si elle n'eût aucun désir de se réconcilier avec son Créateur et qu'elle ne pût tenir aucun compte de ses ordres. C'est alors que le Verbe, s'enveloppant dans un secret impénétrable, descendit des hauteurs du ciel et vint s'incarner dans l'obscurité la plus profonde.

2. Mais auparavant, ce même Verbe avait envoyé pour son précurseur, saint Jean, avec mission de préparer les âmes à la venue du Messie. Ecoutez cette voix céleste, ce héraut terrible du grand Roi, cette trompette éclatante faisant retentir ces cris impétueux: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert: Préparez la voie au Seigneur, rendez droits les sentiers de notre Dieu. Toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline seront abaissées, les chemins courbes seront redressés, les sentiers escarpés seront aplanis, la gloire de Dieu apparaîtra, et toute chair verra le salut du Seigneur notre Dieu(1)». A la naissance de saint Jean, Jésus-Christ était encore caché dans le sein de sa Mère; Marie tenait renfermés dans ses entrailles, parmi les lis et les roses, les membres invisibles du Dieu fait homme. La voix apparaît la première, et

1. Lc 3,4-6

bientôt le Verbe suivra. Saint Jean s'adresse donc aux hommes, il presse, il crie: «Préparez le chemin au Seigneur, rendez droits les sentiers de notre Dieu». Arrachez des coeurs toute perversité, corrigez toutes ces perfidies tortueuses, aplanissez parles oeuvres de la simplicité et de la foi les collines anfraetueuses de l'iniquité, et les erreurs levant audacieusement leur front orgueilleux. Dieu nous arrive, Jésus-Christ approche; accueillez présent celui que vous avez méprisé absent. Quoique étant l'offensé, Dieu se donne de lui-même, parce qu'il désire être apaisé.

3. Mais le Précurseur fut, de la part des hommes, l'objet d'une horrible cruauté et d'un profond mépris, à tel point que sa tête fut le prix des danses voluptueuses d'Hérodiade; l'innocence du saint Précurseur devint l'enjeu d'un combat entre la passion et la fureur; le roi, tout à coup aveuglé par la honteuse concupiscence qu'enflammaient à dessein les grâces impudiques d'une jeune danseuse, livre honteusement le sang innocent, non point à un guerrier armé, mais à une femme éhontée.

4. Mais je m'aperçois, mes frères, qu'au lieu de vous parler de la naissance même de saint Jean, je vous entretiens déjà de sa mort. Je reviens donc à mon sujet, car je ne veux pas m'étendre outre mesure ni m'exposer à faire naître le dégoût et l'ennui. La lecture même de l'Evangile a été d'une certaine étendue; sous peine donc de mériter à bon droit le reproche d'oisiveté, j'expliquerai le mystère qui nous est proposé, en l'exposant comme Dieu m'en fera la grâce. Le père de saint Jean remplissait dans le temple les (357) fonctions de son sacerdoce, lorsque l'ange Gabriel, fendant l'espace et traversant les airs, se présenta devant Zacharie tremblant de crainte et de respect. Mais au nom du Seigneur l'envoyé céleste le rassure et lui dit: «Ne craignez pas, Zacharie: voici que votre prière a été exaucée; votre épouse Elisabeth vous donnera un fils à qui vous imposerez le nom de Jean: il sera grand et beaucoup se réjouiront à sa naissance (1)». Or, Zacharie était déjà accablé de vieillesse; il sentait ses membres ployer sous le poids de l'âge et son corps tourner à la dissolution. Son épouse gémissait de sa stérilité; depuis longtemps la fleur de la jeunesse était en eux desséchée, et ils se croyaient impuissants à laisser des héritiers de leur nom. Mais tout est possible à Dieu: ces vieillards croient toucher aux limites de la vie, et soudain le fils qu'ils désirent depuis longtemps leur est donné. Toutefois Zacharie, accablé sous le poids de la vieillesse judaïque, refuse de croire à la parole de l'ange. Gabriel lui reproche cette incrédulité et, pour le punir, lui retire l'usage de la parole.

1. Lc 1,13-14

5. Cependant les promesses du Seigneur s'accomplissent; saint Jean met un terme à la stérilité de ses parents et, rendant à son père l'usage de la parole, annonce déjà par avance l'arrivée du souverain Juge. Nous célébrons aujourd'hui l'anniversaire de cette naissance. Saint Jean nait, comme Dieu l'avait promis, et en naissant, il délie la langue de son père, afin que selon la parole prophétique de l'ange, cette naissance fût réellement une cause de joie pour plusieurs. Prenons part à cette joie, mes frères, afin qu'après avoir reçu à coeur ouvert Jésus-Christ le souverain juge, nous entourions de respect:et de gratitude la naissance de son précurseur. Célébrons donc cette solennité, non pas en nous livrant aux honteux désordres des Gentils, mais en rendant à Dieu un culte simple et digne, et surtout en observant les règles de la chasteté chrétienne. Laissons aux temples païens leurs guirlandes et aux Gentils leurs folies et leurs danses voluptueuses; c'est dans le Saint des saints que doit briller et se faire le concours de tous les fidèles.




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CINQUANTE-SIXIÈME SERMON. SUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN. (DEUXIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. Glorieuse nativité de saint Jean, foi d'Elisabeth, doute de Zacharie. - 2. Elisabeth devient mère, malgré sa vieillesse. - 3. Jean prophétise dès le sein de sa mère. - 4. Le précurseur montre celui que les Prophètes avaient annoncé.

1. Aujourd'hui se célèbre dans toute l'Eglise la naissance de saint Jean, du précurseur de la religion et de la foi chrétienne; après lui avoir offert nos voeux, appliquonsnous à exalter sa mémoire. En effet, en lui accordant le titre de prophète et en inspirant à l'Eglise la pensée de célébrer sa naissance, Dieu n'a pas voulu qu'une postérité ingrate pût oublier ses titres et sa gloire. Lorsque nous solennisons la fête des saints, à proprement parler, ce n'est point un bienfait que nous leur accordons, et le plus grand avantage est assurément pour nous. Mais parlons de saint Jean. Un ange vient annoncer sa conception; il est sanctifié dans le sein de sa mère par la présence du Sauveur, et plus tard il sera choisi pour baptiser Jésus-Christ dans l'eau mystérieuse du Jourdain; car Dieu l'a député par la voix de l'ange, pour servir de précurseur à sou Fils, et Zacharie devra (358) avouer qu'il est lui-même le seul auteur de sa propre incrédulité. Qu'Élisabeth brille comme une lampe ardente, et que le prêtre Zacharie soit sévèrement puni. Elisabeth recevait la lumière, et Zacharie était condarrlné au silence; Elisabeth concevait par la foi et Zacharie incrédule devenait muet, en punition de ce doute qu'il avait émis: «Comment a croirais-je à cette parole? car je suis vieux et ma femme est très-avancée en âge (1)». O mystère dans un prêtre! Il offrait l'encens pour les autres, et il ne reconnaissait pas Dieu présent. Il sent quelle est la force de Dieu, et il refuse son acte de foi; puisqu'il ne croit pas, c'est à juste titre qu'il reste muet.

2. Élisabeth, saisie de confusion, refusait de sortir et restait plongée dans l'admiration et l'étonnement que lui causaient toutes les merveilles dont sa fécondité miraculeuse était la suite. En effet, elle était très-avancée en âge et ne croyait plus à la possibilité naturelle de devenir mère. Elle resta stérile, quand elle eût voulu la fécondité, et elle engendra à un âge où la vieillesse ne lui laissait ni espoir ni désir. Après avoir été stérile dans sa jeunesse, elle allaita son enfant dans la vieillesse; à l'âge de quatre-vingt-dix ans, elle vit pour la première fois un enfant s'ébattre dans ses bras; un tel prodige était l'oeuvre du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et le fruit de la promesse, en dehors de toutes les prévisions des époux. Ici encore, quand elle est abandonnée à elle-même, la volonté des hommes doit avouer sa complète impuissance. Or, Dieu voulait la naissance de celui qu'il appelait à la mission de prophète.

3. Bientôt s'opère cette naissance de saint Jean, impatiemment attendue par son père; car, depuis la promesse qui en avait été faite, il était resté muet en punition de son incrédulité à l'oracle divin. Depuis ce moment, Zacharie avait continué, à son tour, de remplir les fonctions de prêtre dans le temple, exhalantd'abondantes prières du fond de son coeur, mais dans une impuissance absolue de faire concourir sa langue et sa voix. Avant de naître, l'enfant avait tressailli dans le sein de sa mère, et y avait commencé sa mission

1. Lc 1,18

prophétique. La mère du Sauveur était venue visiter Ellsabeth, mère de saint Jean; Élisabeth s'écria: «Sitôt que la voix de votre salutation a retenti à mes oreilles, l'enfant que je porte a tressailli de joie dans mon sein (1)». Et quelle parole prophétique a-t-elle fait entendre? D'où me vient ce bonheur que la «Mère de mon Dieu ait daigné me visiter (2)?» O profonde humilité! La mère du Sauveur est venue visiter la mère du Précurseur. Jean a salué Jésus-Christ, quand tous deux étaient encore renfermés dans l'obscurité des entrailles maternelles. En effet, le Sauveur habitait dans le sein de Marie, et saint Jean dans le sein d'Élisabeth. Il est donc bien vrai, cet oracle divin: «Avant que tu fusses dans le sein de ta mère, je te connaissais, et je t'ai sanctifié dans les entrailles maternelles (3)». Saint Jean n'était pas encore né, et déjà il avait prophétisé. Les nuits ont parlé, les jours se sont salués. De là cette parole: «Le jour annonce le jour au Verbe, et la nuit parle à la nuit (4)» de Jésus-Christ.

4. La prophétie est accomplie; ce qui était obscur se trouve révélé; c'est-à-dire: saint Jean naît aujourd'hui, le nom de Jean est écrit sur les tablettes, et la langue de Zacharie est déliée. Heureux, mes frères, ceux qui reçoivent de tels gages; heureuses les mères de tels enfants; grand sera leur bonheur, puisqu'elles ont mérité de se voir élevées à un tel degré de gloire. Ce jour est la source d'une grande joie, parce qu'une femme, jusque-là stérile, a enfanté un fils, et parce qu'un père, frappé de mutisme, a recouvré la parole. Le flambeau est envoyé avant le soleil, le serviteur avant le maître, l'ami avant l'époux, le héraut avant le juge, la voix avant le Verbe. Voilà pourquoi saint Jean a dit de lui-même: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert (5)». Les autres Prophètes n'ont annoncé que longtemps auparavant la venue du Messie; saint Jean, qui l'avait annoncé dans le sein de sa mère, l'a montré après sa naissance; il a proclamé la présence sur la terre de Celui à qui appartiennent la gloire et l'empire; dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Lc 1,44 - 2. Lc 43 - 3. Jr 1,5 - 4. Ps 18,5 - 5. Mt 3,33

359




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CINQUANTE-SEPTIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE.

ANALYSE. - 1. Jésus-Christ supérieur à saint Jean, inférieur à son Père, comme homme, et égal à son Père comme Dieu. - 2. Jésus-Christ véritablement égal à son Père. - 3. Jésus-Christ, comme homme, est inférieur à son Père, mais reste supérieur à tous les hommes.

1. «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1)». De quel homme le Seigneur a-t-il permis que l'on pût dire: «Toutes choses ont été faites par lui (2)?» Le Verbe a retenu pour lui la divinité, et il nous a donné la grâce. Nous disons de Jésus-Christ qu'il est homme pour nous, et qu'il est Dieu au-dessus de nous; il est tout à la fois homme et Dieu. Or, vous avez devant vous deux personnages: saint Jean et Jésus-Christ; mais Jésus-Christ, qui, extérieurement, ne parait qu'un homme, est infiniment plus grand que saint Jean, qui a dû s'écrier: «Je ne suis pas digne de délier les cordons de sa chaussure (3)». Proclamez donc sa supériorité, et sa supériorité si suréminente, que saint Jean lui est infiniment inférieur, quoiqu'il soit le plus grand de tous les justes. Jésus-Christ est plus grand que la terre et le ciel, plus grand que les anges, plus grand que les vertus, plus grand que les trônes, les puissances et les dominations. D'où lui vient cette supériorité? De ce que «toutes choses ont été faites par lui, et que rien n'a été fait sans lui (4)». En tant que Dieu, il est égal à son Père; en tant qu'homme, il est inférieur à son Père. N'a-t-il pas dit luimême: «Moi et mon Père, nous sommes un (5)?»; et aussi: «Mon Père est plus grand que moi (6)?» Ces deux propositions semblent se contredire, et pourtant elles sont parfaitement vraies. Que votre coeur ne se révolte pas, car les paroles du Sauveur se concilient parfaitement. «Moi et mon Père nous soma mes un»; ces mots expriment l'égalité «Mon Père est plus grand que moi»; on ne peut mieux formuler l'inégalité.

1. Jn 1,1 - 2. Jn 1,1 - 3. Jn 1,27 - 4. Jn 1,3 - 5. Jn 10,30 - 6.Jn 10,24-28

2. Sur ces paroles: «Moi et mon Père nous sommes un», écoutez l'Apôtre expliquant dans un seul passage ces deux propositions contradictoires: «Jésus-Christ étant dans la forme de Dieu, a pu se dire, sans injustice, égal à Dieu (1)»; car il est Dieu et éternellement engendré de Dieu. L'injustice est le fait d'un usurpateur; tel fut Adam. Parce qu'il voulut devenir ce qu'il n'était pas, il se trouva déchu de ce qu'il était. Comment a-t-il voulu la rapine? Il se laissa séduire par le serpent qui lui-même était déchu, pour avoir dit: «Je placerai mon trône vers l'Aquilon, et je serai semblable au Très-Haut (2)». Cette pensée fit du premier des anges un démon. Plus tard, il rendit l'homme participant de son orgueil. Lui qui était tombé, se prit de jalousie contre l'homme encore debout et le précipita d'où il était tombé lui-même. Si le démon et l'homme aspiraient à la divinité, c'était donc par rapine. Il n'en fut pas de même de Jésus-Christ, parce qu'il était, par nature, égal à son Père, il l'était de toute éternité, il ne le devint pas et ne le deviendra jamais. En parlant de Lui, on ne saurait dire Il a été, il est et il sera; le présent seul lui convient: il est. Dire qu'il a été, c'est dire qu'il n'est plus; et dire qu'il sera, c'est dire qu'il n'est pas encore. C'est à Lui que Moïse adressa cette question: «Quel est votre nom? Que dirai-je aux enfants d'Israël? Le Seigneur répondit: Je suis Celui qui suis; tu diras aux enfantsd'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous (3)». Ce qui est, voilà la vérité, la réalité, ce qui ne peut changer. Or, l'Etre par essence appartient au Père, appartient au Fils, appartient au Saint-Esprit. Voilà, mes frères, ce qui est au-dessus de tout

1. Ph 2,6 - 2. Is 14,13-14 - 3. Ex 3,13-14

et ce qui prouve que le Fils est égal au Père; de là ces paroles de l'Apôtre: «Ce n'est point par une usurpation de sa part qu'il s'est dit égal au Père».

3. Nous lisons: «Mon Père est plus grand que moi, mais il s'est anéanti lui-même (1)». Voyez, pesez ces paroles: «Il a pris la forme d'esclave». Quand il s'agit de la forme d'esclave, on se sert du mot: «il prit»; mais quand il s'agit de la forme de Dieu, au lieu de dire: il prit, le texte porte: «Quoiqu'il fût dans la forme de Dieu, il prit la forme d'esclave, se rendant semblable aux hommes, a portant l'extérieur de l'homme; il s'est humilié, et s'est fait obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix. Voilà pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom (2)». En tant qu'il

1. Ph 2,7 - 2. Ph 7,9

était homme, il a été exalté. Son exaltation fut la conséquence de son humiliation, et en tant qu'il est mort, il est ressuscité. «Il lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom». Jésus-Christ vint sur la terre, mais sans quitter le ciel; il ressuscita et monta au ciel, et cependant il n'avait pas quitté le ciel. Vous le regardez comme un homme, ce qu'à Dieu ne plaise. Voici l'homme: «Parmi les enfants des femmes, il n'en fut pas de plus grand». Ecoutez cet homme parlant de sa propre personne: «Je ne suis pas digne de délier les cordons de sa chaussure». Ne confondez pas ces deux personnages: l'un est Homme-Dieu, l'autre est un homme juste envoyé par Dieu; l'Homme-Dieu, c'est Jésus-Christ; l'homme juste, c'est saint Jean; le premier est la Vérité même, le second n'est que le héraut de la vérité.





Augustin, Sermons 1052